Souvenirs d’un officier de la Grande armée/03

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J.-B. Barrès
Souvenirs d’un officier de la Grande armée
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 381-420).
SOUVENIRS
D’UN OFFICIER
DE LA GRANDE ARMÉE
PUBLIÉS PAR MAURICE BARRÉS, SON PETIT-FILS [1]

III [2]
LA RESTAURATION. — LES TROIS GLORIEUSES.


LA TERREUR BLANCHE

Dès son arrivée à Bordeaux « dont les opinions royalistes étaient si exaltées, si Ultra-bourbonniennes qu’elles en étaient effrayantes, » Barrès reçoit d’une jeune femme le conseil de ne rien garder de séditieux dans ses malles, de ne pas aller au café où il risquerait d’être insulté. Au théâtre où l’on chante « Vive Henri IV ! » pendant l’entracte, il faut « se lever et rester debout en agitant son mouchoir blanc, sous peine d’être jeté des loges dans le parterre. » A Argentat, non loin de Bergerac, cale fureur royaliste lui vaut d’être pris pour un général proscrit et arrêté aux cris de « A bat le brigand de la Loire ! » Relâché aussitôt par le maire, il retourne à Blesle, dans sa famille, où une lettre du maréchal Romeuf lui apprend qu’il est nommé commandant provisoire de la légion du département qui s’organise à Brioude. Là il reçoit l’ordre de se rendre à Craponne, dont on prétend que les environs cachent des généraux proscrits. Sa mission « est de visiter tous les villages, battre les bois, fouiller les montagnes et se mettre en rapport avec les colonnes mobiles. » Il s’en acquitte, dit-il lui-même, « par devoir, mais sans conviction, assez ostensiblement pour qu’on connût d’avance mes projets. » Au Puy, où il arrive le 5 décembre 1815, un incident se produit. Quelques officiers, à l’hôtel, proposent de boire à la santé du Roi. Soupçonné de n’avoir pas répondu à cette invite avec assez d’empressement, Barrès est dénoncé an colonel, puis au général, puis au préfet qui décident de le maintenir dans la légion, mais de le réprimander. « Il fallait alors, écrit-il, être chaud royaliste, chaud jusqu’à l’extravagance. »

Mes fonctions de commandant de place m’assujettissaient à bien des occupations puériles, à des courses de nuit, à des enquêtes préparatoires, à des appels fréquents chez le général et le préfet. Ces messieurs voyaient partout des complots, des conspirations, des boutons à l’aigle, des cocardes tricolores, des signes de rébellion. C’était à qui montrerait le plus de zèle et de dévouement pour la bonne cause. Un dimanche du mois de juillet 1816, le préfet, pour célébrer l’anniversaire de la rentrée des Bourbons à Paris, fit apporter, sur la plus grande place du Puy, tout le papier timbré à l’effigie impériale, les sceaux des communes de la République et de l’Empire, et un magnifique buste colossal en marbre blanc d’Italie de l’empereur Napoléon, chef-d’œuvre du célèbre statuaire Julien, qui l’avait offert lui-même à ses ingrats et barbares compatriotes. Tout cela fut brûlé, mutilé, brisé en présence de la troupe et de la garde nationale sous les armes, des autorités civiles, militaires, judiciaires, au bruit du canon, aux cris sauvages de « Vive le Roi ! » Cet acte de vandalisme me brisa le cœur.

Le 15 avril 1816, nous reçûmes l’ordre de partir pour Besançon. Ce fut comique. Le général Romeuf nous accompagna pour surveiller notre marche. La gendarmerie nous suivait derrière pour empêcher la désertion des soldats. A Yssingeaux, le comte de Moidière, notre lieutenant-colonel, proposa sérieusement aux commandants de compagnies de prendre aux soldats leur culotte pour les empêcher de partir la nuit, et de la leur rapporter le lendemain matin pour le départi En vérité, tous ces gens-là avaient perdu la tête.

A notre arrivée à Besançon, nous vîmes les inspecteurs généraux chargés d’achever notre organisation. L’un d’eux était un général allemand, passé au service de la France, le prince de Hohenlohe ! Leur première opération fut de désigner la moitié des officiers de tous grades pour aller en semestre forcé. Je fus de ce nombre. On pense si cette mesure inique déplut à tous les officiers qui la subirent ! Pour mon compte, elle me contraria beaucoup, car je n’étais guère dans ce moment en position de supporter les frais d’un voyage aussi inattendu. Je m’en retournai en Auvergne.


CHEZ L’ARCHEVÊQUE DE BORDEAUX

Mais ce n’était que l’annonce d’un plus grave ennui. Proposé pour le grade de chef de bataillon et pour la croix de Saint-Louis, Barrès est cruellement affecté, en décembre 1820, par la nouvelle de sa mise en demi-solde. « J’étais loin de penser, écrit-il, qu’une semblable mesure pût jamais m atteindre, après de si grands services. » Le 26 décembre, il cesse de figurer sur les contrôles, et quitte avec chagrin un corps où il avait mérité « l’amitié et l’estime de tous. » Cette mise à l’écart ne fut heureusement pas de longue durée. Eclairé par un entretien où Barrès s’est disculpé des accusations portées contre lui, le général Vautré le réintègre bientôt dans son grade, au 15e régiment d’infanterie légère (légion des Pyrénées orientales). Barrès se met en route vers Périgueux, et s’arrête pendant le trajet, à Bordeaux pour voir son frère :

A Agen, trois voyageurs montèrent dans la diligence, l’un très partisan du magnétisme, un autre très verse dans la littérature anglaise et enthousiaste de lord Byron et de Walter Scott dont j’entendais parler pour la première fois, et le troisième un rédacteur en chef d’un journal libéral de Bordeaux, qui s’était rendu à Agen pour prier le préfet de ne pas lui faire l’honneur de composer un jury exprès pour lui, vu qu’il se contenterait de celui qui serait chargé de juger les assassins et les voleurs. Il était poursuivi pour délit de presse, pour avoir demandé la démolition de la fameuse colonne du 12 mars qui était une insulte à la France. La conversation très spirituelle de ces trois hommes me fit supporter agréablement l’ennui d’un long séjour en lourde diligence.

Après avoir pris un logement, je fus à l’archevêché voir mon frère aîné, vicaire général. Il avait été successivement élève de l’École normale et professeur de littérature à l’École centrale. Sous l’Empire, il avait été deux fois candidat au Corps législatif, et chevalier de la Légion d’honneur. En 1817, alors qu’il était secrétaire général de la préfecture du Puy, il s’était dégoûté du monde, et était allé se réfugier dans un séminaire pour y prendre les ordres. Il me présenta à l’archevêque. Ce bon vieillard, aussi respectable par ses vertus que par son grand âge, exigea de moi, comme un devoir qui m’était imposé, d’aller diner tous les jours chez lui, tant que je resterais à Bordeaux. C’est ce que je fis. A table il ne voulut pas qu’on parlât métier, malgré les cinq ou six prêtres qui s’y trouvaient habituellement. Il fallait lui parler guerre, batailles, et autres récits de ce genre. Il n’admettait pas que d’autres que moi lui versassent à boire. Enfin ce saint homme, comme on l’appelait dans la maison, me fit promettre, après m’avoir donné sa bénédiction, que dans les beaux jours du printemps je reviendrais le voir et que j’irais habiter sa belle maison de campagne qui lui avait été donnée par l’empereur Napoléon. Il me dit que quand il fut nommé chevalier du Saint-Esprit, on avait voulu lui faire quitter sa croix d’officier de la légion d’honneur, dont il était toujours décoré, mais qu’il s’y était refusé en disant que celui qui la lui avait donnée savait bien ce qu’il faisait.

Pendant les quatre jours que je restai dans cette ville, je fus tous les soirs au spectacle, où je vis jouer plusieurs opéras nouveaux qui me firent d’autant plus de plaisir que j’en étais privé depuis longtemps et qu’ils étaient bien représentés. Dans les Voitures versées, musique de Boieldieu, il y a une scène où trois jeunes femmes en grande toilette se trouvent réunies. Elles avaient chacune une couronne, l’une bleue, la deuxième blanche et la troisième rouge, et placées dans cet ordre. Quand elles parurent, elles furent applaudies. En 1815, les actrices et leurs admirateurs auraient été mangés vifs, c’est le mot, car je ne pouvais pas me rappeler sans effroi la soirée que j’y avais passée à cette époque. Quel changement en si peu d’années ! Après le spectacle, j’allais passer le reste de ma soirée avec des chanoines. On y buvait d’excellent vin de Bordeaux premier choix et on y causait fort gaiement.

J’eus le plaisir de visiter dans tous les détails un bateau à vapeur, le premier que je voyais et nouvellement construit.

De Grenoble où il assiste, le 24 août 1822 à une grande cérémonie militaire et civile pour la translation des cendres de Bayard, Barrès revient, en 1923, tenir garnison à Paris.

Le 3 juillet, nous fûmes présentés à Monsieur, Comte d’Artois, et à Madame la Duchesse de Berry, près de laquelle était le Duc de Bordeaux. Le lendemain 4, le Roi nous reçut. Le 15 août, nous bordâmes la haie sur le quai de la Cité (quai Napoléon) pour le passage de la procession du vœu de Louis XIII où se trouvaient Monsieur et les princesses de la famille royale.

Le 25 août, je fus reçu chevalier de Saint-Louis par le colonel Perrégaux et immédiatement après, nous allâmes présenter nos hommages à Louis XVIII, à l’occasion de sa fête. Tous les officiers de la garde royale, de la garnison et de la garde nationale, se réunirent dans la grande galerie du Louvre avant de défiler devant le trône. Je vis le Roi affaissé par l’âge et la maladie, la tête pendante sur ses genoux, ne voyant ni ne regardant rien. C’était un cadavre devant lequel on passa sans s’arrêter. Il était entouré d’une cour splendide où la richesse des costumes, la variété des couleurs, la beauté des broderies, la multitude et l’éclat des décorations offraient un coup d’œil des plus saisissants. Nous pûmes croire qu’avant peu de jours nous assisterions à des funérailles royales. Elles n’eurent lieu pourtant que l’année suivante.


LES DUCS DE LORRAINE.

Séjour dans le Nord, à Dunkerque, Lille, Gravelines. Au camp de Saint-Omer, des grandes manœuvres permettent à Barrès de faire apprécier l’instruction et la tenue de ses troupes. Première tentative faite pour établir une communication directe entre Dunkerque et la côte anglaise par bateaux à vapeur : l’entreprise ne réussit pas, faute de passagers. Rencontre de deux officiers anglais qui avaient gardé Napoléon à Sainte-Hélène. « Tout ce qu’ils me racontaient me navrait de douleur et m’attachait à eux, en même temps que je les maudissais d’avoir contribué pour leur part à river ses fers. » Barrès a l’occasion de passer en Belgique, à Ypres, avec ses camarades en uniforme, « Nous fûmes salués avec respect par tous les habitants que nous rencontrâmes et engagés à déjeuner. Ils nous prouvèrent qu’ils se rappelaient qu’ils avaient été français du grand peuple. » De là il est envoyé à Nancy, où l’attendait l’événement qui allait transformer sa vie :

J’arrivai à Nancy le 17 octobre 1826 pour y rester jusqu’au 10 avril 1828. C’est la garnison lapins agréable et une des meilleures de France. Les femmes de Nancy sont citées, pour leur bon goût, la recherche dans la composition de leurs toilettes et l’art de les bien porter.

