Souvenirs d’un hugolâtre/13

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 61-70)
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XIII

Après la victoire dans les rues, rupture du faisceau : quoi de plus naturel !

Louis-Philippe, ayant « bâclé sa charte », divisa promptement les coalisés, les bâcleurs.

Aux uns, des ministères ; aux autres, des directions générales ; à d’autres, des ambassades ; à beaucoup, des poignées de main et des promesses.

Rien pour les républicains, dont on se défiait.

Peu à peu, les personnalités militantes s’effacèrent dans les régions du pouvoir. Dupont de l’Eure sembla dangereux, La Fayette aussi, Laffitte aussi ; et Casimir Périer devint président du conseil, lui que Charles X, le 29 juillet, avait nommé ministre des finances, en compagnie du comte Gérard, ministre de la guerre.

Casimir Périer avait été de ceux qui suivirent le mouvement insurrectionnel de 1830, mais qui ne se mirent pas en avant pour le déterminer. Il s’était rallié au peuple, en disant :

« C’en est fait ! Après ce que vient de commencer la population de Paris, dussions-nous y jouer mille fois nos têtes, nous sommes déshonorés si nous ne nous mettons pas avec elle ! »

Beaucoup le savaient et redoutaient son habileté.

En même temps, les philippistes commencèrent à se gausser des « héros de Juillet », c’est-à-dire de ceux qui avaient fait cuire les marrons qu’ils tiraient du feu : des Bastide, des Étienne Arago, des Frédéric Soulié, des Noël Parfait et des Littré.

Par un projet de loi, présenté en décembre 1830, le Panthéon devait « recevoir les restes des citoyens illustres qui ont bien mérité de la patrie ». Il resta enseveli dans les bureaux. Foy et Manuel ne furent placés au Panthéon qu’en effigie, par des élèves de l’École polytechnique. Pour les cendres de Benjamin Constant et du charitable La Rochefoucauld-Liancourt, il n’en fut plus question ; le gouvernement se borna à faire graver la liste des morts de Juillet sur quatre tables de bronze, placées dans le temple le 27 juillet 1831, en pompeuse cérémonie.

Le roi scella successivement les quatre tables de bronze, et termina une courte allocution par le cri de Vive la France ! Une immense assemblée applaudit la Marseillaise, exécutée par cinq cents musiciens ; puis l’orchestre joua une symphonie funèbre ; puis Adolphe Nourrit chanta une cantate avec chœur, et la Parisienne, dont les refrains furent répétés en chœur ; enfin la Marseillaise retentit sous les voûtes du Panthéon.

Nourrit, disons-le en passant, chantait souvent la Parisienne, qui était un peu son œuvre, sous l’habit de garde national. Il se fatigua à un tel point qu’il lui survint une inflammation du larynx, et qu’il écrivit à un ami : « Grâce aux sangsues, ventouses, cataplasmes, etc., la voix me revient ; mais, pour la conserver, je crains bien d’être obligé de me brouiller avec la patrie. »

La Parisienne était une marche prussienne ou hanovrienne, remaniée par Nourrit.

On fit plus que rire des hommes qui avaient accompli la révolution ; on les renia, on les insulta.

Le 1er août 1831, lorsque la Chambre des députés élut son président, on trouva sur l’un des bulletins ces mots odieux : Jacques Lafaillitte, par allusion à l’état de fortune de Laffitte.

La fortune de Laffitte, déjà entamée par ses largesses pendant la lutte libérale sous la Restauration, avait été anéantie par la crise financière qui survint après la Révolution de Juillet.

En 1818, il avait fourni cinq millions pour arrêter des désastres qui menaçaient la place de Paris, car la Bourse se trouvait dans l’impossibilité de faire sa liquidation. En 1824, il avait appuyé le projet de réduction des rentes que soutenait Villèle, en se basant sur ce principe que diminuer les charges de l’État c’est réduire les charges du peuple. Il avait relevé la fortune du général Foy, et il avait aidé de sa bourse Chateaubriand, forcé d’emprunter lorsqu’il donna sa démission de l’ambassade de Rome.

