Souvenirs d’un marin de la République/02

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Souvenirs d’un marin de la République
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 407-436).
SOUVENIRS
D’UN
MARIN DE LA RÉPUBLIQUE

DEUXIÈME PARTIE[1]


VI
Paix d’Amiens. — Naufrage du Desaix à Saint-Domingue. — Démission de mon frère Pierre. — Embarquement sur l’Intrépide. — Guerre contre les nègres révoltés. — La fièvre jaune. — L’escadre de l’amiral Villeneuve.


Le 1er octobre de cette année 1801, les préliminaires de la paix, appelée paix d’Amiens, furent signés à Londres, et le 10 les ratifications en furent échangées. Ce n’était pas encore pour nous autres marins l’heure du repos, et, dès que nos vaisseaux furent réparés et nos équipages complétés, nous fîmes route sur Saint-Domingue. Nous eûmes de très gros temps pendant la traversée de l’Atlantique, et, en approchant des Antilles, il fallut constamment louvoyer contre des vents contraires. Au commencement de février 1802, dans un virement de bord lof pour lof commandé trop tard par l’amiral, le Desaix, qui était serre-file, se trouva inopinément rapproché des brisans du Picolet. La brise était très fraîche, et avant que la manœuvre ait pu être terminée nous touchâmes sur les récifs. Nous commençâmes à talonner si dur qu’à chaque coup de tangage la mâture menaçait de tomber. Le commandant m’appela et me dit amicalement : « Petit, fais caler les mâts de hune. » J’avisai le maître d’équipage, et contrairement aux usages de l’époque, mais selon les conseils de mon frère Pierre, nous commençâmes par dépasser les mâts de perroquet. Grâce à cette précaution, nous parvînmes sans accident à achever la manœuvre, malgré les terribles secousses qui augmentaient sans cesse, et la mâture ne tomba pas. Mais le pauvre Desaix ne s’en releva pas ; la brise ayant molli, nous pûmes évacuer le navire, et fûmes transbordés sur l’escadre de l’amiral Ganteaume, qui se chargea de nous rapatrier. Je fus embarqué sur le vaisseau la Révolution, capitaine Roland, et nous fîmes route pour Brest.

Dans les débouquemens de Saint-Domingue, un homme tomba à la mer, de l’Océan, qui était notre matelot d’avant. Le commandant Roland fit amener une embarcation hissée à l’arrière, et je m’y jetai avec quatre hommes, pour essayer de sauver le naufragé qui se trouvait au vent à nous Mais à peine à flot, il se produisit ce qui arrivait presque toujours à cette époque de désordre, et l’embarcation remplit. Nous arrivâmes à l’empêcher de couler, mais nous ne pouvions ni avancer ni gagner dans le vent, et nous voyions ce malheureux, qui nageait parfaitement, s’épuiser pour tâcher de nous rejoindre. Il fallut l’abandonner. Je n’oublierai jamais l’expression de détresse que je crus voir, malgré la distance, sur le visage du pauvre matelot, quand il comprit qu’il n’avait plus de secours à attendre, et je me promis alors de ne jamais abandonner un homme à la mer, tant qu’il serait humainement possible de tenter de le sauver.

Nous arrivâmes à Brest, où je trouvai mon frère Pierre dont la vie venait de se modifier grandement. Il avait quitté à l’Ile de France son navire le Géographe, pour apporter à Paris des dépêches importantes, résultat des travaux de cette campagne. Il se présenta au Ministre, avec lequel il eut une longue conférence sur diverses questions qu’il avait beaucoup étudiées, relatives à la guerre de croisière, à l’armement des frégates et aux moyens de détruire le commerce anglais. Ses propositions et ses projets ayant été écartés, il avait eu avec l’amiral Decrès, alors ministre, une altercation assez vive, à la suite de laquelle il avait donné sa démission. Quand je le rencontrai à Brest, il se préparait à retourner à Ténériffe, où il avait connu dans une relâche une jeune fille fort belle, Mlle de Bodet, dont il espérait obtenir la main. Il l’épousa en effet quelque temps après. Je crois que ce sentiment romanesque fut pour beaucoup dans la décision que prit alors mon frère, d’abandonner une carrière qu’il aimait passionnément, et où il jouissait d’une réputation bien méritée. Il était d’ailleurs plus apte aux voyages de découvertes et aux entreprises aventureuses qu’au service régulier des escadres, dont son caractère altier acceptait difficilement la monotonie. Il n’abandonna du reste pas la navigation : il acheta un petit navire où il n’eut d’ordres à recevoir de personne, et, par le fait des circonstances, il parvint au grade de capitaine de vaisseau tout aussi vite que s’il n’eût pas quitté le service.

Les quelques heures que nous passâmes alors ensemble furent pour moi bien douces, ce sont les dernières qui m’aient apporté un reflet de la vie de famille. Il fallut pourtant repartir. J’embarquai, sur le vaisseau l’Intrépide commandé par M. de Péronne, dont le souvenir me sera toujours cher. C’était un officier distingué et brave, qui me témoigna une affection presque paternelle, et me donna l’idée de ce que devait être une marine composée de pareils élémens.

L’Intrépide fut désigné pour prendre part à l’expédition dirigée sur Saint-Domingue, et commandée par le général Leclerc, beau-frère du premier Consul. Je me réjouis alors d’aller occuper, en guerroyant contre les noirs révoltés, les loisirs que nous laissaient les Anglais ; mais cette entreprise ne devait nous rapporter ni gloire ni profit, et je dus m’estimer heureux de n’y avoir pas laissé mes os. En arrivant à Saint-Domingue, je reçus le commandement d’une embarcation armée en guerre, avec laquelle je devais garder le gué de la rivière de Galliffet, point que les nègres révoltés essayaient sans cesse de passer pour attaquer la ville du Cap. Je restai plus d’un mois à ce poste, grillé par le soleil pendant le jour, et passant les nuits en éveil pour éviter les surprises et repousser les attaques. C’étaient des combats sanglans et sinistres, où je perdis beaucoup d’hommes, et où la plus grande difficulté était de distinguer les noirs restés fidèles de ceux qui étaient devenus nos ennemis, et dont la perfidie et la cruauté ne connaissaient pas de limite. L’armée du général Leclerc fut anéantie par les combats et la fièvre jaune, dont lui-même mourut. Après avoir vu plusieurs fois se renouveler mon équipage, emporté par les balles et par les maladies, je fus atteint aussi de la fièvre jaune et transporté à bord de l’Intrépide. Nous étions dix-huit aspirans dans le poste de ce vaisseau ; quatorze moururent. Si je fus un des quatre survivans, je le dus à la Providence plutôt qu’à la médecine, car je jetais régulièrement par le sabord tous les médicamens que me donnait le docteur. J’eus même le triste courage de lui en faire l’aveu quelques semaines plus tard, un jour où il se vantait de ma guérison comme d’une de celles qui lui faisaient le plus d’honneur.

J’avais beaucoup désiré connaître les Antilles où j’étais déjà venu deux fois faire naufrage, sans avoir rien vu du charme de ces îles ; les six mois que je passai à Saint-Domingue me suffirent grandement, et je repris avec joie le chemin de la France. Nous rentrâmes à Toulon où je reçus le 26 octobre 1803 le grade d’enseigne de vaisseau, et le 5 février 1804 la croix de la Légion d’honneur. Cette distinction, à la fondation de l’ordre, était excessivement recherchée ; j’avais dix-neuf ans, je commandais la compagnie d’abordage de l’Intrépide ; mes chefs me témoignaient estime et confiance ; ce fut un de mes meilleurs momens. Je ne demandais d’ailleurs que plaies et bosses, et j’avais déjà échappé à tant de périls que rien ne me semblait à redouter.

Cependant la guerre s’était rallumée avec les Anglais. L’Intrépide fut réuni à l’escadre que Napoléon avait placée sous les ordres de l’amiral Latouche-Tréville, et qui devait contribuer à l’exécution de ses projets contre l’Angleterre. Si ce grand marin eût vécu, il est possible que les événemens eussent pris une autre tournure. Le rôle que Napoléon avait assigné à sa flotte était fait pour tenter un grand cœur. Il s’agissait d’occuper les escadres anglaises, de manière que la traversée de la Manche fût libre pendant quelques heures, et alors c’était la Grande Armée envahissant l’Angleterre, et peut-être le bouleversement du monde.

