Souvenirs d’un vieil amateur d’art de l’Extrême-Orient/2
II
Et pourtant la domination exclusive de l’art japonais était bien près de prendre fin. Bing et Hayashi retirés ou disparus, une nouvelle génération de marchands surgit à l’horizon, assez différente de l’ancienne, et, comme des marchands intelligents s’entendent à façonner le goût de leurs clients, celui-ci se modifia peu à peu, sans peut-être que les amateurs eux-mêmes en eussent d’abord conscience. Après l’Orient musulman archaïque, c’est la Chine des hautes époques que les nouveaux venus introduisirent dans les collections. Je ne parlerai pas ici de l’Orient musulman, bien que de curieux types d’amateurs et surtout de marchands revivent dans ma mémoire, toute la gent arménienne et cet Antoine Brimo, un damasquin lui, si vivant, si amusant dans les ventes à toujours surenchérir, et d’un goût si avisé à la fois. Quant à la Chine, il me faut commencer par lui faire, à elle aussi, des excuses. Certes elle était fort à la mode dans ma jeunesse ; ses porcelaines avaient des amateurs fervents et il suffit de nommer du Sartel et ce Grandidier qui devait en donner au Louvre une extraordinaire collection ; de même les bronzes et les cloisonnés. Mais est-ce que ces vieilles gloires qui duraient depuis Louis XIV nous semblaient surannées ? Ou les éclatants débuts du jeune Japon nous avaient-ils tourné la tête ? Je ne sais, en tout cas la plupart d’entre nous ne parlaient de la Chine qu’avec un sourire dédaigneux ; M. Paléologue, le futur ambassadeur, auteur d’un très bon livre sur l’Art Chinois, qui s’étonnait un jour de notre exclusivisme, reçut de moi une déclaration dans les règles sur l’incontestable supériorité du Japon, et rien de ce qui était chinois ne franchissait le seuil de nos collections. Seuls Alexis Rouart, Isaac de Camondo et Gonse faisaient exception. En vérité notre zèle de néophytes, je dois le reconnaître aujourd’hui, était assez maladroit et nous perdîmes de grandes joies à nous détourner. Mais tout cela allait changer.
Hayashi était trop foncièrement japonais pour ignorer la grandeur de l’art chinois ; assurément la porcelaine décorée ne le touchait guère, mais je l’entendis souvent dire : « Ah ! si vous voyiez ce qu’a fait la vieille Chine ! » Seulement ses ouvrages ne venaient pas jusqu’à nous. Il tenta un jour d’en introduire quelques-uns, une série de bronzes qu’il avait acquis à grand peine d’un amateur japonais, et il les montra fièrement ; plusieurs de ces morceaux étaient magnifiques et tels assurément qu’on n’en avait jamais vu à Paris — la collection Cernuschi était alors difficilement accessible et le départ n’y avait pas été fait entre l’excellent et le pire ; mais leur exceptionnelle qualité leur nuisit sans doute ; les prix qui semblaient élevés, hélas ! rebutèrent les amateurs, et presque tout partit pour Fribourg, chez M. Grosse, avant d’entrer, grâce à lui, au Musée de Berlin. Nous nous étions laissé devancer. Hayashi n’insista pas ; vers 1900 pourtant, une surprise nous était réservée : il reçut un jour deux grands vases en terre à couverte verte : « C’est chinois, me dit-il, très ancien, peut-être du début de l’ère chrétienne, mais je n’ai jamais rien vu de semblable. » J’en pris un et reconnus peu après que j’avais entre les mains une des premières pièces de fouille sorties de Chine, un de ces pots Han, dont les cimetières, violés pour laisser passer des chemins de fer, allaient fournir à l’Europe une si ample moisson. De ces pots et de la céramique des dynasties postérieures jusqu’aux Soung, Paris en a heureusement su retenir beaucoup. Et il n’y a pas à s’en étonner. Ce goût subit pour la Chine archaïque correspondait en effet à une évolution des idées d’art en France. Le charme du Japon avait opéré aux beaux temps de l’impressionnisme ; les grands peintres d’alors étaient tous plus ou moins japonisants ; japonisants aussi, ceux qui les premiers en avaient aimé les tableaux, les Duret, les Gonse, les Vever, les Camondo, et j’ai dit que c’est par le Japon que Bing était venu à l’Art nouveau : on sentait le parfum japonais dans les premiers essais des jeunes décorateurs qu’il nous présentait. Mais, après les séductions de la grâce, la force allait reprendre ses droits ; de même que le règne de Cézanne et de Gauguin succédait à celui de Cl. Monet, la primauté de Ruhlmann à celle de Gaillard, l’ancienne Chine, toute de noblesse et de sérieuse grandeur, devait l’emporter sur le Japon. Ceux qui servaient d’intermédiaires entre l’Extrême-Orient et nous le comprirent instinctivement. Mme Langweil, seule survivante des grands marchands du début, n’y eut pas de peine ; dans son rez-de-chaussée du boulevard, elle avait toujours eu un coin chinois ; il lui suffit de l’agrandir, et cet agrandissement coïncida avec son installation dans le bel hôtel de la place Saint-Georges, où elle ne tarda pas à attirer tout ce qui, dans la société parisienne, se piquait de goût et de raffinement ; sa bonne grâce et sa dextérité furent pour beaucoup dans la mise à la mode du chinois. Si Bing avait vécu, il n’eût pas manqué de s’y faire aussi ; son fils Marcel, qui, lui mort, prit sa place, était encore plus fin que lui, et une culture artistique singulièrement étendue avait ouvert son esprit à l’intelligence des chefs-d’œuvre de tous les pays ; tout en gardant par tradition de famille l’amour du Japon, il ne comprit pas moins la Chine et quelques-uns des plus beaux objets qui en sortirent passèrent par ses mains. Aussi bien n’hésitait-il pas à les aller chercher sur place ; plusieurs fois il fit le voyage d’Extrême-Orient, tantôt s’attardant au Japon, quand une grande vente y était annoncée, comme celle du temple de Nishi-Honganji, dont le trésor fut en partie dispersé aux enchères pour payer les dettes de jeu d’un prieur aventureux, tantôt remontant en Chine jusqu’aux sources qui alimentaient les marchands de Pékin ; de ses voyages, il ne rapportait que quelques pièces, mais choisies avec un tact merveilleux, et la grâce qu’il mettait à en faire les honneurs semblait encore accroître leur beauté. Son second, R. Haase, lui a succédé.
