Souvenirs d’un musicien/07

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Michel Lévy frères (p. 105-124).


UN DÉBUT EN PROVINCE


Les Parisiens ne comprennent pas l’importance des débuts dans les villes de province. Peu importe à l’habitant de Paris qu’un acteur tombe ou réussisse, qu’il soit engagé ou non : si l’acteur lui déplaît, il ira dans un autre théâtre où les sujets seront plus de son goût, le directeur de Paris peut engager à son gré des artistes peu aimés du public, parce qu’à Paris le public se divise entre vingt théâtres, et la concurrence suffit pour forcer les directeurs à une bonne composition de troupe. Celle de l’Opéra-Comique, par exemple, est très-faible, à part quelques sujets : établissez un second théâtre de ce genre, et les talents ne manqueront plus. En province, au contraire, le public se montre très-difficile pour les débuts ; il faut que trois fois, et dans des rôles différents, un acteur réussisse pour être définitivement admis ; l’on conçoit de quel intérêt il est pour les habitués du théâtre de ne pas recevoir légèrement un acteur. Une fois les trois débuts terminés, et l’admission prononcée, en voilà pour un an : le public n’a plus le droit de se plaindre, l’acteur qu’il a accueilli doit forcément lui plaire, et il lui faut l’endurer jusqu’au renouvellement de l’année théâtrale. Aussi les débuts sont-ils un événement important, même dans les plus grandes villes : à cette époque de l’année, on ne parle que de cela dans les cafés, dans les réunions ; la politique, les commérages, les petites intrigues, tout est oublié ; les débuts, voilà la grande affaire, l’unique occupation des oisifs, et il n’en manque pas en province ; les partis se dessinent, l’un applaudit l’Elleviou ; la première chanteuse et la Dugazon ont aussi leurs partisans et leurs détracteurs. Le jour de l’ouverture du théâtre, le parterre se partage en deux camps ; on n’a pas encore entendu les artistes, et déjà il y a cabale pour ou contre eux : on ne les juge encore que sur leur physique, parce qu’on a été les examiner au café de la Comédie : leurs mises, leurs habitudes, leur conversation, tout a été un objet d’étude et a contribué à prévenir le jugement des habitués.

On voit quelquefois un acteur qui n’a pas le moindre talent, et que le parterre soutient toujours en dépit des loges et de la galerie, parce qu’il est ce qu’on est convenu d’appeler un bon enfant.

Être un bon enfant peut se traduire ainsi pour un acteur de province : c’est d’abord se lier facilement avec les jeunes gens de la ville, savoir force anecdotes et calembours, ne jamais se faire prier pour les raconter ni pour accepter un petit verre de quelque part qu’il vienne, et le rendre à l’occasion ; être fort au billard et aux dominos, et cependant se laisser quelquefois gagner ; être de toutes les parties de garçon, si c’est dans une province éloignée, parler le patois du pays, traiter de bégueules et de chipies les actrices qui se conduisent convenablement, gratifier d’une épithète un peu moins sucrée, celles qui agissent différemment ; tenir ses connaissances au courant de toutes les nouvelles, de toutes les intrigues du théâtre, et se laisser tutoyer par le plus de monde possible : il n’est pas mauvais non plus d’être un peu crâne et de savoir bien tirer l’épée. Avec cela, un acteur devient quelquefois, en peu de temps, l’idole du parterre et l’effroi de son directeur : les habitués des loges finissent par s’accoutumer à lui, et bientôt il devient un meuble attaché au théâtre, et imposé à toutes les directions qui se succèdent : il est toujours choyé et fêté par ses camarades, car il ne fait pas bon l’avoir pour ennemi : c’est le joli cœur de la troupe, l’enfant chéri du parterre, et tout lui est permis dans les circonstances difficiles et malheureusement trop fréquentes en province, où la direction se trouvant en contact avec le public, souvent les régisseurs et le directeur lui-même, accueillis par des huées et des sifflets, n’ont pu parvenir à se faire entendre : c’est alors à notre comédien qu’on a recours : on connaît son influence, on sait combien il est aimé, et l’on ne doute pas que sa médiation ne soit toute-puissante : il se fait d’abord un peu prier, puis enfin il consent à paraître. À son entrée sur le théâtre il salue avec aisance au milieu d’une triple salve d’applaudissements : il ne vient pas prendre la défense de la direction dont il est le premier à reconnaître les torts, il proteste de son profond respect pour le public, ce qui fait toujours le meilleur effet, parce qu’il n’y a pas de goujat dans la salle qui ne soit très-flatté de voir un acteur protester de son respect pour le public dont il est une fraction : puis notre comédien ajoute qu’il ne vient que comme conciliateur, qu’il espère que l’indulgence qu’on lui accorde ordinairement s’étendra sur son camarade ou sur son directeur : bref, la difficulté s’aplanit, et quand il rentre dans la coulisse, il est embrassé, remercié, porté en triomphe, et ce jour-là le directeur est enchanté de l’avoir pour pensionnaire : peu s’en faut qu’il ne lui offre de l’augmentation pour l’année prochaine.

