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Souvenirs d’un officier de la Grande armée/01

La bibliothèque libre.
J.-B. Barrès
Souvenirs d’un officier de la Grande armée
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 493-527).
SOUVENIRS
D’UN OFFICIER
DE LA GRANDE ARMÉE
PUBLIÉS PAR MAURICE BARRÉS, SON PETIT-FILS [1]

I
D’AUSTERLITZ À FRIEDLAND

Un arrêté des Consuls du 21 mars 1804 (30 ventôse an XII) créa un corps de Vélites, pour faire partie de la Garde consulaire, et être attaché aux Chasseurs et Grenadiers à pied de cette troupe d’élite. Deux bataillons, de huit cents hommes chaque, devaient être formés, l’un à Écouen, sous le nom de Chasseurs vélites, et l’autre à Fontainebleau, sous celui de Grenadiers vélites. Pour y être admis, il fallait posséder quelque instruction, appartenir à une famille honorable, avoir cinq pieds deux pouces au moins, être âgé de moins de vingt ans, et payer 200 francs de pension. Les promesses d’avancement étaient peu séduisantes, mais les personnes qui connaissaient l’esprit du Gouvernement d’alors, le goût de la guerre chez le chef de l’Etat, le désir qu’avait le premier Consul de rallier toutes les opinions et de s’attacher toutes les familles, pensèrent que c’était une pépinière d’officiers qu’il voulait créer sous ce nom nouveau emprunté aux Romains.

Dans les premiers jours d’avril, mon frère aîné, secrétaire général de la préfecture du département de la Haute-Loire, mort vicaire général de l’archevêque de Bordeaux en 1837, vint dans la famille pour proposer à mon père de me faire entrer dans ce corps privilégié sur lequel il fondait de grandes espérances d’avenir. L’idée de voir Paris, de connaître la France et peut-être des pays étrangers, me fit accepter tout de suite la proposition qui m’était faite, sans trop songer au difficile engagement que j’allais prendre. Mais en y réfléchissant plus mûrement, je me décidai sans peine à confirmer ma résolution spontanée, malgré tous les efforts que mes parents firent pour me dissuader d’entrer dans une aussi pénible et périlleuse carrière.


MON ADMISSION AUX VÉLITES DE LA GARDE

Le 18 mai (28 floréal), le jour même que Napoléon Bonaparte, premier Consul, fut proclamé et salué Empereur des Français, le ministre de la Guerre, Alexandre Berthier, signait l’admission aux vélites des vingt-cinq jeunes gens du département qui s’étaient présentés pour y entrer.

Le 20 juin, je me rendis au Puy pour recevoir ma lettre de service, et passer la revue de départ qui était fixée au 25. Je partis la veille pour voir encore une fois mes bons parents. Je restai dans ma famille jusqu’au 27. Les derniers moments furent douloureux pour mon excellente et bien-aimée mère. Mon père, moins démonstratif et plus raisonnable, montra plus de fermeté ou de sang-froid pour ne pas trop exciter mes regrets. Des larmes dans tous les yeux, la tristesse peinte sur tous les visages qui m’entouraient, m’émurent profondément et m’ôtaient tout mon courage. Après avoir payé ma dette à la nature, je partis au galop pour cacher mes pleurs.

Quelques heures après, j’étais à Issoire où je trouvai mes compagnons de voyage, mes futurs camarades de giberne. Je me mis aussitôt sous les ordres du premier chef que ma nouvelle carrière me donnait. C’était un lieutenant du 21e régiment d’infanterie légère, Corse de naissance, un des braves de l’expédition d’Egypte, très original, peu instruit, mais excellent homme. Il s’appelait Paravagna. Ce n’était pas une petite mission que celle de conduire à Paris vingt-cinq jeunes têtes passablement indépendantes, et n’ayant encore aucun sentiment des devoirs que nous imposait notre position de recrues et de subordination. Il était secondé par un sergent qu’on n’écoutait pas.


La pensée de ce journal me vint en janvier 1805, lors de mon départ de Paris pour l’Italie. Je l’ai toujours tenu avec régularité, inscrivant presque jour par jour, sur un cahier à ce destiné, les observations dont je croyais devoir conserver le souvenir, sans me préoccuper de l’insignifiance des dates et des faits, et de la manière dont elles étaient rédigées, et du peu d’intérêt que ce travail presque quotidien pouvait présenter. C’était pour moi que je le faisais : il m’importait alors très peu que cela fût bon ou mauvais, insignifiant ou intéressant. L’essentiel était de persévérer et de conserver. J’y suis parvenu après bien des contrariétés et des soins.

Si je le transcris à nouveau, c’est pour réunir les nombreux cahiers dont ce journal se compose, cahiers devenus malpropres, déchirés et effacés dans bien des pages, par suite des nombreux voyages et déplacements qu’ils ont été contraints de subir. Je l’écris aussi pour me remettre dans la mémoire les divers souvenirs qu’il contient. En m’occupant de ce long travail, je trouverai l’occasion d’employer mes journées et mes longues soirées d’hiver, de manière à me les faire paraître moins ennuyeuses. Sortant peu et vivant presque seul, cela me géra un remède contre l’oisiveté et les amères réflexions de la triste vieillesse.

Je n’apporte aucun changement important dans sa rédaction primitive. Tel que je l’écrivis dans mes veillées de voyage ou de garnison, et dans mes soirées de bivouac, tel il se trouvera dans son nouveau format. Si mon fils parcourt un jour ce journal, il se convaincra que je n’ai manqué ni de constance dans ma résolution de le tenir, ni de patience pour le remettre au net, travail bien laborieux et fastidieux pour un homme âgé et peu habile à écrire...


L’ARRIVÉE À PARIS

Avant traversé Essonnes et Villejuif, nous entrâmes à Paris le 7 juillet 1804 à quatre heures du soir, par la rue du faubourg Saint-Victor, où nous descendîmes de voiture. Une fois sur le pavé, nous primes un porte-manteau, et nous nous dirigeâmes sur la rue Grenelle Saint-Honoré où l’on nous avait désigné un hôtel. L’arrivée de vingt-sept gaillards fatigués de la course qu’ils venaient de faire à travers Paris, la valise sur le dos et la faim dans le ventre, de très mauvaise humeur par conséquent, épouvanta l’hôtelier, qui déclina l’honneur de loger tant de jeunes héros en herbe. Fort embarrassés de trouver une maison assez vaste pour nous loger tous, car le lieutenant ne voulait pas que nous nous séparions, nous fûmes éconduits dans plusieurs lieux. Enfin, nous trouvâmes un asile dans l’hôtel de Lyon, rue Batave, près les Tuileries.

J’étais donc à Paris, dont je rêvais depuis tant d’années ! Il me serait impossible de rendre compte du plaisir que j’éprouvai quand j’entrai dans la capitale de la France, dans cette grande et superbe ville, l’asile des beaux-arts, de la politesse et du bon goût. Tout ce que je vis dans ces premiers moments me frappa d’admiration et d’étonnement. Pendant les quelques jours que j’y restai, je fus assez embarrassé pour définir les sentiments que j’éprouvais, et me rendre compte des impressions que me causaient la vue de tant de monuments, de tant de chefs-d’œuvre, et cet immense mouvement qui m’entraînait. J’étais souvent dans une espèce de stupeur qui ressemblait à de l’hébétement.

Cet état de somnambulisme ne cessa que lorsque je pus définir, comparer, et que mes sens se furent accoutumés à apprécier tant de merveilles. Que de sensations agréables je ressentis ! Il faut sortir comme moi d’une petite et laide ville, quitter pour la première fois le toit paternel, n’avoir encore rien vu de véritablement beau, pour comprendre et concevoir toute ma joie, tout mon bonheur.

19 messidor. — Notre lieutenant, très empressé de se débarrasser de nous, et de terminer sa pénible mission, nous conduisit de très grand matin à l’Ecole militaire pour nous faire incorporer dans la garde impériale. Après avoir pris nos signalements, et nous avoir toisés, nous fûmes répartis dans les deux corps de vélites d’après la taille de chacun : 13 furent admis aux grenadiers, et 7, dont je faisais partie, aux chasseurs. Nous nous séparâmes alors avec de vifs regrets, d’autant plus pénibles qu’il s’était établi pendant le voyage une intimité que rien n’avait altérée. Quant au lieutenant, il ne put s’empêcher de manifester une satisfaction, qui ne faisait pas notre éloge.

Nous fûmes autorisés à rentrer dans Paris, pour y vivre comme nous l’entendions, sans être astreints aux appels, jusqu’au lendemain dans l’après-midi.

A notre retour de l’Ecole militaire, nous passâmes par les Tuileries pour tâcher de voir l’Empereur qui devait passer la revue de la Garde dans la cour du château et sur la place du Carrousel. Je fus assez bien placé pour voir ce beau spectacle, et contempler à mon aise l’homme puissant qui avait vaincu l’anarchie, après avoir vaincu les ennemis de la France, et substitué l’ordre aux déplorables et sanglantes actions de la Révolution.

J’entre et je loge pour la première fois dans une caserne. Je ne trouvai rien de bien séduisant dans cette nouvelle existence ; mais comme je savais depuis longtemps qu’étant militaire, je devais renoncer à une grande partie de ma liberté, et au bien-être qu’on trouve dans sa famille, je ne m’en préoccupai pas trop.

Je fus habillé dans la journée et pourvu des effets de linge et de chaussure dont je pouvais avoir besoin. On me donna un habit frac bleu dont la doublure et les passepoils étaient écarlates, boulonnant sur la poitrine, avec des boutons aux faisceaux consulaires (ceux à l’aigle n’étaient pas encore frappés) avec cette légende : Garde consulaire ; une culotte et une veste en tricot blanc, assez grossier ; un chapeau à corne avec des cordonnets jaunes ; des épaulettes en laine verte, à patte rouge ; fusil, giberne, sabre, etc. Il nous fut recommandé de laisser pousser nos cheveux pour faire la queue, et de vendre ceux de nos effets qu’on ne nous avait pas enlevés. Enfin, on nous permit comme faveur d’aller au spectacle, si nous le désirions, jusqu’à l’époque de notre départ pour Ecouen.