Charles Vignier, le concurrent de Marcel Bing, n’était pas moins cultivé que lui et prêt de même à tout comprendre ; passé de la littérature à la curiosité, il commença petitement, dans une modeste boutique de la rue Laffitte, et jamais il ne lui prit fantaisie de courir le monde ; Paris, à son gré, présente assez de ressources à qui sait les découvrir ; mais il se pique d’être passé maître à ce jeu, et en effet chaque visite vous met en face de quelque extraordinaire trouvaille. Assurément, pour être admis dans le sanctuaire, il faut montrer patte blanche, et l’on prétend que quelques-uns, qui n’avaient pas su plaire, comprirent qu’il serait raisonnable de n’y pas reparaître ; mais nul ne s’entend mieux à faire l’éducation de l’œil de ceux à qui il veut du bien et c’est là un service qui mérite une amicale reconnaissance. Il avait débuté lui aussi par le Japon, puis, en passant par l’Orient musulman, il vint à la Chine ; elle règne aujourd’hui dans l’hôtel de la rue Lamennais et l’on en verra sortir avant peu, dit-on, un gros livre qui éclaircira quelques- uns des mystères des bronzes archaïques ; quelques ingénieux essais parus dans des périodiques en ont donné d’ailleurs un avant- goût. À côté de Marcel Bing et de Vignier, il faut mentionner Paul Mallon, grand voyageur en Chine jadis, épris des beaux objets qu’il en rapportait au point de se décider malaisément à les vendre ; Kélékian, collectionneur autant que marchand, et dont on ne saurait dire lesquelles l’emportent dans les séries de céramiques archaïques qu’il a su réunir, celles de la Chine ou celles de l’Orient musulman ; Wannieck, dont un des titres à nos yeux fut l’exposition dans ses galeries d’une des plus magnifiques collections de bronzes archaïques que jamais le sol de la Chine ait livrés ; Worch, qui, simple importateur d’abord, fut un des premiers à comprendre le rôle que la Chine allait jouer ; il mourut de la guerre et son neveu a transporté ses affaires à Berlin ; Portier, spécialisé aujourd’hui dans les ventes ; Blondeau, qui avait su gagner toutes les sympathies et disparut tristement ; Loo enfin, faisant sans cesse la navette entre Paris, New-York et Pékin, et dont le message qu’il nous apporte chaque année de la Chine, son pays, ne saurait ne pas recevoir l’accueil le plus flatteur. D’autres devaient être nommés encore, je le sais, les grands marchands de porcelaines notamment, tel Héliot, mais je ne cite que ceux avec qui je me suis trouvé en relations et ne saurais prétendre à faire une statistique de la curiosité. « Ils sont trop », aujourd’hui que la mode s’est mise à travailler pour eux.
En effet, la vague chinoise ne tarda pas à être aussi forte à Paris que l’avait été la vague japonaise. Sans doute tous les amateurs d’autrefois ne se laissèrent pas séduire et l’un des plus illustres, Vever, se refusa, où à peu près, à introduire dans son atelier la Chine à côté du Japon, de l’Orient et du XVIIIe siècle ; Mutiaux demeura fidèle, lui aussi, à ses affections ; ce fin connaisseur du grec et du japonais ne fit aucun effort pour comprendre la grandeur austère des vieux chinois, et tout naturellement U. Odin, qui avait passé les plus belles années de sa vie à rechercher à Kioto des peintures japonaises, continua, une fois rentré dans son logis de l’Île Saint-Louis, à rêver du Japon devant les beaux kakémonos — les seuls sans doute de cette qualité qui soient venus en France — qu’il déroule pour son intime délectation. Même il se forma encore ces dernières années quelques nouveaux amateurs de Japon : à côté du Dr Poncetton, il faut nommer le Dr Millot, spécialisés tous deux dans l’étude des gardes de sabre, et surtout M. Robert de Billy ; parti, déjà fervent japonisant, pour son ambassade à Tokio, il en revint collectionneur émérite, ayant profité de merveilleuses occasions et rapportant des documents de céramique coréenne notamment de capitale importance. Pourtant presque tous, sans renoncer au culte de notre jeunesse, nous fûmes amenés à sacrifier au dieu nouveau ; dans nos vitrines, sur nos tables, à nos murs, la Chine s’introduisit à côté du Japon, mettant sa note grave près des gais accents d’autrefois, et des amateurs même qui, tout occupés de l’art d’Europe, n’avaient jamais jeté qu’un regard distrait sur l’Orient, se plurent à venir à lui, quand ils virent heureusement unis les témoins de ses si diverses civilisations.