Mais nous voici bien loin des débuts, hâtons-nous d’y revenir.

C’était dans les derniers jours du mois d’avril 1823, qu’un grand jeune homme de vingt à vingt-cinq ans faisait son entrée dans la ville du Havre, escorté d’une jolie petite fille de cinq à six ans. On n’aurait jamais pu croire qu’il fût le père de cette jolie enfant, si elle n’avait eu soin d’accompagner chacune de ses questions d’un mon papa, qui ne laissait aucun doute sur leur lien de parenté. Notre jeune homme venait au Havre pour tenir l’emploi des Martin, si important dans le répertoire d’opéra comique. C’était la première ville de France où il allait jouer. Récemment échappé des chœurs de l’Opéra, des Bouffes et de Feydeau, il avait été essayer sa jolie voix à La Haye d’abord, puis dans quelques villes de la Suisse, où il avait obtenu de grands succès ; mais ses triomphes, dans les petites localités, ne le rassuraient pas sur le sort qui lui était réservé dans une ville plus considérable, au Havre surtout où le public passe pour être presque aussi exigeant que celui de Rouen, où, au dire des artistes, on trouve le parterre le moins facile à contenter de toute la province.

Aussi n’était-ce pas sans émotion qu’il arrivait dans cette ville, où son avenir allait se décider peut-être pour toujours ; mais à vingt-trois ans, les rêves de l’imagination, sont toujours riants : pourquoi n’en est-il plus de même dix ans plus tard ? Et puis, il était artiste dans l’âme, et la conscience de son talent le soutenait : il se rappelait l’effet qu’il avait produit dans quelques-uns de ses rôles, le plaisir que sa belle voix avait fait éprouver à ses auditeurs, et c’était moins le public qu’il craignait que ses nouveaux camarades qui lui étaient tout à fait inconnus, et dont il redoutait les cabales et les prétentions. Son physique était fort agréable : il avait une figure charmante, était droit, bien fait, mais d’une taille un peu trop élancée : et comme il était fort maigre, il paraissait encore plus grand, il n’y avait eu à l’Opéra-Comique que Féréol qui fût à peu près de la même grandeur que lui, et il paraissait fort curieux de voir ses nouveaux camarades, espérant en rencontrer quelqu’un d’une taille au moins approchant de la sienne.

— Où diable ! se disait-il, mon père a-t-il eu l’idée de me bâtir ainsi ? Qu’est-ce que cela lui aurait fait de me donner deux ou trois pouces de moins ? C’est que c’est fort incommode dans ces petits théâtres ; on a la tête dans les frises et on touche le ciel avec ses cheveux. Au moins, ici, j’ai lieu d’espérer que je trouverai une salle de spectacle plus convenable que dans ces petites villes de la Suisse où les théâtres sont si mesquins. Allons ! prenons courage, je réussirai j’en suis sur ; n’est-ce pas, Titine, que j’aurai du succès ici ? L’enfant lui répondit par un de ces sourires d’ange qui rendent un père si heureux, et il puisa un nouvel espoir dans le baiser qu’il donna à sa fille. Cependant, après s’être assuré d’un logement, il se rendit au Café de la Comédie, espérant y rencontrer quelques nouveaux arrivés comme lui, et pressé de faire connaissance avec ceux qui allaient être ses camarades pendant une année. Il se mit devant une table, dans un coin du café, sa fille s’assit auprès de lui, ouvrant ses grands yeux pour examiner tous ceux qui l’entouraient, surprise de voir tant de nouvelles figures. Pendant qu’il lisait ou avait l’air de lire un journal, non loin d’eux, plusieurs jeunes gens étaient attablés et jouaient aux dominos. Il prêta l’oreille à leur causerie, désirant savoir si c’étaient des comédiens : la conversation roulait effectivement sur le théâtre.

