Souvenirs d’un hugolâtre/19

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 117-125)
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XIX

Cependant le mouvement d’idées qui entraînait une grande partie de la génération vers les choses de la science, de la littérature et de l’art, était quelque peu entravé par un sentiment égoïste qui s’emparait des classes bourgeoises, formant une aristocratie d’argent.

La bourgeoisie, même libérale, se figurait que la fortune était la base des améliorations.

Laffitte écrivait en 1824 : « J’ai toujours regardé le bien matériel comme moins problématique, comme le plus à notre portée, comme le moins traversé par les gouvernements ; et j’ai toujours pensé que lorsque tous les autres nous étaient presque impossibles, il fallait nous replier sur celui-là. On ne peut donner la liberté à un pays : qu’on lui donne la fortune, qui le rendra bientôt plus éclairé, meilleur et libre. Les gouvernements l’accepteront toujours, par l’appât de la richesse, et seront bientôt surpris en voyant que tout développement des hommes, quel qu’il soit, conduit toujours à la liberté ! »

Des politiciens voyaient dans l’argent un moyen de gouverner plus à l’aise, d’intéresser les riches aux intrigues de leur propre ambition, et avec eux de battre en brèche le libéralisme avancé, au lieu de lui préparer les voies du triomphe.

« Enrichissez-vous », « chacun chez soi », conseillaient-ils, afin de créer une diversion à la politique ; et, conséquemment, beaucoup de jeunes gens qui, suivant une vocation décidée pour l’étude, inclinaient vers les carrières donnant plus de gloire que de profit, se virent contrariés dans leurs goûts par leurs parents.

Cela s’est vu depuis un temps immémorial ; mais, après 1830, cela se vit plus généralement que jamais. « Enrichissez-vous » devint une sorte de devise opposée au romantisme, à l’amour de l’art, au républicanisme militant. On ne songea qu’à faire fortune, et rapidement.

Après la mort de mon excellente mère, en 1833, mon père résolut de me placer, bon gré mal gré, dans une maison de commerce, aux Deux Pierrots, magasin de nouveautés situé au coin de la rue de la Huchette, en face du petit pont de l’Hôtel-Dieu.

Ce magasin qui n’existe plus appartenait à ma sœur et à mon beau-frère.

Il a été un enfer pour moi. À peine entré dans cet enfer, je me mis à rédiger un journal de tous les tourments que j’y éprouvais.

Auner du calicot ! quel supplice, quand on a enfourché Pégase ! Vivre au milieu de commis prosaïques, toujours prêts à se moquer de mes sentimentales jérémiades ! En être réduit à se cacher derrière une pile de percalines pour faire des sonnets ou des élégies !

Ne pas rencontrer « d’âme qui vous comprenne », et mourir d’amour pour des demoiselles de magasin ne soupirant qu’après le dimanche, pour aller danser très cavalièrement, soit au Prado, soit à la Grande-Chaumière, soit à Mabille ! Rêver d’art, de succès, de gloire, et se voir molester, traiter de mousse par des courtauds de boutique !

Ah ! que de plaintes exprimées dans mon journal, que je ne puis relire aujourd’hui sans quelque émotion, tant il contient de phrases à la Werther et à la Chatterton !

Pour peu, j’aurais gémi comme un poitrinaire, à la manière de ces gaillards qui, la main sur leur cœur, affectaient d’attendre la mort avec résignation, mais se portaient à merveille.

Afin de savoir quand finirait le martyre, je n’hésitai pas à aller consulter, un certain jour, la célèbre Mlle Lenormand, la devineresse qui avait eu l’honneur de dire la bonne aventure à Mirabeau, à Talma, à Napoléon Ier, à l’impératrice Joséphine, et à d’autres sommités en tous genres.

Ses consultations coûtaient cher, mais que n’aurais-je pas donné pour connaître l’avenir ? Curiosité malsaine, à laquelle je cédai. Je me rendis chez Mlle Lenormand, logée somptueusement, rue de Tournon, 5.

Dès que la nécromancienne de haut parage m’aperçut, elle me regarda fixement, et me dit :

— Oh ! oh ! jeune homme, vous venez consulter la tireuse de cartes, vous dont le père est fabricant de cartes…

C’était vrai. Mon père fabriquait des cartes à jouer.

L’apostrophe de Mlle Lenormand produisit sur moi le plus grand effet. J’éprouvai comme un éblouissement.

— Elle devine admirablement bien, pensai-je.

Mlle Lenormand étala sur la table le jeu de cartes à l’aide desquelles tout mystère devait être dévoilé. Son air devint plus grave, plus majestueux.

— Jeune homme, reprit-elle, après avoir manié ses cartes d’une manière incompréhensible pour un profane, jeune homme, je sais votre vocation… Persévérez dans vos travaux d’artiste, cultivez avec courage l’art si noble de la peinture, et vous ferez honneur, un jour, à votre illustre maître, à monsieur Ingres !

— Mademoiselle, croyez-vous ? interrompis-je.

