Souvenirs d’un homme de lettres/II

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Marpon et Flammarion (p. 15-40).

GAMBETTA


Un jour, il y a des années et des années, à ma table d’hôte de l’Hôtel du Sénat, que je vous ai déjà montrée — toute petite au fond d’une étroite cour au pavé froid et balayé, où des lauriers-roses et des fusains s’étiolaient dans leurs classiques caisses vertes — devant un somptueux festin à deux francs par tête, Gambetta et Rochefort se rencontrèrent. J’avais amené Rochefort. Il m’arrivait ainsi quelquefois d’inviter un ami de lettres au lendemain d’un article au Figaro, quand souriait la fortune ; cela variait et ravigotait notre table un peu provinciale. Malheureusement Gambetta et Rochefort n’étaient pas faits pour s’entendre, et je crois bien que ce soir-là ils ne se parlèrent point. Je les vois, chacun à un bout, séparés par toute la longueur de la nappe et tels déjà qu’ils demeureront : l’un serré, tout en dedans, le rire sec et en long, le geste rare ; l’autre qui rit en large, crie, gesticule, débordant et fumeux comme une cuve de vin de Cahors. Et que de choses, que d’événements tenaient, sans qu’on s’en doutât, dans l’écart de ces deux convives, au milieu des pots à goudron et des ronds de serviettes d’un maigre dîner d’étudiants !

Le Gambetta d’alors jetait sa gourme et assourdissait de sa tonitruante faconde les cafés du quartier Latin. Mais ne vous y trompez point, les cafés du quartier, à cette époque, n’étaient pas seulement l’estaminet où l’on boit et où l’on fume. Au milieu de Paris muselé, sans vie publique et sans journaux, ces réunions de la jeunesse studieuse et généreuse, véritables écoles d’opposition ou plutôt de résistance légale, demeuraient les seuls endroits où pouvait encore se faire entendre une voix libre. Chacun d’eux avait son orateur attitré, une table qui, à de certains moments, devenait presque une tribune, et chaque orateur, dans le quartier, ses admirateurs et ses partisans.

« Au Voltaire, il y a Larmina qui est fort… Bigre ! Qu’il est fort, le Larmina du Voltaire !…

— Je ne dis pas, mais au Procope, Pesquidoux est encore plus fort que lui. »