Avant de passer à un fait personnel, je veux tout de suite noter comment, le 9 novembre 1827, le régiment prit les armes pour assister à la translation des restes des ducs de Lorraine, dont les nombreux tombeaux avaient été violés et dispersés pendant la tourmente révolutionnaire. Ces poudreux débris avaient été jetés dans une fosse d’un des cimetières de la ville. Ils furent recueillis avec soin et portés à la cathédrale où ils reçurent les honneurs dus à leur rang et à leur mémoire. Une chapelle ardente y présentait un aspect imposant, aussi curieux par l’éclat ides tentures et des lumières que par son caractère religieux. Tous les officiers de la garnison, le général à leur tête, furent jeter de l’eau bénite sur les cercueils et les urnes, qui contenaient les cendres de tant de princes lorrains, dont quelques-uns avaient joui d’une grande célébrité. Le lendemain, la translation fut solennelle, majestueuse, aussi religieuse que militaire. Le roi de France, l’empereur d’Autriche s’y étaient fait représenter par des ambassadeurs. La foule était immense et recueillie. Dans la chapelle ronde ou ducale, disposée pour recevoir les débris de tant de grandeurs, on avait envoyé de Paris les tentures qui avaient servi aux obsèques de Louis XVIII. Je n’avais rien vu jusqu’alors qui put être comparé à la magnificence et à la majesté de cette décoration. Cette chapelle ronde, réparée et embellie, était celle des anciens ducs dont le vieux palais existe encore, et sert maintenant de caserne à la gendarmerie. Un caveau construit exprès pour recevoir tous les ossements, et des monuments élevés dans cette enceinte pour perpétuer la mémoire des plus illustres princes de cette célèbre maison de Lorraine, font de cette chapelle déjà remarquable par son architecture un lieu plein de vénération.

Un discours ou sermon de l’évêque Forbin-Janson, dirigé contre la Révolution et la philosophie, termina mal cette pompeuse cérémonie. Il fut vivement censuré parce qu’il était indigne d’un chrétien et d’un homme qui est censé avoir de l’esprit et du jugement. C’est en grande partie la cause des disgrâces que l’évêque eut à subir après la Révolution de juillet. Chassé de son diocèse par le peuple, il est mort sans en avoir repris possession, la prudence n’ayant pas permis au Gouvernement de l’y autoriser, car la haine qu’on lui portait demeurait toujours vivace.

C’était la quatrième cérémonie de ce genre où j’étais acteur et témoin depuis quelques années : deux à Grenoble pour le Connétable de Lesdiguières et Bayard, et la troisième à Cambrai pour tous les archevêques de cette ville et particulièrement pour les précieux restes de Fénelon, qui furent trouvés sous les parvis de l’ancienne cathédrale quand on voulut en faire une place publique.


MON MARIAGE

Le jour même de mon arrivée à Nancy, je fis la rencontre d’un de mes anciens camarades des vélites d’Ecouen, que je n’avais plus revu depuis que j’avais quitté la Garde impériale au commencement de 1808. Ce vélite était capitaine d’infanterie chargé du recrutement du département de la Meurthe. Se faire un joyeux accueil était trop naturel entre deux militaires qui avaient vécu de la même vie pendant plus de trois années. Présenté par lui dès le lendemain à sa jeune femme et à sa nouvelle famille, je fus accueilli avec cordialité, et traité par la suite comme un ami qu’on était heureux de revoir. Dans le courant de l’hiver, il me proposa d’aller au printemps à Charmes, petite ville des Vosges, pour faire connaissance de sa grand-mère par sa femme. Je ne pensais guère alors que ce petit voyage, dans un pays qui m’était aussi inconnu que la personne que j’allais voir, et fait autant par complaisance que par goût, me donnerait une épouse, que mon ami deviendrait mon cousin, sa belle-mère ma tante, et que sa grand-mère serait aussi la mienne au même titre. C’est ainsi que souvent les choses les plus futiles deviennent, par l’effet du hasard, des événements très importants dans la vie, et qu’on s’engage dans des affaires desquelles on se serait éloigné peut-être, si on avait pu les prévoir.

14 avril. — La veille de Pâques de cette année 1827, j’arrivai donc chez ma future grand-mère qui m’accueillit parfaitement. Je le fus de même par ses enfants et ses petits-enfants qui habitaient cette ville, c’est à dire poliment, aucun motif ne devant les engager à faire plus, puisque j’étais étranger pour eux, et sans rapprochement de position. Cependant une circonstance bizarre fit que je fus un peu considéré comme étant de la famille, c’est que deux enfants, frères des personnes près desquelles je me trouvais , avaient été vélites. Le frère d’un de ces vélites avait une jeune fille, dont les bonnes manières, l’agrément et un âge assez en rapport avec le mien, me firent impression. Huit jours restés dans cette ville et une fréquentation journalière m’amenèrent à panser à ce qui m’avait le moins occupé jusqu’alors, au mariage. J’en parlai à mon ami, qui approuva mon projet de demande, et ensuite, à ma rentrée à Nancy, à sa belle-mère, qui me fit espérer que mes vœux pourraient être favorablement accueillis. Bref, après quelques lettres écrites, dont une par mon excellent colonel, je fus autorisé à me présenter. J’arrivai le 9 mai, je fis la demande le 10, et grâce aux personnes qui s’intéressaient à mon succès, toutes les difficultés furent aplanies, les arrangements convenus et le jour du mariage fixé au 3 juillet.

Dès ce moment, je songeai sérieusement aux engagements que j’allais prendre, aux obligations que ma nouvelle situation devait m’imposer, aux démarches à faire pour obtenir toutes les pièces qui m’étaient nécessaires pour contracter cette union. Dans cet intervalle, je fis plusieurs voyages à Charmes pour faire ma cour et me faire connaître de celle qui devait devenir ma compagne. Je fus une fois la prendre pour l’accompagner à Nancy avec sa mère pour les emplettes d’usage. Enfin, le 30 juin, je quittai mes camarades de pension pour ne plus manger avec eux.

3 juillet. — Célébration de mon mariage avec Marie-Reine Barbier. Je n’ai jamais, je crois, trouvé le temps aussi long que depuis le jour où je fus admis à présenter mes hommages, jusqu’à la date qui scella mon bonheur. Être l’époux de la femme qu’on recherche, sentir pour la première fois trembler sa main dans la vôtre, penser que des liens sacrés et doux vous unissent à jamais, quand on a le pressentiment que ces chaînes qu’on s’impose seront légères à porter, c’est un beau jour de la vie, c’est ce que je considérai comme devant faire mon bonheur. Le colonel et le capitaine Chardron assistèrent b mon mariage, qui fut célébré avec dignité et convenance. Aucun membre de ma famille n’y assista, à cause de l’éloignement.

Le 6 juillet, nous fûmes en famille chez un des oncles maternels de ma femme, maître de forges près de Rambervillers et qui par la suite allait être député des Vosges, M. Gouvernel. Le 8, nous étions de retour ; le 11, nous partîmes pour Nancy où nous entrâmes à notre grande satisfaction dans notre petit ménage. Peu de semaines après, quelques symptômes pleins d’espérance nous annoncèrent que notre union prospérait et qu’un nouveau gage de la meilleure des épouses viendrait bénir les liens qui nous unissaient.

Bientôt et comme pour sceller son bonheur, Barrès reçoit, à Nancy, la nouvelle d’un avancement depuis longtemps attendu :

Le dimanche 18 novembre, au moment où l’on allait défiler après une revue du maréchal de camp commandant le département, le colonel reçut une lettre de M. O’Neill qui lui annonçait que j’étais nommé chef de bataillon à la date du 14 novembre pour le 3e bataillon qu’on allait organiser. Cette agréable nouvelle me fut communiquée immédiatement ainsi qu’à ma femme, qui se trouvait sur la place Carrière où la troupe était réunie. Les compliments qui lui furent faits en cette occasion et la joie qu’elle en éprouva doublèrent la mienne.

C’était beaucoup d’être nommé chef de bataillon, de l’être au choix, — j’étais le 100e capitaine d’infanterie au 1er janvier 1827, — et dans son régiment, de n’avoir pas à faire de nouvelles connaissances, ni à changer d’uniforme, et surtout de ne point voyager dans un moment où ma femme no le pouvait pas. Enfin je continuais à servir sous les ordres du colonel Perrégaux dont j’avais tant à me louer depuis 1813 et je ne quittais pas une ville que j’affectionnais pour son agrément et son voisinage de Charmes.

Pendant le mois de décembre, je m’équipai, je reçus des visites, des sérénades, et donnai un grand dîner à la majeure partie des officiers. Tout cela, y compris l’achat d’un beau cheval de selle, me coûta beaucoup d’argent, mais je ne le regrettai pas : il me semblait que je ne pouvais payer trop cher l’avantage et la satisfaction de mon nouveau grade. Quel changement dans ma position ! quelle différence dans le service !

Cependant, le 10 avril 1838, le régiment partait pour Lyon Mme Barrès, restée à Charmes, met au monde, le 12 mai, un fils, qui reçoit les prénoms de Joseph-Auguste. Au moment où il arrive, Barrès trouve sa femme gravement malade d’une inflammation du rein droit : elle put être sauvée mais resta dans un état de faiblesse des plus inquiétants.

Le début de 1829 lui apporte une nouvelle tristesse : il a la douleur, le 28 janvier, d’apprendre la mort de sa mère, décédée à Blesle à l’âge de 77 ans. Il se rend auprès des siens et passe quelques jours auprès de sa sœur, « à évoquer les temps insoucieux de l’enfance. La tombe s’est fermée, dit-il, sur mes bons parents et la mienne ne sera pas près de la leur. D’autres destinées, d’autres devoirs ont fixé ma place ailleurs. » En mai 1829, le régiment est de nouveau envoyé à Paris.

Ce ne fut pas sans une bien vive et parfaite satisfaction que je me vis établi à Paris pour une bonne année au moins. Je commençais à me fatiguer des voyages et à m’ennuyer des routes, et puis je voyais la possibilité de conduire ma femme à Paris après la saison des eaux qu’elle devait aller prendre en été. C’était pour nous deux une joie d’enfant de lui faire visiter ce beau Paris qu’elle désirait tant connaître.


CHARLES X

Le 31 mai, je me rendis à Saint-Cloud, avec tous les officiers supérieurs pour faire notre cour au Roi et à la famille royale. Présentés d’abord à Madame la Dauphine par le colonel, nous le fûmes ensuite à Monseigneur le Dauphin qui, en entendant prononcer mon nom, se rappela m’avoir proposé pour chef de bataillon deux ans auparavant et m’adressa la parole. Je ne m’attendais pas à tant d’honneur. Réunis ensuite dans la grande galerie du palais pour attendre le Roi, nous y restâmes pour entendre la messe, ou plutôt pour causer, n’ayant pu pénétrer dans la chapelle qui est peu spacieuse. Après la messe, le Roi se promena longtemps dans la galerie, adressant la parole à tous ceux qui lui présentaient leurs hommages, avec beaucoup de grâce et d’aménité. Cette présentation me fit grand plaisir, car depuis longtemps je n’avais vu autant de dignitaires, ou de personnages célèbres. C’étaient les ministres, les maréchaux, des pairs, des députés, des ambassadeurs, des généraux. Les courtisans étaient nombreux, l’assemblée éclatante da broderies, de plaques, de cordons, de diamants. Dans cette belle galerie, on était mêlé, confondu, chacun jouant son rôle, guettent un regard du maître, et cherchant à l’approcher le plus près, pour se faire voir ou demander quelque faveur. Placé dans un des angles, hors du tourbillon des grands et des admirateurs passionnés de la puissance souveraine, je pus observer à loisir ce magnifique ensemble des grandeurs du jour, chercher à connaître tous ces illustres personnages et me faire une idée de l’éclat des cours. Je ne vis rien de grand ni de distingué dont les manières du Dur d’Angoulême, rien de bon dans les yeux ni les traits de Madame la Dauphine. Quant à Charles X, il me fit l’effet d’un vieillard vert encore, qui inspire du respect, mais dont la figure annonce quelque chose de commun.