Dès son arrivée à Toulon, M. de Latouche avait communiqué à son escadre l’ardeur qui l’animait. Nous étions mouillés en grande rade, et deux de nos vaisseaux à tour de rôle étaient sans cesse en vedette à l’entrée de la passe pour répondre aux insultes des Anglais. Dès que ceux-ci approchaient, comme ils en avaient pris impunément l’habitude, les vedettes filaient leurs câbles ; en 8 minutes, elles étaient sous voiles et donnaient la chasse à l’ennemi. Si ceux-ci étaient appuyés, d’autres vaisseaux de notre côté entraient en ligne. C’étaient des manœuvres continuelles, suivies de combats qui formaient les équipages et les capitaines. L’amiral, établi au sommet du cap Sepet, qui domine l’entrée de Toulon, surveillait tout au dehors comme au dedans, et préparait à Nelson des adversaires dignes de lui. Malheureusement la fatalité, qui s’attachait alors aux choses de la marine, ne permit pas l’accomplissement de ces grands desseins ; la santé de l’amiral, usée par les mauvais climats, déclinait de jour en jour, et nous eûmes la douleur de perdre ce chef en qui s’incarnaient tant d’espérances. Il mourut le 18 août 1804, dans une sortie au large, sur son vaisseau le Bucentaure ; son escadre le fit inhumer au sommet du cap Sepet, son observatoire habituel, et y fit élever un monument en forme de pyramide, que les générations de marins contempleront avec respect.

J’avais déjà vu dans ma carrière un grand nombre d’officiers, mais je n’avais pas rencontré de véritable chef, donnant comme celui que ; nous venions de perdre l’impression d’une volonté supérieure, capable de transformer les hommes et de dominer les événemens. Il n’aurait fallu rien moins qu’un chef de cette trempe pour affronter l’escadre anglaise, qu’une pratique ininterrompue de la mer et une longue suite de succès avaient portée au plus haut degré de perfection. Le fameux Nelson qui la commandait est, à mon avis, un des hommes de mer les plus accomplis qui aient existé ; c’était : un homme d’une rare intelligence, d’une vaillance et d’une énergie indomptables, et de plus un ennemi acharné de notre nation. Il nous faisait la guerre moins par devoir que par haine, et puisait dans ce sentiment une ardeur et une activité qu’il savait faire partager au dernier matelot.

Pour lutter contre un tel ennemi, Napoléon fit choix de l’amiral Villeneuve. C’était un officier de mérite, d’une instruction supérieure et de manières distinguées, mais l’un des derniers à qui eût dû incomber une si lourde tâche. Naturellement incertain et réservé, il portait difficilement devant la marine le souvenir de la bataille d’Aboukir, où sa conduite est restée injustifiable pour tous les gens de cœur, et bien que sa valeur personnelle n’ait jamais été mise en doute, il n’avait pas ce genre de courage nécessaire pour tenter la fortune et pour la dompter. Il ne crut jamais au succès du plan auquel il devait concourir, et sa défiance se communiqua bientôt à tous ceux qui servaient sous ses ordres. L’enthousiasme se refroidit, l’activité diminua ; il sembla qu’on eût perdu en quelques semaines toute chance de vaincre, et que le seul but à atteindre fût d’éviter désormais le plus longtemps possible la rencontre de l’ennemi.


VII
Départ pour les Antilles. — Démission de mon frère Olivier. — Sa mort. — Sauvetage de Grévillot. — Combat du cap Finistère. — Le commandant Infernet.


Nous tentâmes le 17 janvier 1805 une première sortie dans laquelle plusieurs vaisseaux firent de grosses avaries ; il fallut rentrer à Toulon pour les réparer. Nous en repartîmes le 29 mars à destination des Antilles, et alors commença cette interminable traversée, où mal commandés, retardés par des navires d’une marche inférieure, nous parcourûmes les mers, comme hantés par le spectre de Nelson, pour aboutir six mois plus tard au désastre de Trafalgar.

La fortune cependant parut d’abord nous favoriser. Nelson apprenant que l’escadre française avait quitté Toulon se lança à sa poursuite, et trompé par certains indices et par de faux bruits habilement propagés, il alla la chercher jusqu’en Égypte, pendant que nous opérions tranquillement le 8 avril à Cadix notre jonction avec l’escadre espagnole. Nous fîmes voile alors directement pour la Martinique, où nous n’arrivâmes que le 12 mai. Les vaisseaux espagnols ne pouvaient nous suivre ; ils avaient leurs bonnettes dehors, tandis que nous naviguions avec nos seuls huniers amenés sur le ton. Il en résulta un retard qui permit à l’escadre anglaise de nous rejoindre, ce qui n’aurait jamais dû arriver.

L’ennui de cette traversée, l’incertitude du commandement avaient amené un certain énervement, dont une conséquence fut qu’en arrivant à la Martinique, mon frère Olivier, alors aspirant sur le vaisseau le Fougueux, donna sa démission. J’essayai de l’en détourner, mais il me déclara qu’il était las de cette vie de paresseux, et qu’il allait faire la guerre aux Anglais pour son compte et à sa manière. Il avait fait la connaissance de marins de Saint-Malo qui avaient armé en course de petits navires, avec lesquels ils faisaient une guerre incessante aux établissemens anglais du golfe du Mexique, dévastant les côtes et s’emparant des navires de commerce. Leurs récits avaient séduit mon pauvre frère, qui avait d’ailleurs toutes les dispositions pour ce genre de vie. Nous nous quittâmes tristement, et je ne l’ai jamais revu. Dans une de ses expéditions aventureuses, le navire qu’il commandait fut capturé par les Anglais ; il profita d’un manque de surveillance, dans un des jours qui suivirent, pour saisir corps à corps le capitaine anglais qui commandait l’équipage de prise, et pour le jeter à la mer, puis il reprit son propre navire, et se dirigea sur la Martinique avec des mâts de fortune et les débris de son équipage. Dans ces conditions si peu favorables, il rencontra des corsaires hollandais qui allaient attaquer l’île de la Tortue, au nord de Saint-Domingue, et qui lui proposèrent de se joindre à eux. Mon frère accepta leur offre, et périt dans cette expédition, victime de son audace et de sa témérité. La présomption était presque son seul défaut. Je n’ai jamais rencontré de nature plus loyale et plus sympathique, de cœur plus chaud et plus désintéressé. L’amour de la guerre était devenu pour lui une passion comme pour d’autres celle de la chasse, et il devait tôt ou tard y trouver la mort.

Pendant notre séjour aux Antilles, nous reprîmes le rocher du Diamant qui ferme l’entrée de la rade de Fort-Royal, et nous fîmes quelques démonstrations contre les îles du Vent : nous attendions l’escadre de Rochefort, qui devait venir nous renforcer. Comme elle n’arrivait pas, nous fîmes route pour retourner en Europe. C’était un assez mauvais parti, car il était regrettable que le temps perdu aux Antilles ne nous procurât pas l’avantage de ce renfort, dont la rencontre à travers l’Océan était plus que douteuse. Malgré tant d’hésitations et de retards, nous avions encore l’avance sur Nelson, et, faisant route sur l’entrée de la Manche, nous pouvions espérer que l’amiral Villeneuve se déciderait à y entrer et à réaliser coûte que coûte le programme que lui avait tracé l’Empereur. Mais il eut connaissance d’une escadre anglaise croisant à l’entrée de la Manche, et au lieu d’aller résolument la combattre, il mit le cap sur le Ferrol, ce qui n’avait plus aucun sens .

Il m’arriva pendant cette traversée de sauver la vie à un homme dans des circonstances assez périlleuses, et cet incident me donna sur l’équipage une influence que je fus heureux de retrouver dans les événemens qui suivirent. C’est aussi le sujet d’un fort beau dessin à l’encre de Chine dont un des officiers de l’Intrépide, le lieutenant de vaisseau Gérard, voulut bien me faire présent. Le 18 juillet, par un gros temps, nous portions le grand hunier au bas ris et la misaine, quand, dans un virement de bord lof pour lof, un gabier nommé Grévillot fut jeté à la mer. J’étais de quart et je fis carguer la misaine et mettre le grand hunier sur le mât, pour amener une embarcation, mais l’état de la mer était tel que pas un homme ne se présenta pour l’armer. Je demandai au commandant de Péronne la permission de lui remettre le quart, et je m’élançai dans l’embarcation en criant : « A moi les braves ! » Vingt hommes se présentèrent ; j’en choisis quatre et un patron, et l’embarcation fut amenée. Nous eûmes beaucoup de peine à nous dégager du vaisseau qui dérivait énormément ; cependant nous y parvînmes, et je mis le canot debout au vent. Nous nous trouvâmes devant deux lames furieuses : la première nous porta tant bien que mal, mais la seconde nous remplit à moitié. Cependant le souvenir du matelot de l’Océan me donnait du courage, et mes hommes n’en manquaient pas. Nous pûmes gagner un peu dans le vent tout en vidant l’embarcation, et nous aperçûmes les bouées qui avaient été lancées du bord, mais le naufragé n’y était pas. Le vaisseau était déjà loin, nous ne voyions plus que la partie supérieure de ses œuvres mortes, et déjà la journée s’avançait.