Jacques Doucet était célèbre pour avoir fait cette collection de peintures du XVIIIe siècle, qui, installée dans l’hôtel de la rue Spontini, passait à bon droit pour une des gloires artistiques de Paris ; soudain l’Orient l’attira, et, à côté de ses estampes et de ses laques japonais, il disposa des peintures et des sculptures de la Chine de la plus rare qualité ; c’est vers le même moment, et en suite, semble-t-il, de la même évolution du goût, que l’art moderne le plus aigu le passionna à son tour. J. Peytel, un grand financier, dans les somptueux salons duquel l’art de Rodin et de Monet avait voisiné jusque-là avec celui de la Grèce, de l’Égypte et du Moyen-Âge, se sentit à son tour convaincu — c’est le charme de Marcel Bing qui avait opéré — et le Japon et la Chine entrèrent chez lui : ses bronzes sont bien connus et notamment le groupe doré Weï des deux boddhisatwas, qui, après sa mort, entra au Louvre. La Chine rejoignait de même le Japon chez M. Curtis, chez Henri Rivière, deux de nos plus anciens amateurs, qui apportèrent dans leurs choix nouveaux la même finesse d’œil qu’on avait déjà admirée en eux ; chez Lucien Henraux, qui devait nous quitter trop tôt, et chez son frère Albert, et moi-même je n’hésitai pas à introduire dans mes vitrines de poterie japonaise et coréenne des pièces Tang et Soung, qui ne s’y trouvèrent certes pas déplacées. Cependant, et comme pour mieux marquer l’unité des arts de l’Asie, c’est à l’Orient musulman archaïque que quelques amateurs nouveaux associaient la Chine, tels M. Alphonse Kann, dans son « studio » de Saint-Germain-en-Laye, et M. Charles Gillet, le grand industriel lyonnais ; il se fournit volontiers, je crois, chez Vignier, de qui il a appris le secret de ne pas s’encombrer et de porter son effort sur la pièce caractéristique. Cette méthode est pratiquée par M. Joseph Homberg, fils d’un de nos meilleurs amateurs d’art musulman, et dont les vitrines réunissent quelques-uns des plus beaux objets laissés par son père et des chefs-d’œuvre de l’art chinois ; par son frère, M. Octave Homberg, qui se délasse de ses préoccupations financières et coloniales par la contemplation des plus nobles œuvres de l’Asie ; et de même par Mr. et Mrs. Bliss, des Américains qui se sentent français parmi nous et que nous avons adoptés ; durant les longues absences de Paris auxquelles les contraint la carrière diplomatique, ils ont déposé au Louvre une partie de leurs trésors, et ces précieux objets, mêlés à nos collections nationales, tiennent noblement leur rang dans les salles musulmanes et chinoises qui les ont accueillis.
Quelques-uns pourtant, plus exclusifs, ne voulurent pas que l’Asie fût représentée chez eux autrement que par la Chine. C’est elle seule, et encore celle des Han presque sans exception, que le Dr Viau a admise à prendre place à côté de ses tableaux modernes, et sa « ménagerie » primitive en terre voisine de la plus amusante façon avec les Delacroix, les Degas et les Renoir ; Mme Pierre Girod, récemment disparue, ne prétendait pas collectionner, mais elle avait fait à sa vie une sorte de décor chinois auquel semblaient vraiment destinés de toute éternité les jolis objets amoureusement choisis chez Mme Langweil, et ceux qu’après elle y a ajoutés son mari ne rompent pas la parfaite unité de ce pittoresque ensemble. Uniquement chinois aussi est M. Michel Calmann, et même avec intransigeance — ne serait-ce pas lui qui parlait un jour de « l’infâme Japon » ? — tout à l’opposé d’ailleurs de Mme Girod, puisque c’est dans une chambre nue qu’il a installé ses céramiques et qu’il a eu soin de les choisir parmi les plus austères, parmi les plus dignes de plaire à un mandarin de grande tradition : et cela aussi est bien ainsi. Et j’en viens à Jean Sauphar et à M. David Weill… Jean Sauphar, qu’un déplorable accident de montagne nous a enlevé l’an passé, était le plus jeune d’entre nous, mais élevé parmi les admirables tableaux modernes de sa mère — toujours l’alliance de notre art français du XIXe siècle et l’Orient —, il est entré dans la carrière sans tâtonnements, son goût déjà formé, et ce goût le portait délibérément vers la Chine. Des œuvres magnifiques des hautes époques classiques ornaient son studio de l’avenue Henri-Martin, sculptures, bronzes, poteries, et il n’avait pas pensé leur faire tort en introduisant auprès un peu de grec ; les chefs-d’œuvre toujours se font valoir les uns les autres. Ce qui cependant caractérisait la collection, c’est l’abondance des monuments de cet art qui, dès avant l’ère chrétienne, était éclos entre le nord de la Chine, la Mongolie, la Sibérie et la Russie de l’Est et des environs de la mer Noire ; il y a peu d’années seulement que ces ouvrages, qu’on désigne souvent du nom trop particulier de scythes, sont arrivés sur le marché ; Sauphar — comme H. Rivière — en avait aussitôt compris l’intérêt et la collection qu’il en avait formée était remarquable.