Ce célèbre palais de Saint-Cloud me fit ressouvenir qu’autrefois j’y avais monté la garde en ma qualité de chasseur-vélite, que j’y avais vu une cour jeune, brillante, pleine de vigueur et d’espérance. Il y avait bien encore des hommes de cette époque à la cour de Charles X, mais ce n’était plus que l’ombre de ces grands caractères, de ces valeureux officiers si célèbres par leurs grandes actions de guerre. La gloire avait fait place à l’hypocrisie dévote, les célébrités de l’Empire aux petits hommes de l’émigration, et les grandes actions de Napoléon aux intrigues d’un Gouvernement mal assis.

Le soir, je fus au Théâtre-Français voir jouer Henri III, drame en 5 actes d’Alexandre Dumas. C’était la pièce à la mode, le triomphe des romantiques. Malgré le beau talent des acteurs, le luxe des décorations et la vérité des costumes, je jugeai la pièce bien au-dessous de sa haute réputation. Du moins je n’y trouvai pas ces grandes émotions que j’avais éprouvées autrefois aux pièces de Corneille et de Racine. Mlle Mars, comme à son ordinaire, électrisa tous les spectateurs.

7 juin. — Je vais aux Tuileries voir la procession des chevaliers du Saint-Esprit, le jour de la Pentecôte, fête de l’Ordre. Les chevaliers en manteaux de soie verte, richement brodés, chapeaux à la Henri IV, tuniques, culottes et bas de soie blancs, collier au cou, sortirent des grands appartements deux à deux pour se rendre à la chapelle, et revinrent de même dans la salle du trône. Le Roi était le dernier. Je ne pus entrer dans la chapelle pourvoir les réceptions qu’on y fit, les portes étant fermées après l’entrée des chevaliers. À la sortie, me trouvant dans le premier salon qui suit celui des maréchaux, le Roi m’adressa la parole sur le séjour du régiment à Paris. Cette promenade cérémonieuse, plus curieuse encore qu’imposante, m’intéressa cependant, parce qu’elle me mit en position de connaître une foule de grands personnages, célèbres tant par leur illustration propre, que par leur naissance, leurs titres, leurs fonctions et les services qu’ils ont rendus à l’État, et beaucoup d’anciens émigrés. Je vis là pour la première fois toute la famille du Duc d’Orléans.

Un court voyage à Charmes, auprès de sa femme, dont l’état de santé, après une amélioration passagère, est redevenu alarmant, permet à Barrès de voir son fils qui « commence à jaser et à marcher. » C’est à peine si la grâce de l’enfant suffit à apporter quelque trêve à ses inquiétudes grandissantes. Il revient à Paris en juillet, après une absence de vingt jours :

8 août 1819. — Murmures, inquiétudes dans Paris sur l’annonce qu’un changement de ministère aurait lieu dans la journée, et que le prince de Polignac serait nommé président du Conseil. Cette nouvelle d’un ministère congréganiste et contre-révolutionnaire frappait de stupeur tous les amis de nos instituions constitutionnelles.

Ayant à leur tête le comte Coutard, commandant la 1re division, tous les officiers de la garnison allèrent faire une visite officielle à M. le ministre de la Guerre, le lieutenant-général comte de Bourmont. Je trouvai le ministre embarrassé, peut-être honteux de se voir le chef d’une armée française, lui qui avait abandonné, quelques jours avant la désastreuse bataille de Waterloo, l’armée qui fut vaincue dans cette funeste journée, malheur et deuil de la France. Le poids de cette trahison devait lui peser sur le cœur comme un remords, si, comme il lui dit dans les salons du ministère, des généraux refusèrent do prendre la main qu’il présentait.

15 août. — Je prends le commandement de deux cent cinquante hommes d’élite du régiment pour aller border la haie sur une partie du quai de la Cité jusqu’à la porte de la Métropole à l’occasion de la procession du Vœu de Louis XIII. A quatre heures, le Roi, le Dauphin, la Dauphine et la cour posèrent a pied dans nos rangs escortés par les gardes du corps à pied du Roi (cent Suisses). Le cortège était beau, mais simple. Aucuns cris d’allégresse et d’hommages ne se firent entendre sur le passage du Roi. Les cœurs étaient glacés, les visages froids et mornes, depuis l’avènement du ministère Polignac.


UNE SÉANCE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

25 août. — Séance publique et solennelle de l’Académie française. Avant de m’y rendre, je fus à Saint-Germain l’Auxerrois entendre le panégyrique de saint Louis prononcé, devant les membres de l’Académie, suivant l’ancien usage. Peu d’immortels et guère plus d’auditeurs. Ni l’éloge, ni l’orateur ne tirent d’effet.

A une heure, j’entrai dans la salle des séances publiques de l’Institut. Me trouvant un des premiers, je pus choisir ma place. La salle peu vaste me parut bien distribuée, décorée avec goût et simplicité. On n’y est admis que par billets, qu’on doit demander plusieurs jours à l’avance. C’est habituellement l’élite du grand monde, les savants français et étrangers, et quelques étudiants studieux qui composent l’auditoire. Dans les nombreuses pièces qui précèdent la salle, sont les statues en marbre de nos grands poètes et prosateurs, historiens et philosophes, orateurs et savants. J’y remarquai celle de La Fontaine, ouvrage de Julien du Puy, mon compatriote et l’ami de mon frère. A deux heures, la salle et les tribunes étaient combles ; il n’y avait plus de places pour les derniers arrivés.

À deux heures et demie, M. Cuvier, directeur en exercice, ouvrit la séance. La première lecture fut faite par M. Andrieux, secrétaire perpétuel, et. le discours pour la distribution des prix de vertu par le président, le baron Cuvier. La pièce de vers qui avait remporté le prix, fut lue par M. Lemercier, avec une verve, une chaleur qui doublèrent le mérite de la composition. Le sujet du concours était la découverte de l’imprimerie. Beaucoup de vers furent vigoureusement applaudis, surtout ceux qui avaient trait à la liberté de la presse, et aux dangers qu’elle pouvait courir sous un gouvernement ennemi des lumières. Quand le poète lauréat, M. Legouvé, fils de l’académicien décédé, auteur de la Mort d’Abel et du Mérite des femmes, se présenta au bureau pour recevoir la médaille d’or, son nom fut couvert par de nombreux applaudissements. Je remarquai, sur les banquettes destinées aux membres de l’Institut, MM. de Lally-Tollendal, Barbé-Marbois. Chaptal, Arago, de Ségur, Casimir Delavigne, etc. , et dans la salle ou les tribunes, le dernier président du Directoire, le vénérable Collier, le président du Consistoire M. Marron, Mlle Léontine Fay, etc. . Je regrettai de ne pas m’être trouvé près de quelqu’un qui connût bien les académiciens et les personnages distingués présents à cette réunion pour me les désigner par leurs noms. A quatre heures et demie, on sortit. Je passai dans cette célèbre enceinte un instant de la journée fort agréablement.

30 août. — Je suis allé cet après-midi dans le faubourg Saint-Antoine visiter le propriétaire de la maison chez qui je loge. Je m’y suis rencontré avec un jeune Russe, un capitaine aux grenadiers à cheval de la garde royale du nom de d’Espinay Saint-Luc et quelques autres personnes. On vint à parler du passage des Balkans par les Russes et de leur marche triomphale sur Constantinople. Le jeune Russe, plein d’enthousiasme, célébrait avec chaleur la bravoure de ses compatriotes. Le capitaine défendait les Turcs et déplorait amèrement la triste position où allait-se trouver le sultan Mahmoud. On lui demanda à la fin quel intérêt il pouvait porter à ce monarque, pour le plaindre si vivement. Il répondit, les larmes aux yeux : « Mahmoud est mon cousin germain. Sa mère et la mienne étaient sœurs. » Après cette extraordinaire confidence, qui nous surprit tous, on se tut.

En effet, la mère du sultan était une demoiselle d’Espinay Saint-Luc. Elle avait été prise par des corsaires algériens vers 1786, étant âgée de trois ans.

31 août. — Je vais au théâtre de l’Opéra-Comique, salle Ventadour, nouvellement construit et que je ne connaissais pas encore. Une salle superbe. On jouait la Dame Blanche et Marie, opéras que j’avais déjà vus en province, mais que j’entendis de nouveau avec plaisir. Ce fut la dernière fois que je fus au spectacle ; je n’eus plus envie plus tard d’y retourner, ni de prendre aucun autre plaisir ni distraction de ce genre.

C’est à cette époque que Barrès va éprouver la plus grande douleur de sa vie : sa femme qui, après sa cure de Plombières, était venue le rejoindre à Paris, subit mie grave opération, pratiquée le 4 octobre par le docteur Piollet, sur les conseils de Dupuytren. La légère amélioration qui suivit permit un instant d’espérer la guérison. Barrès put reprendre son service.


DANS LA PLAINE DE GRENELLE

C’est ainsi que j’eus l’occasion de me trouver à la répétition de la grande manœuvre que, dans la plaine de Grenelle les troupes de la garnison et des environs de Paris devaient exécuter le 27 octobre, devant le Roi.

Toute la troupe de ligne était placée en première ligne, l’infanterie de la garde en deuxième ligne. Toute la cavalerie, ligne et garde, était aussi sur deux lignes derrière l’infanterie. Enfin la belle artillerie de la garde était sur les flancs, dans les intervalles et en réserve. Notre premier bataillon en tirailleurs, couvrait le front de la bataille qui faisait face à la Seine. Mon bataillon était à sa place de bataille, à la gauche de la première ligne. On comptait en tout seize bataillons d’infanterie et quatre régiments de cavalerie. L’emplacement et l’ordre de bataille déterminés, on attendit dans cette position l’arrivée du Roi.

A une heure le canon, les musiques, les fanfares et les tambours annoncèrent son approche. Il passa successivement devant le front de bandière des quatre lignes, précédé et suivi d’un état-major innombrable, brillant, riche de broderies et de décorations. Dans une calèche à la suite du Roi étaient la Dauphine, la Duchesse de Berry, Mme de Berry et le Duc de Bordeaux. Dans une autre qui suivait de près la première, se trouvaient les princesses d’Orléans. Le Duc d’Orléans, en costume de colonel général des hussards, et ses deux fils aînés, les Ducs de Chartres et de Nemours, entouraient le Dauphin, le chef de l’Etat. Après quelques passages des lignes et des feux, en avançant et en retraite, on se disposa à exécuter la fameuse manœuvre de Wagram, lorsque l’armée d’Italie, sous les commandements du Prince Eugène et de Macdonald, alors simple général de division, enfonça le centre de l’armée autrichienne et décida de la victoire. Ce grand mouvement stratégique terminé, on défila, la gauche en tête. Par mon rang dans l’ordre de bataille, je me mis en marche le premier et ouvris le défilé.

L’affluence des curieux était prodigieuse, on ne voyait que des têtes dans cette vaste plaine de Grenelle. Tout y fut beau, superbe, majestueux, comme le temps qui concourut à cette brillante revue. La rareté des cris de « Vive le Roi ! » dut faire sentir à Charles X que le ministère Polignac était odieux à la nation. Le maréchal Macdonald, duc de Tarente, major général de la garde, commandait et dirigeait les divers mouvements qui furent tous exécutés avec précision et ensemble.

Mme Barrès s’éteignait, le 25 novembre, en pleine jeunesse, veillée par son mari jusqu’au dernier moment. Les obsèques furent célébrées à Saint-Jacques-du-Haut-Pas. La seule consolation de Barrès, c’est sa tendresse pour le jeune fils en qui il est assuré de trouver un jour a un ami pour lui rappeler les mérites de celle qui lui restera chère à tout jamais. » Après une quarantaine de jours passés à Charmes, il est de retour à Paris en janvier 1830.


1830

6 avril. — Obsèques du maréchal de Gouvion Saint-Cyr.