Et l’on allait par bande, en pèlerinage, au Voltaire entendre Larmina, puis au Procope entendre Pesquidoux avec la foi naïve, ardente des vingt ans de cette époque-là. En somme ces discussions autour d’un bock, dans la fumée des pipes, préparaient une génération et tenaient en éveil cette France qu’on croyait définitivement chloroformisée. Plus d’un doctrinaire[1] qui, aujourd’hui loti ou espérant l’être, affecte pour ces mœurs un dédain de bon goût et traite volontiers de vieux étudiants les hommes nouveaux, a longtemps vécu et vit encore (j’en connais) des bribes d’éloquence ou de haute raison que des prodigues bien doués laissaient alors traîner sur les tables. Sans doute quelques-uns de nos jeunes tribuns s’attardèrent, vieillirent sur place, parlèrent toujours et ne firent jamais rien. Tout corps d’armée a ses traînards qu’en fin de compte la tête abandonne ; mais Gambetta n’était pas de ceux-là. S’il s’escrimait au café sous le gaz, ce n’était qu’après avoir rempli de travail réel sa journée. Comme l’usine, le soir, lâche sa vapeur au ruisseau, il venait là répandre en paroles son trop-plein de verve et d’idées. Cela ne l’empêchait point d’être étudiant sérieux, d’avoir des triomphes à la conférence Molé, de prendre ses inscriptions, de conquérir ses diplômes et ses licences. Un soir, chez Mme Ancelot, — qu’il y a longtemps de cela, Dieu de Dieu ! — dans ce salon de la rue Saint-Guillaume plein de vieillards pétillants et d’oiseaux en cage, je me rappelle avoir entendu dire à la très bienveillante maîtresse du logis : « Mon gendre Lachaud a un nouveau secrétaire, un jeune homme très éloquent, paraît-il, avec un bien drôle de nom… attendez… il s’appelle… il s’appelle M. Gambetta. » Assurément la bonne vieille dame était loin de prévoir jusqu’où irait ce jeune secrétaire qu’on disait éloquent et qui avait un si drôle de nom. Et pourtant, à part l’inévitable apaisement dont la pratique de la vie se charge d’apprendre la nécessité à de moins subtilement compréhensifs que lui, à part certaine connaissance politique des mobiles et des dessous facilement puisée dans l’exercice du pouvoir et le maniement des affaires, le stagiaire de ce temps-là, pour l’ensemble du caractère et de la physionomie, était bien ce qu’il est resté. Non pas gros encore, mais carrément taillé, le dos rond, le geste tutoyeur, aimant déjà à s’appuyer tout en marchant, tout en causant, au bras d’un ami, il parlait beaucoup, à tout propos, de cette dure et forte voix méridionale qui découpe les phrases comme au balancier et frappe les mots en médaille ; mais il écoutait aussi, interrogeait, lisait, s’assimilait toutes choses, et préparait cet énorme emmagasinement de faits et d’idées si nécessaire à qui prétend diriger une époque et un pays aussi compliqués que les nôtres. Gambetta est un des rares hommes politiques qui aient des curiosités d’Art et qui soupçonnent que les Lettres ne sont pas sans tenir quelque place dans la vie d’un peuple. Cette préoccupation apparaît couramment dans ses conversations et perce même dans ses discours, mais sans morgue, sans pédantisme et comme venant de quelqu’un qui a vu des artistes de près et pour qui les choses des Lettres et des Arts sont quotidiennes et familières. Du temps de l’Hôtel du Sénat, le jeune avocat dont j’étais l’ami, brûlait parfois un cours pour aller dans les Musées admirer les maîtres, ou défendre, aux ouvertures de Salon, contre les endormis et les retardataires le grand peintre François Millet alors méconnu. Son initiateur et son guide dans les sept cercles de l’enfer de la peinture, était un méridional comme lui, plus âgé que lui, poilu, bourru, avec de terribles yeux qu’on voyait luire sous d’énormes sourcils retombants, comme un feu de brigands au fond d’une caverne voilée de broussailles. C’était Théophile Silvestre, parleur superbe et infatigable, à la voix montagnarde et sonnant le fer ariégeois, écrivain de haute saveur, critique d’Art incomparable, épris des peintres et les pénétrant avec la subtilité compréhensive d’un amoureux et d’un poète. Il aimait Gambetta inconnu, pressentant chez lui son grand rôle, il continua à l’aimer plus tard malgré de terribles dissentiments politiques, et vint mourir un jour à sa table, de joie on peut le dire, et dans l’ivresse d’une tardive réconciliation. Ces promenades à travers le Salon, à travers le Louvre, au bras de Théophile Silvestre, avaient fait à Gambetta auprès de certains hommes d’État en herbe, dès l’enfance sanglés et cravatés, une sorte de réputation de paresse. Ce sont ceux-là encore, mais grandis, qui toujours pleins d’eux-mêmes et toujours hermétiquement bouchés, le traitent en petit comité d’homme frivole et de politique pas sérieux, parce qu’il se plaît à la compagnie d’un garçon d’esprit qui est comédien. Cela prouverait tout au plus qu’alors comme aujourd’hui Gambetta se connaissait en hommes et savait le grand secret pour se servir d’eux, qui est de s’en faire aimer. Un trait de caractère qui achèvera de peindre le Gambetta d’alors : cette voix de porte-voix, ce parleur terrible, ce grand gasconnant n’était pas gascon. Est-ce influence de la race ? Mais par plus d’un côté cet enragé fils de Cahors se rapprochait de la frontière et de la prudence italiennes ; le mélange du sang génois en faisait presque un avisé Provençal. Parlant souvent, parlant toujours, il ne se laissait pas emporter dans le tourbillon de sa parole ; très enthousiaste, il savait d’avance le point précis où son enthousiasme devait s’arrêter, et pour tout exprimer d’un mot, c’est à peu près le seul grand parleur, à ma connaissance, qui ne fût pas en même temps un détestable prometteur.