Tout à coup, dans le creux d’une longue lame un canotier aperçut le malheureux Grévillot qui nageait péniblement. Il était impossible de mettre le cap sur lui en prenant en travers cette mer démontée ; nous manœuvrâmes avec beaucoup de prudence et finîmes par l’accoster. Il nageait depuis une heure et demie et était à bout de forces. Le plus difficile était maintenant de rejoindre l’Intrépide ; les lames nous gagnaient de vitesse et nous remplissaient à tout instant. Il est humainement impossible d’expliquer comment nous ne fûmes pas engloutis. La rentrée à bord nous paya de nos peines. L’équipage était rangé comme pour l’inspection, et le commandant entouré de son état-major nous reçut au haut de l’échelle. Il m’ouvrit ses bras et m’accabla d’éloges, et les officiers se réunirent pour dresser de ce sauvetage un procès-verbal des plus flatteurs, que je garde précieusement. Ma plus douce récompense fut l’estime des matelots, et l’affection dont ces braves gens me donnèrent plus tard tant de preuves.

Après avoir évité devant Brest l’escadre de l’amiral Cornwallis, que nous aurions pu combattre avec avantage, nous rencontrâmes à hauteur du cap Finistère une autre escadre anglaise de 15 vaisseaux dont 4 à trois ponts, commandée par l’amiral Calder. Le 22 juillet, par un temps de brume, nous tombâmes sur cette escadre à environ 20 lieues du Ferrol. Les deux amiraux ne semblaient pas plus pressés l’un que l’autre d’en venir aux mains, mais il fallut bien combattre, d’ailleurs sans résultat décisif. La brume persistante gêna beaucoup les opérations. J’étais sur le gaillard d’avant, mon poste de combat, et je transmettais au commandant les indications qui pouvaient lui servir à diriger la manœuvre. Nous soutînmes de notre feu le plus longtemps possible deux vaisseaux espagnols, le Firme et le San Rafaël, qui, ayant été démâtés, dérivèrent dans l’escadre anglaise et furent pris. Notre mât de misaine menaçait de tomber, et nous dûmes quitter le champ de bataille pour éviter le même sort. L’amiral Villeneuve ne tenta rien pour venir au secours des vaisseaux compromis, et ce combat incertain, connu sous le nom de combat du cap Finistère, tourna à notre confusion, puisque, malgré notre énorme supériorité numérique, nous ne causâmes aucun dommage aux Anglais. Au milieu de l’action, notre brave commandant M. de Péronne fut emporté par un boulet sur son banc de quart. Ce fut une grande perte pour nous tous et pour moi en particulier.

L’amiral Calder n’essaya pas de profiter de la timidité de son adversaire, et nous pûmes entrer le 27 juillet dans la baie de Vigo. On y débarqua les malades, puis l’amiral Villeneuve appareilla le 30 avec 15 vaisseaux dont deux espagnols, prenant enfin le parti, auquel il aurait dû depuis longtemps se résoudre, de laisser derrière lui trois vaisseaux espagnols incapables par leur mauvaise marche de prendre part à nos opérations.

A mesure que le dénouement approchait, les anxiétés de l’amiral semblaient s’accroître, et l’état moral des équipages en souffrait. Comprenant mal la grandeur de son rôle, ou plutôt écrasé par l’importance d’une mission qu’il ne se sentait pas à hauteur de remplir, il vivait dans des incertitudes perpétuelles, oscillant entre divers partis également raisonnables, et finissant le plus souvent par en prendre un autre qui ne l’était pas. Pour ne pas se heurter aux forces anglaises qui l’attendaient à l’entrée de la Manche, et peut-être dans l’espoir de les entraîner à sa poursuite, il gouverna d’abord au Nord-Ouest, puis au Sud, et, en désespoir de cause, finit par entrer à Cadix le 21 août. C’était le moment où Napoléon avec la Grande Armée, réunie au camp de Boulogne, attendait, les yeux fixés sur la mer, le moment de fondre sur l’Angleterre.

Nous nous trouvâmes réunis à Cadix au nombre de trente-trois vaisseaux tant français qu’espagnols. C’était une flotte imposante, mais bien des causes de faiblesse se cachaient sous cette apparence. Par l’Intrépide qui était un ancien vaisseau espagnol, nous pouvions juger des autres. Bien qu’il fût censé de 80 canons, son échantillon était si faible qu’il ne pouvait armer dans ses batteries que des pièces de 24 et de 18 au lieu déporter du 36 et du 24 ; il marchait mal, et ne valait pas un bon vais- seau de 74. À plus forte raison était-il inférieur aux vaisseaux de 80, le plus beau type de navires de guerre qui aient jamais été construits. Notre équipage était faible, mais du moins il était bon, ce qui ne pouvait se dire de ceux des vaisseaux espagnols, forcés par les croisières anglaises à pourrir depuis des années dans les ports.

Nous reçûmes alors un nouveau commandant pour remplacer M. de Péronne. C’était un Provençal nommé Internet, d’une taille colossale et d’une bravoure héroïque, qui s’est acquis à Trafalgar une impérissable renommée. Il parlait très mal le français et préférait de beaucoup s’exprimer dans son patois ; mais pour la besogne que nous avions à faire il nous eût fallu beaucoup de capitaines de cette trempe.

Vers cette époque le bruit se répandit que l’Empereur, fatigué des hésitations de l’amiral Villeneuve, avait pris le parti de le démonter de son commandement, et en effet l’amiral Rosily, destiné à le remplacer, avait pris la poste à Paris pour se rendre à Cadix. Cette nouvelle décida enfin Villeneuve à agir. Comme un animal acculé qui ne compte plus le nombre de ses ennemis, il prit le parti de livrer bataille, après avoir perdu tant d’occasions favorables, et avoir donné à Nelson le temps de le rejoindre devant Cadix.


VIII
Bataille de Trafalgar.


Nous appareillâmes le 20 octobre 1805 au nombre de 33 vaisseaux, et fîmes route vers le détroit de Gibraltar. L’amiral Nelson, qui croisait avec 27 vaisseaux dans ces parages, fut averti par ses frégates, et, aidé par de légers vents de la partie de l’Ouest, il se mit à notre poursuite. Le 21 dès l’aube les deux escadres eurent connaissance l’une de l’autre, et la bataille parut inévitable. L’amiral nous signala de prendre l’ordre de bataille en ligne de file, les amures à bâbord, afin de ménager aux vaisseaux trop maltraités la possibilité de rentrer à Cadix. Nous virâmes donc de bord et mîmes le cap au Nord. L’Intrépide faisait partie de l’avant-garde commandée par le contre-amiral Dumanoir ; le Bucentaure et la Santissima Trinidad, portant les pavillons des vice-amiraux Villeneuve et Gravina, occupaient le milieu de la ligne de bataille ; l’arrière-garde s’étendait au loin sous les ordres du contre-amiral Magon, qui montait l’Algésiras. Au lieu de prescrire à la tête de l’armée de porter bon plein pour rectifier l’ordre de file, l’amiral signalait sans cesse de serrer le vent ; la brise était très faible, et les mauvais marcheurs tombaient sous le vent, de sorte que la ligne se déformait de plus en plus, et que les vaisseaux se doublaient sur plusieurs points, laissant dans la ligne de vastes intervalles dont les Anglais devaient profiter.

Ceux-ci ne paraissaient d’ailleurs avoir d’autre préoccupation que de pas nous laisser échapper. Leur escadre, divisée en deux colonnes, arrivait sur nous vent arrière, poussée par la brise d’Ouest, et conduite par les vice-amiraux Nelson et Collingwood, dont les pavillons flottaient en tête de chaque file sur les trois-ponts le Victory et le Royal Sovereign.

Cette manière d’engager le combat était contraire à la plus simple prudence, puisque les vaisseaux anglais arrivant sur nous un à un, avec une très faible vitesse, auraient dû succomber en détail devant des forces supérieures, mais Nelson connaissait son escadre et la nôtre ; il se borna à signaler à ses capitaines ces simples mots : « L’Angleterre compte que chacun fera son devoir, » et, sûr que chaque navire irait au feu par le chemin le plus court, il fit entrer le Victor y dans le groupe le plus imposant de notre ligne, où les trois-ponts français et espagnols semblaient former une barrière invincible. C’est là qu’il trouva la mort au milieu de ce magnifique triomphe, tant désiré et préparé depuis si longtemps.

En même temps que le Victory engageait le combat avec le Bucentaure et la Santissima Trinidad, la colonne de l’amiral Collingwood arrivait sur notre arrière-garde, et la flotte entière disparaissait à nos yeux enveloppée par la fumée.

Cependant notre avant-garde, qu’aucun vaisseau anglais ne menaçait, demeurait inactive. Le commandant Internet, les yeux fixés sur le Formidable, attendait que l’amiral Dumanoir hissai le signal de virer de bord pour aller au feu. Ce signal ne paraissait pas. Le temps passait et l’avant-garde s’éloignait lentement du champ de bataille : il devint bientôt trop clair que son chef l’entraînait en dehors du combat. Tant que l’amiral Villeneuve eut un mât pour faire flotter un signal, il ordonna à ses vaisseaux de virer vent devant pour venir au feu ; il est certain que par le calme et la houle, cette manœuvre était lente et difficile, mais il fallait du moins la tenter. Je dois dire à la honte des vaisseaux de l’avant-garde que rien ne fut fait par eux pour obéir aux signaux de Villeneuve, et nous vîmes le Mont-Blanc, le Duguay. Trouin et le Scipion suivre le Formidable et s’éloigner lentement sans avoir reçu un boulet.