Enfin, quand Charles X avait révoqué ses ordonnances, président de la réunion dans laquelle le comte d’Argout vint proposer des accommodements, Jacques Laffitte avait répondu :

« Il est trop tard ! Il n’y a plus de Charles X. »

Laffitte s’étant blessé, en traversant une barricade, le duc d’Orléans s’en aperçut.

« Ne regardez pas à mes pieds, lui dit Laffitte, mais à mes mains, il y a une couronne. »

Comme beaucoup de hauts personnages, le banquier comptait pour ennemis les gens qu’il avait combattus, ceux qu’il avait obligés, ceux avec lesquels il ne pouvait s’accorder en politique avancée.

Et les procès de presse ne discontinuèrent pas, car les ministères « de résistance » se succédaient.

Germain Sarrut, directeur de la Tribune, fut impliqué, sous Louis-Philippe, dans cent quatorze procès ; il prit lui-même près de soixante-dix fois la parole pour se défendre ; Antony Thouret subit plus de trente procès, et fut condamné à cent mille francs d’amende.

Les accusés, sur leur banc, faisaient une propagande énorme en faveur de la République. Auguste Blanqui s’écria, devant ses juges :

« 93 est un épouvantail bon pour les portières et les joueurs de dominos. »

Déjà Barbès, étudiant en 1830, s’affiliait successivement aux sociétés secrètes, — aux Saisons, aux Droits de l’homme.

Armand Barbès et Auguste Blanqui commençaient leur carrière révolutionnaire. Ils allaient conspirer sans cesse contre la monarchie, Blanqui surtout, dilettante en fait de manifestations et d’émeutes, homme d’action très résolu.

L’Union de Juillet, placée sous le patronage de La Fayette, se composait des décorés de Juillet qui avaient refusé de prêter serment à Louis-Philippe, et dont le but était d’obtenir les « conséquences de la révolution ». Les décorés, alléguant que leurs titres étaient antérieurs à ceux du roi, avaient résolu de ne pas recevoir la décoration de ses mains.

En outre, quelques hôtels de légitimistes servaient de lieux de rendez-vous, où l’on ne se contentait pas de plaisanter sur le roi des maçons, sur « l’anecdote de Juillet », sur les « glorieuses journées ». Entretenant des correspondances avec la province, plusieurs anciens serviteurs de Charles X rêvaient une troisième Restauration, se préparaient à des actes offensifs.

Deux sortes de légitimistes existaient : les légitimistes actifs, se compromettant dans les complots, — Valérius, bandagiste ; Durouchoux, fils d’un négociant en vins ; Quinel, épicier ; Boblet, graveur et marchand d’estampes sur le quai des Augustins. Le « père Boblet », que je connaissais bien, ne laissait point passer une seule occasion de manifester, de colporter des portraits de Henri V, de faire de la propagande pour le roy dans toutes sortes de petites sociétés cléricales.

Quant aux légitimistes usant seulement du journal ou de la parole, ils lançaient surtout des mots méchants contre le roi-citoyen.

Ils prétendaient, par exemple, que les membres de la famille de Louis-Philippe étaient exclus de la grande famille des souverains, et ne se marieraient pas avec des princesses. Ils parlaient de « blocus matrimonial ». Ils s’entendaient avec les républicains pour ridiculiser Louis-Philippe à cause de son riflard légendaire et de son toupet caractéristique.

En 1831, un desservant, dans l’arrondissement de Saint-Gaudens, osa dire en chaire « que Charles X était seul roi légitime ; qu’il serait roi malgré les fauteurs et les menteurs de Paris ; que les Bourbons étaient pour la France un bouquet odoriférant, et Louis-Philippe un fouet pour les châtier ».

Le suicide du prince de Condé, que l’on trouva pendu dans son appartement, à une espagnolette de croisée, donna lieu à toutes sortes de suppositions et de polémiques contre la famille d’Orléans. On accusait Louis-Philippe de complicité avec la baronne de Feuchères, amie du prince qui avait expiré dans son château de Saint-Leu.