Un matin, comme cela finit toujours par arriver, cette bruyante couvée de jeunesse qui nichait Hôtel du Sénat, prit son vol, ayant senti pousser ses ailes. L’un tira au nord, l’autre au sud ; on se dispersa aux quatre coins du ciel. Gambetta et moi nous nous perdîmes de vue. Je ne l’oubliai pas cependant ; piochant pour mon compte et vivant très à l’écart du monde politique, je me demandais quelquefois : « Où est passé mon ami de Cahors ? » et cela m’eût étonné qu’il ne fût pas en train de devenir quelqu’un. À quelques années de là, me trouvant au Sénat, non plus à l’hôtel mais au palais du Sénat, un soir de réception officielle, je m’étais réfugié loin de la musique et du bruit sur le coin de banquette d’une salle de billard taillée dans les appartements immenses, hauts de plafond à y loger six étages, de la reine Marie de Médicis. C’était l’époque de crise et de velléités d’être aimable, où l’Empire faisait des mamours aux partis, parlait de concessions mutuelles et, sous couleur de réformes et d’apaisement, essayait d’attirer à lui, en même temps que les moins engagés des Républicains, les derniers survivants de l’ancienne bourgeoisie libérale. Odilon Barrot, je me rappelle, le vénérable Odilon Barrot jouait au billard. Toute une galerie de vieillards ou d’hommes prématurément graves l’entourait, moins attentive, certes, à ses carambolages qu’à sa personne. On attendait qu’une phrase, un mot tombât de ces lèvres jadis éloquentes, pour recueillir le mot ou la phrase et l’enfermer dans le cristal, pieusement, dévotement, comme fit l’ange pour la larme d’Éloa. Mais Odilon Barrot s’obstinait à ne rien dire, il mettait du blanc, poussait l’ivoire, tout cela noblement et d’un beau geste où tout un passé de solennité bourgeoise et de parlementarisme haut cravaté semblait revivre. On ne parlait guère davantage autour de lui : ces pères conscrits d’autrefois, ces Épiménides endormis depuis Louis-Philippe et 1848 ne s’entretenaient qu’à voix très basse, comme pas bien sûrs d’être réveillés. On surprenait ces mots au vol : « Grand scandale… procès Baudin… scandale… Baudin. » Ne lisant guère de journaux et sorti très tard dans la journée, j’ignorais, moi, ce qu’était ce fameux procès. Tout à coup, j’entendis le nom de Gambetta : — « Qu’est-ce que c’est donc que ce M. Gambetta ? » disait un des vieillards avec une impertinence voulue ou naïve. Tous les souvenirs de ma vie au quartier me revinrent. J’étais bien tranquille dans mon coin, indépendant comme un brave homme de lettres gagnant sa vie et trop dégagé de toute attache et de toute ambition politique pour qu’un tel aréopage, si vénérable fût-il, m’en imposât. Je me levai : — « Ce M. Gambetta ? Mais c’est à coup sûr un homme fort remarquable… Je l’ai connu, tout jeune homme, et chacun de nous lui prédisait l’avenir le plus magnifique. » Si vous aviez vu la stupéfaction générale à cette sortie, les carambolages arrêtés, les queues de billard suspendues, tout ce monde irrité et les billes elles-mêmes sous la lampe qui me regardaient de leurs yeux ronds. D’où sortait celui-là, cet inconnu, qui se permettait d’en défendre un autre, et devant Odilon Barrot encore !… Un homme d’esprit (il s’en rencontre partout), M. Oscar de Vallée, me sauva. Il était avocat, lui, procureur général, que sais-je ? de la boutique enfin, et sa toque même laissée au vestiaire lui conférait le droit de parler n’importe où ; il parla : — « Monsieur a raison, parfaitement raison, Maître Gambetta n’est pas le premier venu ; nous en faisons tous grand cas au Palais pour son éloquence… » et voyant sans doute que ce mot d’éloquence laissait froide la compagnie, il ajouta en insistant : « … pour son éloquence et pour sa jugeotte ! »

