Aller au contenu

Souvenirs d’un gentilhomme italien

La bibliothèque libre.
Romans et Nouvelles
Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 213--).

D’UN
GENTILHOMME ITALIEN



J
e suis né à Rome, de parents qui occupaient, dans cette ville, un rang honorable : à trois ans j’eus le malheur de perdre mon père, et ma mère, encore dans la fleur de la jeunesse, étant disposée à contracter un second mariage, confia le soin de mon éducation à un oncle qui n’avait pas d’enfants. Celui-ci accepta de bonne grâce et mêmeavec empressement ; car décidé de faire de son pupille un partisan dévoué des prêtres, il espérait mettre à profit ses fonctions de tuteur.

Après la mort du général Dufaon, dont l’histoire est trop généralement connue pour que je m’en occupe ici, les prêtres, voyant que les armées françaises menaçaient d’une invasion les États de l’Église, commencèrent à répandre le bruit que l’on voyait les statues en bois du Christ et de la Vierge ouvrir les yeux ; la crédulité populaire accueillit avec confiance ce pieux mensonge ; on fit des processions ; on illumina la ville, et tous les fidèles s’empressèrent d’aller porter leurs offrandes à l’église. Mon oncle, curieux de voir lui-même le miracle dont on faisait tant de bruit, forma une procession de tous les gens de sa maison, se mit à leur tête en habit de deuil et un crucifix à la main, et je l’accompagnai en portant une torche allumée. Nous avions tous les pieds nus, dans la ferme persuasion que plus nous témoignerions d humilité, plus la Vierge et son fils prendraient pitié de nous et seraient disposésà nous montrer leurs yeux ouverts. Ainsi rangés, nous nous rendîmes à l’église de Saint-Marcel, où nous trouvâmes une foule immense, criant sans relâche : « Vive Marie ! vive Marie et son divin Créateur ! » Des soldats, placés à la porte, fermaient le passage à la foule réunie autour de l’église, et ne laissaient entrer que les processions. Le passage nous fut ouvert sans difficulté et nous arrivâmes bientôt auprès de la balustrade où nous nous prosternâmes devant les images de la Viergeet de son fils. Le peuple criait : « Voyez-vous, elles viennent d’ouvrir les yeux ! » La plupart étaient placés de manière à ne rien voir, mais ils répétaient de confiance l’exclamation de leurs voisins ; quant aux mécréants, ils se seraient bien gardés de manifester leur incrédulité, car on les aurait impitoyablement massacrés. Mon oncle, les yeux fixés sur ces saintes images, et ravi en extase, s’écria : « Je les ai vues ; elles ont ouvert et fermé deux fois les yeux. » Pour moi, pauvre enfant, fatigué de me tenir debout, et surtout d’avoir longtemps marché les pieds nus, je me pris à pleurer ; mon oncle m’imposa silence par un soufflet, en ajoutant qu’il fallait m’occuper de la Vierge et non de mes pieds. Nous étions encore dans l’église, quand nous vîmes un tailleur, nommé Badaschi, arriver avec sa femme et un jeune enfant tellement boîteux qu’il pouvait à peine se servir de ses crosses ; ces bons parents placèrent leur fils sur la plate-forme de l’autel et commencèrent à crier : Grazia ! grazia ! Et après avoir répété la même exclamation pendant une demi-heure, en s’adressant tantôt au Christ, tantôt à la Vierge, la mère dit à son fils : « De la foi, mon enfant, de la foi ! » Alors ils s’éloignèrent du patient et l’abandonnèrent à la Providence en continuant de crier : « De la foi, enfant ! jette tes crosses ! » Le pauvre enfant obéit, et, privé ainsi de son support il tomba de la hauteur de quatre marches, la tête contre le pavé. Sa mère, au bruit de sa chute, accourut pour le relever, et le conduisit aussitôt à l’hospice de la Consolation, pour faire panser sa blessure, et le pauvre enfant gagna une contusion sans cesser d’être boiteux. Après cet épisode nous quittâmes l’église, et notre procession reprit le chemin de la maison en poussant les cris d’usage. À notre arrivée, je demandai humblement à mon oncle pourquoi la Vierge avait souffert que cette innocente créature tombât si rudement, il me répondit : « Pensez-vous, mon fils, que Dieu et la Vierge soient tenus de faire des miracles pour tout le monde ? n’en croyez rien ; pour obtenir de si grandes faveurs, il faut avoir une conscience pure et sans reproche. »

Si je voulais m’étendre sur le chapitre des miracles, plusieurs volumes ne suffiraient pas pour épuiser cette matière. Je n’en citerai qu’un seul : on voit sur la place Pollarola, à Rome, une image qu’on appelle la Madone del Saponaro ; les lampes qui l’éclairent étaient entretenues, disait-on, non pas avec de l’huile, mais avec le lait même de la Vierge, et, pour que le peuple fût la dupe de cette imposture, on avait introduit dans le cristal des lampes une composition blanchâtre. Des prêtres, avec leurs surplis et leurs étoles, prenaient les rosaires que le peuple leur présentait, et les trempaient dans la liqueur sacrée. Étant allés en procession avec mon oncle pour offrir nos hommages à cette madone, nous mîmes à profit cette circonstance pour aborder le curé et le prier de prendre nos rosaires ; il y consentit après un assez long débat, et nous les rendit trempés non de lait, mais d’une huile si grasse qu’il fallut longtemps attendre avant de pouvoir les remettre dans nos poches.

Dans l’année 1797, l’armée française s’étant emparée de Rome pour y établir le système républicain, on organisa immédiatement une garde nationale. Mon oncle, dont les sentiments et les opinions étaient loin de sympathiser avec ceux des vainqueurs, se vit, à son grand regret, contraint de dissimuler son opposition et de solliciter le rang de capitaine, ce qui le mit dans la triste nécessité de concourir aux préparatifs de la fête de la fédération et de m’envoyer à la procession, qui précéda cette solennité républicaine, dont la place du Vatican fut le théâtre. J’étais vêtu à l’antique ainsi que les autres enfants ; nous portions sur la tête des couronnes, et autour du cou des guirlandes de laurier. Je pris à cette nouveauté patriotique plus de plaisir qu’aux processions de la Vierge ; mes compagnons partageaient ma joie, et notre ivresse fut d’autant plus vive que la cérémonie se termina par un dîner splendide, donné sur la place de Saint-Pierre. Cependant les remontrances de mon oncle ne me permirent pas de jouir paisiblement de mon bonheur ; à notre retour il me sermonna pour m’inspirer une sainte horreur de ces solennités sacrilèges, renouvelées, disait-il, du paganisme, et dont le véritable but était de faire régner la licence et la corruption dans la capitale du monde chrétien. De pareilles fêtes, ajoutait-il, sont des jours de triomphe pour le démon ; il ne nous reste plus qu’à demander pardon au ciel d’avoir pris part à cette impiété : la mort lui semblait préférable à tant d’ignominie, et il conclut en disant qu’il ne souffrirait pas désormais qu’on nous revît parmi les coupables, quelle que fût la violence des moyens qu’on emploieraitpour nous y contraindre. Il tint courageusementsa parole, et bientôt les chances de la guerre, en forçant les Français de quitter Rome, mirent un terme à ses inquiétudes, et lui procurèrent la douce satisfaction de voir rétablir le gouvernement pontifical. Après cette révolution, qui comblait ses plus chères espérances, il me confia aux soins d’un maître qui devait me donner les premiers principes du latin, parce que je ne pouvais pas entrer dans une école publique, c’est-à-dire au collège de Rome, sans connaître au moins les éléments de cette langue. Je fis fort peu de progrès, grâce aux lenteurs d’une détestable méthode, et à l’habitude de surcharger de sermons et de prières la tête du malheureux écolier. Qu’il ne s’avise pas de faire des questions au-dessus de la portée de ses maîtres ! Réfléchir est un crime, et tout ce qui sort de la bouche des prêtres est article de foi. Je reçus après deux ans d’étude, le premier sacrement ; il fallait s’y préparer par trois mois de pénitence. Après cette cruelle épreuve, je retournai à la maison où mon oncle et sa femme, qui s’inquiétaient fort peu du succès de mes études, tout occupés, disaient-ils, du salut de mon âme, m’embrassèrent les larmes aux yeux, en me félicitant d’être entré si saintement dans les voies de la religion. Mais, hélas ! j’étais sorti de celles de la science, et à mon retour au collège, j’avais entièrement oublié le peu que mes graves professeurs m’avaient enseigné.