Pour M. David Weill, sans doute est-il le dernier venu à l’Extrême-Orient, à la Chine, mais avec quelle ardeur il rattrape le temps perdu ! Lui aussi, comme J. Doucet, avait commencé par le XVIIIe siècle, et il m’en voudrait si je soupçonnais qu’il ne l’aime plus toujours, tableaux, dessins, meubles, argenterie, de la même dévotion ; les salons de l’hôtel de Neuilly témoigneraient certes du contraire. Cependant deux cabinets se sont ouverts depuis quelques années — toujours la même association — à l’art moderne et à la Chine, et dès maintenant la collection chinoise, formée à Paris, à Londres et à New-York, est parmi les plus riches du monde : peintures au mur, céramiques et orfèvreries dans les vitrines, bronzes sur les tables, sculptures, rien n’y manque ; entre tous ces chefs-d’œuvre, certaine biche en argent plaqué sur fond d’or est célèbre parmi les collectionneurs. Mais peut-être ce qui aujourd’hui touche le plus l’amateur, ce sont ces mêmes objets de l’Asie Centrale, Chine du Nord et Sibérie, déjà entrevus chez Sauphar ; il n’en apparaît pas un en Europe qu’on ne le lui apporte et chaque semaine quelque nouvelle trouvaille enrichit des séries uniques pour l’étude des délicats problèmes de l’art du temps des grandes migrations. Documents scientifiques et œuvres d’art trouvent harmonieusement leur place côte à côte, en attendant le catalogue monumental que leur consacrera G.- H. Rivière, et c’est avec une modestie charmante que le maître de maison se plaît à en faire les honneurs aux amis et aux érudits auxquels il ouvre sa porte. Amis nombreux, si l’on doit compter parmi eux tous ceux qu’il a obligés, car nul ne recherche plus infatigablement que lui l’occasion d’être utile ; nos grandes institutions d’État, telle la Cité Universitaire, le savent bien, et de même nos musées, le Louvre surtout, à qui il vient constamment en aide et à qui, ce n’est pas une indiscrétion que de le révéler, il réserve la dîme de ses trésors.
La plupart de ces collections, si unes dans leur diversité, se sont trouvées réunies quelques semaines rue de la Ville-l’Évêque en mai 1925 ; ainsi que nous avions fait naguère au Pavillon de Marsan la revue de l’art japonais, M. Vignier prétendit passer l’inspection des collections chinoises, et le public sut leur rendre justice. Mais les deux expositions différèrent en un point : celles du Musée des Arts Décoratifs avaient été strictement parisiennes ; l’étranger apporta au contraire un large concours à la seconde de ces manifestations. Le japonisme, en effet, né à Paris, s’y était développé, et les étrangers n’avaient fait à peu près que suivre le mouvement ; ç’avait été un produit essentiellement de chez nous. Le goût chinois, lui, fut tout de suite international. Les raisons en sont assez complexes et je ne chercherai pas à les démêler ; il faut noter pourtant le grand courant qui avait porté aux environs de 1900 les missionnaires scientifiques de tous les pays à la découverte de l’art chinois des hautes époques. Les nôtres y prirent une belle part ; Édouard Chavannes fut parmi les premiers ; ses travaux sur la sculpture chinoise demeurent classiques, et Paul Pelliot, sans oublier le commandant Lartigue, reste son glorieux successeur ; en Angleterre, ce fut sir Aurel Stein ; en Allemagne, Grunwedel et von Le Coq ; plus tard, en Suède, Siren, Arne et Andersson ; Umehara, au Japon, et Kozlof, en Russie. Leurs découvertes firent grand bruit ; curieux des civilisations ainsi révélées, des écrivains comme E. Hovelacque, puis A. Bonnard, partirent, et rapportèrent de Chine des livres enthousiastes ; tous les amateurs les lurent ; l’admiration engendra le désir de possession, et comme les marchands chinois sont toujours à l’affût, partout ce désir put être satisfait. De grandes collections se formèrent ainsi de toutes parts, dont nos marchands parisiens se gardèrent d’ailleurs de se désintéresser ; c’est à celles auxquelles ils avaient collaboré que de larges emprunts furent faits en 1925.
Les Anglais ne s’étaient d’abord laissé toucher qu’à demi par le Japon, et l’activité de la « Japan Society », les efforts d’érudits tels que Brinkley et Chamberlain, ne les avaient guère convaincus. Les collections japonaises du Victoria and Albert Museum, la constatation n’en est que trop aisée, sont plus nombreuses que persuasives, et quand sir Sidney Colvin, sous l’influence de son collaborateur et ami L. Binyon, qui allait s’en faire l’historien, eut compris que l’estampe devait entrer au British Museum, sa seule ressource, l’ère des grandes ventes parisiennes étant close, fut d’acheter en bloc l’une des rares collections anglaises existantes, celle de Morrison ; elle était fort bonne et, renforcée d’acquisitions subséquentes, forme aujourd’hui un ensemble admirable. On procéda de même, mais moins heureusement peut-être, pour la peinture, le noyau des collections du musée ayant été celle d’une certaine Mme Wegener, de Berlin. Quant aux amateurs d’objets d’art japonais, je les ai peu connus, sauf Mr. Behrens, et Mr. Raphael que nous retrouverons. La Chine, au contraire, séduisit tout de suite l’Angleterre ; dès longtemps, il est vrai, les « bleus » y étaient en vogue ; la passion que Whistler ressentait pour eux est bien connue, et l’on n’eut qu’à remonter le cours des siècles pour en venir aux céramiques et aux bronzes archaïques ; c’est ce qu’avaient su faire dès le début quelques hommes de goût, dont j’ai vu jadis les collections exposées au Victoria and Albert Museum, les Alexander, les Benson, auxquels on ne saurait ne pas joindre Franks, l’un des grands bienfaiteurs du British Museum. Une seconde génération profita de leurs expériences, éclairée par les travaux de Mr. Ashton et surtout par l’érudition du spécialiste qu’est Mr. Hobson, à qui le British Museum doit sa belle série de poteries, et la maison Yamanaka, de Bond Street, s’en fit l’ingénieux fournisseur ; l’on ne saurait rien voir de plus délicatement choisi que les collections de MM. Oscar Raphael, Oppenheim, Schiller et Rutherstone. Cependant le roi des collectionneurs anglais est sans conteste Mr. George Eumorfopoulos. L’Orient musulman l’avait un moment charmé ; la Chine toutefois le conquit vite, et un ensemble tel que celui qu’il a réuni dans sa maison de Chelsea, sur la Tamise, n’a nulle part son pareil. Musée d’ailleurs autant que collection privée ; un amateur en effet s’en tient pour l’ordinaire aux pièces qui lui plaisent, — et Dieu sait si, parmi les jades, les sculptures et les bronzes, Mr. Eumorfopoulos en a trouvé à son goût ! Mais, pour la céramique antérieure aux Ming, il en a voulu véritablement faire l’histoire ; toutes les séries y sont à peu près complètes et en des exemplaires incomparables. Le catalogue qu’en a dressé Mr. Hobson, — celui des bronzes est dû à Mr. Yetts, — demeurera l’ouvrage fondamental sur la matière. Et quel accueil dans cette maison ! Mr. Eumorfopoulos se garde d’ailleurs d’être un amateur jaloux — de quoi le serait-il, il est vrai ? — ; les collections d’autrui, si modestes soient-elles, l’intéressent aussi, et il étend sa sollicitude aux musées : le British Museum lui doit la série de fresques que l’érudition de L. Binyon a été chargée de présenter au public, en même temps qu’Athènes, sa patrie d’origine, recevait des doubles de ses poteries.