— Aurons-nous une troupe passable cette fois-ci ? disait l’un d’eux.

— Hum ! je n’en sais trop rien, reprenait l’autre, beaucoup de noms inconnus : il faudra voir. Mais d’abord. Messieurs, pas d’indulgence dans les débuts : il en coûte trop cher d’accueillir facilement des chanteurs médiocres ; il y a des personnes qui disent à la première fois : Oh ! il ne chante pas très-bien, parce qu’il a peur, mais la confiance viendra, et il vaudra mieux ; et puis ils applaudissent. Je ne suis pas du tout de cet avis-là. Nous avons eu des acteurs à qui, apparemment, la confiance n’est jamais venue, car ils chantaient aussi mal à leur clôture qu’à leurs débuts. Tant pis pour les poltrons ; d’ailleurs les acteurs sont assez chers à présent pour que nous nous montrions un peu difficiles, et puisqu’on les paie si bien, ils n’ont pas le droit d’avoir peur.

— C’est parfaitement juste, reprit un troisième interlocuteur, et les nouveaux venus n’auront qu’à bien se tenir.

Ces propos ne paraissaient pas fort rassurants à notre pauvre jeune homme ; il se faisait le plus petit qu’il pouvait dans son coin, le nez baissé sur son journal qui avait l’air d’absorber toute son attention.

— À propos, reprit un de ces voisins, qui donc aurons-nous pour Martin ?

— Oh ! mon cher, répondit l’autre, ce sera détestable, je le parie, personne ne sait qui il est, ni d’où il vient. C’est quelque pauvre diable, qui se sera donné pour un morceau de pain, et qui est peut-être bien sûr de tomber ; mais il touchera ses avances et son premier mois, et il ira en faire autant dans quelque autre ville. Il y en a qui font ce métier-là toute l’année.

Le journal parut encore plus vivement intéresser notre jeune homme qui commençait à trouver sa position fort embarrassante. Cependant la petite fille s’était ennuyée de regarder lire son père, et s’étant laissée glisser de son tabouret, elle avait été se placer près des joueurs. Sa petite tête se trouvant à la hauteur de leur table, elle aperçut les dominos.

— Oh ! les jolis joujoux, s’écria-t-elle tout d’un coup, et étendant sa petite main sur les objets de sa convoitise, elle brouilla toute la partie, en jetant la moitié du jeu à terre.

— L’exclamation des joueurs força le père à interrompre sa lecture simulée, et rompant son silence obstiné :

— Titine, qu’est-ce que vous faites donc là ? Pourquoi n’êtes-vous pas restée à côté de moi ?

L’enfant revint près de son père avec une petite moue toute drôle, et l’air fort désappointé. S’adressant alors aux joueurs :

— Mille pardons pour cet enfant, Messieurs, leur dit-il, ce n’est pas sa faute, c’est la mienne ; mais la lecture de ce journal m’occupait tellement, que je ne l’avais pas vue s’éloigner de moi.

Les joueurs acceptèrent de bonne grâce ses excuses : mais dès ce moment il devint le point de mire de leurs regards, et probablement le sujet de leur entretien qui se fit alors à voix, basse, de sorte que notre pauvre artiste n’en pouvait saisir un mot. Petit à petit, cependant, les voix s’élevèrent un peu, et il put comprendre que c’était de lui qu’il s’agissait.

— Ce doit être lui, disait l’un.

— Parfait, reprenait l’autre.

— Hein ! quel physique !

— C’est un gaillard bien découplé.

— Oh ! c’est charmant ; pour celui-là, je suis bien sûr de son succès sans l’avoir vu jouer.

— Nous ne pouvions rien espérer de mieux.