Il existait au collège une association religieuse sous le nom de confrérie de Saint-Louis. Tous les jeunes gens qui suivaient les cours étaient obligés, aux jours de fête, d’entendre un sermon le matin, de se confesser et de recevoir la communion ; ensuite ils allaient dîner pour revenir deux heures après. Alors tous les élèves, sous la conduite de quelques prêtres, se rendaient dans un jardin hors de la ville pour y jouer à la balle, et chaque partie se payait au prix de dix Paters qu’on récitait les mains sur les genoux. L’heure du jeu expirée, on rentrait à la ville, où le sermon nous attendait au retour ; ensuite, deux prêtres administraient des coups de discipline à chacun de nous, et on éteignait les lumières pour laisser aux plus zélés la liberté de recevoir à nu la correction des bons pères. Au commencement du psaume Miserere mei, Deus, toutes les disciplines entraient en mouvement, et cet exercice durait jusqu’à ce que le chant fût achevé. Quand le psaume était terminé, les discipliness’arrêtaient ; on laissait aux pénitents qui s’étaient déshabillés le temps nécessaire pour voiler leur nudité ; ensuite, on rallumait les lampes, et, après force prières, on nous renvoyait tous bien pénétrés de la crainte de l’enfer et du démon. Chaque semaine voyait cette cérémonie se renouveler une ou deux fois au profit de notre âme, mais aux dépens de notre esprit. Nos maîtres ne portaient aucun intérêt à notre instruction ; ils s’étudiaient au contraire, à nous maintenir dans l’ignorance et à étouffer dans nos cœurs, par l’injuste rigueur des châtiments, le germe de toutes les vertus. Heureusement pour moi l’excès du mal hâta le terme de mes souffrances. Un jour, j’arrivai trop tard au collège, et contre mon habitude, je ne savais pas parfaitement ma leçon, mon pédant fit aussitôt venir le correcteur, espèce de constable chargé par le gouvernement d’exécuter les sentences des professeurs. Je reçus vingt férules sur les mains, dont je souffris cruellement, et après cette exécution, je retournai m’asseoir à mon banc, sans pouvoir dissimuler ma douleur et mon indignation. Je fus malavisé, car le professeur, voyant mon mécontentement, ordonna une nouvelle punition. Ce supplément n’était pas de mon goût, je refusai de m’y soumettre ; mais mon juge menaça de recourir à la force si je persistais dans mon refus. À cette menace, comme il n’y avait d’autres ressources que la fuite, pour échapper au danger, je saisis vivement plumes, papiers, canif, encrier, et jetai le tout à la tête du pédant, qui en fut quitte pour la peur. C’est ainsi que je lui fis mes adieux. Mes condisciples éclataient de rire. Cependant, sur l’ordre du maître, ils se mirent à me courir sus ; craignant d’être atteint, je me réfugiai dans une église, asile inviolable en Italie, et devant lequel s’arrêta toute poursuite ultérieure. Après ce coup de tête, je réfléchis sur le parti que je devais prendre : si j’appelais mon oncle, je ne doutais pas qu’il ne fît cause commune avec mes ennemis ; j’aimais mieux m’adresserà ma mère qui seule pouvait prendre ma défense. Elle arriva bièntôt, toute effrayée, persuadée que j’avais commis quelque grand crime ; je lui contai mon aventure, et ce récit la rassura un peu. Elle me conduisit chez son mari, et après beaucoup de démarches pour arranger cette affaire, on obtint de l’offensé qu’il m’accorderait mon pardon, si je consentais à le demander publiquement, à genoux, et à faire un mois de pénitence dans le couvent de Saint-Jean-et-Saint-Paul, espèce de prison correctionnelle où les détenus vivent à leurs frais. Mon oncle fut charmé de ce compromis, espérant que les leçons des frères du couvent exerceraient sur mon esprit une influence salutaire. « Dieu vous attend, me disait-il, profitez de ses avances, et songez que l’enfer est ouvert pour vous engloutir.» Il me recommanda au prieur, à qui il remit quelque argent pour dire des messesà mon intention ; puis il me quitta. Je ne saurais dire tout ce que je souffris du frère chargé de me réconcilier avec Dieu ; il me démontrait clairement que j’étais damné, et que mon crime était irrémissible. Jeune et crédule, j’ajoutai foi à tous ses discours, et mon repentir fut sincère et profond. Chaque matin, j’offrais humblement mon dos à la discipline, et pour que la réparation fût proportionnée au scandale que j’avais causé, je portais habituellement une haire armée de petites pointes de fer. Je me soumettais à tout avec résignation, pensant toujours, sur la foi de mes conseillers, voir le diable sur mes trousses. Cette crainte était si vive que chaque nuit, mon sommeil était troublé de visions effrayantes. On m’imposa une confession générale, et j’avouai que maintes fois, mes camarades m’avaient prêté des livres peu moraux. Le prêtre m’assura que j’étais damné, et que le malin allait m’emporter corps et âme, si je ne parais les coups à force de prières et d’aumônes. Il fallut bien m’exécuter ; je vidai ma bourse aux mains du bon père, et pour en finir avec le diable, je me soumisau jeûne et à toutes les rigueurs de la pénitence. « Voyez, mon fils, me dit le confesseur, pour ces quatre écus que vous m’avez remis, je dirai quatre messes à un autel consacré par S. S. le pape Pie V, votre âme s’en trouvera bien ; cependant, mortifiez-vous le corps. » Je le lui promis, et tins parole. Heureusement, ma réclusion touchait à son terme. Le jour qui précéda celui de ma délivrance, je reçus le sacrement et pendant toute la cérémonie, je ne cessai de fondre en larmes. Le lendemain, mon oncle arriva, et dissimulant la surprise que lui causait la maigreur de mon visage : « Les exercices religieux, me dit-il, vous ont bien servi ; vous n’êtes plus en état de péché mortel, et votre physionomie en a acquis plus de douceur et de délicatesse.» Nous quittâmes le couvent et il me conduisit en voiture au collège, où je fis, à genoux, des excuses publiques à mon professeur, qui prit cette occasion pour rappeler aux élèves les égards dûs à sa dignité et à son caractère. Après quelques formalités du même genre, mon oncle me ramena chez lui, et sa femme s’écria en me voyant : « Qu’at-il donc fait pour maigrir ainsi ?» Le mari lui répondit : « Il a fait pénitence de ses fautes. » Mon tuteur aurait bien voulu me renvoyer à l’école, mais je tins bon, et à mon refus, il se détermina à m’envoyer chez l’avocat Burner, chargé d’expédier les brefs du pape pour l’Espagne. Cet homme était, depuis deux ans, retenu chez lui par un rhumatisme, et son travail se bornait à signer quelques expéditions que deux vieillards écrivaient pour lui. Lorsque je commençai à prendre ses leçons, il vivait seul avec un domestique. Ma tante, femme âgée, venait souvent lui tenir compagnie, et le soir, quand j’avais terminé ma tâche, nous nous retirions ensemble. Le malheureux avocat, condamné par ses douleurs à ne jamais sortir du lit, blasphémait Dieu et les saints, disant que la Providence, pour être juste, aurait dû répartir également les biens et les maux. La dévotion de ma tante s’alarmait de ces blasphèmes, et un jour elle les reprocha au patient qui reçut fort mal ses charitables avis. À notre retour, cette bonne femme m’engagea à ne plus revoir notre goutteux : « Ma conscience, disait-elle, ne me permet plus d’entendre ses blasphèmes ; si je renonce à le voir, vous devez suivre mon exemple, car vous n’avez rien à gagner aux leçons d’un impie. — Je n’en crains pas l’effet, lui répondis-je. » Si mon oncle, instruit de cet incident, m’eût interdit les leçons de Burner, j’en aurais été fort affligé, parce que dans nos tête-à-tête le mécréant m’éclairait sur certains sujets auxquels je ne comprenais rien grâce aux précautions de mes maîtres ; en outre, il me prêtait d’excellents livres, dont la lecture me charmait, et qui servaient de texte à nos conversations. Ma foi en fut ébranlée, et je ne savais comment concilier les leçons de mes religieux avec les principes de l’avocat dont les vigoureux arguments me paraissaient de jour en jour plus concluants. Cependant, ma tante avait recommencéses visites. Un jour que Burner souffrait horriblement d’un accès de goutte, elle le conjura de supporter toutes ses douleurs pour l’amour de Dieu ; lui, homme de peu de foi, emporté par la souffrance, repoussa ces pieux conseils par des blasphèmes si violents, que ma pauvre tante, sans prendre le temps de remettre son châle et son bonnet, s’en alla en toute hâte, faisant vingt foisle signe de la croix, et jurant de ne plus remettre les pieds dans cette abominable maison. Le soir, Burner me raconta cette aventure, en riant, et à mon retour, ma tante ne dit pas un mot de ce qui s’était passé. Le dimanchesuivant, elle alla se confesser, et son directeur, dominicain attaché à l’Inquisition, refusa de lui donner l’absolution, si elle n’allait pas au préalable dénoncer le blasphémateur. Le lendemain, elle alla faire sa déposition au Saint-Office,puis retourna auprès de son confesseur, qui lui donna l’absolution pour prix de son obéissance.