Le commandant Internet avait heureusement une autre idée du devoir et de l’honneur. Bien que nous fussions directement sous les ordres de M. Dumanoir, nous avions déjà fait plusieurs essais infructueux pour virer de bord ; la brise avait été éteinte par la canonnade, et une forte houle du large, présage d’une tempête prochaine, rendait le navire insensible à l’action de son gouvernail. Enfin, après plusieurs tentatives, et en nous aidant du seul canot qui fût en portemanteaux, nous parvînmes à virer, et le commandant s’écria d’une voix éclatante « Lou capo sur lou Bucentauro ! » C’était le plus fort du combat.

On distinguait à peine au milieu de la fumée et du fracas de la bataille le groupe formé par le vaisseau amiral, environné d’ennemis, n’ayant auprès de lui que le Redoutable, petit vaisseau de 74, écrasé par la masse du Victory, mais résistant avec tant de vaillance qu’il faillit prendre à l’abordage le vaisseau de Nelson. Partout les Anglais avaient l’avantage du nombre ; aucun d’eux ne restait inactif ; l’avantage du vent leur avait permis de se porter partout où leur présence était nécessaire, négligeant les vaisseaux souventés qui ne pouvaient prendre part que de loin à l’action, et qui devaient succomber en détail dans des luttes stériles. De plus, la supériorité de l’artillerie chez nos adversaires était telle, qu’en peu d’instans nos équipages se trouvaient décimés, tandis que les leurs ne subissaient que des pertes relativement faibles.

Quand nous arrivâmes dans les eaux du Bucentaure et du Redoutable, leurs mâts étaient tombés, leur feu presque éteint, l’héroïsme de leurs défenseurs faisait seul continuer une lutte inégale et sans espoir, contre des vaisseaux presque intacts, dont les volées se succédaient sans relâche. C’est au plus fort de cette mêlée que le commandant Internet nous mena. Il voulait, disait-il, dégager l’amiral, le prendre à son bord, et rallier autour de nous les vaisseaux qui étaient encore en état de combattre. L’entreprise était insensée et lui-même ne pouvait y croire ; c’était un prétexte qu’il se donnait pour continuer la lutte, et pour qu’il ne fût pas dit que l’Intrépide avait quitté le champ de bataille tant qu’il lui restait un canon et une voile. Noble folie qui nous coûta bien cher, mais que nous fîmes avec joie et que d’autres auraient dû imiter !

Nous eûmes l’honneur d’attirer sur nous de nombreux adversaires : le Leviathan, l’Africa, l’Agamemnon, l’Orion, le Téméraire de 100 canons, s’acharnèrent sur nous, et quand, après cinq heures du soir, nous amenâmes notre pavillon, le seul qui flottât encore, l’Intrépide n’avait plus un bas mât, il avait perdu les deux tiers de son équipage, et, criblé de boulets, les mantelets des sabords arrachés, il faisait eau de toutes parts. Mais du moins l’honneur était sauf, la tâche accomplie, le devoir rempli jusqu’au bout.

Je passai tout le temps du combat sur le gaillard d’avant où j’étais chargé de la manœuvre et de la mousqueterie ; c’est de là aussi que je devais mener ma compagnie à l’abordage ; c’était mon plus ardent désir que je ne pus malheureusement réaliser. Une de mes préoccupations fut d’empêcher la mâture de tomber, et je réussis à conserver assez longtemps le mât de misaine, qui nous permettait encore de manœuvrer un peu. Au plus fort de l’action, le vaisseau anglais l’Orion passa sur notre avant pour nous lâcher sa bordée d’enfilade ; je disposais mes hommes pour l’abordage, et montrant à un aspirant la manœuvre de l’Orion, je l’envoyai au commandant pour le prier de gouverner pour aborder. Je me chargeais du reste, et voyant l’ardeur de mes matelots, je me croyais déjà maître du vaisseau anglais, et rentrant avec lui dans Cadix, son pavillon hissé sous nos couleurs. J’attendais avec angoisse, et cependant rien ne marquait la manœuvre de l’Intrépide : je m’élançai vers le gaillard d’arrière, et trouvai en chemin mon aspirant couché à plat ventre, terrifié par la vue du Téméraire qui nous élongeait à portée de pistolet par le travers, nous foudroyant du feu de ses batteries hautes. Je traitai mon émissaire comme il le méritait, en lui appliquant un vigoureux coup de pied en bas des reins, et j’allai expliquer moi-même au commandant mon projet. Mais il était trop tard, l’Orion défilait sur notre avant en nous lâchant une bordée meurtrière, et l’occasion ne se présenta plus.

Au moment où j’arrivais sur la dunette, le brave Infernet brandissant un petit sabre recourbé faisait voler en l’air une des pommes de bois qui garnissaient la rambarde. La lame passa assez près de ma figure pour que je lui dise en riant : « Est-ce que vous voulez me couper la tête, commandant ? — Non, pas à vous, mon cer, me répondit-il, mais au premier qui parlera d’amener ! » Près de lui se trouvait un brave colonel d’infanterie qui avait fait ses preuves à Marengo, mais que la volée du Téméraire troublait profondément. Il cherchait en vain à s’abriter derrière la puissante stature de notre capitaine qui finit par s’en apercevoir et lui dit : « Voyons, colonel, est-ce que vous me croyez doublé en cuivre ? » et nous ne pûmes nous empêcher de rire malgré la gravité du moment.

Cependant le pont était devenu désert, les mâts abattus, les pièces démontées, les batteries jonchées de morts et de mourans. Il ne pouvait être question de continuer une lutte dans laquelle nous aurions vu disparaître les restes de notre vaillant équipage, sans causer aucun tort à l’ennemi. Notre pavillon fut amené. C’était le dernier qui flottât depuis longtemps dans la partie de la ligne où nous avions combattu, et je ne crois pas qu’après nous aucun vaisseau français ou espagnol ait opposé de résistance. Le commandant Infernet fut emmené sur l’Orion ; nous reçûmes du Britannia un équipage de prise de deux cents hommes, et je me trouvai commander ce qui restait de Français sur l’Intrépide, les six officiers qui marchaient avant moi étant morts ou dangereusement blessés. J’avais traversé sans une blessure sérieuse cet ouragan de fer et de feu, et je dus consacrer mes forces à la triste besogne qui m’incombait. Il fallait évacuer les blessés, maintenir l’ordre, et soutenir à flot le plus longtemps possible un navire coulant bas d’eau.

La brise avait fraîchi, la mer grossissait à vue d’œil ; il fallut au milieu des ténèbres, pendant que la tempête se formait, faire passer par un sabord sous le vent dans les embarcations anglaises plus de quatre-vingts blessés hors d’état de se mouvoir. Nous y parvînmes avec des peines infinies, au moyen d’un cadre et de barres de cabestan. Nous fûmes ensuite pris à la remorque par une frégate anglaise, que nous suivions en roulant bord sur bord et faisant eau de toutes parts. Je m’aperçus à un certain moment que le travail des pompes se ralentissait, et je fus averti que les portes de la cambuse avaient été enfoncées, et que tous, Anglais et Français, s’y étaient précipités pour s’enivrer. Au moment où j’arrivais parmi ces hommes réduits à l’état de brutes, une barrique d’eau-de-vie venait d’être défoncée, et le liquide coulant sur le plancher venait lécher le pied d’une chandelle qui y était posée. Je n’eus que le temps de mettre le pied sur la flamme et dans l’obscurité des voix menaçantes s’élevèrent contre moi. Un des Français s’écria heureusement : « C’est Auguste, le sauveur de Grévillot. » Un sentiment de reconnaissance se fît jour dans ces cervelles obscures ; j’en profitai pour faire appel à tous ceux à qui restait une lueur de raison. A coups de pied et à coups de poing je fis évacuer la cambuse, j’en barricadai la porte, et je fus m’entendre avec l’officier anglais pour parer au danger qui devenait imminent.

Deux fois, pendant la nuit, je fis couper la remorque qui nous liait à la frégate anglaise, espérant que la tempête jetterait notre vaisseau désemparé sur la côte d’Espagne, et préférant en tous cas la mort à la captivité. Malgré l’état de la mer, les Anglais réussirent à reprendre la remorque, et il fallut me résigner à mon sort. Quand le jour parut, les Anglais se décidèrent à abandonner l’Intrépide ; la brise avait un peu molli, et les débris de notre équipage furent transbordés sur le Britannia. Le lieutenant de vaisseau qui commandait l’équipage de prise et qui avait été témoin de mes efforts pendant cette terrible nuit, voulut bien rendre au contre-amiral Northesk, qui montait le Britannia, un compte si favorable de ma conduite, que cet officier général me fit promettre de ne pas me compter parmi les prisonniers de guerre, et de me faire déposer sur la côte d’Espagne. Cette assurance me combla de joie, et comme les hommes heureux sont disposés à avoir le cœur sensible, je voulus rester sur l’intrépide jusqu’à la dernière minute de l’agonie d’un de mes amis. C’était un enseigne de vaisseau nommé Poullain, avec qui j’étais étroitement lié. Il n’avait pas été jugé transportable, et me suppliait de ne pas l’abandonner dans les angoisses de la dernière heure. J’espère que cette bonne action me sera comptée là-haut. car ses conséquences ont lourdement pesé sur ma carrière.