Les légitimistes, plus encore que les républicains, comptèrent parmi les accusateurs, et prononcèrent le mot de crime.

Par exemple, le baron de Saint-Cricq, fort connu pour ses excentricités voisines de la monomanie, causa un grand scandale, un soir, au théâtre de la Porte-Saint-Martin.

Comme Mme de Feuchères venait d’entrer dans une loge, le baron de Saint-Cricq, placé au balcon, s’écria en désignant cette femme :

« Elle a du sang sur sa robe ! Elle a tué le malheureux prince ! »

Émoi général, épouvante de la baronne de Feuchères, vers laquelle tous les regards se dirigèrent. Elle s’évanouit, puis elle disparut soudainement.

Quant à M. de Saint-Cricq, des voisins de stalle le calmèrent, et il ne parut pas prêter la moindre attention à ce qui se passait dans la salle.

L’affaire n’eut aucunes suites sérieuses. L’excentrique baron continua d’occuper de sa personne la haute société parisienne.

Ajoutez à l’effet du suicide mystérieux du prince de Condé, les duels politiques assez fréquents, — les effarements causés par le premier choléra, — l’affaire frauduleuse des fusils Gisquet, — le succès des caricatures sur le roi et ses ministres, — les allusions contenues dans les pièces de théâtre, — les maladresses de quelques agents du pouvoir, — la fermeture du temple Saint-Simonien et les tentatives d’Église française par l’abbé Chatel, — les mouvements insurrectionnels dans la Vendée, et vous comprendrez l’effervescence des hommes d’action, ainsi que leurs incessantes et souterraines menées pour prendre une revanche contre la royauté citoyenne.

L’insurrection des 5 et 6 juin 1832 inspira à M. Noël Parfait un poème apologétique, intitulé : L’Aurore d’un beau jour ; et depuis le 1er mars 1832, Barthélemy dans sa satire hebdomadaire, la Némésis, dardait les traits les plus brûlants sur les hommes du gouvernement, de même que les Iambes d’Auguste Barbier, dénonçant la curée des places, exaltant le lion populaire, maudissant le règne de la force, sentaient la poudre et les balles, à l’heure où le peintre Eugène Delacroix exposait la Liberté guidant le peuple sur les barricades.

M. Noël Parfait n’a rien perdu de ses convictions républicaines, dont l’âge seulement a adouci les juvéniles exaltations.

Barthélemy, peu après l’insurrection, publia la Justification de l’état de siège, brochure en prose, qu’il avoua, qu’il justifia en vers, mais qui fit douter de sa sincérité. Pour ma part, — et nombre d’amis étaient d’accord avec moi sur ce point, — je ne pardonnais pas ces actes de caméléon à un homme qui avait outragé Lamartine dans une satire datée du 3 juillet 1831, et à qui le poète des Méditations avait noblement répondu.

Barthélemy chanta, depuis, l’Art de fumer, ou la Pipe et le Cigare, et il écrivit un poème en deux chants, la Syphilis, avec des notes du docteur Giraudeau de Saint-Gervais. Il avait chanté Charles X et l’amour de la France pour son roi légitime, en 1825. L’implacable satirique n’eut plus de lecteurs à partir de 1832 jusqu’à la fin de sa vie.

Auguste Barbier, étonnant par sa verve, et qui électrisa notre jeunesse, renonça à la satire sans renoncer à la poésie ; il vécut doucement, devint académicien, et, par le calme tout bourgeois de ses allures, parut démentir en vieillissant ses premières inspirations, si ardentes, si passionnées.

Que de fois je le rencontrai, soit en visites, soit dans les rues du quartier Latin ! Personne, à sa vue, n’eût pensé que ce fût là Auguste Barbier, dont « le vers rude et grossier, honnête homme au fond », enflamma une partie de la génération de 1830.

S’il se calma, du moins ce ne fut point par suite de corruption. Personne ne conçut de mauvaises pensées à son égard. Il resta « honnête homme », comme son vers.


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