Je restai à Paris jusqu’au 12 juillet inclus. Pendant ces cinq jours d’assez grande liberté, je visitai tous les monuments et les curiosités.

Partis de Paris en détachement, le sac sur le dos, le fusil sur l’épaule, pour la garnison qui était affectée aux Chasseurs vélites et où s’organisait le bataillon, je fus placé dans la 4e compagnie, commandée par le capitaine Larrousse. Le chef de bataillon s’appelait Desnoyers. Il y avait cinq compagnies, fortes alors de 36 hommes chacune, mais s’augmentant tous les jours par l’arrivée des vélites qui venaient de toutes les parties de la France. Si nous n’étions pas les premiers, nous étions bien loin d’être les derniers. J’avais le no 234 sur le registre matricule du corps.

Notre solde était de 23 sous et 1 centime par jour. On mettait 9 sous à l’ordinaire, 4 étaient versés à la masse pour la fourniture des effets de linge et de chaussure, et les 10 autres étaient donnés tous les dix jours (par décade) à titre de sous de poche. L’ordinaire était bon, et la solde suffisante pour satisfaire à tous les besoins de première nécessité, mais malheureusement on exerçait souvent des retenues qui n’étaient pas toujours justifiées très scrupuleusement et dont on n’osait se plaindre, car les sergents-majors étaient tout puissants dans les compagnies.

Le beau et magnifique château d’Écouen, situé à cinq lieues de Paris, avait été disposé pour en faire une caserne, et loger le bataillon de vélites qui s’organisait.

Deux jours après mon arrivée à Ecouen, c’est-à-dire le lundi 15 juillet, je fus très surpris de voir à la boutonnière des officiers et de plusieurs sous-officiers une belle décoration suspendue par un ruban rouge moiré. J’appris que c’était l’ordre de la Légion d’honneur, dont la première distribution avait été faite la veille par l’empereur Napoléon en personne, dans le temple de Mars aux Invalides.

17 novembre. — L’Empereur passa à Ecouen ; il se rendait à Boulogne pour donner des croix aux troupes campées sur les côtes de France et qui formaient l’armée destinée à une descente en Angleterre. Nous bordions la haie sur la hauteur avant de descendre dans le bourg. L’Empereur ne s’arrêta pas pour nous voir, ce qui blessa notre amour-propre de conscrits.

27 novembre. — Depuis plusieurs jours nous étions prévenus que nous assisterions au sacre de l’empereur Napoléon, et que nous devions nous tenir prêts à partir. Nous dûmes à cette grande cérémonie de recevoir nos habits de grande tenue, avec des boutons à l’aigle, nos énormes bonnets d’oursin qui couvraient nos petites figures imberbes et d’autres vêtements qu’on ne nous avait pas encore donnés.

Casernés à l’École militaire, on nous distribua, nous vélites, dans chaque chambrée des vieux chasseurs, comme une ration, avec ordre de prendre une place dans les lits qui étaient déjà occupés par deux titulaires qui se seraient bien passés de cette augmentation importune. Il fallut se résigner à coucher trois et à habiter des chambres où l’on ne pouvait pas circuler, tant elles étaient encombrées. Combien cela nous promettait de plaisir !


LA CÉRÉMONIE DU SACRE

2 décembre (15 frimaire an XIII.) — A peine le jour se dessinait que nous étions en bataille sur le Pont Neuf, en attendant qu’on eût désigné l’emplacement que nous devions occuper. La compagnie borda la haie dans la rue Notre-Dame. Obligée de rester en place, sur un sol glacé, par un froid vif et un ciel gris, cela nous promettait une journée pénible et de privations. Cependant, quand les petits et grands Corps constitués arrivèrent, quand le Corps législatif, le Tribunat, le Sénat, le Conseil d’Etat, la Cour de cassation, la Cour des comptes, etc., commencèrent à défiler, on eut du plaisir à se voir bien placés, à n’avoir devant soi rien qui put vous priver du charmant tableau qui se déroulait. Et quand la riche voiture du Pape arriva, attelée de huit chevaux blancs magnifiques, précédée de son chapelain monté sur une mule ; quand l’état-major de Paris, ayant à sa tête le prince Murat, précédé et suivi d’une immense colonne de cavalerie de toutes les armes, quand enfin le magnifique cortège impérial se montra dans toute sa splendeur, alors on oublia le froid, la fatigue, pour admirer ces resplendissantes grandeurs.

Le cortège étant entré dans l’église, il fut permis de se promener pour se réchauffer. Me trouvant près d’une porte de l’immense basilique où s’accomplissait une si étonnante cérémonie, j’entrai à la suite du prince Eugène. Une fois dans l’intérieur, je n’aurais été guère plus avancé, si un vélite de mes amis, dont la compagnie était de service dans l’église, ne m’eût facilité les moyens de pénétrer dans une tribune haute. Je pris une assez bonne place sans beaucoup de peine, parce qu’on pensa que j’étais envoyé pour y faire faction. De là je vis au moins les deux tiers de la cérémonie, tout ce que l’imagination la plus féconde peut imaginer de beau, de grandiose, de merveilleux. Il faut l’avoir vu pour s’en faire une idée. Aussi le souvenir en restera-t-il gravé dans ma mémoire toute ma vie. Avant la fin de la messe, je me retirai pour reprendre ma place.

A la nuit nous rentrâmes au quartier, et après avoir mangé la portion du soir, je fus voir la brillante illumination des Tuileries, et des monuments des environs. La journée fut bien remplie, mais aussi elle offrit à l’imagination de bien puissants souvenirs.


LA DISTRIBUTION DES AIGLES

Ainsi que pour la précédente prise d’armes, nous nous levâmes avant le jour, pour nous rendre au Champ de Mars où nous étions établis dès huit heures du matin, pour recevoir nos aigles, et entourer le trône de tout l’éclat que la troupe prête à ces cérémonies. De grands préparatifs avaient été faits pour donner à cette fête militaire, à cette nouvelle consécration, toute la majesté, toute la pompe qu’exigeait une aussi imposante solennité. En même temps que nous, les autres régiments de la Garde, les troupes en garnison à Paris et celles qui étaient arrivées pour assister au Sacre, les députations des gardes nationales de France et de toutes les armes de l’armée de terre et de mer, vinrent prendre leur place de bataille. Le Champ de Mars, tout vaste qu’il est, ne pouvait contenir tout ce qui avait été convoqué ou qui était venu volontairement, pour recevoir et jurer fidélité au drapeau qu’on devait distribuer dans cette grande journée.

Après la remise des aigles à chaque chef de corps et la prestation de serment, le défilé commença. Cela fut très long et ne se termina qu’à la nuit. Nous fûmes les derniers à nous retirer. Ç’aurait été vraiment beau, si le temps eût favorisé cette majestueuse solennité. Mais le dégel, la pluie, le froid avaient glacé, sinon l’enthousiasme et le dévouement de l’armée à son glorieux chef, du moins les bras et les jambes. On était dans la boue jusqu’aux genoux, surtout en face de l’immense et magnifique estrade où se tenait l’Empereur, entouré de sa cour et de tout l’état-major général de l’armée.

Je vis, dans cette immensité armée, le sergent du 46e de ligne qui portait dans une petite urne en argent, attachée sur le côté de sa poitrine, le cœur du premier grenadier de France, le valeureux La Tour d’Auvergne, mort au champ d’honneur.


DÉPART POUR L’ITALIE

15 janvier 1805. — Le 14 janvier 1805, l’ordre arriva de prendre dans les compagnies tous les hommes valides qui étaient à l’école de bataillon et d’en former deux détachements qui allaient être dirigés sur Paris. Je fus désigné pour le premier.

Nous ignorions pour quelle expédition nous étions désignés, mais nous avions la certitude de ne plus retourner dans cette garnison d’Ecouen où nous avions été si rondement menés, je ne dis pas rudement, car la discipline y était douce, mais où on nous avait fait faire tant d’exercice. Nous étions prodigieusement chargés et, pour surcroît d’embarras, nous portions sur nos sacs, attachés avec des ficelles, nos monstrueux bonnets à poil, renfermés dans des étuis de carton, semblables à ceux des manchons des dames. La pluie nous prit en route ; les cartons se ramollirent et devinrent pâte. Bientôt nos bonnets roulèrent dans la boue, et firent horreur. Qu’on se figure des soldats portant à la main ou sous leurs bras quelque chose d’aussi hideux. C’était une vraie marche de Bohémiens que la nôtre.

Enfin on arriva à l’Ecole militaire, mouillés jusqu’aux os et exténués de fatigue, à cause de la pesanteur de nos sacs, du mauvais état des chemins et de la gêne de notre marche. Pour nous délasser, nous couchâmes à trois et reçûmes l’ordre de nous préparer pour passer la revue de l’Empereur, dès le lendemain.

Après une nuit très laborieuse, nous primes les armes, dès le jour, pour nous rendre dans le Jardin des Tuileries. Là on versa dans chaque compagnie de chasseurs (les vieux) une portion du 1er détachement des vélites, on les plaça par rang de taille, et on nous annonça qu’à partir de ce jour nous faisions partie de ces compagnies. Je me trouvai dans la 2e compagnie du 2e bataillon. Encadrés dans les rangs de ces vieilles moustaches, qui avaient tous un chevron au moins, nous avions l’air de jeunes filles auprès de ces figures basanées, la plupart dures, envieuses, mécontentes de ce qu’on leur donnait des compagnons aussi jeunes. Cette opération terminée, nous entrâmes dans la cour du château, où l’Empereur passa la revue de la partie de la Garde qui devait se rendre en Italie. Ses cadres organisés, nous défilâmes et rentrâmes à l’École militaire pour nous préparer pour le départ du lendemain.

Avant notre départ, le maréchal Soult nous passa en revue dans le Champ de Mars. Il tombait du verglas, ce qui nous incommoda beaucoup. Le régiment de chasseurs destiné à cette expédition ou campagne (car nous ignorions le motif de ce départ si précipité) se composait de deux bataillons de quatre compagnies chacune.