L’officier anglais chargé du transbordement, après m’avoir fait la commission de l’amiral, et apprécié les motifs qui me faisaient différer mon départ, m’avait promis de me faire prendre dans la journée par une embarcation ; malheureusement le vent, qui était tombé dans la matinée, se remit à souffler grand frais, et les communications redevinrent difficiles. Le Britannia s’éloigna, ma carrière militaire disparaissait avec lui.

Quand j’eus reçu le dernier soupir de mon pauvre camarade, nous restâmes trois êtres vivans sur l’Intrépide. C’étaient un capitaine d’artillerie et un aspirant qui n’avaient pas voulu m’abandonner. Le pauvre Grévillot n’était plus de ce monde ; un biscaïen l’avait frappé près de moi, et, pendant qu’on l’emportait, un boulet lui avait fracassé la tête. L’aspirant m’avait toujours témoigné une sincère affection, et j’avais eu l’occasion de constater en lui l’empire qu’un cœur énergique peut exercer sur une organisation défectueuse. Son poste pendant la bataille était aussi sur le gaillard d’avant ; il y faisait bonne contenance, et pendant un moment de répit, je lui offris de prendre un verre de vin. Quand il s’agit de tenir son verre, sa main trembla tellement qu’il lui fut impossible de garder une goutte de liqueur, et cependant son visage était calme et sa conduite parfaitement courageuse. Comme il semblait humilié de cette marque de faiblesse, je pris sa main tremblante et la lui serrai avec effusion, l’assurant de toute mon estime, car il avait bien plus de mérite à se bien conduire que ceux qui, comme moi et bien d’autres, n’éprouvions guère d’émotion dans les plus grands dangers.

Cependant notre situation sur l’Intrépide s’aggravait à toute minute. Au milieu de ces cadavres et de ce sang répandu, le silence n’était plus troublé que par le bruit de la mer, et une rumeur sourde que faisait l’eau en montant dans la cale et en se répandant dans le vaisseau. La nuit commençait à tomber, et le vaisseau enfonçait de manière qu’il était facile de calculer qu’avant le jour, il aurait disparu. N’ayant plus rien à faire, je m’étais laissé aller au sommeil ; mais l’officier d’artillerie, devenu nerveux, amassa des débris de bois sur le pont, et voulut y mettre le feu, préférant une mort prompte à la lente agonie qui se préparait. Je m’aperçus à temps de ce projet et m’y opposai absolument. Nous trouvâmes un fanal qui fut placé au bout d’une perche, que je lui recommandai d’agiter. Par un hasard providentiel, l’Orion passa à portée de voix ; nous le hélâmes, et une embarcation vînt nous prendre. Peu de temps après, l’Intrépide disparaissait sous les flots[2].


IX
Séjour sur l’Orion. — Transbordement en Angleterre. — Nouvelle captivité. — Expéditions de mon frère Pierre à Buenos-Ayres et à Java.


Le capitaine Codrington qui commandait l’Orion me fit l’accueil le plus flatteur, mais lorsque je réclamai l’exécution de la promesse de lord Northesk, il me déclara ne pouvoir y donner suite sans un ordre positif de cet amiral. J’attendis avec confiance, ne doutant pas que cette difficulté ne fût levée avant peu, et fort bien traité d’ailleurs par les Anglais. J’avais retrouvé sur l’Orion le commandant Internet ; nous passions une partie de nos journées ensemble ; il était d’assez belle humeur, et buvait une quantité de grogs, où l’eau-de-vie tenait autant de place que l’eau douce. Comme je lui en faisais l’observation, il me répondit que c’était « pour rouiner les ennemis. » Le capitaine anglais sir G. Codrington lui était bien supérieur comme éducation, et voulait bien causer de longues heures avec moi. Il me contait ses découragemens, pendant les longues croisières et les interminables blocus que l’Angleterre imposait alors à ses marins, et où se consumait son existence loin de sa famille et de ses intérêts les plus chers. Le sentiment du devoir parlait haut chez eux comme chez nous, et ils avaient du moins pour remonter leur courage des journées comme celle de Trafalgar[3].

Je profitai de mes loisirs pour examiner de près leur organisation. L’audace avec laquelle l’amiral Nelson nous avait attaqués, et qui lui avait si complètement réussi, provenait du mépris complet qu’il professait non sans raison pour les effets de notre artillerie. Nous avions alors pour principe de tirer dans la mâture, et pour y produire une avarie plus ou moins sensible, nous perdions une masse de projectiles qui, placés dans la coque du navire ennemi, eussent jeté par terre une partie de son équipage. Aussi nos pertes étaient-elles toujours incomparablement supérieures à celles des Anglais, qui tiraient horizontalement et nous atteignaient en plein bois, faisant voler des éclats bien plus meurtriers que le projectile lui-même. Nous nous servions encore de boutefeux qui faisaient partir le coup avec une lenteur désespérante, de sorte que si le navire roulait beaucoup, ce qui s’était produit le 21 octobre, des bordées entières passaient au-dessus des mâtures sans y causer la moindre avarie. Les Anglais avaient des platines à silex assez grossières, mais bien supérieures à nos boutefeux. Sans posséder de hausses, ils se servaient de fronteaux de mire qui leur donnaient un tir horizontal, grâce auquel, s’ils n’atteignaient pas le but de plein fouet, ils obtenaient du moins un tir à ricochet très efficace. C’est à peine si à la fin de ces guerres quelques-uns de nos capitaines se sont affranchis de ce principe absurde de tirer à démâter, legs des solennels combats de la guerre d’Amérique, qui était encore préconisé en 1833 au vaisseau-école, quand mon fils aîné s’y trouvait.

Au bout de quelques jours, l’Orion rentra à Gibraltar. Le Royal Sovereign sur lequel l’amiral Collingwood avait si vaillamment mené à Trafalgar une des colonnes à l’attaque, était fort maltraité. On le renvoyait en Angleterre ; j’y fus transbordé avec d’autres prisonniers, et je partis désespéré d’avoir perdu la trace de l’amiral Northesk, quoique toujours confiant dans l’exécution de sa promesse. cette confiance m’a soutenu pendant les cinq ans et demi qu’a duré cette nouvelle captivité. Je me croyais toujours à la veille d’être mis en liberté, et j’ai moins souffert de me voir ainsi à la fleur de l’âge condamné à une désolante oisiveté, quand ma carrière s’annonçait sous de si heureux auspices. J’aurais dû connaître la bonne foi britannique et savoir le fond que l’on doit faire sur la parole des Anglais : celle du comte de Northesk, contre-amiral et pair du royaume, paraissait cependant de celles sur lesquelles on aurait pu devoir compter. Je dois lui rendre cette justice qu’il ne la renia jamais. Les nombreuses lettres que je reçus de lui, en réponse à celles dont je le poursuivais sur toutes les mers du globe, déplorent sans cesse l’impuissance où il se trouve de faire ratifier par l’amirauté anglaise la promesse qu’il m’avait faite dans un élan de générosité.

Le Royal Sovereign nous conduisit à Portsmouth. Avant qu’il eût été statué sur le sort des officiers prisonniers, nous fûmes transbordés sur des pontons, pêle-mêle avec nos matelots. Je fus attaché à un plat de dix hommes dont faisaient partie mon domestique et un nègre. Jamais ces braves gens ne voulaient toucher au plat avant que j’eusse pris la part entière qui me revenait, et alors seulement ils consentaient à piquer dans la gamelle la maigre pitance due à la générosité des Anglais. Des officiers du Royal Sovereign étant venus quelques jours après me faire une visite, tombèrent au moment du repas, et purent juger par eux-mêmes de la manière dont nous étions traités. Ils en parurent très humiliés et m’en marquèrent très affectueusement leur regret. J’ai bien souvent constaté la noblesse de cœur des Anglais pris à part, en même temps que l’absence totale de scrupules qui semble présider à tous les actes de leur gouvernement.

Peu après je fus mis en demeure d’opter entre la prison sur les pontons ou la résidence sur parole dans une ville de l’intérieur. Comptant toujours que ma captivité serait abrégée, et tenant avant tout à conserver les moyens de faire les démarches nécessaires pour ma mise en liberté, je choisis ce dernier parti. J’aurais bien mieux fait de choisir la prison pure et simple, d’où j’aurais trouvé cent fois moyen de m’échapper.

Au moment de nous séparer, mes compagnons de l’Intrépide me témoignèrent la plus touchante affection ; je partageai tristement avec ces braves matelots les dix louis qui faisaient toute une fortune, et je partis pour Tiverton, qui m’avait été désigné comme lieu d’internement.