Le maréchal était mort en Provence et fut transporté dans sa terre de Villiers, près de Neuilly. N’ayant pas d’hôtel à Paris, son corps fut déposé dans l’église de l’hôtel royal des Invalides, pour y recevoir les honneurs dus à son rang-et à sa grande illustration. Le lendemain, après la cérémonie funèbre, ses restes furent conduits au Père-Lachaise, par les boulevards, au milieu d’un grand concours de citoyens de tous les rangs. ! Sa dernière demeure fut choisie auprès de celles de Masséna, Kellermann, Lefebvre, au milieu des illustres généraux, ses compagnons d’armes et ses émules, et peu éloignée de la tombe sans ornement ni inscription du maréchal Ney. Le marquis de Jaucourt, qui avait été ministre de Louis XVIII, le lieutenant-général comte Lamarque et le capitaine Richepanse, de la garde royale, fils du général de ce nom, pupille du maréchal, prononcèrent des discours. Quatre bataillons de la garnison de Paris rendaient les honneurs militaires. Je commandais celui du 15e. Monté à cheval à dix heures du matin. , je n’en descendis qu’il sept, passablement fatigué et exténué de faim.

Depuis ces funérailles, le Gouvernement a adopté l’idée émise par le capitaine Richepanse de déposer aux Invalides les maréchaux décédés pour leur rendre, dans cette église militaire qui rappelle de si beaux souvenirs, les honneurs dus à leur dignité guerrière.

31 mai. — Je vais au Palais-Royal voir l’illumination du Palais et du jardin préparée à l’occasion de la fête que donnait le Duc d’Orléans au roi de Naples, son beau-frère, et à la Cour de France Les officiers supérieurs du régiment y étaient invités, quelques-uns y furent, mais je m’en abstins, d’abord à cause de ma position, et ensuite parce qu’il fallait se mettre en bas de soie, culotte blanche, boucle en or, dépense que je ne me souciais pas de faire pour un ou deux bals de la Cour où j’aurais pu aller. Dès la nuit arrivée, le jardin et la grande cour du palais se trouvèrent, pleins de curieux et en si grand nombre qu’on ne pouvait plus guère circuler, et malgré cela, la foule grossissait à vue d’œil. Je pensai que, si je ne me retirais pas de bonne heure, je ne le pourrais bientôt plus sans de très grandes difficultés. Cette foule d’hommes de tous les rangs, mais surtout de jeunes gens et d’ouvriers, l’agitation tumultueuse, l’inquiétude qu’on voyait sur beaucoup de figures et surtout chez les marchands des galeries qui fermaient en hâte leur boutique, tous ces symptômes d’émeutes et de troubles me déterminèrent à quitter une enceinte embrasée de tous les feux de la discorde. Je sortis un peu après neuf heures, comme Charles X y arrivait en grand appareil, avec assez de difficulté, mais sans accident.

Quand je sus le lendemain qu’on s’y était rué, qu’on y avait brûlé toutes les chaises du jardin, détruit les clôtures des parterres, brisé les fleurs, en criant : « A bas Polignac ! A bas les ministres ! Vive le Duc d’Orléans ! » je me félicitai bien sincèrement de ne m’être pas trouvé dans cette orageuse bagarre.

11 juillet. — Un Te Deum solennel fut chanté à Notre-Dame en présence du Roi, de la Cour et de tous les grands dignitaires de la couronne et du royaume, en action de grâces pour la prise d’Alger, qui avait eu lieu le 5, et dont la nouvelle avait été apprise à Paris la veille dans la journée. N’étant pas de service pour border la haie sur le passage de Sa Majesté, je me rendis à la métropole. En moins de vingt-quatre heures, l’église avait été magnifiquement tendue. La cérémonie fut majestueuse, la musique et les chants pleins de suavité. Il y avait beaucoup de monde, et l’on n’entrait que par billet ou en uniforme. Eh bien ! malgré l’importance du succès, malgré les lauriers que venait de remporter notre belle et brave armée d’Afrique, il n’y eut point de cris d’allégresse. Sur le passage du Roi, dans cette foule du parvis de Notre-Dame, dans les rues traversées par cette éclatante escorte,, point de preuves d’enthousiasme ni de sympathie. Le Roi fut reçu à la porte de l’église par l’archevêque qui prononça un discours, amèrement censuré le lendemain par toute la presse libérale. Ce discours fut cause du sac de l’archevêché, moins de trois semaines après. Charles X, placé sous un dais, fut conduit à sa place par tout le Chapitre, ayant autour de lui les princes de la maison d’Orléans, les ministres, les maréchaux, et ses grands officiers.

Pendant qu’on chantait l’hymne par laquelle on remerciait le ciel du triomphe qu’on venait de remporter en Algérie, je me rappelai, comme un glorieux souvenir pour moi, que j’avais vu, dans cette même enceinte sacrée, une cérémonie encore plus grandiose, plus sublime, le couronnement de l’empereur Napoléon par un pape, entouré de l’élite de la nation française d’alors. Vingt-six années s’étaient écoulées depuis cette grande époque impériale. Le maître du monde, l’homme du destin, le vainqueur des rois avait été détrôné deux fois en moins de dix ans de règne, et était mort dans l’exil, sur un affreux rocher au milieu de l’Océan. Qui m’aurait dit que ce vénérable souverain que j’avais sous les yeux, prosterné à dix pas de moi, aux pieds des autels, enivré d’hommages et entouré d’un profond respect, qui paraissait si puissant et si fort, serait, à vingt jours de là chassé de son palais, et obligé pour la troisième fois de quitter la France qu’une de ses armées venait d’illustrer, et de reprendre le chemin de la terre d’exil ! O vicissitudes humaines, combien vos coups sont imprévus et frappent de haut !

Les prières terminées, le Roi fut reconduit avec le même cérémonial, et la famille d’Orléans, l’ayant accompagné jusqu’à la porte, sortit par une autre issue pour monter en voiture. Quand le grand maître des cérémonies, M. le marquis de Dreux-Brézé, que je connaissais un peu, me dit, en me touchant l’épaule avec son bâton d’ébène : « Mon cher commandant, faites place à M. le Duc d’Orléans, » qu’il reconduisait jusqu’à ses voitures, il ne pensait pas plus que moi que c’était pour son futur souverain qu’il réclamait le passage libre.

21 juillet. — Je vais à l’Observatoire royal pour assister à l’ouverture du cours d’astronomie fait par M. Arago. Ce cours public destiné aux gens du monde, promettait d’offrir un grand intérêt. Je me proposais de suivre très exactement les leçons du grand astronome, afin de satisfaire ainsi un goût très prononcé pour cette difficile et sublime science, mais les événements politiques qui survinrent quelques jours après, arrêtèrent dès son début les bonnes intentions du professeur et celles d’un de ses plus zélés auditeurs.

25 juillet. — Tous les officiers supérieurs du régiment se rendirent à Saint-Cloud pour voir le Dauphin à qui le colonel avait une grâce à demander pour la veuve d’un capitaine du régiment : on lui refusait une pension parce qu’elle ne pouvait pas justifier qu’elle était légitimement mariée, le mariage ayant été fait en pays étranger. Notre présentation terminée, nous nous rendîmes dans la galerie d’Apollon, pour attendre le Roi et entendre la messe. Resté dans la galerie, je causai avec plusieurs généraux et officiers de ma connaissance. Il n’y avait chez personne ni agitation, ni inquiétude, malgré que les nouvelles des départements fussent défavorables au ministère. Si la figure des courtisans était assombrie, si de nombreux apartés annonçaient des préoccupations, le visage du Roi était d’une placidité remarquable. Il causait, comme à son ordinaire, avec les personnes qu’on lui présentait, sans que rien indiquât sur ses traits calmes, une grande résolution prise. Il s’entretint assez longtemps avec l’Hospodar de Moldavie, qui, dit-on, lui exprimait ses vœux pour qu’il put vaincre la résistance qu’on apportait à ses intentions conciliatrices, et à qui il répondait : « On y a songé. » Quoi qu’il en soit, ce fut en rentrant dans son cabinet, à l’issue de cette réception, que les fatales ordonnances de Juillet furent signées, fatales pour lui et sa famille surtout.

Ce fut la dernière messe que j’entendis à Paris, et la dernière visite que je fis aux Bourbons de la branche ainée.


LES ORDONNANCES

26 juillet. — Dès le matin de ce grand jour, le régiment prit les armes pour passer la revue administrative de M. le baron Joinville, intendant militaire de la première division, et se rendit à cet effet dans l’enclos du collège Henri IV, derrière le Panthéon. A dix heures, la troupe était rentrée dans ses quartiers et les officiers dans leurs logements, sans qu’aucun bruit fui parvenu à nos oreilles sur ce qui agitait déjà Paris. A onze heures, j’ignorais encore complètement que la capitale était en émoi et que j’étais sur un volcan qui devait renverser un trône, dont j’étais appelé à devenir un des défenseurs. Un violent coup de sonnette me tira de cette tranquillité d’esprit. C’était mon colonel qui venait m’annoncer les foudroyantes nouvelles du Moniteur officiel : la publication de plusieurs ordonnances royales, détruisant la liberté de la presse, annihilant divers articles de la Charte constitutionnelle, du Code civil et du Code d’instruction criminelle, annulant les lois électorales votées par les pouvoirs législatifs, supprimant les garanties accordées à la liberté individuelle et dissolvant la Chambre des députés.

Je fus glacé d’épouvante à cette énumération odieuse et à l’idée des malheurs qui allaient se répandre sur notre France. Il semblait, par la douloureuse impression que j’en ressentis que je pressentisse déjà la majeure partie des sinistres événements qui allaient suivre. Le colonel me dit en se retirant : « Il y aura aujourd’hui du bruit dans Paris. Demain on tirera des coups de fusil pour protester contre ce coup d’Etat et le faire avorter s’il est possible. »

Je sortis pour tâcher de lire le Moniteur ; je ne pus y parvenir ; on se l’arrachait, on faisait queue dans les cabinets pour l’avoir à son tour. Des groupes nombreux dans les rues causaient avec animation, les places se remplissaient de jeunes gens qui parlaient haut et se concertaient déjà pour résister à la tyrannie menaçante. Les figures étaient tristes, concentrées ; une grande agitation se manifestait chez tous les individus qui s’abordaient. Après avoir longtemps parcouru divers quartiers de Paris pour étudier l’opinion publique, et être sorti de diner, je fus me promener dans le jardin du Luxembourg. L’affluence y était beaucoup plus grande que de coutume. L’événement du jour faisait le sujet de toutes les conversations. J’entendis des prêtres qui disaient, en parlant de Charles X : « Le voilà donc maître, roi absolu ! Dieu l’a inspiré ! » Les insensés ! J’étais indigné, je me retirai de bonne heure, le cœur navré et livré à de bien pénibles réflexions.


LES TROIS GLORIEUSES


27 JUILLET

A mon réveil, j’appris qu’il y avait eu le soir au Palais-Royal et dans les rues environnantes un grand tumulte et des attroupements très considérables : on préludait. A trois heures et demie du matin, je montai à cheval, pour me rendre au Champ de Mars, où le régiment devait s’exercer pour son instruction ordinaire.

Au premier repos, le colonel réunit les officiers autour de lui pour leur parler de ce qui préoccupait si vivement les esprits. Il leur, dit qu’il serait dans les choses possibles que le régiment fût appelé à prendre les armes dans la journée, pour maintenir l’ordre là où il serait envoyé et dissiper les attroupements. « Si cela arrive, je recommande à tout le monde, chefs et soldats, beaucoup de prudence, du sang-froid, et de l’indifférence pour les provocations, injures et menaces qui pourraient vous être faites. Ne prenez en aucun cas l’initiative, attendez l’attaque pour riposter, mais alors, et seulement alors, vous vous défendrez. »

Avant la fin de l’exercice, la Place fit demander un piquet de 200 hommes et prévenir les officiers de ne pas s’écarter de leurs logements. L’orage révolutionnaire commençait à gronder. Tout annonçait qu’il éclaterait dans la soirée. Les officiers étaient pensifs ; on osait à peine se communiquer les inquiétudes qu’on éprouvait, tant la gravité des événements causait d’appréhensions. Un très petit nombre approuvait las ordonnances, la grande majorité les condamnait, et pourtant dans quelques heures nous devions prendre les armes pour les soutenir, les faire trouver bonnes et légales. Cruelle et affligeante position !