Quinze jours après, je fus mandé devant l’Inquisition, j’en fus très épouvanté m’imaginant que quelque faux frère m’avait dénoncé comme détenteur de livres défendus. Je me gardai bien de faire part à mon oncle de l’ordre que j’avais reçu, et je passai le jour et la nuit dans une mortelle inquiétude ; on avouera que ma position était délicate, et qu’il y avait dans toute cette affaire de quoi déconcerter un pauvre jeune hommequi, de sa vie, n’avait connu le monde et ses intrigues. Le jour fatal arrive, je me présente au saint tribunal, on me fait attendre pendant une heure dans l’antichambre, mon cœur battait violemment ; enfin on m’introduit dans une salle tendue de noir : trois frères dominicains étaient assis devant une table couverte d’un tapis noir ; cette vue redoubla mon effroi ; heureusement le secrétaire des trois inquisiteurs, brave abbé de ma connaissance, me fit à la dérobée un signe d’intelligence qui commença à me rassurer. Je respirai plus librement, et, avant qu’on ne procédât à mon interrogatoire, j’eus le temps de me reconnaître. Je remarquai un grand crucifix placé au-dessus de la tête des frères, et sur la table un autre crucifix de moindre dimension, à côté d’un livre ouvert : c’était le Nouveau Testament. Le premier inquisiteur me demanda mes nom et prénoms, et si j’avais déjà été appelé devant le Saint-Office : à cette dernière question, je répondis négativement. « Connaissez-vous, me dit-il, l’avocat Burner ? — Je le connais. — L’avez-vous quelquefois entendu blasphémer ? » Je répondis qu’il était cruellement malade, et que j’allais chez lui pour y travailler et non pour écouter ce qu’il pouvait dire. Un regard de travers accueillit ma réponse, et l’inquisiteur me menaça d’un châtiment sévère si je ne révélais pas sans détour tout ce que je savais, et me somma au nom de la Trinité et des saintes Écritures, de dénoncer tous les blasphèmes que le coupable avait proférés devant moi. « N’avez-vous pas eu, ajouta-t-il, de conversation particulière avec cet homme ? — Jamais. — Je vous recommande de fuir la société de cet impie, son âme est dévouée aux tourments de l’enfer ; nous ferons tous nos efforts pour obtenir sa grâce, mais sans espoir de succès ; allez, jeune homme, jurez sur ce crucifix de ne déclarer à personne que vous avez été cité devant notre tribunal, ni pourquoi nous vous y avons mandé. » Je promis tout ce qu’on voulut, et l’on me congédia avec les formalités d’usage. En sortant, j’aperçus dans l’antichambre les deux pauvres vieillards dont mon avocat signait les expéditions ; ces malheureux tremblaient de tous leurs membres, et protestaient de leur innocence, assurant que de leur vie ils n’avaient eu le moindre démêlé avec l’Inquisition. Je les tirai d’angoisse en leur apprenant pourquoi on les avait assignés. De retour à la maison, je racontai toute l’affaire à mon oncle qui adressa de vifs reproches à sa femme sur son indiscrétion. Elle se justifia en alléguant les ordres de son confesseur, auxquels elle avait dû se soumettre.

Le soir du même jour, je fis à notre incrédule ma visite accoutumée. Je le trouvai fort agité, et je lui en demandai la raison. « Je n’ai pas sujet de rire, me répondit-il, on m’a dénoncé à l’Inquisition ; que veulent-ils d’un pauvre goutteux ? je les attends dans mon lit. » Quelque temps après un inquisiteur se présenta et procéda à un interrogatoire qui dura quatre heures ; mais toutes les ruses des dominicains échouèrent contre le sang-froid de l’accusé. Un mois s’était écoulé depuis cette scène, quand notre avocat reçut la visite du grand inquisiteur, qui ne fut pas plus heureux que son émissaire, et se retira en menaçant de faire traîner en prison le malade et son lit. Lorsqu’il fut parti, Burner me dit : « Que prétendent-ils donc ? Je suis meilleur théologien que pas un d’entre eux ; ils peuvent me mettre en prison, à la torture ; soit, mais jamais ils ne me feront mentir à ma conscience.» Et puis, me prenant la main, il ajouta : « Mon ami, l’Inquisition est bonne pour le vulgaire, mais elle n’a point de crédit auprès des gens instruits, contre lesquels sa logique est impuissante.» Deux mois après il fut décrété de prise de corps, mais comme il était à l’extrémité, force fut de surseoir à l’exécution du mandat, et la maladie faisant de rapides progrès, Burner mourut quelques jours après dans l’impénitence finale.