En partant de l’étape ; nous mimes nos sacs sur des voitures, ne conservant que nos oursins que nous portions en bandoulière. Ils étaient renfermés dans des étuis en coutil qu’on nous avait délivrés la veille de notre départ. Pour pouvoir les attacher sur nos sacs, on nous avait prescrit de nous procurer des courroies, sans fixer leur longueur ni leur couleur, de sorte que c’était une vraie bigarrure. Les frais de transport étaient à notre charge et devaient coûter 20 centimes par jour. Chaque compagnie avait sa voiture ; nous étions libres de retirer nos sacs à l’arrivée au gite.

26 janvier. — Depuis Paris, j’avais pris l’habitude d’aller lire dans un café un journal politique pour me tenir au courant du nouveau du jour. C’est ainsi que j’appris à Avallon que nous nous rendions à Milan pour assister au couronnement de Napoléon comme roi d’Italie.

10 mars. — A Milan, terme de notre voyage et de nos fatigues. J’étais bien portant, bien satisfait de goûter un peu de repos et de me trouver dans la capitale de la riche Lombardie, caserne dans la citadelle ou château de Milan, célèbre dans les fastes militaires de nos différentes guerres. Dès notre arrivée, les officiers, sous-officiers et soldats de la garde royale italienne vinrent nous inviter à dîner pour le jour même. Nous, chasseurs, nous fûmes avec les chasseurs à leur caserne, où nous trouvâmes dans une vaste cour de nombreuses tables très bien servies pour un repas de soldats. Ce banquet donné par nos cadets fut gai, et très brillant par la multitude de personnes de haute distinction qui y assistèrent comme spectateurs. Elles voulurent jouir de ce beau coup d’œil, de la franche concorde qui y régna, et de cette joyeuse et belle réunion qui devait cimenter l’alliance des deux peuples.

8 mai. — Deux mois après notre arrivée, l’empereur Napoléon fit son entrée solennelle dans la capitale de son nouveau royaume. Cette prise de possession fut magnifique. Les troupes de la descente d’Angleterre bordaient les rues où il passa à cheval au milieu des gardes d’honneur, brillamment costumées, que toutes les villes du royaume avaient envoyées pour être représentées dans cette circonstance et assister au couronnement. Deux divisions de cavalerie ordinaire et une de cuirassiers précédaient et suivaient le cortège de l’Empereur qui réunissait tous les officiers généraux et d’état-major de l’armée française en Italie. Je vis à la tête des troupes le général en chef de cette armée, le vainqueur de Fleurus, le maréchal Jourdan, ainsi que beaucoup de généraux qui, quoique jeunes, comptaient de belles actions et de hauts faits d’armes.

Le 26 mai eut lieu le couronnement qui n’eut pas l’éclat de celui de Paris, mais qui n’en fut pas moins beau. Nous bordâmes la haie dans deux quartiers différents pour le passage de l’Empereur, lorsqu’il se rendit à l’église Saint-Ambroise pour poser la couronne de fer sur sa tête, et lorsqu’il rentra au palais après la cérémonie terminée. Le couronnement se fit le matin dans l’église métropolitaine. La troupe resta massée autour de la cathédrale, l’Empereur s’étant rendu à pied de son palais à l’église par une élégante galerie construite exprès pour cette grande solennité. La cérémonie du soir eut principalement pour but de le montrer an peuple dans tout l’apparat de la majesté royale. Avec l’Empereur étaient l’Impératrice, les princes Joseph et Louis Napoléon, le prince Murat, le prince Eugène, plusieurs maréchaux et généraux, les ministres du royaume, les grands et les personnes des deux cours qui précédaient, suivaient, ou entouraient les voitures du cortège. Un temps superbe favorisa cette imposante cérémonie et en augmenta l’éclat.

Il y eut ensuite une succession de fêtes brillantes ; je vis Garnerin s’enlever dans les airs ; des courses en chars me donnèrent une idée des célèbres Olympiades ; un feu d’artifice immense occupait tout le sommet de la façade de la citadelle du côté de la ville. L’illumination du dôme de la cathédrale surpassa toutes les autres, qui furent nombreuses, par son éclat et l’immensité de ses feux ; des jeux de toute espèce eurent lieu sur la place plantée d’arbres et entourée de magnifiques palais. Je vis là le plan de la bataille de Marengo, à une heure donnée de la journée, en relief et sur une grande échelle : tous les corps des deux armées y figuraient sur l’emplacement qu’ils occupaient au moment de l’action que le tableau représentait. Ces brillantes fêtes durèrent plusieurs jours et furent très suivies.

Dans les premiers jours de juin, le doge de Gênes, Gérôme Durazzo, vint apporter à l’Empereur le vœu du Sénat et du peuple de Gênes pour la réunion de la République ligurienne à l’Empire français. Je faisais partie de la garde d’honneur qui lui fut envoyée. Mais cette puissance déchue refusa cet honneur et renvoya sur le champ cette garde. Il fit remettre à chacun de nous trois francs, et une bague en brillant à l’officier qui commandait le détachement.

Un matin, le 3 juin, quelques jours après le couronnement, la générale fut battue dans les cours de la citadelle bien longtemps avant l’heure et la batterie du réveil. S’habiller, s’armer et se former, tout cela fut l’affaire d’un instant. On se rendit sur la place de l’Esplanade où se trouvait Napoléon. Après quelque temps d’exercice, il ordonne de charger les armes réellement pour faire l’exercice à feu. On lui observe qu’on n’a que des cartouches à balle : cela ne fait rien, on les déchirera du côté de la balle. Les manœuvres commencent, des feux de tous genres sont exécutés devant des milliers de personnes qui étaient venues pour être témoins de ce spectacle matinal qui avait lieu devant les premières maisons de la ville. Eh bien ! malgré la précipitation qu’on y mettait, on n’eut pas à déplorer un seul malheur, pas un soldat n’oublia d’exécuter l’ordre qui lui avait été donné de déchirer la cartouche du côté du projectile. Ce fait prouve la confiance de l’Empereur dans le dévouement de sa Garde, le sang-froid et l’adresse des militaires qui la composaient, car l’Empereur était souvent en avant des feux et surveillait l’exécution des mouvements.

Le 8 juin eut lieu la nomination du prince Eugène comme vice-roi d’Italie et la création de l’ordre de la couronne de fer. Le ruban était jaune orange liséré de vert ; la cocarde nationale était rouge, blanche et verte en trois bandes.

Enfin, après plusieurs parades et revues passées soit par l’Empereur, soit par des maréchaux, nous quittâmes Milan le 22 prairial (11 juin) pour retourner à Paris.

Rentré à Paris le 18 juillet, et caserné à l’École militaire, Barrès n’y séjourna que quelques jours.

Quelque temps après notre arrivée, les deux bataillons qui venaient de Milan, comptant 4 compagnies chacun, furent réduits à un seul bataillon de 6 compagnies. Celle dont je faisais partie devint la sixième. Ce bataillon prit le nom de bataillon d’expédition. Cette organisation fut longue, tracassière, extrêmement ennuyeuse. Ce ne fut pendant plusieurs jours qu’inspections, revues, parades ; on ne savait qu’inventer pour nous tourmenter et nous faire désirer la guerre qu’on appelait à grands cris, comme le soulagement que nous pouvions réclamer.

Enfin l’ordre tant souhaité arriva : nous devions partir pour le Camp de Boulogne, et l’on se tint prêt pour faire partie de cette armée destinée à être jetée sur les côtes d’Angleterre. Nous étions sous les armes, le logement parti, les bagages chargés, on n’attendait plus que le général Boulès pour faire par le flanc droit, marcher en avant et crier ; Vive la gloire. Mais ce fut tout le contraire. Nous fîmes par le flanc gauche, et reçûmes l’ordre de rentrer dans nos chambres.

Les bruits de guerre avec l’Autriche qui circulaient depuis quelque temps s’accrurent d’heure en heure, et au lieu d’aller sur cette côte de fer, où une armée intrépide se réjouissait de passer le détroit pour attaquer corps à corps cette perfide Albion, comme disaient les journaux, nous fûmes dirigés sur le Rhin où tant de glorieux souvenirs appelaient l’armée française. Nous étions restés à Paris quarante-quatre jours !


L’EMPEREUR A STRASBOURG

Barrès quitte Paris le 31 août. Après un pénible voyage, il arrive le 23 septembre à Strasbourg, où l’Empereur fait son entrée trois jours plus tard :

26 septembre. — Arrivée de l’Empereur (4 vendémiaire) ; son entrée solennelle, triomphale et pleine d’allégresse. Les Strasbourgeois firent tous leurs efforts pour en faire une fête alsacienne et ils réussirent à donner à cette pompe militaire un éclat merveilleux. La flèche de la cathédrale fut complètement illuminée. Cette pyramide de feu, au milieu de la nuit la plus obscure, faisait un délicieux effet.

Depuis le 20, une partie des troupes du Camp de Boulogne, celles venant de l’intérieur et la garde impériale arrivaient à Strasbourg par toutes les portes, prenaient les approvisionnements qui leur étaient nécessaires et se dirigeaient sur le Rhin qu’elles passaient à Kehl. Elles s’organisaient définitivement sur la rive droite, en attendant l’ordre de marcher en avant. Pendant plusieurs jours, Strasbourg fut rempli de troupes. Les hommes et les chevaux bivouaquaient dans les rues ; les voitures de l’artillerie, des équipages et des approvisionnements les encombraient : c’était un pelo-mêle à ne pas s’y reconnaître. C’est ainsi que je vis passer le 5e corps, commandé par le maréchal Lannes, toute la cavalerie de réserve sous les ordres du prince Murat, le grand parc de l’armée, etc., sans compter le grand état-major général de l’armée qui s’y trouvait réuni. Les autres corps d’armée passèrent le Rhin au-dessous de Strasbourg. Toutes ces troupes étaient remarquables par leur tournure martiale, leur belle tenue et leur enthousiasme qui était poussé jusqu’au délire.