— Oh ! il y a vingt rôles où il sera excellent ; je voudrais déjà y être.

Ces paroles encourageantes avaient tout à fait dissipé les alarmes du jeune homme.

— Diantre ! se disait-il, il paraît que je fais de l’effet ici : eh ! bien, ce n’est pas trop mal commencer. Et sa figure, de sombre qu’elle était auparavant, était devenue riante et tranquille. Il s’était fait donner un jeu de dominos, et bâtissait des maisons et des pyramides à sa petite fille qui riait aux éclats, quand elle renversait les édifices que son père élevait devant elle.

Cependant d’autres jeunes gens étaient entrés dans le café, et s’étaient approchés du groupe des joueurs.

— Venez donc, disaient ceux ci aux nouveaux venus, en voilà déjà un d’arrivé : et pour celui-là, je crois que nous en serons enchantés.

— Où donc est-il ?

— Là, dans le coin avec cette petite fille.

— Eh ! bien, qui est-ce ?

— Parbleu ! ne le devinez-vous pas ? qui voulez-vous que ce soit, si ce n’est le trial ?

À ce mot, notre jeune homme fît un bond sur sa banquette et devint rouge comme une cerise, puis tout d’un coup pâle comme un linceul.

— J’espère qu’il a le physique de l’emploi, celui-là. Oh ! comme nous allons rire ! sera-t-il drôle dans Zozo, de la maison isolée ! et dans Aly, de Zémire, et Azor !

— Et dans le niais, de Camille ?

— Et dans le château de Montenero donc ! dans Longino ! Oh ! Longino ! parfait ! mais ce rôle-là a l’air d’avoir été fait pour lui. Longino ! oh ! c’est bien cela, il faudra qu’il débute par là ! ce nom lui convient parfaitement. Il sera admirable dans Longino !

Et les éclats de rire se succédaient, provoqués par l’espérance de le voir briller dans Longino.

— Allons-nous-en, Titine, je ne me sens pas bien, dit l’artiste en se levant, et il regagna tristement sa demeure assailli par les plus sombres pensées. Il avait la fièvre, sa tête était brûlante et il se coucha ; mais il ne put fermer l’œil.

— Ce sera donc ici comme à Paris, se disait-il. À l’Opéra, ils m’ont trouvé trop maigre, les héros grecs n’étaient pas si minces que moi, à ce qu’ils prétendaient. À Feydeau, ils m’ont trouvé trop grand, et cependant la première fois qu’ils m’ont entendu, quel accueil ne m’ont-ils pas fait !

— Bravo ! s’écriaient-ils, voilà une voix ravissante, vous êtes notre homme, il faut rester avec nous ; surtout, n’allez pas vous gâter en province, il faut seulement prendre l’habitude du théâtre. Pour commencer, vous entrerez dans les chœurs, puis nous vous ferons jouer de petits rôles qui vous amèneront à en jouer de plus grands ; et pour me donner l’habitude du théâtre, ils m’ont fait chanter 18 mois dans les chœurs, sans seulement me faire porter une lettre. Ils attendaient probablement que je prisse du ventre pour me faire débuter. Ils auraient attendu trop longtemps, et je suis parti. Partout où j’ai été, j’ai cependant eu du succès : ce ne sera donc que dans mon pays, qu’en France, qu’on ne voudra pas de moi. Ma foi tant pis pour eux, il faudra bien qu’ils m’écoutent, et s’ils me sifflent, ils auront tort, ils en trouveront un moins grand, mais qui n’aura peut-être pas ma voix.

Son amour-propre d’artiste l’avait emporté pour un moment sur le chagrin que lui causait sa déconvenue du matin ; mais il retombait de temps en temps dans ses premières appréhensions, et le découragement succédait à ses rêves d’ambition.