À peine les Français se furent-ils emparés de nouveau de l’ancienne capitale du monde, en 1807, que la jeunesse romaine, toujours crédule, se laissa prendre aux belles promesses de Napoléon. J’aurais dû figurer au premier rang parmi les dupes, et j’avoue que j’y étais assez bien disposé ; mais, me trouvant encore sous la tutelle de mon oncle, papiste déterminé, commeje l’ai déjà dit, ma bonne volonté fut quelque temps inutile. J’étais gardé à vue par mon tuteur ; cependant, des affaires l’ayant forcé d’entreprendre un petit voyage, il me laissa à Rome avec ordre de ne point quitter la maison, de ne voir qu’un prêtre qu’il me désigna et qui avait mission de me servir de mentor, et surtout de rester complètement étranger à la politique, source inépuisable de tourments et de mécomptes. Je n’hésitai pas à promettre tout ce qu’il exigeait de moi : vains serments ! À peine avait-il fait quelques milles hors de Rome, que j’étais déjà à m’enquérir de l’état des choses auprès de mes amis. Quelquesuns d’entre eux avaient pris du service dans les nouveaux régiments ; d’autres avaient obtenu de bons emplois dans l’administration ; tous, ils me pressèrent à l’envi de quitter mon oncle et d’entrer dans la carrière des armes, où je pourrais facilement obtenir un grade de sous-lieutenant. Je fis quelques difficultés en leur objectant l’excommunication lancée par le pape contre ceux qui accepteraient des fonctions du gouvernement français. Mes scrupules égayèrent mes amis : « Ton oncle, me dirent-ils, t’a plongé dans l’ignorance, et tes maîtres ont achevé son ouvrage ; viens avec nous, tu sauras bientôt ce que valent les excommunications. » Ma résistance ne tint pas contre leurs conseils et le désir de me trouver à la tête d’une compagnie ; je demeurai convaincu que mon oncle serait désarméà la vue de mes épaulettes, et, sachant qu’il ne devait revenir que dans deux jours, je pris incontinent mon parti ; j’achetai à mes frais un uniforme, et mes amis me firent obtenir du général Miollis, gouverneur de Rome, une commission d’officier. Fier de mon nouveau costume, je m’empressai d’en faire parade avec toute la vanité d’un parvenu ; mais affranchi de la veille, je ne me livrais pas sans réserve aux charmes d’une liberté que je ne comprenaispas encore. Le lendemain, je me présentai, en grande tenue, au général Miollis, pour le remercier de la faveur que je lui devais, et prêter serment de fidélité à l’empereur. Le généralm’accueillit avec cordialité, et m’assura que le gouvernement français saurait dignement reconnaître l’empressement de ceux qui se rangeaient les premiers sous ses bannières ; ensuite il m’envoya auprès de César Marucchi, chef de bataillon de la première légion, qui me mit de suite en activité. Mon oncle, instruit de mes démarches, s’empressa de terminer ses affaires et de revenir à Rome. J’essaierais en vain de peindre sa surprise et sa fureur ; lorsqu’il vit que les choses étaient aussi avancées, il me déclara aussitôt qu’il fallait que je quittasse sa maison, où il ne consentirait jamais à recevoir un rebelle, un excommunié ! J’essayai de calmer ses transports, en lui alléguant les motifs qui m’avaient déterminé, et protestant qu’il était possible de servir Napoléon sans cesser d’être un bon catholique. Je fis de l’éloquence en pure perte : « Non, s’écriait-il, non, il est impossible de servir deux maîtres à la fois ; renonce à tes projets, romps un engagement criminel, il en est temps encore ; retire-toi à la campagne pour échapper aux séductions des pervers. » De mon côté, je fus inébranlable, j’avais goûté du monde et de ses plaisirs, et cette courte épreuve avait affermi ma résolution. Toutefois mon oncle n’osa pas s’armer de violence dans la crainte de devenir suspect au gouvernement français ; il capitula et consentit à m’allouer quatre écus par mois, à condition cependant que j’irais loger ailleurs, ce que je fis dès le lendemain.

À peine arrivés à Rome, les Français se signalèrent par des excès, en dépit des lettres par lesquelles le secrétaire d’État du pape ne cessait de réclamer contre cet abus de la force. Le gouverneur français répondait évasivement, et n’en prenait pas moins toutes les mesures favorables à ses desseins. Il commença par s’emparer de la plupart des couvents pour les convertir en casernes. Le gouvernement pontifical protestait ouvertement contre cette violation du droit des gens ; mais le général Miollisn’en tint compte. Le pape, convaincu de l’inutilité de ses remontrances, prit le parti d’excommunier tous ceux qui faisaient cause commune avec les Français, et ses bulles d’excommunication étaient affichées pendant la nuit aux lieux accoutumés dans Rome et dans toute l’étendue des États Romains. Le généralrépondit à cesdémonstrations hostiles, en substituant des troupes françaises aux Suisses qui gardaient le palais de Monte-Cavallo, dont il interdit l’accès à tous les visiteurs. Le Saint-Père, voyant son autorité méconnue, et sa personne emprisonnée, fit fermer les portes du palais, et renonça à toute communication extérieure. Persuadé que les Français cherchaient les moyens de l’enlever, il fit préparer ses habits pontificaux, disposé à les revêtir si quelque téméraire violait son asile, et à fulminer un arrêt de mort contre celui qui oserait porter une main impie sur sa personne sacrée. Aussitôt que le peuple eut connaissance du projet des Français, son agitation fut extrême, et, malgré le nombre des soldats qu’il commandait, le général Miollis jugea prudent de procéder à l’enlèvement du pape dans le plus grand secret, et ne négligea aucune des précautions nécessaires pour assurer l’exécution d’un projet qui présentait des difficultés presque insurmontables dans un pays où le peuple ne connaît que la religion, et révère le pape non-seulement comme un souverain mais comme un Dieu sur la terre. Trois jours avant le dénouement de ce drame, tous les notables de Trastévère, Monti, Popolo et Borgo, se présentèrent aux portes du palais sous le prétexte d’aller offrir à Sa Sainteté un esturgeon d’une grandeur démesurée et pesant trois cents livres. La consigne qui défendait l’entrée du palais n’avait pas été révoquée ; mais les Français, craignant de fortifier les soupçons du peuple, s’ils s’opposaient à cette démarche, s’y prêtèrent de bonne grâce. La députation fut donc introduite, avec son énorme poisson, auprès du pape qui agréa cet hommage, et remercia les notables de ce témoignage d’attachement à leur souverain, qu’opprimaient les ennemis de l’Église. Alors l’un des députés prit la parole pour faire connaître au pape le véritable but de leur visite : « Dans ces graves circonstances, lui dit-il, nous avons eu recours à la ruse pour tromper la surveillance de vos geôliers ; vingt mille hommes armés pour votre délivrance sont prêts à vous sauver des mains de vos ennemis ; comptez sur leur dévouement ; et, s’ils doivent verser pour vous jusqu’à la dernière goutte de leur sang, ils seront heureux de mourir martyrs d’une si belle cause.» Le pape lui-même s’abusait sur les projets de la France et ne soupçonnait pas l’imminence du danger ; il se contenta donc de témoigner à la députation toute sa reconnaissance.« Retirez-vous, leur dit-il, le temps d’agir n’est pas encore venu, quand vos services me seront nécessaires je vous le ferai savoir ; soyez tranquilles, je ne vous quitterai point ; jamaison n’oseraattenter à ma personne. » Ensuite il leur donna sa bénédiction, et, après leur avoir permis de lui baiser les pieds, il les congédia.

Le général Miollis voyait avec inquiétude les symptômes de l’agitation populaire ; et, pour déjouer les projets de résistance qui fermentaient sous ses yeux, il résolut de brusquer l’enlèvement du pape, et chargea de cette expéditiondélicate le général Radet, commandantde la gendarmerie. Comme le coup de main devait se faire pendant la nuit, il ordonna que tous les commissairesde police fussent à leur poste, que cent agents de police passassent la nuit sous les armes avec cinquante gendarmes et cent soldats de la garde nationale qui devaient se tenir avec des échelles au pied des murs du jardin du pape. Le gouverneur fit lire aux soldats chargés d’agir un ordre du jour où il menaçait de la mort celui qui commettrait le moindre désordre dans l’intérieur du palais. Le général Radet arriva à minuit, accompagné de Bonom, maréchal des logis de gendarmerie, tous deux en habit bourgeois. L’ordre de l’escalade fut ainsi réglé : les agents de police devaient monter les premiers, après eux les gardes nationaux, et enfin le général avec quelques gendarmes. Un des gardes nationaux, nommé Mazzolini, chaud patriote, aspirait à l’honneur d’escalader le premier la muraille ; sa précipitation lui coûta cher, car il tomba et se cassa la jambe : sa chute refroidit un peu le zèle de ses camarades, qui virent, dans cet accident, un jugement de Dieu. Les agents de la police, hommes ignorants, et qu’on avait amenés par contrainte, refusèrent de monter. Alors le général, s’adressant aux gendarmes : « Mes braves, leur dit-il, faites voir à ces gens-là si c’est un jugement de Dieu ou un accident naturel : marchez. » La gendarmerie escalada aussitôt la muraille : les gardes nationaux suivirent avec le général, et les agents de police fermèrent la marche. Le général prit pour guide un homme qui connaissait les détours du souterrain qui conduit du jardin dans l’intérieur du palais. Les deux mains armées de pistolets, ils traversèrent ce passage, à l’extrémité duquel ils trouvèrent un complice, qui leur ouvrit la porte par laquelle ils pénétrèrent dans la grande cour du palais. Le général ayant rassemblé sa petite troupe, lui ordonna d’aller désarmer la garde suisse ; quinze hommes suffirent pour exécuter cet ordre. Après cette expédition préalable, les gendarmes retournèrent au lieu du rendez-vous et assurèrent au général que les gardes du pape n’opposeraient aucune résistance. Le général recommanda à son escorte de garder le plus profond silence, et ordonna au guide de le conduire avec le maréchal des logis à la porte de la chambre du pape, où ils arrivèrent sans rencontrer le moindre obstacle. Le général frappa deux fois : au second coup le pape demanda : « Qui va là ? — Je suis le général Radet, envoyé de l’empereur Napoléon. » À cette réponse, le pape ouvrit la porte. Il était habillé, et on suppose qu’il ne s’était pas mis au lit : quelquespersonnesprétendent qu’il était préparé à cette visite, et qu’il attendait le moment fixé pour le départ. Quoi qu’il en soit, Sa Sainteté fit entrer le général et le maréchal des logis. Le général après avoir présenté ses respects au pape, lui dit : « Votre Sainteté a cinq minutes pour se décider : il faut qu’elle signe ce traité (il contenait le serment de fidélité à l’empereur, la reconnaissance du Code Napoléon, et quelques articles moins importants), ou qu’elle parte immédiatement. » Le pape lut le traité, et pendant les cinq minutes il resta debout, faisant jouer sa tabatière entre ses doigts. Le maréchal des logis eut l’audace de lui demander une prise ; le pape lui présenta sa tabatière en souriant. « Voilà d’excellent tabac », s’écria le gendarme après l’avoir goûté ; le pape, sans lui répondre, lui fit signe d’en prendre un paquet qui se trouvait sur sa table. Les cinq minutes expirées, le général demanda au Saint-Père ce qu’il avait décidé : « De partir, répondit le pape ; mais je désire emmener avec moi mon secrétaire d’État et mon chambellan. » Le général y consentit, et des ordres furent donnés en conséquence : en même temps la grande porte du palais s’ouvrit pour laisser passer deux voitures de voyage, avec des chevaux de poste, escortés de six gendarmes, sous les armes. Le cardinal Gonsalvi arriva aussitôt, et protesta avec beaucoup de dignité contre cet attentat, demandant d’ailleurs quelque relâche pour se préparer au départ. Le général Radet lui répondit gaiement que le temps de commenter et de discuter était passé, et qu’il fallait se mettre en route. Les voitures étaient placées au pied de l’escalier ; le pape monta dans celle qui lui était destinée, et témoigna le désir d’avoir près de lui son secrétaire d’État ; cette faveur lui fut refusée, et pour plus de sûreté, on enferma dans la seconde voiture le chambellan et le cardinal Gonsalvi. Le maréchal des logis monta derrière la voiture du cardinal, et le général Radet se plaça derrière celle du pape.