Un peu avant cinq heures du soir, l’ordre fut donné de se trouver à six heures, le 1er bataillon, commandant Barthélémy, et l’état-major, sur le Pont-Neuf, en face de la rue de la Monnaie ; le 3e, commandant Maillart, successeur du chef de bataillon Garcias, sur le quai aux Fleurs, gardant le Pont-au-Change, etc. ; le 2e (le mien), sur la place du Panthéon, avec un fort détachement sur la place de l’Ecole-de-Médecine. Je devais, avec une partie de mon bataillon (on m’avait pris deux compagnies pour renforcer les deux autres), maintenir l’ordre dans ce quartier populeux (quartiers Saint-Jacques et Saint-Marceau), contenir les Ecoles polytechnique, de Droit et de Médecine, garder la prison militaire de Montaigne, de la Dette, Sainte-Pélagie, et protéger l’hôpital militaire du Val-de-Grâce. Mes instructions portaient que je devais, par de furies et fréquentes patrouilles, conserver mes communications avec tous les établissements dont je viens de parler, avec la caserne des gendarmes de la rue de Tournon, et avec les deux bataillons qui étaient sur la Seine.

C’était beaucoup plus que je n’aurais pu faire, même avec dix fois plus de monde ; aussi, après plusieurs courses dans l’intérieur de l’espace que je gardais, fus-je contraint de me resserrer successivement et de borner ma défense aux alentours de la place du Panthéon, pour ne pas compromettre inutilement la vie de mes hommes en cas d’attaque imprévue et de surprise préparée sous des prétextes de bon accord. Soixante cartouches furent données à chaque soldat. En les distribuant, comme en faisant partir des patrouilles, je recommandai avec soin et expliquai aux chefs l’usage qu’ils devaient en faire, et la conduite qu’ils devaient tenir dans la position critique où ils pourraient souvent se trouver.

Au début de la nuit, jusque vers dix heures, de nombreux attroupements d’hommes de tout rang et de tout âge se présentèrent à l’entrée de la place en criant : « Vive la Charte, vive la Ligne ! » mais toujours sans intentions hostiles, ou du moins ne les faisant pas paraître, car ils voyaient bien que j’étais inexpugnable de la position que j’occupais sur le parvis du monument. Dans nombre de ces groupes, on portait des cadavres qui venaient des rues Richelieu, Saint-Honoré, etc. Les individus qui les portaient et les accompagnaient, criaient avec des voix stridentes : « Aux armes ! on égorge vos frères, vos amis. Polignac veut vous rendre esclaves, etc... » Des hommes, des femmes descendaient dans la rue, jusque sous les yeux des soldats en patrouilles, pour venir tremper leurs mouchoirs dans le sang de ces premières victimes d’une révolution qui commençait sous de sinistres auspices. L’agitation était extrême, des cris d’indignation et de vengeance se faisaient entendre de toutes parts, mais la présence de la troupe comprimait encore l’élan des masses, ou plutôt leur moment d’agir avec vigueur n’était pas arrivé.

Dans ce quartier retiré, le silence régna de bonne heure. Les boutiques avaient été fermées longtemps avant la nuit ; les armes de France, le nom du Roi et des membres de la famille royale avaient été effacés des enseignes, et les écussons aux fleurs de lis, arrachés et brisés. Mais des événements plus graves se passaient ailleurs. Nous entendions la mousqueterie et les coups de fusils se succéder rapidement. La guerre civile était commencée : la troupe était aux prises avec une population immense, ardente, jeune, brave, indignée. Quel serrement de cœur j’éprouvai quand j’entendis les premières détonations ! Mon Dieu, qu’elles me firent mal ! C’était la guerre entre Français, au sein du royaume, peut-être de grands massacres et la perte de tous nos droits civils et politiques. La situation des officiers qui ne partageaient pas les opinions des ultra-monarchistes, des émigrés et des prêtres était vraiment à plaindre. Donner la mort ou la recevoir, pour une cause anti-nationale, qu’on défendait à regret, c’était affreux et cependant le devoir l’exigeait.

Après 10 heures, tous les réverbères furent brisés autour de nous et il n’y eut que ceux de la place du Panthéon qui furent conservés intacts. A 11 heures, tout était tranquille. Je fis cesser les patrouilles et rentrer les détachements placés en différents lieux. Une partie de mes communications étaient interrompues ; pour les rétablir, il aurait fallu employer la force ; je m’y opposai. Mon but et mes instructions étaient de maintenir l’ordre, et non pas d’irriter cette partie de la population qui avait montré jusqu’alors beaucoup de prudence et de modération.

Un peu avant 2 heures, je reçus l’ordre de faire rentrer ma troupe dans la caserne de Mouffetard. Les hommes étaient horriblement fatigués. Ainsi se termina cette première soirée qui, si elle fut orageuse, du moins ne fut pas ensanglantée.


28 JUILLET

A 8 heures du matin, l’ordre arriva de prendre les armes, et de réoccuper les emplacements de la veille. A 9 heures, je pris position sur le péristyle du Panthéon, et envoyai des postes à tous les débouchés de la place. Je voulus aussi étendre mon influence sur d’autres points éloignés, mais l’insurrection faisait tant de progrès, les intentions devenaient si hostiles, que je dus, pour ne pas exposer inutilement la vie de mes hommes, renfermer mon action défensive au terrain que j’occupais.

Peu d’heures après, les bandes insurrectionnelles devinrent plus nombreuses, plus arrogantes, plus hideuses en quelque sorte par leur monstrueuse composition. Elles étaient toutes armées de fusils d’infanterie, ou de chasse, qu’on avait pris dans les dépôts de la garde nationale, aux mairies, ou chez les sergents-majors qui les conservaient depuis le licenciement en 1827 ; d’autres provenaient de la troupe qu’on avait désarmée dans les portes ou des pillages exécutés chez les armuriers de Paris. Ceux qui n’avaient pas de fusils étaient armés de pistolets, sabres, fleurets démouchetés, haches, faulx, fourches ou bâtons ferrés. Des drapeaux, noirs ou tricolores, apparaissaient avec des inscriptions incendiaires. Des vociférations, des provocations, des menaces, des cris sinistres, se faisaient entendre dans toutes les directions, mais toujours à des distances respectueuses de la troupe. Calme et majestueuse dans sa force contenue, celle-ci laissait passer, sans s’émouvoir, ces flots populaires qui ne cessaient de crier : « A bas la garde, à bas les gendarmes, à bas le Roi, à bas les Bourbons, à bas les ministres ! » et puis après : « Vive la Charte, la République, la Ligne ! » selon qu’ils étaient dirigés par des hommes plus ou moins anarchiques, plus ou moins civilisés. En même temps, la générale battait dans toutes les rues, le tocsin sonnait à toutes les églises, le gros bourdon de la cathédrale faisait entendre sa voix puissante, et tous ensemble appelaient aux armes. On dépavait les rues, on les barricadait, on accumulait des pavés dans les étages supérieurs des maisons pour arrêter la marche des troupes et assommer les soldats. Dans le centre de Paris, on se battait à outrance, on égorgeait, on massacrait tout ce qui se défendait, tout ce qui résistait. De la position que j’occupais, j’entendais distinctement la fusillade, le long sifflement des boulets, dont plusieurs passèrent par-dessus nous, tirés de la place de Grève pour abattre le drapeau tricolore qui flottait sur une des tours de Notre-Dame. C’était un spectacle terrible et grand, celui d’une nation qui se réveille pour briser ses fers, et demander compte du sang qu’on lui fait verser. Tout en étant l’adversaire d’un mouvement révolutionnaire que je devais combattre, je ne pouvais cependant m’empêcher d’admirer l’énergie de ces Parisiens efféminés qui défendaient leurs droits avec un courage digne de cette grande cause.

Ma position devenait d’un instant à l’autre plus difficile. J’étais entouré d’adversaires qui me craignaient encore, ou qui me ménageaient. Ma position toute militaire, presque inattaquable, les faisait réfléchir. De mon côté, je ne me dissimulais pas qu’attaqué vivement, je ne devais pas tarder à succomber, par le peu d’hommes que j’avais avec moi, par le grand nombre des combattants que j’aurais eus sur les bras, au premier coup de fusil, sans espoir de secours, sans retraite, et sans aucune chance de succès soit pour le triomphe de la cause que je devais défendre, soit pour l’honneur de nos armes. Je cherchai dès lors à agir avec prudence, pour éviter tout ce qui pouvait troubler cette espèce de neutralité qui s’était établie naturellement entre les deux partis. J’engageai le peuple à se retirer, ou du moins à se tenir toujours à l’autre extrémité de la place, dans la rue Saint-Jacques, à ne pas chercher à détourner mes soldats de leur devoir, ainsi qu’à éviter de me mettre dans la dure nécessité de faire usage de mes armes. J’étais souvent écouté, mais souvent aussi il fallait marcher sur eux la baïonnette croisée pour les obliger à laisser la place libre.

A tout instant, des orateurs de carrefour, des mandataires du peuple, se présentaient pour me parler, pour haranguer de loin mes troupes qui riaient de leur tournure grotesque, et de l’originalité de leur langage qui ressemblait fort à celui de leur prédécesseur, le sans-culotte Père Duchesne, de sanglante mémoire. D’autres fois c’étaient les chefs des attroupements de passage, qui désiraient connaître mes opinions, mes sentiments, qui venaient me tâter pour tâcher de m’entrainer dans leur rébellion. Beaucoup d’entre eux, c’étaient les mieux élevés, me priaient de ne pas faire couler le sang français, le sang de mes concitoyens et de mes subordonnés, et autres propos aussi sages qu’humains, mais qui souvent aussi étaient dépourvus de sens commun. Je leur répondais, chaque fois, que bien positivement je ne commencerais pas, mais que je me défendrais vigoureusement si l’on m’attaquait ; que je voulais avoir la place entièrement à ma disposition, et que, quoi que l’on fit, je n’abandonnerais jamais mon poste, qu’au besoin je me réfugierais dans l’église et m’y retrancherais de manière à braver tous les efforts de l’émeute. Plusieurs fois je fus menacé personnellement, j’eus des pistolets ou des poignards sur la poitrine pour m’intimider, mais ces violences ne m’en imposaient pas. Je répondais tranquillement qu’on pouvait me tuer, mais que j’avais derrière moi des vengeurs qui sauraient bien faire repentir les assassins. Les hommes sensés se retiraient en criant : « Vive le commandant ! » les fougueux, les ultra-révolutionnaires avec colère et menaces. Ces scènes populaires et démagogiques se renouvelaient à chaque instant : à toute minute j’étais obligé de me porter en avant de ces bandes, presque toujours hideuses, pour les empêcher d’approcher mes soldats, et pour entendre leurs harangues. Il fallait y répondre, souvent les ménager, pour ne pas voir arriver le malheur que je voulais éviter, même au risque de me compromettre aux yeux du pouvoir.