Cependant la troupe était à peu près réunie : on faisait les premières répétitions, et la vue du théâtre, où il était appelé à exercer ses talents ne l’avait guère rassuré. Cette salle était provisoire et établie dans une espèce de grange, où l’on avait tant bien que mal arrangé un théâtre avec quelques rangs de loges et de galeries. Cependant l’architecture extérieure était restée la même, malgré les modifications faites à l’intérieur du bâtiment, et de nombreuses fenêtres donnant sur la rue éclairaient le théâtre pendant la journée. Notre artiste ne se rendait qu’en tremblant à ces répétitions ; car plusieurs fois il avait rencontré dans son chemin quelques-uns des jeunes gens qu’il avait déjà vus au café, et jamais ceux-ci ne manquaient de rire du plus loin qu’ils l’apercevaient, et le nom terrible de Longino venait résonner à ses oreilles : c’était comme un cauchemar qui le poursuivait tout éveillé, et lui ôtait tous ses moyens. Quand il arrivait au théâtre après de telles rencontres, il était tout démoralisé ; c’est à peine s’il pouvait chanter : il avait perdu son aplomb ; ses nouveaux camarades l’intimidaient. Sont-ils heureux, pensait-il, de ne pas être grands comme moi ! j’aimerais mieux être un nain, je mettrais des talons, et je porterais une coiffure d’un pied de haut, mais le moyen de se rapetisser ! ! !

Les répétitions allaient toujours leur train, mais le directeur ne paraissait pas enchanté de ses nouvelles acquisitions : il craignait que les débuts ne fussent pas heureux, et pour que le public ne prît pas de préventions défavorables, il décida que personne, amateur ou abonné, ne serait admis aux répétitions. Le grand jour, celui de l’ouverture, fut enfin fixé. La grande répétition, celle avec l’orchestre, devait avoir lieu la veille.

La nuit précédente, notre jeune artiste eut un sommeil fort agité. Les songes les plus bizarres le tourmentèrent une partie de la nuit, il rêvait qu’il débutait, mais ce n’était plus dans son emploi de Martin, c’était dans celui des trials, où, à son entrée, sa longue taille excitait des rires unanimes ; puis, quand il voulait parler, il ne pouvait dire un mot de son rôle ; il se tournait vers le souffleur, et il apercevait dans le trou une horrible tête de Gorgone, qui lui lançait de toutes ses forces le mot Longino. Ce mot magique, il le répétait involontairement, et soudain tout le public répétait en chœur ;

— Bravo, Longino ! bravo, Longino !

Il essayait en vain d’articuler d’autres paroles, ce mot seul pouvait sortir de sa poitrine : et chaque fois qu’il le prononçait, c’était avec une nouvelle énergie, et le public reprenait avec rage :

— Bravo, Longino ! bravo, Longino !

Puis il apercevait des êtres fantastiques voltigeant autour de lui, sur le théâtre et dans la salle, affectant les formes les plus grotesques et les plus incohérentes ; il croyait parfois reconnaître quelqu’un de sa connaissance parmi les fantômes ; il s’approchait, et voyait alors distinctement quelque figure de sociétaire de Feydeau, qui lui disait : Il faut prendre l’habitude du théâtre, et chanter dans les chœurs pendant 35 ans, après quoi on vous confiera de petits rôles, et le chœur infernal reprenait d’une voix formidable :

— Bravo, Longino !

Il voulait se sauver du théâtre ; les mêmes cris le poursuivaient ; il allait sur le port, il voyait un bâtiment près de mettre à la voile, il s’y embarquait et y trouvait pour passagers tous ses anciens camarades des chœurs de l’Opéra qui l’accueillaient avec de grandes démonstrations de joie un fêtant son retour parmi eux, et pour mieux célébrer sa bienvenue, ils lui proposaient de lui chanter un nouveau morceau composé en son honneur ; alors ils entonnaient tous ensemble une mélodie satanique dont les paroles étaient : Bravo, Longino ! À ce dernier trait, sa tête se perdait, et il se précipitait dans la mer, dont il atteignait bientôt le fond. Le choc fut rude, car il se réveilla en sursaut couché par terre entre son lit et celui de la petite Titine qui reposait paisiblement pour lui ; il était couvert d’une sueur glacée, et il fut quelque temps avant de reprendre ses esprits.