On quitta ainsi le palais, et on traversa toute la ville sans exciter le moindre soupçon. Lorsque le pape fut parti, un officier ordonna à tous les gardes postés dans le palais de le quitter à l’instant ; chacun rentra tranquillement dans ses quartiers. Les échelles ayant été oubliées jusqu’au matin, on les aperçut, et le bruit se répandit que le pape avait été enlevé par escalade. Les prêtres exploitèrent au profit de la religion la chute du pauvre Mazzolini ; affirmant que le pape aurait pu frapper de mort tous ses ravisseurs, mais qu’il s’était contenté d’en faire tomber un seul, pour donner à penser aux autres ; ils débitaient mille fables du même genre, que la crédulité populaire accueillait toutes avec empressement.

Le gouvernement français prit possession du palais pontifical, et renvoya successivement tous les cardinaux qui refusaient de prêter le serment de fidélité à l’empereur.

Je dois parler ici d’un incident qui faillit compromettre le succès de l’entreprise. À Monterosi, à vingt-cinq milles de Rome, au moment du relais qui se trouvait tout préparé, grâce à la prévoyance du général, le pape ayant ouvert une des portières de la voiture, le postillon qui avait conduit la voiture depuis Baccano, vint à le reconnaître ; aussitôt, il tomba à genoux en s’écriant : « Saint-Père, votre bénédiction ! je ne suis point coupable ! je ne savais rien de tout cela, autrement j’aurais mieux aimé périr, que de prêter la main à votre enlèvement. » Les postillons qui étaient prêts à monter sur leurs chevaux refusèrent de partir ; la populace se mit à crier : « Saint-Père, votre bénédiction ! nous voulons vous délivrer. » Le général se voyant en danger d’être massacré, ordonna aux gendarmes qui escortaient la voiture, d’éloigner les postillons, et à deux d’entre eux de monter sur les chevaux de poste et de partir au grand galop. Pour lui, armant ses pistolets, il déclara qu’il brûlerait la cervelle au premier qui serait tenté d’arrêter les voitures, et se tira ainsi de ce mauvais pas. On courut, sans désemparer, jusqu’à Peggibonzi en Toscane, où l’on séjourna quelquesheures, pour reprendre le voyage. En passant à Peggibonzi dans la suite, j’appris de la maîtresse de l’auberge où le pape était descendu, l’anecdote suivante. Un des boutons du gilet de Sa Sainteté étant tombé, comme elle n’en avait point d’autre, elle appela, dans l’absence de son chambellan, l’hôtesse pour réparer ce dommage ; celle-ci s’empressa de répondre à ce désir, mais le pape n’ayant pas de monnaie pour payer ce léger service, s’adressa au général Radet, qui lui présenta aussitôt une bourse pleine de louis ; le pape en tira quatre qu’il offrit à l’hôtesse.

Après le départ du Saint-Père, les affaires prirent tout à coup une tournure différente ; on oublia les excommunications qu’il avait fulminées et chacun s’empressa d’accepter des emplois du gouvernement français. Cependant, quelques zélés partisans du pape préférèrent aux profits de la soumission l’honneur de rester fidèles à leurs principes. Mon oncle fut du nombre et sacrifia un emploi lucratif à la crainte que lui inspiraient les foudres de l’Église. Commeje ne partageais pas ses pieux scrupules, je me rendis à Foligno, ville située à environ cent milles de Rome, pour y administrer, au nom du gouvernement français, les propriétés nationales. Je renonçai à mon grade de sous-lieutenant, et avant de partir, j’allai prendre congé de mon oncle et de ma mère, en leur faisant part de ma résolution. Le mari de ma mère avait embrassé les opinions de mon oncle, et s’était résigné aux mêmes sacrifices. L’accueil que je reçus fut très froid, et l’on me prédit que j’aurais bientôt lieu de pleurer avec tous les partisans de Napoléon. Cette prédiction me parut fort plaisante, et après avoir essayé en vain de ramener mes chers parents à mon opinion, je les quittai pour me mettre en route. Le caractère de mes compagnons de voyage mérite que j’en dise quelques mots. C’était un avocat, déjà sur le retour, allant avec sa jeune épouse à Foligno, où il devait exercer des fonctions administratives, et un frère capucin, qui retournait dans son couvent de Perugio. Ce dernier pouvait avoir environ soixante ans. La goutte ne l’avait pas épargné, mais malgré ses souffrances, il était de si belle humeur, qu’il nous égaya pendant tout le voyage ; d’ailleurs homme de mérite et qui avait été le prédicateur et le confesseur de la reine de Naples, épouse de Ferdinand IV. Ce prince s’étant retiré en Sicile, notre capucin, ennuyé du séjour de Palerme, retournait à son couvent. Si je répétais ici tout ce qu’il nous raconta, je craindrais de blesser les oreilles délicates ; surtout il ne ménageait guère la réputation de sa royale pénitente. Voici, entre mille, un trait qui me réjouit fort. La reine avait un amant ; c’était pour elle un plaisir, un passe-temps indispensable. Le frère le lui défendit, refusant même l’absolution si elle ne changeait ce train de vie. La reine, sans se décourager, revint à la charge ; même réponse ; le confesseur était inflexible. « Je ne puis vous absoudre, vous ne voulez point vous amender, et vous retombez sans cesse dans le même péché. » Il s’obstinait ; la reine ouvrit alors sa bourseet en tira un certain nombre de pièces d’or : « Si vous voulez me donner l’absolution, vous prendrez cet argent et vous direz quelques messes pour obtenir de Dieu que je me corrige. » L’argument était puissant, le capucin ne sut pas y résister, il prit l’argent, donna l’absolution, et promit de prier pour la conversion de la princesse. « C’est ainsi, nous disait-il en riant, que j’ai fait ma fortune, vendant force absolutions ; nous trouvions tous les deux notre compte à ce commerce ; je m’enrichissais, et la reine conservait ses amants. Si je n’avais pas donné les mains à cet accommodement, je me serais fait renvoyer, et la reine eût trouvé le lendemain cent confesseurs qui lui auraient octroyé de bonne grâce toutes les absolutions du monde. » Cette conversation me fit comprendre combien le pauvre Burner avait raison.