Ma position déjà délicate s’aggravait par le voisinage de la prison militaire de Montaigne, où 400 bandits étaient en pleine insurrection depuis le matin, pour s’évader et se joindre à l’émeute parisienne. J’avais détaché 100 hommes pour les contenir. C’était une grande force de moins pour moi qui n’avais plus que 150 soldats sous mon commandement direct. Je courais encore le danger de me voir enlever mon détachement ou de le laisser massacrer. J’étais dans une bien grande perplexité : abandonner les prisonniers à eux-mêmes, c’était les envoyer sur les bords de la Seine où se décidait la question du droit divin ou de la souveraineté du peuple, c’était envoyer un vigoureux renfort aux Parisiens. Je résolus, dans l’intérêt même des citoyens armés, pour ne pas laisser déshonorer leur victoire par des auxiliaires aussi criminels que mauvais soldats, de les conserver dans cette position à tout prix. Avant la nuit ils avaient brisé plusieurs portes et étaient parvenus jusqu’à celle de la cour qu’ils allaient enfin franchir, lorsque le capitaine qui commandait le détachement les prévint que si, à la troisième sommation, ils n’étaient pas rentrés dans leurs dortoirs, il ferait tirer sur eux. Cette menace ne les arrêta pas, ils continuaient à démolir le bâtiment avec plus de fureur encore. Enfin, après la troisième lecture de la loi martiale, en présence d’un commissaire de police, le capitaine ordonna le feu. Un homme fut tué et cinq autres blessés tombèrent à la première décharge dirigée contre la porte. On entra aussitôt dans le bâtiment la baïonnette croisée, et tout rentra dans l’ordre pour le reste de la nuit.

La chaleur pendant cette journée fut excessive. Les hommes placés sur le péristyle du Panthéon, exposés pendant huit heures à l’action dévorante du soleil, furent accablés d’une soif qui les fatigua beaucoup. J’eus soin de leur faire donner de l’eau, acidulée avec du vinaigre, pour mieux les désaltérer et les empêcher d’être malades. Quelques habitants apportèrent du vin ; je l’aurais reçu avec reconnaissance, en tout autres circonstances ; mais dans celles-ci je craignais l’ivresse, les transports au cerveau, et les désordres que cela pouvait amener.

Par l’intermédiaire d’inoffensifs bourgeois qui m’étaient dévoués, j’avais conservé quelques relations avec le colonel et avec la caserne de Mouffetard où étaient déposés tous les magasins d’habillement, les approvisionnements, les armes, les munitions de guerre, les archives du corps, etc. Ces moyens de communication finirent par me manquer, en sorte que je ne sus plus ce qui se passait, hors de l’enceinte que j’occupais. Je ne reçus jamais aucun avis, aucun agent de l’autorité, aucune instruction pour me guider ; j’étais entièrement livré à moi-même, ce dont, du reste, je me félicitai, pouvant me diriger d’après mes propres inspirations.

J’étais seul en armes dans toute cette partie de Paris. Excepté la place du Panthéon et quelques dépôts de régiments bien barricadés dans leurs casernes, le peuple était maître de toute la rive gauche de la Seine. C’était dans le Paris de la rive droite que se livrait la bataille. Tous les postes, qu’on avait eu la sottise de ne pas faire rentrer dans leurs corps, avaient été, dès le matin, enlevés, désarmés, massacrés. La poudrière des Deux-Moulins était prise, les dépôts d’armes des mairies pillés, en sorte que la rébellion avait acquis dans la soirée une supériorité incontestable sur les défenseurs d’un trône qui était irrévocablement perdu à l’entrée de la nuit.

Vers 10 heures, j’appris par des hommes sur desquels je pouvais compter qu’on devait tenter un coup de main sur ma caserne, pour enlever les armes et la poudre qui s’y trouvaient ; que les troupes stationnées dans l’intérieur devaient se retirer sur les Tuileries quand l’émeute ne gronderait plus autant. Tout paraissait assez calme devant moi et autour de moi. Les scènes affligeantes de la journée étaient terminées, mais ce pouvait bien être un calme trompeur, précurseur d’un orage qui pouvait fondre sur moi d’un instant à l’autre. Des barricades formidables s’élevaient entre la place et ma caserne, et dans toutes les rues qui conduisaient sur le boulevard extérieur. Ma présence sur cette place devenant inutile, je me décidai, d’après tout ce que j’apprenais, à sortir au plus vite de cette souricière, et à me retirer dans mes casernes de Mouffetard et de Lourcine, soit pour veiller à leur conservation, soit pour y attendre la fin des événements.

Avant de commencer mon mouvement de retraite, j’envoyai occuper les principaux débouchés des rues où je devais passer et faire suspendre la construction des barricades, pour effectuer en ordre cette évacuation volontaire. Je laissai, pour la garde de la prison militaire de Montaigne, ma compagnie et une section de voltigeurs. Tout s’opéra dans le plus profond silence, et avec la régularité d’une marche en retraite. Nous fûmes partout respectés et même favorablement accueillis sur notre passage. Les habitants de ces quartiers, moins agités que dans le centre de Paris, étaient intéressés à nous ménager ; il n’y avait que les exaltés, les forçats libérés dont le faubourg Saint-Marceau abonde, et les ivrognes qui pouvaient mettre obstacle à notre rentrée pour faire naître des désordres, et quelques-uns pour en profiter.

A onze heures du soir, j’étais rentré dans ma caserne. Immédiatement, les compagnies qui appartenaient à la caserne de Lourcine rentrèrent de même chez elles. J’organisai mes moyens de défense, et distribuai les officiers et les soldats sur tous les points nécessaires, soit pour éviter toute surprise, soit pour repousser toute attaque de vive force. Je défendis expressément de commencer le feu, et de rien faire sans avoir pris mes ordres.

Au cours de cette nuit, j’eus des nouvelles des deux autres bataillons et quelques détails sur leurs opérations de la journée. Le sang avait coulé dans le premier, malgré toutes les mesures prises pour éviter ce malheur. Il en coûtait tant de faire feu sur ses concitoyens, et de défendre, par de si cruels moyens, une cause réprouvée par tous les hommes amis de leur pays, qu’il fallut des motifs bien puissants pour porter le colonel Perrégaux, un des militaires les plus humains que j’aie connus, à sortir de la ligne de modération qu’il s’était tracée. Voici comment la chose advint.

Le 1er bataillon était depuis plusieurs heures à l’entrée de la rue de la Monnaie, sur le prolongement du Pont-Neuf, gardant les quais et cette rue, lorsqu’il reçut l’ordre d’aller dégager un bataillon de la garde royale et deux pièces de canon, qui se trouvaient bloqués dans le marché des Innocents. Il suivit en colonne les rues de la Monnaie et du Roule, sans résistance, franchissant les barricades sans opposition, les habitants s’empressant de se rendre aux prières et à la puissance des raisons que le colonel donnait pour remplir sa mission, sans effusion de sang. « Retirez-vous, leur criait-il, je ne tirerai point sur vous ; jamais ma bouche ne donnera de semblables ordres. » On répondait : « Vive le colonel, vive le dieu de la prudence ! » Mais arrivés à la rue Saint-Honoré, il n’en fut plus de même ; on parlementa en vain, on ne put s’entendre. Dans la chaleur de la discussion, survint un officier de gendarmerie et quelques gendarmes qui, placés entre les 1er et 2e pelotons, firent feu avec leurs pistolets contre les défenseurs des barricades placées aux points d’intersection des quatre rues. Dès lors tout fut perdu, une vive fusillade s’engagea de part et d’autre, les barricades furent enlevées à la baïonnette, et le bataillon se trouva bientôt sur le marché de la rue des Prouvaires. Là la résistance fut si vigoureuse que, malgré la bonne contenance et l’extrême bravoure des troupes, on fut forcé d’aller reprendre en combattant la position d’où on était parti. Cette affaire coûta la vie à un lieutenant (M. Mari) et à 8 soldats ; 2 officiers et 20 soldats furent grièvement blessés. Un sergent fut tué d’un coup de pistolet par une mégère qui sortit d’une allée pour commettre ce guet-apens. Le colonel fut longtemps le point de mire des tireurs embusqués, mais sa bonne étoile ne voulut pas qu’il fût atteint au corps, ses habits seuls furent troués. Son cheval reçut cinq balles, et s’abattit avec son cavalier, en passant par-dessus une barricade qu’il franchit en avant des carabiniers.

Pendant ce temps, le 3e bataillon, placé sur le marché aux fleurs, y resta toute la journée dans une position aussi critique que les deux bataillons, mais n’ayant point d’ennemis armés devant lui. Le commandant Maillart reçut par trois fois l’ordre du général Taton en personne, de faire feu sur les aboyeurs qui l’entouraient. Il refusa avec fermeté, en disant qu’il ne le ferait qu’autant qu’on tirerait sur lui. Le général se retira furieux, la menace à la bouche et le cœur rempli de vengeance. Grâce à la prudence et au grand sang-froid du commandant, ce même général et les bataillons de la Garde qui occupaient l’Hôtel de Ville et la place de Grève, purent dans la nuit opérer leur retraite avec sécurité. Si le commandant avait obéi aux ordres irréfléchis du général, il aurait infailliblement perdu la position : toutes les croisées de ce marché étaient pourvues d’hommes armés qui auraient tiré à coup sûr ; le bataillon aurait été décimé, la place perdue, et les communications entre la Grève et les Tuileries interceptées.

A deux heures du matin, les deux bataillons purent bivouaquer dans le jardin des Tuileries. A cette heure, le drapeau tricolore flottait sur les neuf dixièmes de Paris.


19 JUILLET

Le jour me trouva prêt à me défendre, si j’étais attaqué brutalement, comme le succès de la veille devait me le faire craindre, mais je pensais aussi que quelque moyen se présenterait pour éviter le désastre qui allait fondre sur nous et sur tous les habitants qui nous environnaient. Je ne m’étais jusqu’alors fait aucun plan de conduite que celui que l’honneur me prescrivait de suivre : me défendre et mourir. Cependant, quand je sus par des avis secrets que ma caserne était mince, que des pétards étaient préparés pour faire sauter les portes et un mur mitoyen qui séparait les jardins voisins d’avec la cour du quartier ; que des matières incendiaires devaient être jetées pour la brûler, que des troupes de la garnison (2 régiments, 5e et 53e de ligne) avaient arboré la cocarde tricolore, que la Garde royale elle-même ne voulait plus se battre, que tous fuyaient vers Saint-Cloud, et que l’évacuation de Paris serait complète avant quelques heures, si elle ne l’était déjà je compris, après y avoir bien réfléchi, que ma position n’était ni raisonnée, ni tenable. Accepter le combat, c’était vouer à une mort certaine les quinze officiers et les deux cents soldats, bien portants ou malades, que j’avais avec moi ; c’était vouer à la destruction le bâtiment, les riches magasins, et les maisons voisines. Des torrents de sang couleraient, ma mémoire resterait responsable de tant de calamités, et pour qui ? Pour un Roi parjure, un Gouvernement inepte et imposé à la France par des baïonnettes étrangères. Jusqu’alors, j’avais servi fidèlement et consciencieusement, je n’avais aucune mauvaise action à me reprocher envers les Bourbons, mais ce malheureux souverain, mal conseillé, ayant violé ses serments, ne m’avait-il pas dégagé des miens ?

Un autre motif, non moins puissant, devait encore me diriger. En admettant la défense aussi belle que possible, je devais finir par succomber, car je ne pouvais attendre aucun secours de personne, et toute retraite m’était ôtée. Comment la faire, au milieu d’une population exaspérée, dans des rues barricadées, ayant à lutter contre des forces décuples des miennes, ou peut-être plus nombreuses encore ? Commencer le combat, se rendre ensuite si on voyait les chances défavorables, c’était vouloir se faire égorger sans pitié, ne devant attendre aucune générosité de la part de ceux qu’on venait d’égorger soi-même... Je faisais toutes ces réflexions, en me promenant dans la cour du quartier ; j’étais calme, je donnais mes ordres avec beaucoup de sang-froid ; mais intérieurement j’éprouvais un malaise, plus facile à comprendre qu’à définir.