ENTRÉE EN ALLEMAGNE

Passage du Rhin à Kehl, entrée en Allemagne par les Etats de l’électeur de Bade. Je ne passai point le majestueux fleuve sans éprouver un secret sentiment de contentement, quand ma mémoire me rappela tous les beaux faits d’armes dont ses rives avaient été témoins depuis Louis XIV. Ces souvenirs belliqueux me faisaient désirer d’être aussi témoin de quelques glorieux combats où je pourrais satisfaire ma vive impatience.

1er octobre. — Avant le départ de Rastadt, on lut aux compagnies assemblées la proclamation de l’Empereur qui annonçait l’ouverture de la campagne contre les Autrichiens qui venaient d’envahir la Bavière ; elle nous annonçait aussi des marches forcées à faire et des privations de toute espèce à endurer : elle fut accueillie par des cris de « Vive l’Empereur ! » On nous prévint en outre, qu’il n’y aurait plus de grande halte, ni de journées d’étape réglées comme en France, et qu’il fallait, en conséquence, conserver des vivres pour la marche. Et puis défense de manquer aux appels, de rester en arrière, etc.

Ayant passé le Danube à Donawerth et traversé la Souabe autrichienne par des chemins impraticables, Barrès, le 14 octobre, bivouaque sur les rives du fleuve.

Le soir, la compagnie passa sur la rive gauche du Danube pour garder la tête du pont qui avait été brûlé par les Autrichiens, mais sur lequel on pouvait passer par le moyen de quelques planches qu’on y avait placées. Pendant deux heures je fus en faction au bord d’un ravin, sur l’autre rive duquel était aussi une sentinelle ennemie. Nous nous observâmes mutuellement sans tirer, pour ne pas troubler le repos de la partie de l’armée qui se trouvait dans les environs. Vers le milieu de la nuit, nous repassâmes le Danube, et toute l’infanterie de la Garde remonta la rive droite à peu près une lieue pour prendre position sur une hauteur où nous passâmes le reste de la nuit, sans feu et sans abri, et sous les froides atteintes d’une bise hyperboréenne.

Toute la journée, nous entendîmes la canonnade et la fusillade dans la direction d’Ulm. C’était le beau succès d’Elchingen que le corps du maréchal Ney (6e) remportait après un combat des plus opiniâtres.

16 et 17 octobre. — Pendant ces deux jours, nous fûmes constamment sous les armes, gardant sur le plateau au-dessus de l’abbaye une route par où l’ennemi aurait pu déboucher, s’il avait essayé de briser le cercle de fer qui l’étreignait dans les murs d’Ulm. La canonnade ne cessa. de se faire entendre jusqu’au soir du 17, où elle cessa tout à coup. Nous apprîmes peu de temps après que le général Mack, renonçant à l’espoir de se faire jour l’épée à la main, venait de capituler en remettant entre les mains de l’Empereur toute son armée et la place qu’il n’avait pas défendue.

20-22 octobre. — A Augsbourg. Pendant ces trois journées, toute l’armée (excepté le 6e corps) quitta les bords du Danube pour se porter sur ceux de l’Inn où l’avant-garde était depuis le 15 octobre. A l’appel du troisième jour, il fut lu à l’ordre des compagnies une proclamation de l’Empereur aux soldats de la Grande Armée, qui énumérait tous les combats et les trophées qu’ils avaient conquis en quinze jours, et l’annonce d’une deuxième campagne contre les Russes qui approchaient. Un décret impérial, daté d’Ulm, faisait compter pour campagne le mois de vendémiaire an XIV, indépendamment de la campagne courante.

Le 20, l’armée autrichienne mit bas les armes, et défila devant l’armée française. L’Empereur arriva le 22 à Augsbourg, précédé des grenadiers à pied qui portaient les quatre-vingt-dix drapeaux pris dans cette première campagne.

24 octobre. — A Munich, capitale de la Bavière.

A mon arrivée, je fus commandé de service pour monter la garde au palais électoral. L’Empereur y arriva dans la soirée ; le lendemain avant midi, j’étais en faction à la porte des appartements de réception. Pendant deux heures, je ne fis que porter et présenter les armes, tant le nombre des grands personnages qui furent-admis à offrir leurs hommages à l’Empereur fut considérable. Je n’avais jamais autant vu de décorations de toute espèce et de tous les pays qu’il en passa devant moi pendant cette fatigante faction. Je crois avoir reçu le salut très profond de tous les princes, ducs, barons de la Bavière reconquise et reconnaissante. Dans cette circonstance, un soldat de l’Empereur, un guerrier de la Grande Armée avait des titres à mériter les grands saluts qu’on lui faisait.

12 novembre. — A moitié chemin de Saint-Poelten à Burkesdorf, nous rencontrâmes les magistrats de Vienne qui venaient implorer l’Empereur de ménager la capitale et leur Souverain, et lui offrir les clés de la ville. L’Empereur nous suivait de près ; le 4e corps et la Garde s’arrêtèrent, se formèrent en bataille, et présentèrent les armes à son passage. L’entrevue terminée, on se remit en marche pour se rendre au logement désigné pour cette journée.

Depuis le Rhin, toutes les fois que Sa Majesté nous rencontrait en route, nous nous arrêtions pour lui rendre les honneurs militaires, et la saluer de nos acclamations. Tous les corps de l’armée en faisaient autant, à moins d’ordre contraire. Souvent, dans ces revues inattendues, l’Empereur complimentait les régiments qui s’étaient distingués dans une affaire récente, complétait les cadres et distribuait des décorations. C’était une circonstance fortuite qui était vivement désirée, et qui satisfaisait bien des désirs.

13 novembre. — A Schœnbrunn, château impérial de plaisance, à une lieue de Vienne.

L’avant-garde de la Grande Armée prit possession de Vienne dans la matinée et s’empara par audace et surprise du pont du Thabor sur le Danube, ce qui nous permit d’entrer de suite dans la Moravie et, de balayer la rive gauche.


AUSTERLITZ

Parti le 16 de Schœnbrunn, Barrès, le 30, se trouve, au bivouac, à deux lieues de Brunn, à gauche de la route d’Olmutz sur le penchant d’une colline peu élevée.

1er décembre. — En avant de la position que nous occupions, était un mamelon armé de canons. Le bivouac de l’Empereur était entre nous et ce mamelon. Après le mamelon était une plaine de peu d’étendue, légèrement inclinée vers un ruisseau qui coulait de gauche à droite. Cette plaine très longue dans le sens du cours du ruisseau était dominée par des hauteurs qui commençaient sur l’autre rive et s’étendaient depuis des bois à gauche jusqu’à des marais et étangs à droite.

Le soir, à la clarté des feux des bivouacs, il nous fut donné lecture de la proclamation de l’Empereur qui annonçait une grande bataille pour le lendemain, 2 décembre. Peu de temps après, l’Empereur vint à notre bivouac pour nous voir ou pour lire une lettre qu’on venait de lui remettre. Un chasseur prit une poignée de paille et l’alluma pour faciliter la lecture de cette lettre. De ce bivouac il fut à un autre. On le suivit avec des torches allumées pour éclairer sa marche. Sa visite se prolongeant et s’étendant, le nombre de torches s’augmenta ; on le suivit en criant : « Vive l’Empereur. » Ces cris d’amour et d’enthousiasme se propagèrent dans toutes les directions, comme un feu électrique ; tous les soldats, sous-officiers et officiers se munirent de flambeaux improvisés, en sorte qu’en moins d’un quart d’heure, toute la Garde, les grenadiers réunis, le 5e corps qui était à notre gauche et en avant de nous, le 4e à droite, ainsi que le 3e plus loin et en avant, enfin, le 1er qui était à une demi-lieue en arrière en firent autant. Ce fut un embrasement général, un mouvement d’enthousiasme si soudain que l’Empereur dut en être ébloui. C’était magnifique, prodigieux. Après avoir été assez loin, je revins à mon bivouac, après l’avoir cherché longtemps, tous ces feux m’ayant fait perdre la direction où il se trouvait. Je ne doute pas que ce fut le hasard qui donna la pensée de cette fête aux flambeaux et que l’Empereur n’y pensait pas lui-même.

2 décembre. — Longtemps avant le jour, la diane fut battue dans tous les régiments ; on prit les armes et on resta formé en bataille jusqu’à ce que les reconnaissances fussent rentrées. La matinée était froide, le brouillard assez épais, un silence complet régnait dans toutes les lignes. Ce calme si extraordinaire après une soirée aussi bruyante, aussi folle, avait quelque chose de solennel, d’une majestueuse soumission aux décrets de Dieu : c’était le précurseur d’un orage impétueux, meurtrier, qui élève et abat des empires.

L’Empereur, entouré de ses maréchaux et des généraux d’élite de son armée, était placé sur un mamelon dont j’ai parlé, distribuant des ordres pour la disposition de ses troupes et attendant que le brouillard se dissipât pour donner le signal de l’attaque. Il fut donné, et, peu de temps après, toute cette immense ligne fut en feu.

Pendant ce temps-là le 1er corps, qui était derrière, se porta en avant, en passant à droite et à gauche du mamelon. Saluant, criant : « Vive l’Empereur ! » les chapeaux au bout des épées, des sabres, des baïonnettes, le maréchal Bernadotte en tête, portant le sien de la même manière, et tout cela au bruit des tambours, de la musique, des canons et d’une vive fusillade.

Après le passage du 1er corps, notre mouvement commença ; nous formions la réserve : elle se composait de 20 bataillons délite, dont 8 de la Garde impériale, 2 de la Garde royale italienne, et 10 de grenadiers et voltigeurs réunis. Derrière nous, marchaient la cavalerie de la Garde et plusieurs bataillons de dragons à pied. Les bataillons d’élite étaient ployés en colonne serrée par division, à distance de déploiement, ayant 80 pièces de canon dans leur intervalle. Cette formidable réserve marchait en ligne de bataille, en grande tenue, bonnets à poil et plumets au vent, les aigles et les flammes découvertes, indiquant d’un regard fier le chemin de la victoire. Dans cet ordre, nous franchîmes la plaine et gravîmes les hauteurs aux cris de « Vive l’Empereur ! » Parvenus sur le plateau que les Russes occupaient quelques instants auparavant, l’Empereur nous arrêta pour nous annoncer, après nous avoir fait signe de la main, qu’il voulait parler. Il dit d’une voix claire et vibrante qui électrisait : « Chasseurs, mes Gardes à cheval viennent de mettre en déroute la Garde impériale russe ; colonels, drapeaux, canons, tout a été pris ; rien n’a résisté à leur intrépide valeur : vous les imiterez. » Il partit aussitôt après pour aller faire la même communication aux autres bataillons de réserve.