L’autre grande collection de l’étranger est celle de M. Stoclet à Bruxelles, admirable aussi sans doute, mais combien différente ! Autant Mr. Eumorfopoulos s’est spécialisé, autant M. Stoclet se plait à se disperser ; toutes les civilisations sont représentées chez lui, la Chaldée, l’Égypte, Byzance, le Moyen-Âge, les Khmers, l’Islam, la Renaissance italienne, l’Amérique précolombienne, et de chacune il a ramassé des chefs-d’œuvre, groupés dans la plus moderne des demeures et qui semblent se faire valoir les uns les autres ; le Japon — car il ne le dédaigne pas — et la Chine n’y occupent qu’une place, mais elle est d’importance, et des pièces capitales les représentent, tels les magnifiques bronzes de l’époque des migrations et le grand dragon, célèbre sitôt qu’aperçu à Paris en 1925. Une visite chez M. Stoclet semble une promenade à travers les siècles et les continents, et ce voyage est un enchantement. Il était difficile de rivaliser avec lui et, pour l’Extrême-Orient, je ne sache personne à Bruxelles qui l’ait tenté ; le Japon seulement est représenté au Musée du Cinquantenaire par une importante série d’estampes, réunie jadis par M. Michotte. En Hollande, pays depuis des siècles en rapports avec l’Extrême-Orient, les amateurs, au contraire, sont nombreux, mais s’ils ont formé, comme M. Westendorp à Amsterdam, des collections parfaitement choisies (n’oublions pas les tchaïrés de M. Bosch-Reitz à Laren et quelques œuvres raffinées chez M. Visser, érudit autant que collectionneur), ils s’en sont tenus à l’exquis — leur belle exposition de 1925 l’a bien prouvé —, sans songer jamais à faire la série. Leur activité cependant est fort éveillée ; ils ont créé une importante Société des Arts de l’Asie ; déjà un remarquable petit musée s’est fondé à Amsterdam, grâce surtout à MM. Westendorp, Heldring, Visser et Roorda, en face, peut-on dire, de celui qu’anime excellemment M. Gallois à la Haye (Leyde, si riche en œuvres de Java, semble un peu ankylosé), et l’on doit prévoir que la Hollande, en fait d’Extrême-Orient, n’a pas dit son dernier mot.
Pour l’Allemagne, je ne l’avais pas visitée depuis quinze ans, quand l’exposition chinoise de 1929, à la Pariser Platz, m’a ramené à Berlin. Dès les débuts du japonisme, je l’ai dit, les conservateurs des musées allemands s’y étaient intéressés et on les voyait aux ventes parisiennes, entraînés par le professeur Brinckmann, qui exerçait sur eux comme une fascination. J’aurais volontiers revu les collections qu’ils avaient ainsi formées, à Crefeld, à Fribourg, à Leipzig, à Cologne, à Hambourg surtout, domaine propre de Brinckmann ; au cas même où elles ne se seraient pas développées, elles restent comme un témoignage de notre goût il y a vingt-cinq ans ; je n’ai malheureusement pas eu le loisir de retourner dans ces musées, pas plus que chez les amateurs d’autrefois ; beaucoup de ces derniers sont d’ailleurs disparus ou ont vendu leurs collections ; mais on me dit que celle du professeur Oeder est toujours dans la jolie maison de Dusseldorf, sur les promenades plantées par Napoléon, où l’accueil était d’une bonne grâce si courtoise, et de celle-là je suis sûr ; les céramiques, les laques, les gardes de sabre, sont excellentes et ne sauraient se démoder. Aussi bien, le Musée de Berlin suffit-il pour constater la belle floraison d’art d’Extrême-Orient éclose en Allemagne. C’est naturellement par le Japon que Berlin avait commencé jadis ; le Kunstgewerbe Museum s’était tenu longtemps assez à l’écart, sauf pour l’estampe dont mon vieil ami le professeur Jessen avait formé à la Bibliothèque une jolie série, quand Bode, qu’on trouve à l’origine de toutes les initiatives utiles, ayant visité à Fribourg la collection formée par Grosse, s’enthousiasma ; il facilita une mission au Japon de Grosse et y envoya, muni de suffisants crédits, un jeune attaché, le Dr Kümmel. En quelques années, de très belles choses furent acquises et on les vit pour la première fois, mêlées à celles des amateurs, à une exposition organisée par M. Kümmel, en 1910, à l’Académie. L’effet en fut grand, et, comme dès lors les extraordinaires fresques rapportées de Tourfan par la mission von Le Coq étaient arrivées, l’idée naquit de fonder à Berlin un musée asiatique, où seraient réunies toutes les séries musulmanes, japonaises et chinoises ; Bode travailla de toute son énergie à la réaliser, toutefois la guerre qui survint suspendit les travaux déjà commencés et ils ne purent être repris. Ce n’est pourtant pas que le mouvement qui entrainait musée et collectionneurs fût arrêté ; il allait même s’élargir, car la Chine, qu’ils avaient envisagée d’abord avec quelque défiance, ne tardait pas a se révéler à eux aussi