Avant dix heures, je fus prévenu par tous les officiers réunis que des bandes nombreuses se portaient à toutes les casernes des environs pour désarmer les troupes qui s’y étaient renfermées et enlever les armes qui s’y trouvaient en dépôt En aucune part on n’avait fait résistance : on s’était soumis à la loi du plus fort, à la loi de la raison. Les officiers me dirent qu’il y aurait folie à se conduire autrement, et que pour eux, ils étaient résolus à céder, si on faisait des propositions qu’on put accepter sans déshonneur. Je leur répondis que c’était bien ainsi que je l’entendais, et les renvoyai chacun à son poste.

Après dix heures, plusieurs attroupements plus ou moins nombreux se présentèrent devant la façade principale de la caserne (rue Neuve-Sainte-Geneviève). Leurs voix, leurs gestes, leurs costumes, tout était effrayant. La majeure partie de ces héros des faubourgs et de la banlieue étaient armés. A leur tête on remarquait des hommes bien vêtus, ayant de bonnes manières, des décorations, des chefs enfin avec lesquels on pouvait s’aboucher. De la fenêtre du premier, où je m’étais placé, je fis signe que je voulais parler. On fit d’abord silence, mais quand on entendit parler de conditions à stipuler, de neutralité à garder, des cris furieux : « A bas les armes, à l’assaut ! » poussés par les énergumènes, ivres de leur succès, couvrirent ma voix. Tous les fusils se dirigèrent sur moi ; quelques soldats qui m’entouraient me saisirent en me disant : « Retirez-vous, commandant, ils vous tueront. » L’agitation était extrême, déjà on montait après les ifs qui servent aux illuminations. C’était, dans toute la force du mot, une des scènes hideuses de 1793.

Resté toujours à la place que j’occupais, je parvins à faire entendre que je désirais m’entretenir avec deux ou trois de leurs chefs. Cette proposition acceptée, je fis ouvrir la porte aux trois commissaires désignés qui se trouvaient être : un élève de l’Ecole polytechnique, un étudiant en droit de ma connaissance, et un personnage décoré, probablement officier en demi-solde, dont je fus très peu satisfait. Après des débats assez longs, dans cette conférence diplomatico-militaire, qui se tenait dans le corps de garde, il fut établi qu’on n’entrerait point dans ma caserne, que je ne remettrais qu’un certain nombre de fusils qu’on ferait passer par les croisées, et que l’élève de l’École polytechnique, un peu malade, resterait en otage près de moi pour la garantie des conditions convenues. Tout fut exécuté de bonne foi de part et d’autre. Quand j’eus déclaré à plusieurs reprises que je n’avais plus d’armes à donner, on se retira fort satisfait, en criant : « Vive le commandant, vive le 15e léger ! » Quant à moi, je les envoyai au diable de bien bon cœur. Je fis de suite armer de nouveau les chasseurs qui ne l’étaient plus, et reprendre à chacun les postes qui leur étaient désignés.

Je n’eus qu’à me louer des commissaires avec lesquels je traitai. Ils furent pleins de bons procédés. Pour atténuer tout ce que cet événement avait de douloureux pour moi, ils me firent de bienveillants compliments sur la manière dont j’avais conduit cette affaire jusqu’à sa fin ; sur le succès que j’avais obtenu pour la conservation des magasins, sur ma conduite prudente et habile de la veille, place du Panthéon, etc. Malgré tous ces éloges exprimés avec générosité, l’idée d’avoir remis des armes sans combattre m’obsédait comme un reproche. Il me semblait que j’avais terni par une honteuse condescendance mes vingt-six années de service. Du reste, je ne vis pas, dans les regards des officiers, un seul signe de blâme ni de mécontentement ; au contraire, ils me témoignèrent tous leur profonde gratitude, et leur satisfaction de s’être tirés honorablement d’une position assez délicate. Pour me le prouver, ils m’embrassèrent tous. Cet épanchement de l’âme, après une crise semblable, avait quelque chose de salutaire pour nous. Si ce n’était pas une justification, c’était du moins l’approbation de tous.

Nos casernes de Lourcine et du Foin furent pillées, mais les soldats qui les occupaient furent respectés. Le même sort fut réservé aux casernes des gardes du corps, de la garde, et des autres régiments de la garnison. Celle de Babylone, où étaient les Suisses de la garde, fut défendue d’abord, et ensuite abandonnée, après avoir vu tomber plusieurs des Suisses, sous les coups d’une attaque en règle par une masse d’insurgés. Heureusement les défenseurs purent gagner les boulevards dont ils étaient proches, car ils auraient été tous massacrés. Après qu’ils l’eurent pillée, les insurgés y mirent le feu.

Peu de temps après que j’avais remis une partie de mes armes, d’autres bandes d’insurgés se présentèrent. Il fallut leur eu donner encore ; d’autres suivirent avec les mêmes exigences. C’était en vain que je leur disais que je n’en avais plus, ils eu voulaient absolument. Ils demandaient à visiter la caserne, ce que je refusais obstinément. Pour éviter ce malheur et le contact de ces hordes déguenillées, je fis prendre quelques fusils au magasin, où il s’en trouvait plus de 500. ainsi que plusieurs milliers de cartouches à balles. Ces bandes se renouvelant sans cesse, je compris que ma position se compliquait et devenait inquiétante. Pour sauver mes hommes qui n’auraient pu bientôt plus se défendre, en cas de persistance dans le projet de pénétrer dans la caserne, je sortis du quartier pour aller inviter un capitaine de la garde nationale que je voyais en uniforme à l’extrémité de la rue, à mettre un poste de gardes nationaux armés pour la protéger et la garder, renonçant désormais à le faire. Je lui remis les clés des magasins et des bureaux en le rendant responsable de tout ce qui s’y trouvait. Il s’en chargea et conserva tout, excepté ce qui était objet d’armement et de grand équipement qu’il fît prendre pour organiser les compagnies de sa légion.

Ce fut pour moi une grande satisfaction de n’avoir plus de rapport avec toutes ces bandes à faces sinistres qui venaient, la plupart, chercher des fusils pour les revendre aux gardes nationaux qui s’organisaient à la hâte pour sauver du pillage Paris. Je savais que le régiment était sorti de Paris, je n’avais plus à craindre que les armes que je donnais fussent employées contre lui. C’est ce qui m’avait fait tant tenir à leur conservation. De son côté, le capitaine que j’avais installé dans le corps de garde ne voulut plus en donner à tous ceux qui se présentaient. Il fallait être de l’arrondissement, et être connu par un citoyen honorable pour en obtenir. Je lui dis souvent : « N’armez pas les prolétaires, maintenant que tout est fini. Ils pourraient continuer la révolution pour leur compte, et nous livrer à l’anarchie démagogique. » Les rapports que j’eus avec ce capitaine. et plusieurs autres officiers qui vinrent le seconder furent très agréables.

Pendant cette tourmente, le détachement laissé la veille pour la garde de la prison de Montaigne, rentra en ordre, mais désarmé. Ce fut en vain que le capitaine Chardron, qui le commandait, observa aux insurgés que sa mission était d’empêcher les malfaiteurs qui s’y trouvaient renfermés, de se répandre dans Paris, pour commettre des délits et peut-être des crimes ; il ne put parvenir à faire comprendre à un de ces derniers attroupements, moins prudent que plusieurs autres qui l’avaient précédé, les motifs qu’il avait pour tenir à la conservation de ses armes. Il ne fut pas écouté. Il dut céder. Résister eût été une folie, quand tous se soumettaient autour de lui. Cependant il ne le fit que sur mon invitation. Une fois parti, les prisonniers sortirent, et répandirent bientôt dans les rues la consternation. Le premier usage qu’ils firent de leur liberté, ce fut d’aller chez le capitaine qui avait ordonné de faire feu sur eux, pour l’assassiner. Heureusement qu’il put s’échapper par une porte de derrière de son appartement et se réfugier dans une maison où on ne le vit pas entrer.

A la caserne, j’étais resté, seul officier, pour maintenir les soldats dans la ligne de leur devoir, les protéger et leur faire connaître la nouvelle position où ils allaient se trouver. Je pensais les avoir convaincus, mais le démon de la discorde et de l’insubordination vint détruire l’effet de mes paternelles recommandations. « Nous n’avons plus d’armes, plus de drapeau, plus de Gouvernement, nous sommes donc libérés du service, et maîtres de nos actions. Vive la liberté, et au diable l’obéissance et la discipline ! » Et au même instant ils se précipitèrent tous vers la porte pour sortir. Vainement je m’y opposai, les liens de la soumission aux lois étaient brisés, ma voix et mon grade méconnus. Je dus céder à cette autre rébellion. A six heures du soir, je sortis de la caserne. Tout ce qui arrivait depuis trois jours m’avait brisé le cœur ; je doutais encore après être sorti de cette caserne où mon pouvoir était si fort, quelques heures auparavant, qu’un trône si haut placé dans l’opinion des peuples venait de s’écrouler, qu’un roi si puissant était déchu, sa couronne brisée, et lui-même peut-être en fuite pour éviter la colère d’une grande nation irritée. Quand je songeais à tout cela, j’en avais des vertiges, une espèce de fièvre dévorante.

Mon beau-frère, bibliothécaire de l’Ecole Centrale, était venu me prendre à la caserne pou avant que j’en sortisse. Sa présence me fit du bien. J’avais besoin d’être plaint, consolé, de recevoir des témoignages d’amitié pour chasser de ma pensée les impressions de la journée. Elles étaient douloureuses. Je ne pouvais que voir avec plaisir la France, recouvrant la plénitude de ses droits politiques, mais le choc avait été trop violent, trop extraordinaire pour que ma raison n’en fut pas ébranlée, et pût apprécier à première vue tous les avantages qu’une pareille secousse devait amener. Je craignais la guerre civile, le triomphe des prolétaires, l’institution d’une république, la guerre étrangère, enfin tous les maux qu’engendrent l’anarchie et le triomphe des partis extrêmes.

Mon beau-frère dina chez moi, où il y avait une pension bourgeoise qui nous fournissait tout ce dont nous avions besoin. Il me donna des détails sur les événements des trois jours que j’ignorais complètement. Pendant le diner une dame, jeune et jolie, mais que je ne connaissais pas assez pour espérer d’elle une si grande preuve d’intérêt, vint me voir avec son mari, pour m’exprimer toute la joie qu’elle éprouvait de me trouver sain et sauf. Je fus bien vivement touché de cette obligeante attention ; une mère, une femme, une sœur, n’auraient ni mieux exprimé leur joie, ni donné plus d’expression à leur légitime tendresse. Cette visite inattendue me fit oublier bien des souvenirs amers.

Au cours de cette journée du 29, les deux bataillons du régiment qui étaient sur l’autre rive de la Seine, après avoir passé une partie de la nuit et de la matinée dans le jardin des Tuileries, étaient allés prendre position dans les Champs-Elysées. C’était le moment où les Parisiens attaquaient le Louvre, et peu après le palais du Roi. Le palais pris, toutes les troupes se retirèrent en désordre sur Saint-Cloud, en prenant toutes les directions qui y conduisent. Notre 15e, toujours rallié et maintenu, forma l’arrière-garde pour soutenir la retraite. Il se retirait par le quai. Malheureusement, la barrière des Bonshommes ou de Passy était fermée et défendue par les gardes nationaux d’Auteuil, Boulogne, Passy, etc. La situation était critique : attaqué en queue et en flanc, placé entre la Seine et la colline de Chaillot, que garnissaient des tirailleurs audacieux et adroits, on se trouvait acculé dans une impasse, et dans l’impossibilité de faire aucun mouvement, à moins de revenir sur ses pas pour marcher sur le ventre des Parisiens et prendre le pont d’Iéna. Le capitaine Bidou, qui commandait la première compagnie des carabiniers, eut l’heureuse idée de faire mettre la crosse en l’air à sa compagnie. Ce signal pacifique fut compris et la barrière s’ouvrit pour laisser passer le seul régiment qui ne fût pas entièrement démoralisé. Quoiqu’il ne répondit pas aux coups de feu, des individus placés sur la colline, et cachés derrière des murs, ne discontinuèrent de tirer sur lui et par malheur avec une adresse féroce. Un capitaine fut tué, ainsi que plusieurs soldats. Deux officiers et beaucoup de soldats furent blessés, lis tombèrent victimes de la funeste adresse de quelques individus qui croyaient sans doute s’illustrer en assassinant de sang-froid et sans danger des compatriotes, plus Français et meilleurs citoyens qu’eux, puisqu’ils ne répondaient pas à leur attaque, et qu’ils se retiraient sans combattre. Cet acte barbare fut un véritable crime qu’on ne saurait trop anathématiser.