L’armée russe était percée dans son centre et coupée en deux tronçons. Celui de gauche, celui qui faisait face à la droite de l’armée française, était aux prises avec les corps des maréchaux Soult et Davoust ; celui de droite, avec les corps de Bernadotte et Lannes. La réserve liait les quatre corps, et tenait séparé ce qui avait été disjoint par les habiles manœuvres du général en chef et la bravoure des soldats. Après un quart d’heure de repos, l’infanterie de la Garde fit un changement de direction à droite pour aller seconder le 4e corps, en marchant sur les hauteurs. Parvenu à la descente qui domine les lacs, je sortis un instant des rangs, et je vis par ce moyen dans la plaine la lutte terrible qui était engagée entre le 4e corps et la portion de l’armée russe qui lui faisait face, ayant les lacs à dos. Nous arrivâmes pour lui donner le coup de grâce, et achever de la jeter dans les lacs. Ce dernier et fatal mouvement fut terrible. Qu’on se figure 12 à 15 000 hommes, se sauvant à toutes jambes sur une glace fragile et s’abimant presque tous à la fois.

Quel douloureux et triste spectacle, mais aussi quel triomphe pour les vainqueurs ! Notre arrivée près des lacs fut saluée par une vingtaine de coups de canon, sans nous faire grand mal. L’artillerie de la Garde eut bientôt éteint ce feu, et tira ensuite avec une vivacité incomparable sur la glace pour la briser, et la rendre impropre à porter des hommes. La bataille était complètement gagnée, une victoire sans exemple avait couronné nos aigles d’immortels lauriers.

Après quelques instants de repos, nous revînmes sur nos pas, en suivant à peu près le même chemin, et traversant le champ de bataille dans toute sa longueur. La nuit nous prit dans cette marche ; le temps, qui avait été beau pendant toute la journée, se mit à la pluie, et l’obscurité devint si profonde qu’on n’y voyait plus. Après avoir marché longtemps au hasard, pour trouver le quartier général de l’Empereur, le maréchal Bessières, sans guides, sans espoir de le rencontrer, nous fît bivouaquer sur le terrain même où il prit cette détermination. Il était temps, car il était tard et nous étions tous très fatigués.

Après avoir formé les faisceaux par section et déposé nos fourniments, il fallut s’occuper de se procurer des vivres, du bois et de la paille. Mais où aller pour en trouver ? il faisait si noir et si mauvais ! rien ne pouvait nous indiquer où nous trouverions des villages. Enfin, des soldats du 5e corps qui rôdaient autour de nous en indiquèrent un dans une gorge. J’y fus avec plusieurs de mes camarades ; il était plein de morts et de blessés russes ; car je crois que c’était dans ces environs que la Garde russe avait été écharpée. J’y trouvai quelques pommes de terre, et un petit baril de vin blanc nouveau qui était si sûr qu’on aurait pu s’en servir en guise de verjus. Ceux qui en burent au camp eurent des coliques à se croire empoisonnés. La nuit se passa en causeries : chacun racontait ce qui l’avait le plus frappé dans cette immortelle journée. Il n’y avait ‘point d’action personnelle à citer, puisqu’on n’avait fait que marcher, mais on parlait de l’effroyable désastre du lac, du courage des blessés que nous rencontrions sur notre passage, des immenses débris militaires vus sur le champ de bataille, de ces lignes de sacs de soldats russes déposés avant l’action, qu’ils n’avaient pu reprendre ensuite, ayant été poussés dans une autre direction, fusillés, mitraillés, sabrés, anéantis. Il fut aussi question du nom que porterait la bataille, mais personne ne connaissait ces localités, ni le lieu où s’étaient donnés les plus grands coups. Puisqu’on ne savait encore rien du résultat définitif, la question resta sans solution.

Avec le jour, mon incertitude sur la partie du champ de bataille où nous avions passé la nuit se dissipa. Je reconnus, après avoir fait une tournée dans les environs, couverts de cadavres et de blessés qu’on enlevait, que nous étions à peu près à une demi-lieue sur la droite de la route de Brunn à Olmutz, et à la même distance de celle de Brunn à Austerlitz, ces deux routes se bifurquant près de la poste de Posaritz, où l’Empereur avait dû coucher.

Vers dix heures, nous partîmes pour Austerlitz ; mais avant de joindre la route à travers champs qui y conduit, on nous fit bivouaquer de nouveau pendant quelques heures. Enfin, nous arrivâmes de nuit à Austerlitz. L’Empereur couchait au château de cette petite ville et y remplaçait les empereurs Alexandre et François II, qui en étaient partis le matin.

Dans la journée, il nous fut fait lecture de la proclamation de l’Empereur à l’armée commençant par ces mots : « Soldats, je suis content de vous, » et finissant par cette phrase : « Il suffira de dire : J’étais à la bataille d’Austerlitz, pour qu’on vous réponde : Voilà un brave ! »

Le matin de ce jour, deux bataillons de grenadiers et deux de chasseurs furent réunis et dirigés sur la route de la Hongrie ; après quatre heures de marche, on nous fit prendre à droite de la route et position sur une hauteur, avec de la cavalerie et de l’artillerie de la Garde ; plus loin, sur la même ligne, était aussi de la troupe de ligne ; en avant de nous, un peu plus bas, on voyait l’Empereur se chauffant à un feu de bivouac, entouré de son état-major.

Sur la colline en feu étaient des troupes ennemies en bataille. Nous crûmes d’abord qu’une affaire allait s’engager, mais, après quelques instants d’attente, arrivèrent deux belles voitures, entourées d’officiers et de cavaliers, d’où je vis descendre un personnage en uniforme blanc, au-devant duquel se rendit l’empereur Napoléon.

Nous comprimes facilement alors que c’était une entrevue pour traiter de la paix, et que le personnage descendu de voiture était l’empereur d’Autriche. Après leur conversation qui dura moins d’une heure, nous reprîmes la route d’Austerlitz, où nous arrivâmes exténués de fatigue, et mourant de faim : nous avions fait huit lieues dans la boue, et par un froid très vif. Il était nuit depuis longtemps quand nous entrâmes dans nos logements.

Rentré en France en février 1806 après 174 jours d’absence, dont 110 jours de marche, Barrès a bientôt la tristesse d’apprendre une douloureuse nouvelle :

Ce fut pendant mon séjour à Rueil que je fus instruit de la douloureuse perte que ma mère et toute la famille venaient de faire en la personne de mon père, décédé à l’âge de soixante-six ans. Cette mort inattendue me causa beaucoup de douleur, car je perdais en lui plutôt un ami qu’un père, tant il avait de bonté et d’amitié pour moi. Sa correspondance si aimante, si questionneuse, me charmait et me consolait souvent.

Des bruits de guerre qui circulaient depuis quelque temps, prenaient de jour en jour plus de consistance ; un camp d’infanterie de quatre régiments, établi sous Meudon, faisait pressentir de prochaines hostilités, car tout s’y organisait pour la guerre. La curiosité, le désir de voir un de mes amis, nommé officier récemment, lors de la promotion qui avait été faite à Vienne, m’y firent aller deux fois pour jouir de la vue de ce spectacle militaire aux portes de la capitale, et témoigner à mon ami combien j’étais satisfait de lui voir les épaulettes et l’épée, au lieu du sac et du fusil que nous portions, nous, ses camarades moins favorisés. A la vérité, cette promotion fut peu nombreuse, puisqu’elle ne s’étendit que sur seize des grenadiers et chasseurs ; mais elle fit plaisir, même à ceux qui ne furent pas au nombre des élus, parce qu’elle prouvait que l’intention de l’Empereur était de nous nommer tous successivement ; mais 16 sur 1 600, c’était bien peu.

Le 11 septembre (1806), toute la Garde, considérablement augmentée depuis la fin de la campagne, fut réunie dans la plaine des Sablons pour passer la revue de détail de l’Empereur. Tout y était, personnel, matériel, administration : on n’avait laissé dans les quartiers que les hommes et les chevaux qui ne pouvaient pas se tenir sur leurs jambes. Les compagnies ayant été déployées sur un seul rang, les sacs à terre et ouverts devant chaque homme, et les cavaliers à pied tenant leurs chevaux par la bride, l’Empereur passa à pied devant le front du rang déployé, questionna les hommes, visita les armes, les sacs, l’habillement avec une lenteur presque désespérante. Il visita de même les chevaux, les canons, les caissons, les fourgons, les ambulances avec la même sollicitude, la même attention que pour l’infanterie. Cette longue et minutieuse inspection terminée, les régiments se reformèrent dans leur ordre habituel, pour qu’il vît l’ensemble des troupes et les fit manœuvrer. Déjà quelques mouvements avaient été exécutés, lorsque survint un orage furieux, déchaîné, épouvantable : toute cette splendeur, ces éclatantes dorures, ces brillants uniformes furent ternis, salis, mis hors de service, surtout ceux des chasseurs à cheval et de l’artillerie, si élégants et si riches. Moins d’un quart d’heure suffit pour rendre, le terrain impraticable, et interdire même le défilement. On se retira triste, défait comme si on eût perdu une grande bataille.

Quelques jours après, nous reçûmes l’ordre de nous tenir prêts à partir pour le 20. Cette nouvelle fut reçue avec joie. On était ennuyé depuis longtemps de cette vie douce et tranquille, de ce bien-être qu’on ne sait pas apprécier quand on ne le compare pas avec les souffrances passées et si vite oubliées.

Envoyé en Prusse, Barrès part le 20 septembre, traverse Mayence, Francfort, Bamberg où une déclaration impériale, datée du 6 et annonçant la déclaration de guerre à la Prusse, est lue aux compagnies formées en cercle. Puis il bivouaque aux alentours de la petite ville d’Auma.