Vint le suprême assaut contre l’Empire, les mois chargés à poudre, bourrés de menaces, tout Paris frémissant sous je ne sais quel souffle précurseur, comme la forêt avant l’orage ; ah ! Nous allions en voir, nous tous de la génération qui se plaignait de n’avoir rien vu. Gambetta, à la suite de sa plaidoirie au procès Baudin, était en train de passer grand homme, les anciens du parti républicain, les combattants de 51, les exilés, les vieilles barbes avaient pour le jeune tribun des tendresses paternelles, les faubourgs attendaient tout de « l’avocat borgne », la jeunesse ne jurait que par lui. Je le rencontrais quelquefois : « il allait être nommé député,… il revenait de faire un grand discours à Lyon ou bien à Marseille !… » Toujours agité, sentant la poudre, toujours dans l’excitation d’un lendemain de bataille, parlant haut, serrant fort la main et rejetant en arrière ses cheveux dans un geste plein de décision et d’énergie. Charmant, d’ailleurs, plus que jamais familier et se laissant volontiers arrêter dans son chemin pour causer ou rire : « Déjeuner à Meudon ? répondait-il à un de ses amis qui l’invitait, volontiers ! mais un de ces jours, quand nous en aurons fini avec l’Empire. »

Voici maintenant la grande bousculade, la guerre, le Quatre Septembre, Gambetta membre de la Défense Nationale en même temps que Rochefort. Ils se retrouvèrent face à face devant le tapis vert où se signent proclamations et décrets, comme douze ans auparavant, devant la nappe cirée de ma table d’hôte. L’arrivée subite au pouvoir de mes deux compagnons du quartier Latin ne m’étonna point. L’air était plein, à ce moment, de bien plus surprenants prodiges. Le grand bruit de l’Empire écroulé remplissait encore les oreilles, empêchait d’entendre les bottes de l’armée prussienne qui s’avançait. Je me rappelle une première promenade à travers les rues. Je revenais de la campagne — un coin tranquille de la forêt de Sénart — respirant encore l’odeur fraîche des feuilles et de la rivière. Je me sentis comme étourdi : plus de Paris, une immense foire, quelque chose d’une énorme caserne en fête. Tout le monde en képi, et les petits métiers subitement rendus libres par la disparition de la police, remplissant comme aux approches du jour de l’an, la ville entière d’étalages multicolores et de cris. La foule grouillait, le jour tombait ; dans l’air des lambeaux de Marseillaise. Tout à coup, bien dans mon oreille, une voix du faubourg, goguenarde et traînante, cria : « Ach’tez la femme Bonaparte, ses orgies, ses amants,… deux sous ! » et on me tendait un carré de papier, un canard frais encore de l’imprimerie. Quel rêve ! En plein Paris, à deux pas de ces Tuileries où le bruit des dernières fêtes flotte encore, sur ces mêmes boulevards que quelques mois auparavant j’avais vus, balayés à coups de casse-têtes, chaussée et trottoirs, par des escouades de policiers. L’antithèse me fit une impression profonde, et j’eus cinq minutes durant le sentiment net et aigu de cette chose effrayante et grandiose qu’on appelle une révolution.

Je vis Gambetta une fois, dans cette première période du siège, au ministère de l’Intérieur — où il venait de s’installer comme chez lui, sans étonnement, en homme à qui arrive une fortune dès longtemps présagée — en train de recevoir tranquillement, à la papa, avec sa bonhomie un peu narquoise, ces chefs de service qui, hier encore, disaient dédaigneusement : « le petit Gambetta ! » et, maintenant, arrondissaient l’échine pour soupirer, l’air pénétré : « si monsieur le ministre daigne me le permettre ! »