brillamment que le Japon ; l’exposition de 1929 lui fut exclusivement consacrée et, en face des trésors que l’étranger avait envoyés, elle montrait des chefs-d’œuvre réunis par des mains allemandes. La sélection sévère faite par le Dr Kümmel parmi les objets que lui avaient proposés les amateurs ne permettait peut-être de se faire qu’une idée assez approximative de la valeur réelle de leurs collections, où cependant les séries du baron von der Heydt doivent être particulièrement distinguées ; en tout cas dans l’ensemble très remarquable, le musée tenait la place d’honneur. Quand, de l’Académie où le Dr Kümmel, aidé de son adjoint, le Dr Reidemeister, avait installé l’exposition chinoise, on passait au Voelkerkunde Museum, dont les fresques de Tourfan occupent une vingtaine de salles, et avec qui voisinent les chambres un peu parcimonieusement réservées au Japon et à la Chine, l’impression était extrêmement forte et l’on ne pouvait ne pas admirer le magnifique effort donné par le Musée. Les amateurs l’y ont d’ailleurs considérablement aidé, puisque les collections Jacoby et du professeur Grosse qui s’y sont adjointes, avec leurs peintures, leurs laques, leurs gardes de sabre, leurs bronzes, en constituent l’une des principales richesses. Et l’exemple donné par Berlin semble suivi, puisque déjà Cologne possède son Musée Extrême-Oriental, fondé par M. et Mme Fischer et présentement dirigé par le Dr Salmony ; que Munich y vient aussi, et de même Vienne, dit-on. Au reste, la meilleure preuve de l’intérêt pris par l’Allemagne aux arts d’Asie est donnée par la quantité presque incroyable de travaux que les érudits allemands leur consacrent et aussi par l’importance qu’a prise la Gesellschaft für Ostasiatische Kunst ; fondée il y a peu d’années, elle compte aujourd’hui plus de 1.200 membres ; de nombreuses filiales s’y sont rattachées et la publication qui lui sert de bulletin, l’Ostasiatische Zeitschrift, est devenue l’une des plus importantes de l’Europe. Le Dr Kümmel a été le grand animateur de tout cela ; il a trouvé sa récompense dans le succès de son œuvre, et le Reich a tenu à le reconnaître en instituant pour lui une chaire à l’Université de Berlin.
La curiosité des choses de l’Asie ne semblait pas très vive en Italie jusqu’à ces dernières années, et l’on n’y connaissait guère qu’une collection japonaise, léguée à la ville de Gênes, et qui est assez mélangée ; mais depuis la guerre un amateur de Turin, M. Gualino, a acheté à grands frais, chez les marchands de Paris surtout, des œuvres de l’ancienne Chine que l’on dit de première qualité et qui formeront le noyau d’un musée admirable. Ce serait le seul, si l’on ne comptait pas parmi les collections italiennes celles qu’a rassemblées à Florence, dans sa merveilleuse villa de Settignano, le célèbre critique américain Bernard Berenson ; quelques peintures chinoises y voisinent avec les chefs-d’œuvre de l’art italien, mais quelles peintures, et comme elles soutiennent, ainsi que les objets de M. Stoclet à Bruxelles, un aussi dangereux voisinage ! De même la Suisse s’était réservée et, parmi les grands amateurs qui ont réuni depuis quinze ans des collections de peinture française moderne égales aux plus belles d’Angleterre et des pays scandinaves, pas un sans doute n’avait jeté un regard vers l’Asie, quand un hollandais établi à Baden, M. Menten, en fut soudain séduit ; il sut en peu d’années, client favori de M. Wannieck, dit-on, réunir une série de figures de céramique chinoise des hautes époques et de bronzes archaïques que l’on compare aux meilleurs d’Amérique. La Suède aussi est venue tard à la Chine, mais elle rattrape allègrement le temps perdu. Le professeur Andersson ayant pratiqué en Chine des fouilles qui mirent au jour des vases préhistoriques remarquables et d’un type inconnu, les problèmes nouveaux qu’ils soulèvent intéressèrent le Prince Royal, depuis longtemps préoccupé par l’Extrême-Orient, et, grâce à lui, un musée fut créé où ces vases prirent place ; une partie de la belle collection Siren, quelque temps exposée à Paris, s’y adjoignit bientôt ; d’autres se formèrent, comme celle de la comtesse de Hallwyl, de telle sorte que Stockholm est devenu aujourd’hui un des centres de l’art asiatique en Europe. Pour la Russie, je n’en saurais parler ; lorsqu’il y a vingt ans je passai quelques jours à Saint-Pétersbourg, mon attention n’était pas attirée encore sur ces objets sibériens et scythes dont une incomparable collection a été réunie à l’Ermitage et qui s’accroît constamment : les fouilles du colonel Kozlof en Mongolie se sont révélées capitales ces dernières années, et l’on peut compter, pour les mettre en valeur, sur le conservateur, M. Borovka.