Il nous fut défendu d’entrer dans Auma, petite ville de Saxe, assez jolie ; mais n’ayant pas de vivres, la faim, qui chasse le loup du bois, comme dit le proverbe, nous fit enfreindre la consigne. J’étais dans une cour avec plusieurs autres chasseurs, en train de dépecer un cochon que nous venions de tuer, lorsque le maréchal Lefebvre, commandant la Garde à pied, et le général Rousset, chef d’Etat-major général de la Garde impériale, y entrèrent. La peur nous glaça d’effroi, et nous fit tomber les couteaux des mains ; impossible de fuir, ils avaient fermé la porte sur eux. D’abord, grande colère, menace de nous faire fusiller ; mais après avoir été entendus, ils nous dirent, moitié en colère, moitié en riant : « Sauvez-vous bien vite au camp, sacrés pillards que vous êtes ; emportez votre maraude sans qu’on la voie, et surtout évitez de vous laisser prendre par les patrouilles. » Le conseil était bon, nous le suivîmes en tous points. On rit beaucoup au bivouac de la venette que nous venions d’avoir, et de la grande colère pour rire du bon maréchal,


IÉNA

13 octobre. — Au bivouac, en avant d’Iéna, sur une montagne et sur la rive gauche de la Saale. Pour y arriver, nous traversons la ville et prenons position : il était déjà nuit. Ayant su que le 21e léger du 5e corps n’était pas très éloigné, je fus voir les nombreux compatriotes qui y servaient. Ils étaient aux avant-postes, sans feu, avec défense de combat, et je les quittai bientôt. De retour au camp, j’apprends qu’Iéna est en feu et qu’on s’y est rendu en foule. Je fis comme les autres. Grand Dieu ! quel affreux spectacle offrait cette malheureuse ville dans cet instant de la nuit ! D’une part le feu, de l’autre le bris des portes, les cris de désespoir. J’entrai dans la boutique d’un libraire : les livres étaient jetés pêle-mêle sur le plancher. J’en prends un au hasard : c’était le guide des voyageurs en Allemagne, imprimé en français. C’était le 2e volume ; je cherche vainement le 1er, je ne le trouve pas. Mais le lendemain de la bataille, quand l’ordre eut été rétabli, je retournai chez le libraire pour le prier de me vendre ce premier volume. C’était un peu lourd à porter dans un sac, mais j’étais si content d’avoir cet ouvrage, qu’il me semblait que son poids ne devait pas m’incommoder.

Peu d’heures après mon retour au camp, on prit les armes, on se forma en carré et on attendit en silence le signal du combat.

14 octobre. — Un coup de canon tiré par les Prussiens, dont le boulet passa par-dessus nos têtes, annonça l’attaque. Un bruit de canons et de fusils se fit aussitôt entendre sur les lignes des deux armées ; les feux d’infanterie étaient vifs, continuels, mais on ne découvrait rien, le brouillard étant si épais qu’on ne se voyait pas à six pas. L’Empereur était parvenu par ses habiles manœuvres à forcer les Prussiens à donner la bataille dans une position et sur un terrain peu favorables, puisqu’ils présentaient le flanc gauche à leur base d’opération, et qu’elle était tournée.

L’Empereur déjeuna devant la compagnie, en attendant que le brouillard se levât. Enfin, le soleil se montra radieux, l’Empereur monta à cheval, et nous nous portâmes en avant. Jusqu’à quatre heures du soir, nous manœuvrâmes pour appuyer les troupes engagées. Souvent notre approche suffisait pour obliger les Prussiens et les Saxons à abandonner les positions qu’ils défendaient ; malgré cela, la lutte fut vive, la résistance désespérée, surtout dans les villages et les bouquets de bois, mais une fois que toute notre cavalerie fut arrivée en ligne et put manœuvrer, alors ce ne fut plus que désastre. La retraite se changea en déroute, et la fuite fut générale.

L’Empereur nous arrêta sur un plateau découvert et très élevé, où il resta près d’une heure à recevoir les rapports qui lui arrivaient de tous les points, à donner des ordres et à causer avec les généraux. Placé au milieu de nous, nous pûmes le voir jouir de son immense triomphe, distribuer des éloges, et recevoir avec orgueil les nombreux trophées qu’on lui apportait. Couché sur une immense carte ouverte, posée à terre, ou se promenant les mains derrière le dos, en faisant rouler une caisse de tambour prussien, il écoutait attentivement tout ce qu’on lui disait, et prescrivait de nombreux mouvements.

Après que ces masses de prisonniers, ces innombrables canons eurent défilé devant les vainqueurs, que le canon ne se fit plus entendre, ou du moins que ses détonations furent très éloignées, l’Empereur rentra à Iéna, suivi de la Garde à pied. Nous avions plus de deux lieues à faire, il était plus de cinq heures ; aussi nous ne pûmes arriver qu’après sept heures du soir. On se logea militairement, chaque caporal amenant son escouade avec lui. Une maison d’assez belle apparence nous engagea à y entrer ; nous étions les premiers, nous en primes possession : c’était un pensionnat de demoiselles. La cage était restée, mais les oiseaux s’étaient envolés, en laissant leurs plumes, du moins une partie de leurs bardes : les pianos, les harpes, les guitares, leurs livres, de charmants dessins ou gravures et des fournitures de bureau à satisfaire tous les besoins et tous les goûts. Les appartements étaient élégamment meublés et très coquets. Je profitai de cette circonstance pour écrire à mon frère aîné une longue lettre, où je lui rendais compte de notre brillante victoire.

A travers la Saxe et la Prusse, et après quelques jours d’une marche pénible dans les sables des bords de l’Elbe, Barrès gagne Charlottenbourg, à deux lieues de Berlin où l’Empereur fait bientôt son entrée :


L’EMPEREUR ENTRE À BERLIN

27 octobre. — Nous partîmes de Charlottenbourg en grande tenue, bonnet et plumet en tête, toute la Garde réunie, et disposée à faire une entrée solennelle. Arrivé à la belle porte de Charlottenbourg, ou plutôt à ce magnifique arc de triomphe sur lequel est un quadrige d’un très beau travail, l’Empereur laissa passer sa belle Garde à cheval, et se mit à notre tête entouré d’un état-major aussi brillant que nombreux. Les grenadiers nous suivaient ; la gendarmerie d’élite fermait la marche. Pour nous rendre au palais du Roi, où l’Empereur devait loger, nous suivîmes cette grande et magnifique allée des Tilleuls, la plus belle que l’on connaisse et qui est supérieure en beauté, sinon en longueur, aux boulevards de Paris. La foule était si grande pour nous voir passer, que l’on aurait pu croire que toute la population de Berlin s’était portée sur ce point pour voir passer les vainqueurs de leur pays, ce qui prouve qu’il y a des badauds ailleurs qu’à Paris.

Il y avait tous les jours grande parade dans la cour extérieure du château située entre le Palais et la prairie dont j’ai parlé. Le bataillon de service et les piquets de cavalerie de la garde s’y trouvaient et restaient pour défiler les derniers. Toutes les troupes qui arrivaient de France, toutes celles qui étaient restées en arrière pour poursuivre les débris de l’armée prussienne ou pour bloquer les places fortes que l’ennemi cédait tous les jours étaient passées en revue par l’Empereur, qui les gardait longtemps sous les armes. Il faisait à l’instant même toutes les promotions nécessaires pour compléter les cadres des régiments, distribuait des décorations aux militaires qui lui étaient signalés comme ayant mérité cette glorieuse récompense, adressait des allocutions aux corps, les faisait manœuvrer pour s’assurer de leur instruction pratique, enfin ne négligeait rien de ce qui pouvait intéresser leur bien-être ou les enflammer du désir de voler à d’autres combats.

Ces parades et revues étaient très curieuses à observer ; on aimait à suivre du regard celui qui foudroyait les trônes et les peuples. Nous fûmes deux fois exécuter de grandes manœuvres dans les environs de Berlin, sous les yeux de l’Empereur. J’étais un de ceux qui tenaient les drapeaux pris à l’ennemi à la bataille d’Iéna, quand l’Empereur les présenta à la députation du Sénat qui vint jusqu’à Berlin pour les recevoir. C’était un cadeau que l’Empereur faisait à son Sénat conservateur.

Pendant les vingt-sept jours pleins que je restai à Berlin, je visitai tous les monuments, toutes les collections importantes, tous les beaux quartiers de cette belle ville. Je fus plusieurs fois au spectacle pour voir jouer des grands opéras français, traduits et arrangés pour la scène allemande.

Le lendemain de son entrée à Berlin, l’Empereur fit mettre à l’ordre de l’armée une nouvelle proclamation pour annoncer que les Russes marchaient à notre rencontre, et qu’ils seraient battus comme à Austerlitz. Elle se terminait par cette phrase : « Soldats, je ne puis mieux exprimer les sentiments que j’éprouve pour vous, qu’en disant que je porte dans mon cœur l’amour que vous me montrez tous les jours. »


À LA RENCONTRE DES RUSSES

Entré en Pologne le 29 novembre, Barrès arrive le 3 décembre à Posen où il restera jusqu’au 15.

A notre arrivée, on nous lut la nouvelle proclamation que l’Empereur fit mettre 0 l’ordre de l’armée le 2 décembre pour annoncer l’anniversaire de la bataille d’Austerlitz, la prise de Varsovie que les Russes n’avaient pas pu défendre, et l’arrivée de la Grande Armée sur les bords de la Vistule.

Cette belle proclamation était suivie d’un décret qui érigeait l’emplacement de la Madeleine à Paris, en un temple de la gloire sur le frontispice duquel on devait placer cette inscription en lettres d’or : l’Empereur Napoléon aux soldats de la Grande Armée. Ce décret prouvait à l’armée combien l’Empereur avait soin de sa gloire et l’encourageait à de nouveaux triomphes...

Passage de la Vistule et du Bug. Séjour à Varsovie où la rigueur du froid n’empêche pas l’Empereur de passer des revues et faire défiler la parade.

