Souvenirs d’un hugolâtre/15

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 82-88)
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XV

Les combattants de Juillet pensaient que les ex-ministres de Charles X seraient condamnés à la peine capitale. On proférait des cris de mort sous les fenêtres de la prison. Le jugement ne prononça que l’emprisonnement perpétuel.

Chantelauze dit alors à Guernon-Ranville :

« Eh bien ! mon cher, nous aurons tout le temps de jouer aux échecs. »

Ce mot sembla impudent, et les mécontents se figurèrent que, dans cette occasion, la branche cadette des Bourbons s’entendait avec la branche aînée. Ils accusèrent Louis-Philippe de ménager à dessein de grands coupables.

D’ailleurs, les légitimistes prenaient des allures chevaleresques, contrastant avec les mesquineries des philippistes.

Dans son ouvrage de la Restauration et de la Monarchie élective, Chateaubriand écrivait : « Je suis bourbonien par honneur, royaliste par raison et par conviction, républicain par goût et par caractère. »

Ayant refusé de prêter serment au roi-citoyen, et s’étant exclu lui-même de la Chambre des pairs, il se liait avec Béranger, dont une chanson l’avait rappelé de Suisse ; il se liait avec Armand Carrel et les hommes les plus marquants du parti avancé.

Selon nombre de gens, le Bayard de la légitimité tendait la main au « Bayard du journalisme républicain » pour attaquer l’usurpateur Louis-Philippe, qui avait « volé la couronne à son cousin ».

Et lorsque Chateaubriand était arrêté, au moment de l’entreprise de la duchesse de Berry, l’illustre Pierre-Antoine Berryer, qui avait, en 1826, prêté le secours de sa merveilleuse éloquence à Lamennais, faisait acquitter l’auteur d’Atala, comme il défendit plus tard les républicains Audry de Puyraveau et Voyer-d’Argenson, comme il défendit, plus tard encore, le prince Louis Bonaparte, représentant de l’impérialisme.

Charles X, exilé, excitait des sympathies éclatantes.

Dans une pièce de vers datée du 10 août 1830, Victor Hugo, tout en célébrant « les jeunes étendards » du peuple, s’écriait :


Je n’enfoncerai pas la couronne d’épines
Que la main du malheur met sur des cheveux blancs !

Dupuytren, le chirurgien légendaire, écrivit à Charles X une lettre ainsi rapportée par Cruveilhier, l’éminent anatomiste :

« Sire, grâce en partie à vos bienfaits, je possède trois millions ; je vous en offre un ; je destine le second à ma fille, et je réserve le troisième pour mes vieux jours. »

D’autres poètes, d’autres savants manifestaient l’intérêt qu’ils portaient au vieillard d’Holy-Rood.

Louis-Philippe, en possession du trône, était attaqué de toutes parts, ridiculisé, appelé « roi des maçons » parce qu’il « aimait trop la truelle », se plaisait à faire construire, et se promenait fréquemment en compagnie de son architecte Fontaine ; — regardé comme un avare parce qu’il demandait des dotations pour ses enfants ; à tout instant déclaré parjure parce que, voulant trop gouverner par lui-même, il ne se contentait pas de régner. Le Sun, journal anglais, imprimait que Louis-Philippe « était un agioteur royal plus désireux de remplir sa bourse que de conserver et étendre la liberté de son peuple ».

Injurié par les légitimistes qui, ne l’oubliez pas, le traitaient d’usurpateur, et par les républicains, qui lui reprochaient ses actes dynastiques, ses répressions sanglantes, son ingratitude envers les hommes que son égoïsme avait dupés, Louis-Philippe passait des journées et des nuits agitées. L’avenir ne laissait pas que de l’inquiéter.

Quelquefois, en effet, il devait sentir le poids de sa situation difficile, comprendre sa faiblesse devant les exigences de la révolution et de l’opinion publique. Il l’a reconnu lui-même.

Un jour qu’il se trouvait en dissentiment avec Dupont de l’Eure, son garde des sceaux, il dit à celui-ci :

« Vous me donnez un démenti ? Tout le monde saura que vous m’avez manqué !