C’était une petite ville assez plaisante, mais qui me parut singulièrement monotone après la vie agitée à laquelle j’étais accoutumé. Ma solde, réduite de moitié, montait à cinquante francs par mois, qui devaient suffire à tous mes besoins, dans un temps où le blocus continental avait fait sensiblement monter le prix de toutes les denrées. Mes frères eurent la bonté de m’envoyer de temps à autre un peu d’argent, mais ils n’étaient pas riches, et je souffrais de leur être à charge. Je profitai de mes loisirs pour refaire et compléter mon instruction ; quelques camarades plus lettrés me donnaient des leçons de littérature et d’histoire ; je m’acquittais en leur enseignant l’escrime, pour laquelle j’avais une grande aptitude, et que j’ai toujours beaucoup pratiquée.

La population de Tiverton nous faisait d’ailleurs bon accueil ; quelques habitans poussèrent même la prévenance jusqu’à me proposer de faciliter mon évasion, et parmi eux une jeune et jolie miss, qui ne mettait à son offre qu’une condition, c’est que je l’emmènerais dans ma fuite, et que je l’épouserais en arrivant sur le continent. Je n’eus pas grand’peine à résister à ces tentations, mais il m’en coûta davantage de m’arracher aux obsessions de quelques-uns de mes camarades, qui, n’ayant pas les mêmes idées que moi sur-la religion du serment, voulaient absolument me décider à fuir avec eux. Plusieurs réussirent dans leur évasion ; je m’abstiens de les juger, mais j’ai souvent été surpris par la suite de la rancune qu’ils m’ont gardée pour n’avoir pas voulu agir comme eux.

Pendant que je me morfondais à Tiverton, mon frère Pierre continuait à courir les mers. Après avoir donné sa démission de la marine impériale, il avait armé une goélette avec laquelle il faisait la guerre au commerce anglais. Il croisa d’abord sur les côtes du Mozambique et se rendit ensuite à la Plata. Il se trouvait au mois de juin 1806 à Buenos-Ayres, quand les Anglais se présentèrent pour attaquer cette colonie.

Une expédition anglaise avait été dirigée quelques mois auparavant contre les possessions hollandaises du Cap de Bonne-Espérance, et y avait obtenu un succès complet, par suite de la lâcheté du général Janssen, gouverneur du Cap. Elle revenait chargée de butin dans la mère patrie, quand elle rencontra un navire américain qui venait de la Plata, et apprit par hasard que les habitans de cette colonie, mécontens de leur gouvernement, accueilleraient avec joie ceux qui les aideraient à en secouer le joug. Il n’en fallut pas davantage pour décider sir Home Hopham, le commandant de la division anglaise, à mettre le cap sur Buenos-Ayres, qu’il attaqua le 25 juin et dont il se rendit maître le 2 juillet. Il n’avait que 1 500 à 2 000 hommes. Le vice-roi et ses troupes s’étaient enfuis à Cordova, et les Anglais se mirent à piller et à rançonner la ville, avec la conscience qu’ils savent apporter à ce genre d’opérations. Ils embarquèrent ainsi sur leurs navires plus de 1 100 000 dollars, en numéraire seulement.

Au bout de quelques jours, les Espagnols s’aperçurent du petit nombre de leurs agresseurs ; un officier français, M. de Liniers, ranima leur courage, rassembla un millier d’hommes résolus, et aidé de la populace refoula les Anglais dans la rue principale. Mon frère, à qui M. de Liniers avait communiqué son plan, et qui depuis l’arrivée des ennemis croisait au large, vint audacieusement embosser sa goélette devant la rue en question, fit passer tous ses canons du même bord, et se mit à mitrailler les Anglais, de telle façon qu’ils durent mettre bas les armes. On leur permit de se rembarquer, et Buenos-Ayres en fut délivrée. Les habitans ne savaient comment témoigner à mon frère leur reconnaissance. Ils lui offrirent le grade de colonel qu’il n’accepta pas ; puis ils lui envoyèrent un mulet chargé de piastres fortes qu’il refusa également, pour bien faire ressortir la différence entre le désintéressement d’un corsaire français et l’âpreté des marins de Sa Majesté Britannique. Il n’emporta comme souvenir de cette expédition qu’un cercle à réflexion de Mendoza où fut gravée une dédicace à sa louange.

Pierre était depuis peu de retour à Ténériffe quand une occasion se présenta à lui de rendre d’importans services, et de rentrer dans la marine dans les conditions les plus avantageuses. L’Empereur avait confié à un officier hollandais, le général Daëndels, le gouvernement de l’île de Java avec les pouvoirs les plus étendus. Mais tout-puissant sur terre, il ne l’était pas sur mer, et il fallait que son délégué pût atteindre le siège lointain de son gouvernement. Le général parvint à Ténériffe, ayant eu grand’peine à échapper aux croisières anglaises ; il lui fallait de là atteindre Java, sans risquer une seule relâche, et tomber en quelque sorte à pic sur sa destination. Mon frère lui fut désigné comme le seul homme capable de résoudre ce problème de navigation, en même temps que par sa valeur il saurait rendre moins dangereuse une rencontre avec l’ennemi. On lui fit donc offrir une somme considérable qu’il refusa avec mépris, et il en fut même si mécontent qu’il ne voulut pas entendre parler d’un arrangement quelconque. Il fallut pour le décider que le général Daëndels lui fit la promesse formelle, que ses pouvoirs rendaient réalisable, de faire rentrer mon frère dans la marine impériale avec le grade de capitaine de vaisseau, s’il menait à bien son entreprise. Cette promesse le décida. Il affréta un navire américain, et après avoir dirigé sa marche de manière à passer hors de vue de toute terre et de tout navire, il atterrit au bout de cent cinq jours de mer à Batavia, à l’heure précise qu’il avait indiquée la veille d’après ses observations.

Le général Daëndels, enchanté de ses services, le garda près de lui avec le grade d’adjudant général de la marine. Il fallut créer une flottille pour réprimer les incursions des pirates malais qui désolaient les rivages de l’île. Pierre parcourut les forêts, fit abattre des arbres dont il construisit des navires, découvrit une plante fibreuse dont on tressa des cordages, fondit des canons, enfin produisit de toutes pièces une flottille de cent quarante-cinq petits navires armés d’un ou de deux canons, avec lesquels il commença à faire la chasse aux sauvages. Il lui fallut une année de combats et de dangers incessans sur ces côtes inexplorées pour réduire ces ennemis. Malheureusement le général Daëndels fut élevé à la dignité de maréchal et rappelé en Hollande. Il fut remplacé par ce général Janssen, dont la faiblesse avait déjà causé la perte de la colonie du Cap. Les Anglais envoyèrent des Indes une expédition contre Java, et, au bout de deux mois et demi de lutte, l’île fut conquise. Mon frère, qui se défendait encore dans la région occidentale, effectua le dernier sa soumission. Les Anglais lui firent les offres les plus séduisantes pour l’engager à rester à Java et à diriger leur marine. Il préféra la captivité où il demeura jusqu’à la fin de la guerre en 1814.

Sur quatre frères qui portions les armes au commencement de cette guerre, deux étaient morts en combattant, les deux autres étaient prisonniers. La captivité me pesait lourdement ; je supputais les chances d’avancement que j’aurais pu avoir en continuant à servir, et maudissais le sort contraire qui me condamnait à l’inaction. Pour attirer l’attention du gouvernement français, je faisais mille projets. L’un d’eux fut emporté en France dans une reliure de livre, par un jeune officier, M. de la Susse, venu en Angleterre pour traiter des échanges de prisonniers. Ce projet consistait à partir de Rochefort avec des embarcations armées, et à aller incendier l’escadre anglaise qui séjournait en toute sécurité dans la rade des Basques, et y exécutait ses réparations comme sur une rade anglaise. Ce projet, que j’avais étudié dans tous ses détails, resta alors sans exécution. Il fut question de le reprendre en 4813. Le ministre, avant de me le confier alors, crut devoir consulter le préfet maritime de Rochefort, M. de Bonnefoux, qui déclara le projet irréalisable et ne pouvant sortir que d’un cerveau brûlé. Il est certes plus facile de se chauffer les pieds dans son cabinet que d’exécuter une entreprise de ce genre, mais il est certain aussi qu’à la guerre, une bonne dose d’enthousiasme sert plus au pays que l’excès de prudence et de réflexion. On trouve toujours assez de gens pour pratiquer ces dernières qualités.

Enfin après cinq ans d’absence, lord Northesk rentra en Angleterre. La guerre contre Napoléon avait pris un tel caractère d’acharnement, que l’amirauté refusa d’abord de ratifier la promesse qui m’avait été faite au lendemain de Trafalgar. Quand l’amiral me fit connaître cette décision, je lui répondis dans des termes si offensans pour le peuple chez qui la parole d’un officier général était ainsi méconnue, qu’il fut piqué au vif, et, à la suite d’une grave discussion avec les lords de l’amirauté, il obtint que je serais porté en tête de la liste d’échange. Six mois après je fus rendu à la liberté.