— J’en suis sûre… Les cartes m’apprennent vos excellentes dispositions… Vous dessinez bien, vous dessinerez mieux encore, après quelques études, et si vous persévérez, vous obtiendrez certainement le grand prix de Rome.

Ces paroles me pétrifièrent dans un sens contraire à l’admiration que j’avais éprouvée d’abord, lors de mon entrée dans le salon de la cartomancienne.

Je ne m’avisai pas de la contredire ; je payai la consultation, et me retirai.

Deux ou trois semaines s’écoulèrent. Tout me fut expliqué, le plus simplement du monde.

Mlle Lenormand achetait ses cartes chez mon père, — et elle m’avait vu dans la cour de la fabrique, plusieurs fois, jouant avec mon frère.

Voilà pourquoi elle avait si remarquablement deviné la profession paternelle.

En outre, elle avait appris de mon père qu’un de ses fils étudiait la peinture, et faisait partie des élèves fréquentant l’atelier de monsieur Ingres.

Ici la devineresse s’était trompée. Elle m’avait prédit un sort qui pouvait devenir celui de mon frère, mais qui, assurément, ne pouvait être le mien, car je n’ai jamais su tenir un crayon ni un pinceau.

Je voulais tenir, et j’ai tenu une plume, à la bonne heure !

Sérieusement, le commerce n’était pas mon fait. Je n’y mordais pas, et je comptais parmi les employés les plus détestables.

Mes études, au collège, avaient été assez bonnes ; cependant elles n’avaient point dépassé la classe de troisième. Un camarade de pension, Félix Dumoustier de Frédilly, mort depuis étant directeur honoraire du commerce intérieur, voulut bien se dévouer pour l’achèvement de mon instruction.

Dumoustier de Frédilly me donna des leçons de rhétorique, et je me préparai même au baccalauréat ès lettres, en étudiant l’histoire, le grec et le latin, en piochant mon examen. Je travaillais couché sur un comptoir, la nuit, à la lumière fumeuse d’un quinquet.

Cette vie dura dix-huit mois, pendant lesquels je ne perdis ni mon ardeur romantique, ni les instincts qui me portaient vers la démocratie. Je me créai quelques amis, surtout en composant des « déclarations en vers » à l’usage de commis qui les copiaient, les signaient, et faisaient croire à leurs belles que la passion les leur avait inspirées.

Car, en ce temps, tout le monde se piquait de poésie, et déjà plus d’un commerçant était vraiment lettré, capable d’apprécier les productions de la haute littérature.

Le dimanche, après la fermeture du magasin, mon ami Rigot et moi nous dînions à trente-deux sous par tête, et nous allions au boulevard du Temple pour y chercher des émotions violentes.

Si la Gaîté jouait dix actes de drame seulement, nous nous rabattions sur l’Ambigu qui en jouait onze, et, au besoin, sur la Porte-Saint-Martin qui en jouait douze. Les heures de queue ne nous effrayaient pas, et nous oubliions de dîner lorsque nous avions la bonne fortune de pouvoir applaudir Frédérick-Lemaître, à qui nous donnions le nom de « Talma du boulevard », ou Mme Dorval interprétant, en compagnie de ce grand comédien, le mélodrame de Trente ans, ou la vie d’un joueur, demeuré typique au théâtre.

Autant de pris sur l’ennemi, me disais-je, à la fin de la soirée. Et le lendemain, en plaçant les serges à l’aide de longues perches, ou en bâtissant mes étalages, ou en servant les pratiques des Deux Pierrots, j’espérais des temps meilleurs.

Parfois, j’allais chez mon ami Augustin Savard, le savant harmoniste que j’ai perdu en 1881, et nous faisions un peu de musique vocale, nous déchiffrions quelques partitions de choix ; ou bien je me rendais chez mon autre ami, le compositeur François Bazin, l’auteur de Maître Pathelin, alors récemment arrivé de Marseille à Paris, et j’y entendais quelques virtuoses.

Parfois encore, je me faufilais dans l’atelier d’un peintre ou d’un sculpteur, de Louis Boulanger ou de Préault ; et là, je dévorais les théories artistiques dont ils n’étaient pas avares.

Les mots de Préault réussissaient plus que ses marbres.

« Préault, disait-on, a toujours une superbe statue dans le cerveau… mais elle n’en sort jamais. »

Mon frère étudia la peinture, d’abord chez le classique Misbach, une curiosité de l’espèce, puis chez Rémond, le paysagiste académique, enfin chez le glorieux Ingres, une des plus grandes illustrations de l’époque.

Lui aussi, mon frère, était entravé dans sa vocation, d’après cette opinion « que les artistes meurent de faim ». Ses amis l’encourageaient.

« Eh bien, lui dit un jour Wachsmuth, soyez peintre comme Hersent » (commerçant).

Allusion à un peintre distingué, membre de l’Institut, à Hersent, dont les toiles gracieuses se vendaient cher aux riches amateurs.


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