Arrivé à Foligno, j’entrai aussitôt dans l’exercice de mes fonctions. Une des premières mesures adoptées fut la suppression des couvents d’hommes et de femmes, et je dressai un état de tous leurs revenus, ainsi que de leurs propriétés. La vue de l’intérieur de ces couvents, me fit connaître combien ils renfermaient de victimes immolées aux caprices et à l’ambition des familles, qui, pour doter richement l’aîné de leurs enfants, condamnaient tous les autres aux ennuis d’une réclusion éternelle. Toutefois les vieilles religieuses se virent avec douleur forcées de quitter les retraites où elles commandaient en reines, tandis que les jeunes sœurs que la violence avait forcées de renoncer au monde, témoignaient la plus vive satisfaction, et me demandaient quelquefois à voix basse quand je viendrais les mettre en liberté. Leur naïveté me faisait sourire, mais en y réfléchissant j’aurais désiré pouvoir faire justice sévère de ces parents dénaturés qui s’étaient faits ainsi les bourreaux de leurs enfants. Il m’est impossible d’estimer toutes les richesses que je trouvai dans ces couvents : quelques-uns auraient pu entretenir plusieurs douzaines de familles, et sept ou huit moines en dévoraient les revenus. Quoique je sois disposé à juger sévèrement certains actes de Napoléon, cependant je ne saurais sur ce point lui refuser mes éloges. Ce fut une mesure salutaire que celle qui rendit au travail et à la société ces pieux fainéants qui, dans leur voluptueuse oisiveté, n’avaient d’autre souci quele soin de leur bien-être. Je le blâmerais volontiers de leur avoir donné des pensions. Si le pouvoir eût été dans mes mains, j’aurais sans doute commis une faute en politique ; mais, témoin de leur dépravation et de leur hypocrisie, je n’aurais pas voulu leur accorder une obole : plus je voyais le fond des choses, plus je découvrais d’infamies. Quelques frères lais nous dévoilèrent tous les secrets du métier, et les intrigues des moines avec les premières femmesde la ville, qui les courtisaient pour tirer parti de leurs richesses et de leur crédit ; car les maisons que les religieux protégeaient attiraient à elles toutes les faveurs du gouvernement papal ; les religieuses, de leur côté, trouvaient aussi moyen d’adoucir les rigueurs du cloître ; mais condamnées à ne jamais sortir, elles rencontraient bien des obstacles, tandis que les moines, entièrement libres, se livraient sans contrainte aux excès les plus scandaleux. Lorsque mon travail sur les couvents fut terminé, les biens furent vendus à l’enchère : comme le prix n’en était pas fort élevé, tous les bourgeois s’empressèrent d’en acheter sans s’inquiéter de leur origine. Cependant le peuple de Foligno est loin d’être sans préjugés ; un seul fait suffira pour donner une idée de l’esprit superstitieux des habitants. On raconte que dans le cours d’un carnaval d’une certaine année, pendant le temps des mascarades, on vit des diables danser sur le parvis de l’église de Saint-Félicien. Aussitôt la populace ignorante fit des processions pour rompre le charme, et on décida que chaque année, le carnaval serait interrompu pendant une semaine ; cet intervalle s’appelle les huit jours du Cucugnaio. Nous fîmes tous nos efforts pour déraciner ce préjugé, mais inutilement ; les malheureux persistèrent à croire que si quelque masque venait à se montrer pendant la fatale semaine, les diables recommenceraient aussitôt leurs danses sur le parvis de l’église.

Je faisais de fréquents voyagesà Rome, quelquefois pour mon plaisir, plus souvent pour mes affaires. Je m’étais fait faire une petite voiture pour moi seul ; j’avais un excellent cheval, et grâce à la rapidité de sa course, le trajet ne durait pas longtemps. Je ne craignais pas de traverser de nuit, et toujours seul, la campagne de Rome, quoiqu’on m’eût averti de prendre plus de précautions dans un pays infesté de brigands. Comme je n’avais jamais éprouvé le moindre accident, je me riais de ces timides conseils ; mais en allant à Rome pour y assister aux fêtes de la Saint-Napoléon, sur la route entre Népi et Monterosi, huit hommes armés se jetèrent à ma rencontre, en criant : Ferma ! ferma ! (halte ! halte !) Il était plus de minuit ; à leurs cris, je m’arrêtai et leur demandaice qu’ils me voulaient. Ils me firent descendre de voiture, et m’étendirent le visage contre terre. En descendant je les priai de ne pas quitter la bride de mon cheval, parce qu’il s’emporterait : ainsi firent-ils ; puis ils me demandèrent qui j’étais ; je me gardai bien de leur dire la vérité ; si j’eusse avoué que j’étais un agent du gouvernement français, ils m’auraient tué sur l’heure. « Je suis, leur dis-je, un commerçant : je voyage pour mes affaires. » — D’où venez-vous ? — De Foligno. » Ils se mirent alors à délibérer sur le parti qu’ils devaient prendre : l’un d’eux disait : « Je crois qu’il nous trompe ; ce doit être un agent. — Non, répondait un autre, s’il l’était il n’oserait pas voyager seul, pendant la nuit. » Un troisième disait : « C’est certainement un marchand qui voyage de nuit pour éviter les frais d’auberge. » Après ce colloque, l’un d’eux me dit : « Êtes-vous réellement un commerçant ? — Sans doute, mes amis, leur répondis-je, vous pouvez vous en assurer. Loin d’être un agent du gouvernement français, j’ai fait de grands sacrifices pour m’exempter de la conscription. — Voyez-vous, s’écria l’un d’eux, il a été conscrit ! » Puis il ajouta, en s’adressant à moi : « Rassurez-vous, nous sommes nous-mêmes des conscrits réfractaires, et non des assassins, nous avons gagné les montagnes, parce que nous ne voulons pas servir Napoléon. Si nous rencontrons quelqu’un de ses agents, gendarmes ou soldats, nous ne leur faisons pas de quartier ; mais pour les simples voyageurs, nous nous contentons de leur demander une légère contribution ; ainsi nous vous tiendrons quitte pour huit écus : ce sera un écu par tête. » Alors je tirai de ma poche une bourse de quinze louis. « Prenezcette bourse, leur dis-je, elle est à votre disposition. » Ils accueillirent cette libéralité par des murmures. « Nous ne sommes pas des assassins, s’écrièrent-ils, nous n’en voulons point à votre bourse ; nous avons demandé huit couronnes et nous n’en voulons pas davantage. » Je les leur donnai de bon cœur ; puis ils me dirent : « Allez, que Dieu soit avec vous, mais ne vous relevezpas avant que nous ne soyons à deux cents pas d’ici. » Réfléchissant aussitôt que s’ils quittaient la bride de mon chevalil était perdu pour moi, parce qu’il avait l’habitude de prendre le galop dès qu’il se sentait libre, je leur dis : « Mes bons amis, puisque vous m’avez traité si généreusement, faites-moi encore la grâce de tenir mon cheval, jusqu’à ce que je sois remonté dans le cabriolet, je promets de ne pas lever les yeux sur vous, et je jure sur l’honneur que je n’ai l’intention ni de vous connaître, ni de vous nuire. — Couvrez-vous donc les yeux avec un mouchoir, pour plus de sûreté. » Ainsi fis-je, et je montai lestement sur ma voiture, après quoi je quittai mes nouveaux amis en leur souhaitant le bonsoir. Je pressai mon cheval et j’arrivai à Monterosi, à peine remis de mon effroi ; là, je racontai mon aventure, on m’assura que bien m’avait pris de cacher ma profession, et qu’il y allait de ma vie.