Après je ne revis plus Gambetta que de loin en loin, par apparitions et comme à travers quelque subite déchirure faite dans l’obscure, froide et sinistre nuée qui planait sur le Paris du siège. Une de ces rencontres m’a laissé un souvenir inoubliable. C’était à Montmartre, sur la place Saint-Pierre, au pied de cet escarpement de plâtre et d’ocre que les travaux de l’église du Sacré-Cœur ont couvert depuis de gravats roulants, mais où alors, malgré les pas nombreux des flâneurs dominicaux et les glissades des gamins, verdoyaient encore, rongés et déchiquetés, quelques lambeaux de gazon maigre. Au-dessous de nous, dans la brume, la ville avec ses mille toits et son grand murmure qui, de temps en temps, s’apaisait pour laisser entendre au lointain la voix sourde du canon des forts. Il y avait là, sur la place, une petite tente, et au milieu d’une enceinte tracée par une corde, un grand ballon jaune tirant sur son câble, qui se balançait. Gambetta, disait-on, allait partir, électriser la province, la ruer à la délivrance de Paris, exalter les âmes, rehausser les courages, renouveler enfin (et peut-être, sans la trahison de Bazaine y eût-il réussi) les miracles de 1792 ! D’abord, je n’aperçus que Nadar, l’ami Nadar, avec sa casquette d’aéronaute mêlée à tous les événements du siège ; puis, au milieu d’un groupe, Spuller et Gambetta, tous deux emmitouflés de fourrures. Spuller fort tranquille, courageux avec simplicité, mais ne pouvant détacher ses yeux de cette énorme machine dans laquelle il devait prendre place en sa qualité de chef de cabinet, et murmurant d’une voix de rêve : « C’est une chose vraiment bien extraordinaire ». Gambetta, comme toujours, causant et roulant son dos, presque réjoui de l’aventure. Il me vit, me serra la main : une poignée de main qui disait bien des choses. Puis Spuller et lui entrèrent dans la nacelle : « Lâchez tout ! » clama la voix de Nadar. Quelques saluts, un cri de vive la République, le ballon qui file, et plus rien.

Le ballon de Gambetta arriva sain et sauf, mais combien d’autres tombèrent percés de balles prussiennes, périrent, en mer dans la nuit, sans compter l’invraisemblable aventure de celui qui poussé vingt heures par la tempête, s’en alla échouer en Norvège, à deux pas des fiords et de l’Océan glacé. Certes, quoi qu’on en ait pu dire, il y avait de l’héroïsme dans ces départs, et ce n’est pas sans émotion que je me rappelle cette poignée de main dernière et cette nacelle d’osier qui, plus petite et plus fragile que la barque historique de César, emportait dans le ciel d’hiver toute l’espérance de Paris.