Depuis notre entrée en campagne en Pologne, on nous avait permis de porter le chapeau, la corne en avant, et d’ajouter de chaque côté un morceau de fourrure qu’on attachait sous le menton avec des cordons pour nous garantir le visage et surtout les oreilles du froid. L’Empereur, le prince de Neufchâtel et la plupart des généraux avaient des bonnets en forme de casque, faits avec des fourrures de prix, desquels il pendait deux bandes aussi en fourrure pour être attachées sous le menton quand le froid devenait plus piquant. Ces deux princes étaient habillés d’une polonaise en velours gris, doublée d’hermine ou de fourrure aussi riche, et chaussés de bottes aussi fourrées avec un vêtement semblable. Ils pouvaient supporter la rigueur de la saison, mais nous, pauvres diables, avec nos vieilles capotes, ce n’était pas la même chose. A la vérité, nous étions jeunes, nous marchions tout le jour, et puis on s’y était habitué.

Toutefois, Barrès souffre cruellement de la température. Une fois, revenant du camp chargé de bois, il tombe dans un ravin, où il reste plus d’une heure enseveli dans dix pieds de neige. Une autre fois, après une nuit affreuse passée près du hameau de Haff, il écrit : « Je regrettai bien des fois de ne pas être au nombre de ces milliers de cadavres qui nous entouraient. »


EYLAU

7 février 1807. — Au bivouac, sur une hauteur, à une demi-lieue en arrière d’Eylau.

Au départ, nous repassâmes de nouveau sur le terrain de combat de la veille et sur la position que nous avions occupée jusqu’à onze heures du soir ; un peu plus loin, sur l’emplacement où deux régiments russes avaient été anéantis dans une charge de cuirassiers. A cet endroit, les morts étaient sur deux et trois de hauteur ; c’était effrayant. Enfin, nous traversâmes la petite ville de Landsberg sur la Stein. Après avoir laissé derrière nous cette ville, nous arrivâmes devant une grande forêt, traversée par la route que nous suivions, mais qui était tellement encombrée de voitures abandonnées, et par les troupes qui nous précédaient, que l’on fut obligé de s’arrêter pour ce motif ou pour d’autres que je ne connaissais pas. Du reste, le canon grondait fort en avant de nous, ce qui faisait croire à un engagement sérieux. Je profitai de ce repos pour dormir en me couchant sur la neige avec autant de volupté que dans un bon lit. J’avais les yeux malades par la fumée du bivouac de la veille, par la privation de sommeil, et par la réverbération de la neige qui surexcitait mes souffrances. J’étais arrivé au point de ne pouvoir plus me conduire. Ce repos, d’une heure peut-être, me soulagea, et me permit de continuer avec le régiment le mouvement d’en avant qui s’exécutait.

À la sortie du bois, nous trouvâmes une plaine, et puis une hauteur que nous gravîmes. C’était pour enlever cette position que les fortes détonations que nous avions entendues quelques heures auparavant, avaient ou lieu. Le 4e corps l’enleva et jeta l’ennemi de l’autre côté d’Eylau, mais il y eut de grandes pertes à déplorer. Le terrain était jonché de cadavres de nos gens ; c’est là qu’on nous établit pour passer la nuit. On se battait encore, quoiqu’il fît déjà noir depuis longtemps.

Une fois libre, on se mit en quête de bois, de paille, pour passer la nuit ; il neigeait à ne pas s’y voir et le vent était très piquant. Je me dirigeai vers la plaine avec cinq ou six autres de mes camarades. Un peu loin, nous trouvâmes un feu de bivouac abandonné, très ardent encore, et beaucoup de bois ramassé. Nous profitâmes de cette bonne rencontre pour nous chauffer et faire notre provision de ce que nous cherchions. Pendant que nous étions à philosopher sur la guerre et ses jouissances, le bêlement d’un mouton se fait entendre. Courir après, le saisir, l’égorger, le dépouiller, tout cela fut fait en quelques minutes. Mettre le foie sur des charbons ardents, ou le faire rôtir au bout d’une baguette, nous prit moins de temps encore ; nous pûmes, par cette rencontre providentielle, sinon satisfaire notre dévorante faim, du moins l’apaiser un peu. Après la dégoûtante pâture que nous venions de faire, de retour au camp, on nous dit qu’on trouvait dans Eylau des pommes de terre et des légumes secs. Nous y allâmes, en attendant que le mouton que nous apportions pût être cuit. En effet, nous trouvâmes en assez grande quantité ce que nous cherchions ; fiers de notre trouvaille et satisfaits de contribuer pour notre part à la nourriture de nos camarades, nous revenons au camp, mais on dormait à la belle étoile, presque enseveli sous la neige. Nous qui suions, malgré le froid, nous pensâmes que ce repos, après une agitation et des courses si répétées, nous serait funeste. Nous résolûmes de retourner à Eylau avec tout notre fourniment, en nous disant que nous entrerions dans les rangs, au passage du régiment, qui devait aller, selon nous, coucher à Kœnigsberg le même jour.

A peine avions-nous dormi deux heures, que le jour arriva et avec lui une épouvantable canonnade dirigée sur les troupes qui couvraient la ville. S’armer et chercher à sortir de la ville no fut qu’une pensée, mais l’encombrement à la porte était si grand, occasionné par la masse des hommes de tous grades et de tous les corps qui bivouaquaient en avant ou autour d’Eylau, que le passage en était pour ainsi dire interdit. L’Empereur, surpris comme nous, eut des peines inimaginables pour pouvoir passer. Pendant ce temps-là des boulets perdus venaient augmenter le désordre. Nous arrivâmes à notre poste avant que le régiment eût reçu l’ordre de se porter en avant. J’avais tant lutté, tant couru, que j’étais hors d’haleine.

8 février. — Le régiment descendit la hauteur en colonne et se dirigea à la droite de l’église où il se déploya. Déjà plusieurs boulets avaient porté dans le régiment, et enlevé bien des hommes. Une fois en bataille, et assez à découvert, le nombre en fut bien plus grand. Nous étions sous les coups d’une immense batterie qui tirait sur nous à plein fouet et exerçait dans nos rangs un terrible ravage. Une fois, la file qui me touchait à droite fut frappée en pleine poitrine ; un instant après, la file de gauche eut les cuisses droites emportées. Le choc était si violent que les voisins étaient renversés comme les malheureux qui étaient frappés. On donna ordre d’emporter les trois derniers à l’ambulance établie dans les granges du faubourg qui était à notre gauche. Un de mes camarades réclama mon assistance : c’était un vieux soldat breton qui m’était très attaché. Je souscrivis avec empressement à son désir, et le portai avec trois autres de mes camarades dans la maison où se trouvait le docteur Larrey. Nous apprîmes le lendemain, par le capitaine, qu’il nous avait donné sa montre en or, dans le cas qu’il succomberait à l’amputation de sa cuisse.

Pendant notre absence, le régiment fit un mouvement vers sa droite, et se trouva placé par la disposition du terrain derrière une légère élévation qui le garantissait de quelques coups. L’Empereur, qui sentait la nécessité de ménager sa réserve pour l’employer plus tard, si les événements, qui devenaient critiques, l’y contraignaient, avait donné cet ordre. Pour rentrer dans nos rangs, nous fûmes obligés de défiler sous une grêle de boulets, dont les coups étaient si rapprochés qu’on ne pouvait faire six pas sans être arrêté par l’explosion d’un obus, ou le ricochet d’un projectile. Enfin, j’arrivai sain et sauf, mais deux de mes camarades étaient tombés morts sur la hauteur.

Pendant quelque temps, une neige, dont l’épaisseur est inconnue dans nos climats, nous donna un peu de répit ; le restant de la journée s’écoula lentement, recevant de temps à autre des marques non équivoques de la présence des Russes en avant de nos lignes. Enfin, vers la fin du jour, ils nous cédèrent le terrain et se retirèrent en assez bon ordre, loin de la portée de nos canons. Une fois leur retraite bien constatée, nous fûmes reprendre notre position du matin, bien cruellement décimés et douloureusement affectés de la mort de tant de braves.

Ainsi se termina la journée la plus sanglante, la plus horrible boucherie d’hommes qui ait eu lieu depuis le commencement des guerres de la Révolution. Les pertes furent énormes dans les deux armées, et quoique vainqueurs, nous étions aussi maltraités que les vaincus.

9 février. — Même position. Dans la journée, je fus envoyé en corvée à Eylau, mais comme elle n’exigeait pas un retour immédiat au camp, j’en profitai pour visiter le champ de bataille. Quel épouvantable spectacle présentait ce sol naguère plein de vie, où 160 000 hommes avaient respiré et montré tant de courage ! La campagne était couverte d’une couche épaisse de neige que perçaient, çà et là les morts, les blessés et les débris de toute espèce ; partout de larges traces de sang souillaient cette neige, devenue jaune par le piétinement des hommes et des chevaux. Les endroits où avaient eu lieu les charges de cavalerie, les attaques à la baïonnette et l’emplacement des batteries étaient couverts d’hommes et de chevaux morts. On enlevait les blessés des deux nations avec le concours des prisonniers russes, ce qui donnait un peu de vie à ce champ de carnage. De longues lignes d’armes, de cadavres, de blessés, dessinaient l’emplacement de chaque bataillon. Enfin, sur quelque point que la vue se portât, on ne voyait que des cadavres, que des malheureux qui se traînaient, on n’entendait que des cris déchirants. Je me retirai épouvanté.

Resté à Eylau, jusqu’au 16 inclus. Je retournai encore une fois sur ce champ de désolation pour bien me graver dans la mémoire l’emplacement où tant d’hommes avaient péri, où 16 généraux français étaient morts ou avaient été blessés à mort, où un corps d’armée, des régiments entiers avaient succombé. Sur la place de la ville étaient 24 pièces de canon russes qu’on avait ramassées sur le champ de bataille. Un jour que je les visitai très attentivement, je fus frappé sur l’épaule par le maréchal Bessières qui me demanda de le laisser passer. Il était suivi de l’Empereur qui dit en passant devant moi : « J’ai été content de mes visites. » Je ne répondis rien : ma surprise avait été trop grande de me trouver si près d’un homme si haut placé, que j’avais vu trois jours auparavant exposé aux mêmes dangers que nous.