Après les fêtes du 15 août, je me proposais de retourner à Foligno où mes fonctions me rappelaient ; mais, apprenant qu’on allait juger Spatolino, brigand fameux, arrêté quatre mois auparavant, et contre qui des témoins venaient déposer de tous les points de l’Italie, je restai à Rome pour suivre cette affaire, et voir si ce malheureux tiendrait la promessequ’il avait faite en prison, de donner une bonne comédie à l’audience.

Ce Spatolino avait exercé pendant dix-huit ans sa profession de brigand avec un succès déplorable ; le gouvernement français, désespérant de pouvoir le saisir, chargea de ce soin le commissaire de police Angelo Rotoli, homme actif et rusé, capable de conduire heureusement une affaire aussi délicate. Voyant que la force ne pouvait rien en cette occasion, il eut recours au stratagème. Il fit prévenir secrètement Spatolino qu’un commissaire de police lui demandait une entrevue, et le priait de lui assigner un rendez-vous, où il se rendrait seul et sans armes ; il ajoutait qu’il se confiait sans réserve à sa bonne foi, et que l’objet de cette conférence était du plus haut intérêt. Spatolino consentit à cette proposition, et fixa le lieu de l’entrevue. Rotoli s’y rendit seul et sans armes, suivant sa promesse, et il y trouva Spatolino, qui lui dit : « Seigneur Rotoli, êtes-vous venu ici pour me trahir, ou bien est-il vrai, comme vous me l’avez écrit, que vous ayez à me parler d’une affaire importante ? — Je ne suis pas un traître, répliqua Rotoli ; le gouvernement français désire, par votre entremise, faire main basse sur tous vos complices ; à ce prix, il vous accorde un pardon général et vous laissera jouir en paix des richesses que vous avez amassées. » Le brigand, qui, fatigué de sa vie aventureuse, aspirait au repos, consentit à cet arrangement et promit de livrer sa troupe, si on lui garantissait sûreté et protection ; le commissaire le lui promit sur l’honneur. Cette garantie parut suffisante au crédule Spatolino : « Eh bien, dit-il, trouvez-vous ici ce soir même à huit heures avec vingt gendarmes et une troupe de paysans ; j’y serai avec sept ou huit de mes gens, c’est tout ce que je puis faire ; ma femme s’y trouvera également, et je demande qu’on lui garantisse la liberté, ainsi qu’à moi. » Cette clause ne souffrit pas de difficulté. Le traité ainsi conclu, les deux parlementaires se retirèrent ensemble ; et chemin faisant le brigand promit au commissaire de police deux mille écus pour prix de sa liberté, ajoutant qu’il avait des sommes considérables placées en lieu de sûreté. Après une longue conversation, ils se séparèrent.

De retour à Rome, Rotoli fit part à ses chefs du succès de sa négociation, et le soir, fidèle au rendez-vous, il arriva avec ses gendarmes. Spatolino ne tarda pas à paraître ; il appela Rotoli : « Entrons, lui dit-il, nos gens sont à souper. » Puis il ajouta : « N’oubliez pas que je compte sur votre parole ; j’avoue cependant que j’ai peine à croire que le gouvernement français soit disposé à me faire grâce. — Ne craignez rien, je suis votre garant. » Ainsi causaient le commissaire et sa dupe, bras dessus, bras dessous, et suivis des gendarmes qui marchaient en silence. Arrivés auprès de la maison, Spatolino donna un coup de sifflet, et la porte s’ouvrit aussitôt. Spatolino entra le premier ; et les brigands croyant qu’il leur amenait de nouveaux camarades, gardèrent tranquillement leurs places ; les gendarmes, à la faveur de cette méprise, s’étant posés convenablement, firent main-basse sur tous les convives. Quatre d’entre eux se jetèrent sur Spatolino qu’ils désarmèrent, et enchaînèrent aussi bien que les autres. « Je suis trahi, s’écria-t-il. — Non, répliqua froidement Rotoli ; ceci est une pure formalité, demain vous serez libre. » Vaine protestation ! Spatolino désabusé n’y croyait plus : « Pendant dix-huit ans, disait-il avec amertume, j’ai volé, pillé, assassiné, et jamais homme qui vive n’a pu me saisir ; aurais-je jamais pensé que cet honneur fût réservé à Rotoli. Mais il faut prendre patience, j’ai été trop honnête ; j’ai cru qu’on pouvait faire quelque fond sur une parole d’honneur. Je vois bien que je me suis trompé ; imprudent ! j’ai voulu livrer mes compagnons, et je me suis livré moi-même. » Puis, voyant qu’on avait aussi enchaîné sa femme et qu’on la traînait en prison : « Ma femme est innocente, s’écria-t-il, n’en doute pas, ma femme, je te sauverai ; non, tu ne mourras pas ; je serai ton défenseur. »

Toute la troupe fut conduite en prison. Une commission instruisit l’affaire, et après une information de cinq mois, ayant recueilli environ quatre cents témoignages qui mettaient dans tout leur jour les innombrables assassinats de l’accusé, l’affaire fut portée devant la Cour. Spatolino comparut avec huit de ses complices et sa femme. À l’ouverture de l’audience il se leva et débuta par adresser au président les paroles suivantes : « Monsieur, je sais que tout est connu, je n’ai rien à vous cacher. J’ai eu le tort impardonnable de me fier à la parole d’honneur de Rotoli. Il n’y a plus de remède, ma bonne foi m’a perdu, et je dois en subir les conséquences ; j’essaierai cependant de vous donner sur mes crimes les détails les plus exacts ; la seule faveur que je vous demande, c’est de m’accorder, avant ma mort, une heure d’entretien avec ma femme.» Le président lui en donna sa parole. — « J’y compte ; elle vaudra mieux sans doute que celle de Rotoli, qui me promettait la vie et qui me traîne à la mort. — N’en doutez pas, je vous le promets. — Bien, nous verrons ce que deviendra cette promesse. »

Il disait tout cela d’un ton de gaieté : puis il ajouta : « Nous sommes ici dix accusés ; mais tous n’ont pas mérité la mort ; j’éclairerai votre justice et je saurai vous faire distinguer l’innocent du coupable. »

Après cette scène préliminaire, on procéda à l’audition des témoins. À chaque déposition, Spatolino relevait quelque inexactitude : « Votre mémoire est en défaut, disait-il au témoin, j’ai commis cet assassinat de telle ou telle manière ; » et il entrait dans les détails les plus minutieux, sans omettre les circonstances qui aggravaient ses crimes, occupé seulement d’envelopper dans sa perte quatre de ses compagnonset de sauver les quatre autres, avec sa femme, dont il proclamait l’innocence. Soumise à son autorité, elle n’avait fait qu’exécuter ses ordres, ainsi que ces derniers, qu’il avait entraînés au crime contre leur volonté. Ce singulier système de défense égayait beaucoup l’auditoire, et lorsque l’accusé avait provoqué le rire de l’assemblée, il lui arrivait souvent de se retourner vers les rieurs, en leur disant : « Vous riez maintenant, mais dans trois ou quatre jours vous ne rirez plus, quand vous verrez le pauvre Spatolino avec quatre balles dans la poitrine. » Dans une de ces circonstances où il haranguait les spectateurs, il remarqua un des gendarmesqui veillaient sur lui, et le reconnut pour avoir fait autrefois partie de sa troupe. Après l’avoir considéré longtemps de peur de quelque méprise : « Je n’aurais jamais cru, s’écria-t-il, que le gouvernement français recrutât ainsi sa gendarmerie ? — Que dites-vous là ? demanda le président. — Je reconnais ici un gendarme qui a servi avec moi pendant quinze ans ; nous avons assassiné de compagnie telle et telle personne, et pour vous en convaincre, interrogez tel témoin ; son domestique a été assassiné, et il reconnaîtra notre homme. » Le témoin que désignait Spatolino fut appelé ; on lui confronta le gendarme, et il le reconnut pour l’assassin de son domestique. Indépendamment de ce témoignage, le trouble du gendarme avait déjà trahi sa culpabilité aux yeux les moins clairvoyants. En conséquence, on le désarma, et on le fit asseoir sur le banc des accusés. « À merveille, s’écria Spatolino, te voilà à la place qui te convient ; nous avons fait nos campagnes ensemble et nous quitterons le service en même temps. » Le malheureux gendarme ne disait mot et baissait la tête ; il n’eut pas mêmela force de monter jusqu’au donjon. L’affaire dura huit jours entiers, et je ne pense pas que l’on ait jamais vu ailleurs un accusé détailler ainsi de sang-froid toutes les circonstances de ses crimes, et prendre plaisir à les mettre dans tout leur jour. Bien plus, on le vit regretter les coups qui n’avaient point porté : témoin le maître de poste de Cività-Castellana. Lorsque cet homme fut appelé à déposer, Spatolino se leva et dit : « Monsieur le président, j’ai frappé trois fois, de ma propre main, ce digne gentilhomme ; la dernière je l’ai blessé au bras, si bien qu’il en a perdu l’usage ; mais je mourrai avec le regret amer de ne l’avoir pas tué, car c’est le plus grand ennemi que j’aie eu pendant ma vie, et que j’aurai après ma mort. »