Après avoir passé la barrière, le régiment fut se reposer sous les ombrages du Bois de Boulogne, où les habitants d’Auteuil, sur la demande du colonel, apportèrent avec empressement des vivres. La chaleur était excessive, on était accablé de fatigues, de chagrins et de funestes pressentiments : C’était entre midi et quatre heures. Le Dauphin vint voir le régiment. Il fut accueilli froidement, le prestige avait disparu, le malheur avait passé sur toutes les têtes, si fières, si droites quelques jours auparavant. On vit un homme plus que médiocre se montrer quand le danger était passé, qui ne sut ni remercier, ni encourager. La défection commença après cette revue. On se mit en marche pour Vaucresson, en passant par Saint-Cloud, où l’on délibéra longtemps pour savoir si ou permettrait de traverser le parc, pour abréger la distance. Le régiment passa sous les fenêtres du Roi ; il était alors à dîner, ce qui fut cause sans doute qu’il ne se dérangea pas pour le voir, et saisir cette occasion de dire de ces choses qui dédommagent un peu des fatigues et des dangers courus. Cette indifférence maladroite blessa vivement les officiers qui regrettèrent alors d’avoir quitté Paris et de s’être exposés pour un prince qui ne leur en tenait aucun compte.


ADHÉSION AU NOUVEAU RÉGIME

30 juillet. — De grand matin, la majeure partie des officiers du régiment qui se trouvaient à Paris se réunirent chez moi pour prendre tous ensemble une détermination sur la conduite que nous devions tenir. Il fut résolu à l’unanimité que je me présenterais dans la matinée chez le lieutenant-général, comte Gérard, membre du Gouvernement provisoire, et au domicile de M. Laffitte, banquier et député, pour donner notre adhésion au nouvel ordre de choses, et prendre des ordres dans notre singulière position.

Chef de corps, par l’absence du colonel qui était avec les deux bataillons, et du lieutenant-colonel qui était en congé à Lyon, je dus d’abord aviser aux moyens d’assurer la subsistance de la troupe, qui était sans pain depuis deux jours ; et aussi aviser à faire bien comprendre aux hommes de ne point imiter la conduite de leurs camarades qui avaient quitté leurs compagnies et qui ne tarderaient pas à être arrêtés soit à Paris, soit sur les routes, s’ils avaient cherché à se rendre dans leurs foyers. Je leur recommandai en outre la conservation de leurs effets, et une bonne tenue, s’ils sortaient du quartier, et d’éviter d’aller boire dans les cabarets, crainte de querelles avec les héros du jour qui étaient fort insolents. Ce furent en grande partie des conseils superflus. Le travail de plusieurs années disparut complètement dans un jour. Plus de respect, de soumission, de discipline, ni de tenue : anarchie et désordre presque complets. Le soir, les effets étaient vendus, déchirés, couverts de boue et de graisse. Ce n’était déjà plus des soldats.

Après ma visite dans les casernes, je me rendis au siège du Gouvernement provisoire, rue d’Artois (maintenant Laffitte), pour remplir ma mission. Le général Gérard n’y étant pas, je m’adressai au général Pajol, commandant en second la force armée de Paris. Je fus parfaitement bien accueilli, et obtins tout ce que je lui demandai pour le bien-être de mes subordonnés. Après avoir longtemps causé avec lui de notre position et de la part que nous avions prise aux événements, je me retirai très satisfait, et plus que je n’osais l’espérer, car j’avais craint que les articles violents publiés par les journaux contre le régiment ne l’eussent indisposé contre nous.

Je fus ensuite à l’Hôtel de Ville voir le général La Fayette, pour lui faire connaître nos intentions. Il me garda peu de temps, étant très occupé à recevoir des rapports et à donner des instructions. J’étais horriblement fatigué à ma rentrée chez moi. Cette promenade forcée dans Paris, cette longue course en habit de ville, à pied, à cause des barricades, et par une chaleur accablante, me fit connaître les immenses travaux et les épouvantables ravages d’une guerre civile de trois jours. Dans toutes les rues, sur les quais, sur les boulevards et les ponts, étaient établies des barricades placées tous les soixante pas, hautes de quatre à cinq pieds et construites avec des diligences, des omnibus, des voitures de maître, charrettes, camions, tonneaux, caisses ou planches. Sur les boulevards, les arbres étaient coupés et abattus en travers ; les rues en partie dépavées et parsemées de verre de bouteille pour arrêter la cavalerie. Paris ressemblait à une ville prise d’assaut. Son aspect était morne et sévère. Peu de mouvement dans les rues, beaucoup d’hommes mal habillés, groupés sur différents points ; point de femmes élégantes, de voitures, de boutiques ouvertes ; mais des convois funèbres, des femmes occupées à faire de la charpie, des corps de garde improvisés à tous les coins de rues, des vitres et des réverbères brisés, des murs couverts de proclamations appelant le peuple aux armes, et des ordonnances à cheval se rendant dans toutes les directions. Ce spectacle triste et saisissant, attestait combien l’orage révolutionnaire avait dû être brûlant. Presque toutes les barrières et les corps de garde de la garnison furent incendiés. Beaucoup d’objets d’art furent mutilés, brisés, volés, dans les galeries du Louvre et les appartements du château ; le musée d’artillerie, l’archevêché, la cathédrale furent aussi dévastés et saccagés. Assez généralement les vainqueurs donnèrent des preuves de générosité, d’humanité et de désintéressement. Mais aussi il s’en trouva qui égorgèrent sans pitié des hommes désarmés, qui les jetèrent vivants dans la Seine, qui les tuèrent par derrière. Quatre hommes du régiment, un capitaine de la garde royale, de mes amis, avec qui j’avais diné le dimanche 23, des gardes royaux, des Suisses, des gendarmes, éprouvèrent ce sort. La perte totale du régiment fut de 1 capitaine, 1 lieutenant et 16 sous-officiers et soldats tués ; 4 officiers et 39 sous-officiers et chasseurs blessés. Le régiment fut un de ceux qui se conduisirent avec le plus de prudence, qui tira le moins et qui a été cependant signalé par la presse libérale comme un parricide et un ennemi de la liberté.

A mon retour de l’Hôtel de Ville, j’appris que deux de nos officiers (un capitaine criblé de dettes, et le porte-drapeau, homme fort taré, tous deux les obligés du colonel) qui avaient quille la veille dans le bois de Boulogne leurs camarades et leur drapeau, s’étaient présentés à l’Hôtel de Ville, pour offrir leurs services au Gouvernement provisoire, et faire parade d’un dévouement patriotique dont ils ne se doutaient pas deux jours auparavant. A force de calomnies et de mensonges, ils parvinrent à faire croire au général Dubourg que, s’il leur donnait pleins pouvoirs, ils organiseraient un bataillon modèle et sûr, ce qui ne serait pas si on le laissait entre les mains des officiers actuels, tous animés, surtout son chef (c’était moi), d’un très mauvais esprit. Ils obtinrent sans difficulté les pleins pouvoirs qu’ils demandaient et se mirent de suite à l’œuvre. Le capitaine se nomma chef de bataillon, et fit tous les sergents-majors sous-lieutenants, en attendant qu’il put entraîner dans son parti quelques officiers pour en faire des capitaines et des lieutenants. C’est au moment qu’il révolutionnait les trois casernes que je rentrai chez moi. J’y trouvai tous les officiers de mon bataillon, qui m’attendaient avec impatience, furieux, indignés contre l’audace de ces deux officiers dont la conduite, dans cette circonstance, égalait la lâcheté habituelle. Après avoir entendu leurs récits et leurs plaintes, reçu leur témoignage d’estime et d’affection, j’écrivis au général La Fayette, pour lui faire part de ce qui se passait, de la surprise qui avait été faite au général Dubourg, de la conduite honorable que tous les officiers de mon bataillon avaient tenue pendant les trois journées, et lui montrer que nous étions calomniés par deux intrigants sans influence sur l’esprit des soldats, qui avaient lâchement abandonné leur drapeau pour venir à Paris mendier un avancement qu’ils ne méritaient pas.

Un officier porta ma lettre et, une demi-heure après, je reçus l’ordre de conserver le commandement, ainsi que tous les officiers que j’avais avec moi. Je fis tout de suite mettre cette réponse à l’ordre du jour dans les trois casernes, et donner la consigne d’arrêter ces deux officiers pour les conduire à la prison de l’Abbaye.

31 juillet. — Je fus dans la matinée chez le lieutenant-général comte Roguet, nommé commandant des troupes de Paris, pour prendre ses ordres et lui rendre compte des événements intérieurs du corps. L’acte d’indiscipline de ces deux officiels le mécontenta beaucoup. Il m’ordonna de les faire arrêter. Il me demanda de lui remettre dans la soirée un rapport très circonstancié sur l’esprit et la situation de la portion de corps que je commandais, sur les magasins du régiment, sur les pertes éprouvées et sur les moyens employés pour assurer la subsistance de la troupe depuis les événements.

A trois heures, quand le travail était achevé, le lieutenant-colonel arriva de Lyon. Je le lui présentai pour le signer et le porter en sa qualité de chef de corps. Par modestie il refusa l’un et l’autre, mais ensuite, se ravisant et prévoyant que cette visite pourrait lui être utile plus tard, il m’accompagna au quartier général, place Vendôme, où logeait le comte Roguet. Quelle fut ma surprise, dans notre entretien avec le général, sur les efforts que nous devions faire pour ramener la discipline, d’entendre cet officier dire avec beaucoup de suffisance qu’il regrettait beaucoup de s’être trouvé absent du régiment pendant les événements, que sa présence au corps, et l’influence qu’il y exerçait, auraient empêché le 15e de prendre part à cette lutte, et que, dès le premier jour, il l’aurait entraîné à se mettre du côté du peuple ! Cette impudence me révolta, et amena cette réponse fort simple et très naturelle : « Et le devoir, et vos serments ? » Le général approuva de la tête mon observation et nous congédia.

Sur la place, nous eûmes une vive altercation où je lui reprochai le blâme qu’il semblait vouloir jeter sur ceux qui n’avaient fait que mettre en action ce que lui-même avait si souvent recommandé dans ses allocutions à la troupe assemblée, où il ne savait quelles expressions employer pour parler de sa fidélité, de son dévouement au Roi et de son amour pour la famille royale. Voilà bien l’esprit de beaucoup des hommes que j’ai connus ! Quand l’idole est debout, ils l’encensent ; quand elle est à terre, ils lui donnent un coup de pied.

Ce même jour, le Duc d’Orléans fut reconnu lieutenant-général du royaume, ayant accepté l’offre que lui avait faite la Chambre des députés de se mettre à la tête du Gouvernement provisoire. Son arrivée à Paris et sa présentation au peuple par le général La Fayette sur la place de Grève, produisirent un bon effet sur tous les hommes amis de leur pays. On ne désespéra plus du salut de la patrie.


J.-B. BARRES.

  1. Copyright by Maurice Barrès 1922
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 octobre.