Je ne retrouvai Gambetta qu’un an plus tard, au procès de Bazaine, dans cette salle à manger d’été du Trianon de Marie-Antoinette, dont les entre-colonnements gracieux se prolongent entre la verdure des deux jardins, et qui élargie, agrandie de tentures et de cloisons, transformée en conseil de guerre, gardait encore avec ses trumeaux peuplés de colombes et d’amours, comme un souvenir, un parfum des élégances passées. Le duc d’Aumale présidait ; Bazaine était à son banc d’accusé, hautain, têtu, inconscient, despotique, la poitrine barrée de rouge par le grand cordon. Et certes il y avait quelque chose de haut dans ce spectacle d’un soldat qui, traître à la patrie, allait être jugé en pleine république par le descendant des anciens rois. Les témoins défilaient, des uniformes et des blouses, des maréchaux et des soldats, des employés des postes, d’anciens ministres, des paysans, des bonnes femmes, des forestiers et des douaniers dont le pied habitué à l’humus élastique des bois ou au rugueux cailloutis des grandes routes, glissait sur les parquets et butait aux plis des tapis, et qui, par leur salut interloqué et craintif, eussent fait rire si l’embarras naïf de tant d’humbles héros n’avait plutôt tiré des larmes. Fidèle image de ce sublime drame de la résistance pour le pays où tous, grands et petits, trouvent leur devoir. On appelle Gambetta. À ce moment les haines réactionnaires se déchaînaient contre son nom, et l’on parlait, lui aussi, de le poursuivre. Il entra en petit pardessus, son chapeau à la main, et fit en passant au duc d’Aumale un léger salut, oh ! mais un salut que je vois encore : ni trop raide, ni trop bas, moins un salut qu’un signe de maçonnerie entre gens qui, même divisés d’opinions, sont toujours sûrs de se rencontrer et de s’entendre sur certaines questions de patriotisme et d’honneur. Le duc d’Aumale n’eut point l’air fâché, et j’étais ravi dans mon coin de la correcte et digne attitude de mon ancien camarade ; mais je ne pus l’en féliciter, voici pourquoi. Paris à peine débloqué, tout tremblant encore de la fièvre obsidionale, j’avais écrit sur Gambetta et la défense en province un article sincère mais très injuste, que j’ai eu grand plaisir, une fois mieux informé, à retrancher de mes livres. Tout Parisien était un peu fou à ce moment, moi comme les autres. On nous avait tant menti, tant joués. Nous avions lu aux murs des mairies tant d’affiches rayonnant l’espoir, tant de proclamations enlevantes suivies le lendemain de si lamentables retombées à plat ; on nous avait fait faire fusil sur l’épaule et sac au dos tant d’imbéciles promenades ; on nous avait tenus si souvent à plat ventre dans la boue ensanglantée, immobiles, inutiles, bêtes, tandis que les obus nous pleuvaient sur le dos ! Et les espions, et les dépêches ! « Occupons les hauteurs de Montretout, l’ennemi recule ! » ou bien encore : « À l’engagement d’avant-hier, avons pris deux casques et la bretelle d’un fusil. » Cela pendant que, ne demandant qu’à sortir et combattre, quatre cent mille gardes-nationaux battaient la semelle dans Paris ! Puis, les portes ouvertes, ç’avait été autre chose ; et tandis qu’on disait à la province : « Paris ne s’est pas battu ! » on soufflait à Paris : « Tu as été lâchement abandonné par la province. » Si bien que furieux, honteux, impuissants à rien distinguer dans ce brouillard de haine et de mensonge, soupçonnant partout la trahison, la lâcheté et la sottise, on avait fini par tout mettre, Paris et Province, dans le même sac. L’accord s’est fait depuis quand on a vu clair. La province a appris ce que, cinq mois durant, Paris a déployé d’héroïsme inutile ; et moi, Parisien du siège, j’ai reconnu pour mon humble part combien furent admirables l’action de Gambetta dans les départements, et ce grand mouvement de la Défense où nous n’avions tous vu d’abord qu’une série de fanfaronnes tarasconnades.

Nous nous sommes rencontré de nouveau avec Gambetta, il y a deux ans. Aucune explication, il est venu à moi, les mains tendues ; c’était à Ville-d’Avray, chez l’éditeur Alphonse Lemerre, dans la maison de campagne qu’a si longtemps habitée Corot. Une maison charmante, faite pour un peintre ou un poète, tout dix-huitième siècle avec ses boiseries conservées, des trumeaux sur les portes, et un petit portique pour descendre au jardin. C’est dans le jardin que nous déjeunâmes, en plein air, parmi les fleurs et les oiseaux, sous les grands arbres virgiliens que le vieux maître aimait à peindre, d’un vert si doux au frais voisinage des étangs. On resta l’après-midi à se rappeler le passé et comme quoi nous sommes à Paris, Gambetta, le docteur et moi, les derniers survivants de notre table d’hôte. Puis vint le tour de l’art, de la littérature. Gambetta, je le constatai avec joie, lisait tout, voyait tout, demeurait expert connaisseur et fin lettré. Ce furent cinq heures délicieuses, ces cinq heures passées ainsi, dans cet abri fleuri et vert, placé entre Paris et Versailles, et si loin pourtant de tout bruit politique. Gambetta, paraît-il, en comprit le charme : huit jours après ce déjeuner sous les arbres, il s’achetait, lui aussi, une maison de campagne à Ville-d’Avray.


  1. Écrit en 1878, pour le Nouveau Temps, de Saint-Pétersbourg.