Quant à l’Amérique enfin, j’ai le regret de ne la point connaître, et c’est un des plus profonds regrets de ma vie de collectionneur ; mais il n’est plus temps ; la vieillesse casanière est là. Heureusement quelques-uns des amateurs des États-Unis sont venus à nous. J’ai été l’ami de Freer, qui avait réuni dans sa maison de Détroit les collections qu’avec passion il recueillait en Chine, au Japon, en Égypte, à Paris, et que les grands marchands de New-York augmentaient sans cesse ; sa sensibilité était infiniment délicate, très haute sa culture, et je l’ai toujours admiré comme le type même de l’« homme civilisé », de ce qu’on nommait autrefois l’honnête homme ; il a laissé sa collection à son pays, au Smithsonian Institute de Washington. Mrs. A. E. Meyer, qu’il a choisie pour un des trustees de son musée, mérite cet honneur par son goût ; les peintures et les bronzes qu’elle a rassemblés sont célèbres, et, dans une demeure consacrée aussi à l’art français moderne, ce doit être un plaisir d’en jouir en compagnie de cette aimable femme. Mr. Mansfield, dans une courte visite, m’a charmé par son enthousiasme et son éclectisme ; Mr. Peters, le frère de Mrs. Havemeyer, a bien voulu, en regardant mes céramiques, me déclarer que décidément nous avions « les mêmes vices » et étions faits pour nous entendre, mais il est mort avant que cette identité ait pu être par moi dûment constatée ; pour Mr. Ledoux, il aurait pu tenir le même langage, seulement ce qui nous rapproche, ce sont les estampes dont, à en juger par les catalogues, il possède une merveilleuse collection, et il les apprécie en poète, car cet homme d’affaires en est un et il a écrit une fort belle tragédie antique. Les autres amateurs d’Amérique ne sont pour moi que des noms, mais je sais leur activité et surtout celle de leurs musées. Tous ont fondé d’importants départements d’Extrême-Orient, le Metropolitan Museum de New-York, où mon ami Bosch-Reitz a laissé si utilement sa marque ; celui de Boston, héritier de quelques-unes des plus importantes collections d’Amérique et dont les richesses sont célèbres depuis longtemps : Fenellosa et Okakura ont été ses organisateurs, c’est tout dire ; Cleveland, Providence, où les musées à peine nés se sont ouverts à la Chine ; Philadelphie, qui lui a bâti un palais magnifiquement garni déjà et où se publie le premier recueil scientifique consacré en Amérique aux arts de l’Asie, Eastern Art. Tous ces établissements, ce sont les amateurs qui les ont fondés, qui les ont enrichis, ces amateurs américains à qui on ne s’adresse jamais en vain et qui ont à un si haut point conscience de leur devoir social.
Ce tableau, où je me suis complu, de l’activité des pays étrangers n’est pas pour rabaisser celle du nôtre, et, tout compte fait, on peut dire que lui aussi a bien travaillé. Le Louvre a été parmi les premiers musées à prendre intérêt à l’Extrême-Orient et il donnait vraiment l’exemple, quand M. Migeon, il y a trente-cinq ans, y faisait entrer, grâce aux libéralités des amateurs, les premières estampes japonaises ; depuis, ces libéralités ne se sont pas ralenties. La collection Grandidier est, pour la porcelaine, une des plus magnifiques qu’il y ait au monde ; nous pouvons être fiers des peintures rapportées par M. Pelliot, et des sculptures gréco-bouddhiques, fruit de la mission de M. Foucher, qui s’en est fait l’historien, et en vérité bien peu d’entre nous, en faisant leur testament, ont oublié le Musée. Les sculptures, les bronzes, le fameux éléphant cheou surtout, forment, avec les estampes japonaises, une importante partie du legs Isaac de Camondo ; grâce à Gonse et aux siens, de belles peintures sont venues, dont le paravent aux deux grues d’Okio : à Georges Marteau, outre des gardes de sabre, des inrôs et des bronzes, on doit un excellent paravent à fleurs de l’école d’Osaka ; à Joly de Morey un autre paravent de Shunyei, et M. Vever a donné avec réserve d’usufruit celui de Hokousaï, qui est une des gloires de sa collection ; qui ne connait le portrait de prêtre, don de Mme Gillot ? et les noms de Bing, de Curtis, de Mutiaux, de Cosson, de Rouart, de Garié, de Mme Langweil, de Vignier, de J. Doucet reviennent constamment sur les étiquettes, celui surtout de M. David-Weill, le plus généreux des mécènes ; sans lui, la collection ne serait pas ce qu’elle est. Et il s’en faut que, sur ses propres ressources, le Musée, aidé souvent par la Société des Amis du Louvre, n’ait pas profité des occasions dans les grandes ventes ; M. Migeon a su maintes fois fléchir le Conseil des Musées ; son enthousiasme est communicatif, et l’on ne pouvait rien refuser, dons ou crédits, à ce conservateur passionné de son œuvre et qui lui a consacré sa vie. Aujourd’hui que l’heure de la retraite a sonné, il ne l’a pas abandonnée, mettant par d’excellents albums la collection à la disposition de tous. Au reste son successeur poursuit cette œuvre ; M. Marquet de Vasselot a enrichi les séries orientales de maints beaux morceaux, et l’on peut lui faire confiance, ainsi qu’à M. Georges Salles, son collaborateur.