— Sire, répondit le garde des sceaux, quand le roi aura dit oui et que Dupont de l’Eure dira non, je ne sais auquel des deux la France croira. »

Le duc d’Orléans, prince royal, les réconcilia. Louis-Philippe embrassa son ministre, qui garda le portefeuille de la justice, mais pour peu de temps, jusqu’au moment où La Fayette, désabusé, renonça au commandement général des gardes nationales.

Le surnom de « maire du palais » était donné à ce général par les courtisans ; le journal le Temps l’appelait « citoyen-roi », et une autre feuille voyait en lui un « Polignac populaire ».

Louis-Philippe, habile et spirituel, disait d’un ministère à constituer, qu’autant aurait valu pour lui, en temps d’averses, courir après les fiacres refusant de marcher, malgré leur extrême désir de se mettre en route. Un fiacre se quitte comme il se prend, au premier carrefour. De même, pensait-il, pour un ministère, rudement cahoté par les Chambres, et destiné à verser facilement.

Les serments de fidélité ne lui manquaient pas. « Comme on compte l’âge des vieux cerfs aux branches de leurs ramures, écrit Chateaubriand, on peut aujourd’hui compter les places d’un homme par le nombre de ses serments. »

Berryer s’écria plus tard : « Il y a quelque chose de plus déplorable, de plus dangereux que le cynisme révolutionnaire, c’est le cynisme des apostasies. » Il fut très répandu, dès le début du règne. On appela un magistrat « l’homme aux dix-sept serments ».

Le moins que pussent faire les vainqueurs de Juillet, évincés du pouvoir, c’était de se jeter dans l’opposition constitutionnelle.

Ainsi fit Odilon-Barrot, après avoir été remplacé comme préfet de la Seine.

L’opposition constitutionnelle s’élevait sans cesse contre la camarilla, la coterie des personnes qui approchaient Louis-Philippe le plus près, et ne différaient pas beaucoup, pour la servilité, de l’entourage de Charles X.

Quelques politiques se tenaient toujours sur la brèche ministérielle, et allaient former un « tiers-parti » ; d’autres cassaient les vitres, se dressaient en ennemis, comblaient les vides que les apostasies creusaient dans le parti républicain.

Barthélemy, dont nous lisions les satires avec une avidité comparable à celle que j’ai signalée à propos des œuvres romantiques, Barthélemy, dont le vers flagellait tour à tour d’Argout, Persil, Guizot et tous les hommes du pouvoir, qui reprocha cruellement à Dupin aîné d’avoir « chaussé des brodequins pour fuir dans les trois jours », avait fait volte-face, s’était tu soudainement, sans arriver à se justifier des soupçons graves qui pesaient sur lui. Le public ne l’imitait pas.

Dans les hautes sphères de l’administration, des volte-face pareilles à celle de Barthélemy irritaient la foule. L’épithète de « vendu » était accolée à plus d’un nom jusqu’alors porté aux nues. La magistrature, principalement, paraissait liée, corps et âme, aux groupes de la résistance.

D’anciens membres de la Charbonnerie et des Sociétés qui avaient sapé le trône de Charles X, se targuaient maintenant de modération en soutenant toutes les volontés du nouveau roi.

Persil était « furieux de modération », a dit La Fayette, furieux à un tel point que Mérilhou ne le voulait suivre. À la cour paraissaient bien des personnages connus pour avoir servi l’Empire et la Restauration, sans conviction aucune.

Soult, par exemple, malgré son activité, ses qualités administratives et ses talents militaires, ne pouvait trouver grâce devant les gens à principes. Il était représenté assistant à la procession, un cierge à la main, sous le règne de Charles X, et il était cité pour sa rafle de tableaux en Espagne, sous Napoléon Ier

Sa cupidité indignait les masses, qui lui préféraient Gérard, héros de Ligny et de Waterloo. Gérard, nommé maréchal, avait refusé de cumuler son traitement avec celui de ministre, et les 27 000 francs alloués à titre de frais de premier établissement.

Avouons qu’il s’agissait là d’un rare désintéressement. Le maréchal Gérard demeura populaire.


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