V
Retour en France. — Je suis nommé lieutenant de vaisseau. — Embarquement sur la Dryade. — Combat du Romulus. — Le naufrage de la Méduse.


Je rentrai en France au mois de mars 1811, étant encore enseigne de vaisseau. La marine était pour ainsi dire anéantie, et quelques frégates isolées soutenaient encore sur les mers l’honneur du pavillon. Quand on lit les récits des glorieux combats qui furent livrés à cette époque, particulièrement dans les mers des Indes, on pense à ce qu’il eût été possible d’obtenir de nos marins et de nos vaisseaux, s’ils eussent été bien commandés et bien armés. Napoléon ne sut ou ne voulut pas le comprendre : nous l’avons payé bien cher, et lui aussi par suite.

Mon père était mort en 1802, mes deux frères absens ; il me restait encore à Rennes quelques vieux parens, auprès desquels je passai quelques jours avant de me rendre à Paris. Je fus alors voir l’amiral Ganteaume, qui était ministre de la Marine. Il me demanda tout d’abord où j’avais été décoré, et, quand il sut que c’était après Algésiras, il me promit sa protection. Je fus en effet nommé lieutenant de vaisseau peu de temps après, à la date du 24 juillet 1811.

Malgré l’irritation qu’avait causée à l’Empereur le désastre de Trafalgar, il était trop bon juge en . fait de courage pour ne pas rendre justice aux traits d’héroïsme qui avaient éclaté dans cette journée. Les commandans Lucas, du Redoutable, et Infernet, de l’Intrépide, avaient été mandés tous deux à Paris, comblés d’éloges par l’Empereur, et avaient reçu de sa main la croix de commandeur de la Légion d’honneur. Le commandant Internet avait alors parlé de ma conduite au ministre, et avait produit une lettre collective que mes camarades de l’Intrépide, réunis sur le Britannia, avaient signée à mon adresse après la bataille. Après six ans écoulés et tant de sang répandu dans toute l’Europe, ces souvenirs n’étaient pas effacés au ministère de la Marine. J’y fus donc très bien traité, et mis à l’abri des réductions de cadres qui s’annonçaient dès lors, et qui à la chute de l’Empire ruinèrent tant de carrières, et réduisirent à la misère tant de braves officiers.

Je fus d’abord expédié à Anvers pour y prendre le commandement de trois cents matelots hollandais que je devais mener à pied à Toulon. Ces hommes ne parlaient pas français ; ils me suivaient à contre-cœur, et ce voyage fut une pénible corvée. J’avais acheté un cheval pour faire plus commodément la route ; le caractère de cet animal ne cadrant pas avec le mien, je mis pied à terre, et l’ayant attaché à un arbre, je me mis en devoir de lui administrer une correction. Comme j’aurais dû le prévoir, la bride se rompit, le cheval s’échappa et court peut-être encore. Si je m’étais lancé à sa poursuite, je n’aurais plus retrouvé mes matelots, et je préférai faire le sacrifice du cheval, quelque douloureux qu’il fût.

En arrivant à Toulon je reçus l’ordre de me rendre à Gênes pour y armer le vaisseau l’Agamemnon de 74, récemment construit. À cette époque, les Anglais publièrent qu’ils feraient pendre, s’ils les reprenaient, les officiers prisonniers sur parole qui s’étaient évadés d’Angleterre. Le préfet maritime de Toulon, me croyant dans ce cas, me fit rappeler de Gênes et embarquer sur la frégate école des aspirans. Il me fut facile de prouver que mon retour en France avait eu lieu à la suite d’un échange régulier, et que j’avais le droit, sans risquer la corde, de porter les armes. Je fus donc renvoyé à Gênes, et cette fois embarqué comme second sur la frégate la Dryade, qui venait d’être lancée. Le capitaine de frégate Baudin commandait la Dryade ; il avait à peu près mon âge ; mais, ayant eu le bonheur de ne pas tomber aux mains des Anglais, il avait fourni déjà une brillante carrière, et s’était illustré par plusieurs combats dans l’Inde. Ses exploits sur la Sémillante et sur le brick le Renard avaient consacré sa réputation, et je fus heureux de servir sous ses ordres. Son mérite lui a valu depuis le bâton d’amiral de France, et l’amitié commencée sur la Dryade ne s’est jamais refroidie, malgré la différence de nos destinées.

Nous avions un équipage de Génois intelligens et bons marins, et nous nous occupâmes avec ardeur de mettre la frégate en état de paraître devant l’ennemi. Par malheur, les occasions de combattre étaient rares, et nous nous bornions le plus souvent à éclairer l’escadre en nous tenant en vue des vaisseaux anglais. Un jour de novembre 1813, nous étions en réparations dans la petite rade, quand une saute de vent amena un engagement entre quelques-uns de nos vaisseaux sortis de Toulon et les plus avancés de l’escadre anglaise. Le commandant étant absent, je fis armer la chaloupe de la frégate, et gagnai la grande rade pour me jeter dans la mêlée, et aider les vaisseaux maltraités à prendre des remorques. Je passai à poupe du vaisseau de l’amiral Émeriau, qui m’envoya de sa galerie des encouragemens, et m’ordonna d’aller armer les batteries du cap Sepet, d’où je fis canonner les Anglais jusqu’à la fin de l’engagement. Pendant ce temps, j’étais attendu au village de la Seyne, où je devais servir de parrain à l’enfant nouveau-né d’un de mes amis, M. Quiot, lieutenant de vaisseau. J’arrivai fort en retarda cette cérémonie, mais je pus cependant m’acquitter de ma fonction, ayant eu le plaisir assez rare d’un combat et d’un baptême dans la même journée.

Le 13 février 1814, la Dryade appareilla avec la division du contre-amiral Cosmao, pour aller au-devant du vaisseau le Scipion, sorti récemment des chantiers de Gênes. Le lendemain, au point du jour nous donnions dans la passe Est des îles d’Hyères, le cap sur Toulon, quand nous aperçûmes au large l’escadre anglaise sous toutes voiles, se dirigeant vers la terre pour nous couper la route. L’amiral n’avait d’autre alternative que de mouiller sous le fort de Porquerolles, et d’y livrer un combat que la disproportion des forces eût rendu désastreux, ou de continuer sa route, avec la chance de combattre sous voiles à l’entrée de Toulon, avec une forte brise de Sud-Est qui repousserait dans la rade les vaisseaux désemparés, et avec l’appui probable du reste de l’escadre, que les sémaphores de la côte devaient avertir de notre position.

Il s’arrêta à ce dernier parti : nous traversâmes la rade d’Hyères, et nous sortions par la petite passe, au moment où les Anglais arrivaient pour nous barrer la route. Ils n’atteignirent que les derniers vaisseaux, et alors se livra entre notre arrière-garde et l’avant-garde anglaise un combat, dont les habitans de la côte se souviendront longtemps. Un de nos vaisseaux, le Romulus, pressé par le trois-ponts anglais le Boyne, passa si près de terre qu’il accrocha, dit-on, sa bonnette basse aux rochers du cap Brun ; il rangea en tous cas de si près la côte, que plusieurs matelots, qui s’étaient réfugiés dans les portes-haubans de tribord pour se garantir de la volée du Boyne, furent blessés par des éclats de pierre que les boulets anglais faisaient voler en frappant la falaise.

Avec le commandant Baudin nous ne devions pas rester éloignés du feu de l’ennemi. La Dryade se tint en effet constamment par la hanche de bâbord du Romulus, prête à l’élonger, et à lui envoyer une remorque, dans le cas où il aurait été désemparé. Je fis armer dans la chambre du com mandant deux pièces de 18, qui tirèrent constamment en retraite, et firent beaucoup de mal aux Anglais. À cette époque, les logemens des officiers n’étaient pas comme aujourd’hui encombrés de caissons et autres objets fort commodes, mais qui rendraient cette mise en batterie longue et difficile. Il ventait heureusement belle brise, et ce combat inégal prit fin à l’entrée de la rade de Toulon, où les ennemis n’osèrent pas s’aventurer.

Nous avions espéré que l’amiral Emeriau ferait appareiller son escadre pour nous soutenir. Il y avait là une belle manœuvre à faire, et Latouche-Tréville n’eût pas manqué de la tenter. Peut-être l’amiral avait-il des ordres précis pour ne pas risquer d’affaire décisive, ou craignait-il de mesurer contre les vieux marins de l’Angleterre ses équipages incomplets et composés en grande partie d’étrangers. Le combat malgré tout fut des plus honorables, et nous le sentions assez bien engagé pour désirer le poursuivre.

Ce furent les derniers coups de canon de cette longue période de guerres navales. J’avais vu tirer les premiers étant mousse à bord de la Gentille, le 1er juin 1794, et je crois pouvoir attester qu’en ces vingt années de lutte, la marine française a montré assez d’énergie et de vaillance pour faire oublier les fautes et les revers qui ont été son partage.