Le tribunal porta une sentence de mort contre Spatolino, quatre de ses compagnons et le gendarme ; sa femme fut condamnée à quatre ans d’emprisonnement, et les quatre autres brigands le furent à dix et vingt ans de travaux forcés. Quand l’arrêt fut prononcé, Spatolino rappela au président la promesse qu’il lui avait faite, et obtint la permission de s’entretenir pendant une heure et demie avec sa femme : il profita de cette entrevue pour lui indiquer le lieu qui recélait ses trésors ; ensuite, il demanda qu’on voulût bien exécuter la sentence dans la prison même pour éviter les avanies qu’il redoutait sur son passage, si on le conduisait à la Bocca di Verità, place où l’on exécute les condamnés. Il déclara qu’il ne voulait pas voir de prêtre, et que si quelqu’un d’eux osait violer la consigne, il serait incontinent assommé. On rit de cette menace, mais elle était sérieuse ; et en effet, Spatolino détacha les briques de la cheminée et les amoncela auprès de la porte, déterminé à frapper le téméraire qui s’aviserait d’en franchir le seuil. Il faut savoir, qu’à Rome, les prisonniers au secret ne sont pas garrottés, et qu’ils peuvent agir et marcher en liberté dans la chambre qui les renferme ; c’est ce qui permit à notre prisonnier de faire ainsi ses préparatifs de défense. Les geôliers ayant essayé d’entrer, il frappa l’un d’eux avec tant de violence, que ses compagnons ne furent pas tentés de poursuivre leur entreprise ; ils essayèrent les voies de la persuasion, effort inutile ! « Je veux mourir demain à dix heures, et pas plus tôt, leur dit-il ; venez me prendre à neuf, et je serai tout à vous. » Quelques prêtres se présentèrent à la porte pour lui demander s’il voulait se confesser. « Quand vous m’aurez amené, leur dit-il, le maître de poste de Cività-Castellana et ce traître de Rotoli, et que je les aurai expédiés, je me confesserai de grand cœur. » On insista longtemps pour le déterminer, mais ses emportements fatiguèrent, et il finit par ne plus répondre à personne.

Le lendemain matin lorsqu’on vint lui annoncer qu’il était neuf heures, il répondit : « C’est fort bien ; je suis prêt. » Les geôliers n’osaient pas entrer, mais lui : « Entrez leur dit-il, je ne vous ferai aucun mal. » Ainsi rassurés, ils le garrottèrent et le conduisirent au lieu de l’exécution. Sur la route, des prêtres se présentèrent de nouveau, mais il les congédia, voulant, disait-il, jouir librement de la vue des jolies femmes que son passage attirait aux fenêtres ; puis il continua gaiement sa route, lorgnant les jeunes filles, et gourmandant ses compagnons qui prêtaient l’oreille aux paroles des prêtres. Cependant, arrivés au lieu du supplice, il dit : « Allons, mes amis, nous avons bien tourmenté ce pauvre peuple, il est juste que nous ayons notre tour ; ne nous plaignons pas de notre sort, et mourons sans faiblesse.» Puis, se tournant vers le peuple, il ajouta : « Souvenez-vous que Spatolino meurt avec le regret de ne s’être pas vengé du maître de poste de Cività-Castellana et du traître Rotoli qui, par sa fourberie, m’a conduit à la mort. » Après cette courte harangue, il ordonna aux soldats de faire feu, leur recommandant de lui administrer quatre bonnes balles dans la poitrine, et sans souffrir qu’on lui bandât les yeux, il attendit intrépidement le coup mortel. Ainsi finit ce brigand dont les aventures firent grand bruit dans Rome, et fournirent aux poètes du temps des sujets de drame.

Cette affaire terminée, je retournai à Foligno, où je résidais depuis cinq ans, lorsque les Français essuyèrent leurs revers de Russie. Joachim Murat ne tarda pas à prendre possessionde tous les États de l’Église, et je fus maintenu pour quelque temps dans mes fonctions. Cependant le peuple parlait de jour en jour plus sérieusement du retour du gouvernementpontifical ; il pensait que la captivité et les souffrances auraient doublé les vertus du pape, et qu’il reviendrait avec toute la tendresse d’un père ouvrir ses bras à ses enfants chéris. Bonnes gens qu’ils étaient ! Ils s’imaginaient que le Saint-Père allait diminuer les impôts et mettre fin à toutes les violences, et ils portaient si loin leurs espérances chimériques qu’ils se figuraient que le clergé même aurait modifié ses principes. Ils oubliaient les bienfaits de la France et regardaient ses agents avec mépris. Souvent nous entendions dire derrière nous : « Leur temps est passé, nous allons voir quel compte ils rendront de leur conduite. » Tous nos amis se tournaient contre nous et nous ne pouvions nous montrer en public sans éprouver quelque mauvais traitement. C’était une manière de faire voir son dévouement à la cause du pape, dont le succès paraissait de jour en jour plus prochain.

Les troupes napolitaines vinrent à Foligno et firent une réquisition de quelques centaines de chevaux pour conduire leurs bagages. Le major de cette division, pour se mettre dans les bonnes grâces du parti pontifical, me fit demander le mien ; je répondis qu’il fallait s’adresser à d’autres, et qu’étant à la disposition du gouvernement qui pouvait chaque jour m’ordonner de partir, j’avais besoin de mon cheval. Quelquesjours après, je fus arrêté en traversant la place publique par ordre de cet officier, et pendant que la garde nationale me conduisait en prison, le peuple criait à haute voix : « C’est le premier, il ouvre la marche, mais les autres le suivront bientôt. » Cependant tous mes amis réclamèrent aussitôt très vivement auprès du major contre une mesure qui avait compromismesjours ; celui-cis’excusa en disant qu’il n’avait pas donné l’ordre de m’arrêter ; il vint me mettre lui-même en liberté et me serra affectueusement la main. Je ne laissai pas de lui faire comprendre qu’il y avait dans sa conduite capricieuse une légèreté peu digne de son grade.

Cependant le retour du pape ne tarda pas à être décidé. Le peuple prépara des fêtes pour le recevoir. On éleva des arcs de triomphe, et la route depuis Cesena jusqu’à Rome semblait être un vaste jardin. Un beau matin, certain prélat vint se mettre en possession de tous mes livres en m’annonçant que mes fonctions avaient cessé. Voyant que les dispositions du peuple étaient hostiles à notre égard, je me déterminai à passer en Angleterre avec un de mes amis à qui je proposai une place dans ma voiture. Nous eûmes beaucoup de peine à obtenir un passe-port pour Florence. Dès que je l’eus reçu, je quittai mon pays avec le pressentiment de tous les maux qui allaient l’accabler, et bien décidé à n’y jamais remettre les pieds. Ce que j’appris ensuite des actes qui avaient signalé la restauration du gouvernement pontifical et des vengeances exercées à l’instigation du cardinal Pacca, dut nécessairement me confirmer dans cette résolution, dont j’ai plus d’une fois béni la prudence, sur la terre hospitalière qui m’a accueilli.