Quand il se remit dans son lit, son parti était pris. Je ne débuterai pas, se dit-il ; dès demain je pars ; je retourne à Paris : on me rendra certainement ma place à l’Opéra et aux Bouffes, c’est toujours du pain d’assuré, et puis j’ai encore d’autres ressources : le dimanche je jouerai du serpent à Saint-Eustache, et les jours de revue, du trombone dans la garde nationale : on ne regarde pas à la taille, là, et ils seront bien heureux de me retrouver, car je n’ai certainement pas été remplacé, et je ne le serai de longtemps pour ces instruments-là. Cette résolution lui donna du calme, il ne tarda pas à se rendormir, et si de nouveaux rêves, se présentèrent à son imagination, ils étaient d’une tout autre nature. Il se voyait à Paris premier sujet d’un grand théâtre, il ne se reconnaissait pas, il avait pris de l’embonpoint, sa figure était devenue plus mâle. Titine était toujours avec son père, mais ce n’était plus une petite fille, c’était une grande et jolie demoiselle, et lui, jeune encore, était fier d’avoir une si charmante fille. Les auteurs et compositeurs s’empressaient autour de lui, on le suppliait d’accepter des rôles, et lui, toujours bon garçon, ne se donnait pas d’importance, comme font d’ordinaire les acteurs à succès ; il était toujours modeste et affable avec tout le monde, et au lieu d’avoir l’air de faire une grâce à ceux qui lui confiaient des rôles, il remerciait les auteurs dont il faisait réussir les ouvrages. Le public se pressait en foule au théâtre quand il devait chanter ; les applaudissements éclataient de toutes parts ; les couronnes et les bouquets pleuvaient sur sa tête ; on le redemandait après la pièce, mais sous son véritable nom, et non plus sous cette odieuse dénomination de Longino. Ce rêve lui avait rafraîchi le sang ; quand il s’éveilla, il faisait grand jour : c’était une belle matinée du mois de mai ; le soleil dardait ses rayons à travers les croisées, et venait frapper sur le petit lit de la jolie enfant, qui ne tarda pas non plus à s’éveiller.

Il faut ne pas connaître un cœur d’artiste pour croire que le découragement puisse être de longue durée chez lui : un rien peut l’abattre, mais un rien le relève. Aussi notre jeune homme ne songeait-il plus le moins du monde à son voyage de Paris : au contraire, l’avenir le plus riant se présentait à lui ; et c’est le cœur content, et rempli d’espoir, qu’il se rendit au théâtre.

L’orchestre était réuni depuis longtemps et essayait en vain depuis une heure de mettre ensemble l’ouverture du Chaperon que l’on devait jouer le lendemain. Les instruments à vent ne pouvaient faire exactement leurs rentrées. Le chef d’orchestre avait perdu la tête et faisait d’infructueux efforts pour rétablir l’harmonie dans sa troupe indisciplinée ; enfin, de dépit, il pose son violon sur son pupitre, déclarant que cette ouverture est injouable, et qu’il y faut renoncer. Notre jeune homme examinait depuis longtemps cette scène qui était peut-être fort comique pour les indifférents, mais pas pour le pauvre directeur, qui ne savait plus à quel saint se vouer ; il s’approche alors de ce dernier : J’ai longtemps été à Paris, et je sais cet ouvrage par cœur ; voulez-vous me laisser faire répéter une fois l’ouverture, je vous réponds qu’elle ira toute seule avant une demi-heure. Le chef-d’orchestre ouvre de grands yeux.

— Eh ! mon cher ami, qu’est-ce que vous entendez à cela ? j’y perds mon latin, moi.

— Il ne s’agit que d’avoir un peu de patience, reprend notre jeune artiste, passez-moi la partition.

On recommence l’ouverture : dès les premières mesures, il s’aperçoit qu’il y a des fautes dans les parties, des mouvements mal indiqués, de fausses rentrées ; tout est rectifié en un instant. Un cor ne peut parvenir à attaquer une note difficile.

— Vous vous y prenez mal, lui dit notre jeune homme : serrez les lèvres de cette façon, et le son viendra hardiment.

— Mais, Monsieur, cela n’est pas faisable, répond le corniste.

— Donnez-moi votre instrument, et soudain il lui exécute le passage avec précision. Les musiciens commencent à reprendre de la confiance, l’émulation s’en mêle, on fait la plus grande attention, et l’ouverture s’achève sans encombre.

Le chef d’orchestre reprend son violon pour conduire le chœur d’introduction, et le directeur se frotte les mains.