Avant notre départ, il y eut une troisième promotion de vélites. Comme je n’attendais rien encore, je m’en occupai peu. Le séjour d’Eylau devenait misérable ; nous étions sans vivres, sans abri pour ainsi dire, car nous étions entassés les uns sur les autres. Le dégel était bien prononcé, ce qui rendait encore notre position plus incommode. Enfin, le signal de la retraite nous fut annoncé par une proclamation qui nous expliquait pourquoi nous n’avancions plus et pourquoi nous allions prendre des cantonnements à 30 lieues en arrière. Ce n’était qu’une trêve momentanée : la reprise des hostilités viendrait avec les beaux jours.

21 février. — A Osterode, petite ville de la Prusse sur la route de Kœnigsberg à Thorn. L’Empereur établit son quartier général dans cette ville, et envoie en cantonnements dans les villages environnants toute la partie de la Garde qui n’est pas nécessaire au service de sa personne et de son état-major.

L’annonce de l’entrée en cantonnements fut accueillie avec une vive joie. Nous avions souffert tant de privations, éprouvé tant de fatigues, qu’il était bien permis de se réjouir et d’aspirer à un peu de repos. D’ailleurs, nos effets étaient dans un état de délabrement déplorable, nos pieds tout en compote, nos corps rongés par la vermine, faute de temps et de linge pour s’en débarrasser. Cette campagne que j’appellerai une campagne de neige, comme la première en fut une de boue, fut plus pénible encore par la privation de vivres que par l’intensité du froid qui cependant se fit sentir bien cruellement...

Le fait est que J.-B. Barrès avait eu les pieds gelés. « Le chirurgien décida que je serais envoyé sur les derrières, au petit dépôt de la Garde, de l’autre côté de la Vistule. »

21 avril. — Pendant mon absence, l’Empereur transféra son quartier général à Finckenstein, superbe château au comte de Dohna, ancien premier ministre du roi de Prusse, près de la petite ville de Rosenberg, où était logée la majeure partie des officiers de la maison impériale.

Il y eut un grande revue de toute la Garde dans la plaine de Finckestein ; un ambassadeur persan se trouvait à cette revue.

18 mai. — Sur une hauteur près de Finckestein, pour y vivre dans des baraques que nous devions construire. Dès notre arrivée on se mit à l’œuvre, et en peu de jours ce fut un camp de plaisance des plus intéressants. Il y eut beaucoup à travailler, bien des bois abattus, bien des maisons démolies pour construire les nôtres. C’était des actes de vandalisme qui affligeaient, mais la guerre fait une excuse.

L’Empereur vint visiter notre camp. Il dut être satisfait, car on y avait pris peine pour le rendre digne de l’auguste visiteur. J’étais ce jour-là de cuisine. Il visita la mienne comme les autres, me fit beaucoup de questions sur notre nourriture et surtout le pain de munition. Je lui dis sans balbutier, et très nettement, qu’il n’était pas bon, surtout pour la soupe. Il demanda à le goûter, je lui en présentai un. Il ôta son gant, en brisa un morceau avec ses doigts, et, après l’avoir mâché, il me le rendit en disant : « En effet, ce pain n’est pas assez bon pour ces messieurs. » Cette réponse m’atterra. Il fit ensuite d’autres questions, mais dans la crainte que je répondisse comme je venais de le faire, le général Goules prit la parole pour moi.

Pendant quelques jours, dans le camp, on ne m’appelait que « le monsieur. » Quoi qu’il en soit, nous eûmes le lendemain du pain blanc pour mettre à la soupe, du riz et une ration d’eau-de-vie de grain, qu’on appelle schnaps. Le mot « messieurs » n’avait pas été dit pour se moquer de mon audacieuse réclamation.


HEILSBERG

Au bivouac, en avant de Saafeld, petite ville de la Prusse ducale. Dans la journée du 5 juin, tous nos avant-postes placés sur la Passarge et l’Aile furent attaqués inopinément et avec vigueur par les Russes, et repoussés sur tous les points. Cette nouvelle arriva au quartier général impérial dans la soirée. Une heure après, l’Empereur, sa suite et toute la Garde étaient en marche pour Saafeld où nous arrivâmes dans la nuit. L’Empereur passa dans nos rangs en voiture, allant très vite ; le grand duc de Berg avait pris la place du cocher de la calèche où se trouvait l’Empereur. La célérité de notre marche, l’activité de tous les officiers attachés au Grand Quartier général annonçaient que cela pressait et que de grands coups se donnaient en avant de nous.

Quand nous arrivâmes sur les hauteurs, au-dessus de la plaine qui précède la ville de Heilsberg et non loin de la rive gauche de l’Alle, la bataille était vivement engagée depuis le matin. Placés en réserve, nous découvrions les deux armées engagées et les attaques incessantes des Français pour s’emparer des redoutes élevées qui dans la plaine couvraient le front de l’armée russe. Les troupes en lignes n’ayant pas pu s’en rendre maîtresses, l’Empereur y envoya les deux régiments de jeune garde, fusiliers, chasseurs et grenadiers, organisés depuis quelques mois et arrivés à l’armée depuis peu de jours. Les redoutes furent enlevées après un grand sacrifice d’hommes et d’héroïques efforts. Le général de division Roussel, chef d’état-major qui les commandait, eut la tête emportée, et beaucoup d’officiers et de sous-officiers de la Garde qui les avaient organisés, et dont plusieurs étaient de ma connaissance, y perdirent la vie.

La journée se termina sans résultat, chacun garda ses positions et nous bivouaquâmes sur le terrain que nous occupions, au milieu des morts du combat de la matinée. Nous étions restés douze heures sous les armes, sans changer de place.

Le lendemain soir, l’ennemi évacua la ville d’Heilsberg, ses magasins et les retranchements dont la défense avait fait couler tant de sang.


FRIEDLAND

12 juin. — Nous quittâmes les hauteurs que nous occupions depuis l’avant-veille à dix heures du matin ; nous traversâmes le terrain sur lequel s’était donné la bataille, la ville d’Heilsberg et arrivâmes après une longue marche de nuit, sur le champ de bataille d’Eylau. Le 13 à six heures du matin, nous bivouaquâmes à peu près sur le même emplacement où nous avions été mitraillés quatre mois auparavant. Notre marche de nuit fut remarquable en ce que nous fûmes assaillis, lorsque nous traversions une immense forêt, par un orage si violent, si impétueux, que nous fûmes obligés de nous arrêter pour attendre qu’il fût passé, dans la crainte qu’on ne s’égarât. Nous arrivâmes défaits, mouillés, horriblement fatigués, et hors d’état de faire le coup de feu, si cela eût été nécessaire ; mais l’ennemi était sur la rive droite de l’Alle et nous sur la rive gauche, à une assez grande distance.

13 juin. — Au bivouac, sur le champ de bataille d’Eylau. Je revis avec une certaine satisfaction ce terrain si célèbre, si détrempé de sang, maintenant couvert d’une belle végétation et de nombreux monticules sous lesquels reposaient tant de milliers d’hommes. A la place de l’immense tapis de neige, étaient des prairies, des ruisseaux, des étangs, qu’on ne distinguait pas et qu’on n’aurait pu croire alors, le jour de la bataille, être des champs parsemés de bouquets de bois.

14 juin. — On partit de grand matin, en se dirigeant à droite vers Friedland, et les bords de l’Alle. Le canon se fit entendre de très bonne heure et le bruit paraissait devenir plus fort à mesure que nous avancions. L’ordre fut donné de mettre nos bonnets à poil et nos plumets ; c’était nous annoncer qu’une grande affaire allait avoir lieu.

Nos chapeaux, en général, étaient en si mauvais état, il était si incommode de porter deux coiffures, et d’en avoir toujours une sur le sac qui embarrassait plus qu’elle ne valait, que cela fit prendre la résolution à tous les chasseurs, et comme par un mouvement spontané, de jeter leurs chapeaux. Ce fut général dans les deux régiments. On eut beau le défendre et crier, l’autodafé se fit au milieu des cris de joie de toute la garde à pied.

Une fois prêts, on se remit en route ; peu de temps après, on commença à rencontrer les premiers blessés. Leur nombre devenait plus grand, d’un instant à l’autre, ce qui nous indiquait que l’affaire était chaude et que nous approchions du lieu où l’armée était aux prises. Enfin nous sortons du bois où nous étions depuis presque notre départ, nous débouchons dans une assez grande plaine, et voyons devant nous l’armée russe en bataille qui passait l’Alle sur plusieurs ponts pour venir nous disputer le terrain que nous occupions, et se diriger sur Kœnigsberg pour le débloquer. Placés d’abord en bataille à portée de canon de l’ennemi, à gauche de la route de Domnau à Friedland, nous restâmes plusieurs heures dans cette position ; mais quand une fois l’action fut bien engagée, vers cinq à six heures du soir, nous nous portâmes en avant pour prendre possession d’un plateau qui domine un peu la ville, et appuyer les attaques des corps d’armée qui agissaient.

A dix heures du soir, la bataille était gagnée, les Russes enfoncés sur tous les points, jetés dans l’Aile, et toute la rive gauche déblayée de leur présence. Leur perte fut immense, en hommes et en matériel. Cette sanglante et éclatante défaite les terrassa complètement.

Le 17 et le 18, l’Empereur logea au village de Sgaisgirren, dans le château du baron. Je me trouvais de garde auprès de sa personne. Le lendemain de son départ, je visitai ses appartements ; ils ne méritaient pas cette attention, car ils étaient plus que simples, mais j’y trouvai un gros paquet de journaux de Paris, d’Altona, de Francfort, de Saint-Pétersbourg, dont je m’emparai avec joie, n’ayant pas eu l’occasion d’en lire depuis Varsovie. Ce fut une bonne fortune, car nous ne savions rien de ce qui se passait à l’armée que par les journaux.


J. -B. BARRES.

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1922