Souvenirs d’un hugolâtre/37

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 325-332)


XXXVII

Un frère d’un de mes beaux-frères ne cessait alors de se compromettre, chaque fois qu’il y avait prise d’armes des républicains. Commis marchand enfiévré de politique, il faisait partie de sociétés secrètes, et il se croyait fermement destiné à devenir un jour « tribun du peuple ».

Il m’a souvent parlé de cette fonction qu’il ambitionnait. Dans l’affaire de la rue Transnonain, on l’arrêta et on l’enferma à Sainte-Pélagie. Il fut un de ceux qui s’évadèrent de la prison. Plus tard, il y rentra ; généralement, on y revenait, et plusieurs fois.

À en croire les guichetiers, certains détenus politiques s’accoutumaient à Sainte-Pélagie ; ils y eussent volontiers laissé leurs pantoufles et leur robe de chambre, tant ils s’y trouvaient chez eux.

La liste des hommes qui logèrent dans cette prison est longue : Paul-Louis Courier, Cauchois-Lemaire pour des pamphlets ; Béranger, Émile Debraux et de Pradel, pour des chansons ; le bonapartiste Barginet (de Grenoble), qui avait vertement attaqué le ministre Decazes, favori de Tien-Ki (Louis XVIII) ; Lamennais, Alphonse Esquiros, qui y écrivit son joli recueil poétique : les Chants d’un prisonnier, édité par mon frère, et presque introuvable aujourd’hui.

Sous Louis-Philippe, il y avait à Sainte-Pélagie le clan des légitimistes et le clan des républicains. Généralement, ils frayaient peu ensemble. Plus tard, il y eut le pavillon des aristos.

En 1840, le baron de Verteuil de Feuillas, gérant du journal la France, publia Un an de prison, ou Souvenirs de Sainte-Pélagie. Lamennais, sous les verroux, écrivit Une voix de prison (1839), à peu près sous la forme et le style des Paroles d’un Croyant. Sous le second Empire, Louis-Auguste Martin, emprisonné pour son ouvrage Les Vrais et les Faux catholiques, rédigea un Voyage autour de ma prison (1859) ; il fit ainsi ses adieux à Sainte-Pélagie, où Eugène de Mirecourt était détenu, où Garnier, éditeur de Proudhon, lui succéda :


Adieu ! prison et solitude,
Tour à tour salon et parloir,
Salle à manger, chambre et boudoir,

Lieu de promenade et d’étude ;

Adieu ! mais non pas au revoir !

Henri Rochefort était à Sainte-Pélagie en 1870 ; la révolution du 4 septembre le délivra.

Mais je ferme la parenthèse, et je reviens au frère de mon beau-frère, à sa captivité.

J’allais souvent lui porter des consolations, c’est-à-dire des victuailles ; je le trouvais parfois entouré de codétenus auxquels il parlait de la République romaine, de Brutus, et des héros plébéiens de l’antique cité. Il était fier de gémir sous les verroux de Sainte-Pélagie, en si bonne compagnie passée et présente.

Devant cet adepte d’Auguste Blanqui, il était impossible de hasarder la moindre phrase contradictoire. Pour lui, tous les soldats jouaient le rôle de bourreaux ou d’assassins, et la modération lui paraissait équivaloir à la trahison.

En respectant ses convictions sincères, j’essayais de lui faire comprendre les vraies vérités, de lui prouver que l’état révolutionnaire doit être transitoire, et que ceux dont le bras a frappé des tyrans travaillent fréquemment pour le profit des malins de la politique.

En 1848, ce lutteur combattit. Il s’affilia au club de la Société républicaine centrale, présidé par Auguste Blanqui, et dont les séances avaient lieu dans la salle des concerts du Conservatoire.

Il ne devint pas tribun du peuple. Quand les journées de février furent déjà un peu éloignées de date, c’est-à-dire après les journées du 16 avril et du 15 mai, grâce à la protection de Lamartine il lui fut offert une place de… garde particulier à Fontainebleau !

Inutile de dire que cela ne faisait pas son affaire. Il écuma de colère, non sans quelque raison ; et il resta dans les rangs des socialistes militants, parmi lesquels il a vieilli courageusement. Quant à conspirer, il a juré, un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus, après avoir compté trop de renégats.

Ce qui est arrivé au frère de mon beau-frère est arrivé à bien d’autres soldats de la cause républicaine, enrôlés par des chefs ambitieux, sous Louis-Philippe. Ils ont reçu les horions, sans partager les bénéfices.

Alors, beaucoup de jeunes gens se montaient la tête, prêtaient légèrement le serment de se défaire de la royauté par tous les moyens possibles.

Les uns ont péri victimes de leur exaltation ; d’autres ont tourné casaque et une partie assez notable a été attiédie par l’âge ou par les événements.