— Allons ! se dit-il, je n’ai peut-être pas fait une si mauvaise acquisition que je croyais. S’il tombe comme Martin, il me fera un excellent second chef d’orchestre.

La répétition continue, mais il fait une chaleur étouffante, et l’on a ouvert les fenêtres qui donnent sur la rue. Quelques flâneurs ont été attirés par les sons de la musique ; les curieux en amènent d’autres, et, sans s’en douter, les acteurs ont dans la rue un nombreux auditoire.

Cependant notre jeune homme s’est enhardi par le petit succès qu’il vient d’obtenir : son dernier rêve lui trotte dans la tête.

— Allons ! dit-il, je tomberai peut-être demain, aujourd’hui je me sens en voix, je veux chanter en conscience, comme à la représentation.

— En effet, à l’entrée du comte Rodolphe, il entonne d’une voix assurée le bel air : Anneau charmant, si redoutable aux belles. Sa voix large et bien timbrée se déploie avec charme sur cette belle mélodie. Les acteurs qui ne l’avaient jamais entendu jouir de la plénitude de ses moyens, redescendent tous sur le bord du théâtre pour le mieux entendre ; le directeur ne sait s’il dort ou s’il est éveillé : les musiciens voyant à qui ils ont affaire raccompagnent avec un soin extrême. Notre jeune homme voit l’effet qu’il produit ; il se monte peu à peu, son organe s’étend, reprend toute son énergie, ses moyens semblent s’accroître, il se sent en verve, il met toute la chaleur dont il est susceptible dans la péroraison de son air et quand il l’a achevé, acteurs, directeur, musiciens, chacun le félicite, le complimente ; quand tout à coup, un tonnerre d’applaudissements éclate sans qu’on devine d’où cela peut venir. Chacun se regarde stupéfait : on songe alors aux fenêtres ouvertes, on s’y précipite, et l’on voit la foule réunie qui se donnait les jouissances du spectacle gratis. Le directeur ne craint plus pour ses débuts, il permet à quelques habitués de monter au théâtre. Ce n’est pas sans terreur que notre jeune homme reconnaît parmi eux un de ses joueurs de dominos qui, en entrant, demande avec empressement qui vient de chanter ainsi. On lui montre notre pauvre artiste tout tremblant devant celui qui s’était si bien promis d’être sévère envers les débutants.

— Comment, s’écrie-t-il, c’est Longino !

— Allons ! encore Longino, dit notre artiste désespéré ; mais il se sent entraîné vers la fenêtre par celui qu’il prend encore pour son ennemi.

— Mes amis, dit ce dernier, en le montrant à la foule réunie au-dessous d’eux, voilà celui que vous venez d’entendre, c’est Longino, celui que nous avons pris pour le trial.

— Bravo, Longino ! s’écrient les cent voix du parterre en pleine rue.

— Mais je ne m’appele pas Longino, je me nomme Chollet.

— Alors, bravo ! Chollet ! reprennent les mêmes voix, bravo, cent fois ! à demain, oh ! vous aurez un fameux succès ! et la répétition s’achève au bruit des applaudissements de la foule qui grossit à chaque instant. Chacun parle de la belle voix du Martin, il n’est question que de lui dans le Havre. Le lendemain, la salle est comble, et à son entrée, Chollet est reçu par une triple salve d’applaudissements, comme un acteur en représentation. Son succès fut immense, il fut redemandé après la pièce aux cris de : plus de débuts ! plus de débuts ! Le directeur l’engagea sur-le-champ pour l’année suivante avec le double d’appointements, et pendant deux ans, le Havre posséda le meilleur ténor d’opéra-comique que nous ayons en France.

Ne croyez pas que j’entreprenne de vous retracer la carrière dramatique de cet artiste qui a signalé partout son passage par les plus grands succès. Si, parmi mes lecteurs, il se trouve quelqu’incrédule qui ne conçoive pas l’enthousiasme des habitants du Havre, qu’il aille à l’Opéra-Comique, un jour où l’on jouera Zampa, l’Éclair ou le Postillon, et je suis sûr qu’il sortira du spectacle en répétant : bravo ! Longino ! bravissimo ! Chollet !