Je quittai la Dryade au mois de mai 1814, et fus envoyé à Rochefort sur la frégate l’Amphitrite, qui devait me mener à Pondichéry, ‘puis en février 1815, je reçus le commandement de la gabare l’Infatigable à destination de Terre-Neuve. J’étais avec ce navire en rade de l’île d’Aix, quand les événemens des Cent Jours me firent rappeler à Rochefort. Mais la marine ne devait pas prendre part à cette dernière lutte de Napoléon, et je passai ces trois mois à transporter des bois de construction de Bayonne à Rochefort. Ces voyages étaient dangereux et pénibles. Il fallait, pour éviter les croisières anglaises, ranger de près cette côte inhospitalière, qui n’offre pas un abri contre les grands vents du large et les mers démontées du golfe de Gascogne. J’étais obligé de veiller nuit et jour pendant les traversées, et de prendre pour me tenir éveillé des quantités de café noir, d’où est née l’irritation d’estomac qui, s’aggravant par la suite, m’a obligé d’interrompre ma carrière.

L’amiral de Bonnefoux, préfet maritime, ayant constaté avec quelque raison que je déployais plus d’activité que les braves capitaines de Rochefort chargés du même service, et qui, entre deux ; traversées, se donnaient quelques semaines de repos, amarrés dans l’Adour le long des Allées marines, fit armer en guerre ma gabare et me renvoya à Rayonne prendre le commandement d’une flottille. Je reçus à l’entrée des passes de Maumusson la chasse d’une frégate et d’une corvette anglaises, qui m’obligèrent à me réfugier dans la Gironde, et c’est là que j’appris la chute définitive de Napoléon et le retour du roi. Cela me valut, la guerre étant terminée, de reprendre mes fastidieux transports pendant le reste de l’année 1815. Au commencement de 1816, l’Infatigable avait été désignée de nouveau pour la station de Terre-Neuve, mais l’état de délabrement où elle se trouvait détermina le port de Brest à me faire passer sur la Salamandre, d’où je fus de nouveau transbordé sur la corvette la Loire à destination du Sénégal.

Cet embarquement n’avait rien d’attrayant, mais en somme j’étais mon maître, et surtout heureux de n’être pas compris dans les réductions de cadres qui firent mettre à pied la moitié de mes camarades. Les vétérans des grandes guerres, ceux dont le sang coulait depuis vingt ans dans tant de combats, restèrent végéter à demi-solde dans les ports, pendant que de brillans commandemens étaient donnés à des gens dont le seul mérite était d’être restés fidèles aux Bourbons. Certes la fidélité est honorable, mais elle peut se récompenser par des pensions ou des charges de cour, et non par des commandemens à la mer, qui engagent la vie des hommes et l’honneur du pavillon. J’en vis peu de temps après, un exemple bien frappant. Mon frère Pierre lui-même, un des premiers marins de son temps, fut rayé des cadres d’activité. Il était capitaine de vaisseau, jeune encore, puisqu’il n’avait que 44 ans, il avait la plus belle expérience des choses de la mer qu’un homme puisse acquérir. Le désintéressement dont il avait donné tant de preuves ne lui avait pas permis d’acquérir de fortune ; il fut réduit, pour vivre, à commander des bâtimens de commerce.

En même temps que la Loire, se trouvaient sur la rade de Rochefort deux superbes frégates, la Nymphe et la Méduse, confiées toutes deux à des officiers rentrans. La dernière, dont le nom devait être tristement célèbre, avait pour commandant M. de Chaumareix, ancien émigré, qui n’avait pas navigué depuis Louis XVI, et qui avait dû à cette époque posséder tout au plus le grade d’enseigne. Il devait comme moi se rendre au Sénégal. C’était un homme courtois, mais d’une grande légèreté, et qui semblait trouver tout naturel que je fusse son très humble serviteur. Je lui fis comprendre d’abord que j’étais pour le moins aussi bon gentilhomme que lui, et que je ne pensais pas avoir démérité en servant mon pays pendant son exil volontaire ; il changea alors de ton à mon égard, et devint même très prévenant quand il sut que je devais me rendre comme lui au Sénégal, et que je pourrais lui en montrer la route. Son esprit était hanté par la crainte de toucher sur un banc de sable qui s’avance dans l’ouest des côtes d’Afrique, mais qui est relevé sur toutes les cartes, et qu’il est par suite très facile d’éviter. Je m’efforçai de lui démontrer qu’il pouvait laisser ce banc en dehors de sa route, et, tout en riant de ses craintes, je lui offris de naviguer de conserve, ce qu’il pourrait faire à son aise, son navire marchant beaucoup mieux que le mien. Je lui donnai en outre des instructions par écrit, assez satisfait à part moi de lui voir reconnaître ainsi ma supériorité.

Nous appareillâmes ensemble, et en même temps que la frégate la Nymphe, qui avait une autre destination. Il existait entre les deux frégates une rivalité de marche ; toutes deux, pour lutter de vitesse, se couvrirent de toile et me laissèrent bien loin en arrière. Quand M. de Chaumareix se souvint du banc d’Arguin et de l’escorte que je devais lui fournir, il ne put me retrouver. Je ne le revis qu’après l’affreuse catastrophe qui fit mourir dans des tortures plusieurs centaines de marins. J’appris en arrivant au Sénégal que la Méduse s’était précisément perdue sur le banc d’Arguin, que son commandant s’était sauvé le premier dans son canot, donnant l’exemple de la plus insigne lâcheté, que plusieurs de ses officiers s’empressèrent de suivre, en se sauvant dans d’autres embarcations. Ils abandonnaient ainsi au milieu de l’océan, sans remorque et sans vivres, un radeau chargé de plus de deux cents hommes, dont une dizaine seulement devaient survivre, après s’être nourris pendant plusieurs jours des cadavres de leurs compagnons.

Je remplis ma mission au Sénégal, et quittai Saint-Louis le 1er décembre 1816, ramenant en France les survivans de la Méduse, et en particulier M. de Chaumareix, assez attristé de son naufrage, mais satisfait de s’en être tiré à si bon compte, et parlant avec une grande liberté d’esprit de cette catastrophe. Je crus bien faire en l’engageant à préparer sa défense, ne lui dissimulant pas que le conseil de guerre qui allait être appelé à le juger, ne trouverait sans doute, ainsi que je le faisais moi-même, aucune excuse à sa conduite. Mais il ne paraissait nullement comprendre son indignité. Je vis que nous ne parlions pas le même langage et je n’insistai plus. Le malheureux fut comme de juste condamné à mort, et sa peine commuée en celle de la prison perpétuelle. Longtemps il m’a poursuivi de ses lettres, comme s’il espérait trouver en moi une appréciation plus indulgente de sa conduite. C’était sans doute un grand coupable, mais une grande part de responsabilité ne devait-elle pas incomber au gouvernement qui confiait à de tels hommes des emplois qu’ils n’étaient pas capables de remplir ?


Les notes de mon grand-père continuent pendant quelques ; années encore. J’ai cru devoir les arrêter ici. Le temps des faits d’armes est passé ! Elles ne retracent plus que des campagnes laborieuses que l’altération de sa santé rendait chaque jour plus pénibles, des difficultés de carrière auxquelles son caractère ardent ne savait pas se plier.

En 1830, âgé de quarante-cinq ans et capitaine de vaisseau depuis plusieurs années, il dut abandonner pour cause de maladie le commandement d’une belle frégate, la Guerrière, qu’il avait aménagée avec amour, et qu’il eut la douleur de voir menée par un autre à l’expédition d’Alger. Deux ans plus tard, la perte d’une femme adorée lui laissait la charge de sept petits enfans. Il renonça alors à reprendre la mer, et termina sa carrière dans le poste de Directeur du port de Brest, que son ami l’amiral Duperré le contraignit d’accepter, et qu’il conserva jusqu’à l’âge de sa retraite.

Il mourut à Brest au mois de janvier 1855, après une longue maladie, au cours de laquelle on dut lui cacher la nouvelle que deux de ses fils, enseignes de vaisseau tous deux, étaient tombés sous les balles russes à l’attaque du fort de Pétropawloski au Kanishatka. L’un d’eux, Auguste, réchappa d’une balle dans la tête ; le second, Charles, était resté sur le champ de bataille et avait précédé son père dans la tombe.

Puissent-ils s’être retrouvés là-haut, au sein du Dieu dont la clémence est promise à « ceux qui grand’peine ont endurée dans le service de la patrie ! »


Mis GICQUEL DES TOUCHES.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. D’après certains récits, l’Intrépide aurait été incendié par ordre de l’amiral Collingwood. Je crois que c’est une erreur. Il dut couler avant le milieu de la nuit.
  3. Des 33 vaisseaux de Villeneuve, il ne réchappa que 5 vaisseaux français et 3 espagnols. Ils furent bloqués dans Cadix où nos vaisseaux demeurèrent aux mains de l’Espagne lors de la rupture avec cette puissance.