Tel homme qui dans un temps se serait laissé emporter jusqu’au régicide, a fini son existence en renforcé réactionnaire, en « repu », selon l’expression consacrée.

L’attitude d’Alibaud, que j’avais rencontré plusieurs fois avec des amis dans un petit café de la rue Mazarine, me rappelle une anecdote toute personnelle.

Le lendemain du jour où le jeune régicide fut arrêté, vers trois heures de l’après-midi, une estafette, un garde municipal à cheval, s’arrêta devant la petite maison de mon père, rue des Boulangers-Saint-Victor, et me demanda. J’étais absent.

Grand émoi dans la maison. Par un papier venant du parquet, on me requérait pour paraître au Palais de Justice, dans le cabinet du juge d’instruction.

Quand je revins, quelques minutes après la visite du garde municipal, mon père m’interpella, du plus loin qu’il m’aperçut dans la cour :

« Malheureux enfant ! qu’as-tu fait ? » s’écria-t-il, moitié avec une colère éclatante, moitié avec une sollicitude paternelle.

Sa dame de compagnie et sa domestique semblaient partager ses craintes à mon endroit.

Elles me regardaient fixement, silencieusement, en attendant ma réponse avec une visible impatience.

Moi, je ne comprenais rien aux paroles de mon père, qui continua :

« Est-ce que tu connais Alibaud ?

— Oui, papa. »

Ces deux mots furent comme deux coups de foudre frappant au milieu du personnel de la maison.

« Grand Dieu ! fit à son tour la dame de compagnie, s’interposant entre mon père et moi ; mais, mon cher ami, vous nous épouvantez… Êtes-vous coupable ?…

— Coupable de quoi ? répondis-je avec un ton digne d’Éliacin.

— La justice te réclame, reprit mon père en tremblotant et en plaçant dans mes mains le papier en question… »

Vous me croirez facilement, n’est-ce pas ? quand je vous avouerai qu’il s’opéra une commotion nerveuse dans toute ma petite personne.

Mon visage devint tel que mes interlocuteurs frémirent. Évidemment, pour eux, je n’avais pas la conscience tranquille ; évidemment, quelque chose, dont le parquet était en possession, trahissait ma complicité dans l’affaire d’Alibaud.

« Malheureux enfant ! répéta mon père.

— Il faut vous cacher ! » dirent ensemble la dame de compagnie et la domestique.

L’exagération des terreurs qui existaient autour de moi, me redonna un calme stoïque. Je mis le papier judiciaire dans ma poche, et, prenant ma course, je lançai à mon père cette seule phrase :

« Je vais au Palais de Justice ! »

Et je cours encore.

Arrivé dans une des pièces qui avoisinaient le cabinet du juge d’instruction, je ne tardai pas à savoir pourquoi l’on m’avait fait appeler.

Effectivement, un secrétaire du juge me présenta, lorsque je lui eus appris mon nom, deux volumes in-octavo reliés, en me demandant :

« Ces deux livres sont-ils à vous, jeune homme ?

— Oui, monsieur.

— Je suis chargé de vous les remettre. »

Ce qu’il fit avec la meilleure grâce du monde.

Je saluai et m’éloignai rapidement, un peu ému, comme toute personne qui a été introduite — fût-elle la plus innocente des créatures — dans le redoutable sanctuaire de la justice.

Revenu à la maison paternelle, en portant les deux volumes, j’expliquai très gaillardement le mot de l’énigme qui nous avait tant troublés :

J’avais, depuis plusieurs mois, prêté à Alphonse Esquiros les Odes et Ballades de Victor Hugo. Esquiros les avait prêtés à un sien cousin, lequel les avait prêtés à Alibaud. Sur le premier volume était écrit : Ex libris Augustin Challamel, rue des Boulangers, n° 30.

De là une invitation à venir au Palais de Justice, pour reprendre mes deux volumes ; de là l’apparition d’une estafette à mon domicile ; de là une interprétation bien forcée de mon acte inoffensif, qui semblait établir une complicité de votre serviteur avec le régicide Alibaud.

En publiant cette anecdote, je dois ajouter que mon père pouvait s’alarmer avec juste raison sur mon compte, car il était encore sous l’influence de l’émotion qu’il avait éprouvée, en 1835, quand il apprit que son bourrelier, le vieux Morey, était de complicité avec Fieschi dans la machine infernale du boulevard du Temple. Je dois ajouter aussi que, à cette époque d’attentats successifs, d’exaltation antiphilippiste parmi la jeunesse, nombre de fils de bourgeois se trouvaient compromis, de près ou de loin, dans les plus sanglantes tentatives. Je dois ajouter enfin que, à la vue d’Alibaud, jamais je ne me serais douté qu’il dût essayer de tuer quelqu’un. Sa figure était douce et sympathique : il y avait seulement dans son regard une sorte de feu voilé, que l’on rencontre fréquemment dans le regard des fanatiques.