Le Musée des Arts Décoratifs, logé sous le même toit, a pour principe de ne pas aller sur les brisées du Louvre, et quelque fervent japonisant, et de la première heure, que soit son conservateur, M. Metman, il s’est tenu à ce principe ; ses collections d’Extrême-Orient, constituées par de seuls dons, ne sont qu’agréables. La Bibliothèque Nationale n’avait pas les mêmes raisons de s’abstenir, et, sous la direction de M. P.-A. Lemoisne, le Cabinet des Estampes a formé une collection d’estampes japonaises qui n’est pas à dédaigner, même après celle du Louvre ; l’acquisition de la bibliothèque de Th. Duret et le don de la bibliothèque Tronquois par M. Lebaudy l’enrichissaient en même temps de beaux livres japonais qu’on aurait peine à retrouver aujourd’hui. Mais, à côté du Louvre, les deux grands centres d’art de l’Extrême-Orient sont à Paris le musée Cernuschi et le musée Guimet. Quand l’hôtel Cernuschi eut été donné à la ville de Paris, il fallut procéder à l’épuration des collections chinoises qu’il contenait, rapportées un peu au hasard par Cernuschi de son long voyage de 1873 ; M. d’Ardenne de Tizac s’employa avec zèle à séparer le bon grain de l’ivraie ; il trouva des fonds d’acquisition au Conseil Municipal et de généreux donateurs dans le public ; le musée aujourd’hui a pris une face nouvelle. Ce qui en constitue l’un des plus notables intérêts, c’est ses expositions : les Arts Décoratifs lui ont cédé l’Extrême-Orient et presque chaque année quelque nouvelle partie de l’art chinois est montrée aux érudits et au grand public, grâce aux prêts jamais refusés des amateurs de Paris et de l’étranger ; ces expositions font partie dorénavant de la vie artistique de la capitale. Pour le musée Guimet, lui aussi s’est transformé sous l’impulsion de MM. Moret, Hackin, Maître, Grousset et Stern ; fervent de l’histoire des religions de l’Asie, son fondateur s’était laissé déborder par un fâcheux bric-à-brac pieux ; cette végétation parasite a maintenant disparu en partie, et, en attendant que toutes les salles puissent être remaniées, le rez-de-chaussée a reçu les antiquités de l’Inde et du Cambodge, ces dernières ramenées du musée Delaporte au Trocadéro ; grâce à de genéreux subsides de M. Loo, de la baronne La Caze et de Mrs. Sachs, tout cela se trouve en pleine valeur. De même les collections rapportées par les missions Chavannes, Bacot, Ségalen, Gilbert de Voisins et Lartigue, y ont pris heureusement place, et celles qu’on doit aux missions en Afghanistan de MM. Foucher, Hackin, Godard et Barthoux en ont fait un centre unique en Europe pour l’étude de l’art gréco-bouddhique. Comme à Cernuschi chaque année ramène une exposition, chaque semaine Guimet s’ouvre pour une conférence ; les plus illustres savants des deux mondes s’y sont fait entendre et ils ont aussi apporté leur contribution aux publications scientifiques du Musée, cependant qu’une société d’amis, présidée d’abord par M. Senart et aujourd’hui par M. David-Weill, lui accorde un concours dévoué en attendant qu’il puisse se faire très généreux. Avec le musée Guimet les rapports de la vieille et toujours jeune Société Asiatique sont constants et c’est lui qui a pris maintenant sous son égide la Revue des Arts Asiatiques, un peu vagabonde jusqu’ici et de direction incertaine, et qui ne manquera pas de gagner à une telle protection. Ces établissements, à qui on doit joindre le Collège de France et l’École des Hautes-Études où professent MM. Pelliot et Foucher, voire l’École du Louvre avec MM. Salles et Grousset, font honneur à notre pays, et, chose rare, Paris n’a pas un monopole. Lyon aussi est un centre d’études extrême-orientales et son musée a tenu à ne pas demeurer en reste : à côté de ses séries musulmanes, M. Focillon a placé la collection de grès coréens et japonais qu’il a acquise après la mort du bon amateur qu’avait été Raphaël Collin. Et il faut citer tout au moins l’École d’Extrême-Orient, qui poursuit à Hanoï et dans toute l’Indo-Chine, au Cambodge particulièrement, une œuvre admirable, étudiant les monuments, les dégageant et les conservant, sans oublier le jeune Institut français de Tokyo, dont on peut beaucoup attendre. Autant que ceux de l’étranger, nos amateurs français ont donc des occasions de former leur goût et de s’instruire, et certes ils en ont profité ; mais le terrain était bon, sur lequel la semence est tombée.
J’ai dit au début de ces souvenirs — je n’en croyais pas tant avoir dans la tête et beaucoup me sont revenus de bien loin en écrivant — quel avait été notre enthousiasme lors de la découverte du vrai Japon ; il nous a donné des joies inoubliables. Hélas ! de ceux à qui nous les devions et de ceux qui les partageaient, beaucoup ont disparu ; Hayashi est mort au Japon où il s’était retiré, Bing n’est plus et son fils, le charmant Marcel Bing, nous a quittés prématurément ; nous avons dit adieu à Gillot, à Duret, à Brenot, à Camondo, à Marteau, à Guy de Cholet, à Tressan, à Cosson, à Mutiaux, à Gonse ; leurs collections, amoureusement réunies, ont presque toutes passé en d’autres mains, et je crains qu’une bonne part n’en soit pas restée en France ; sûrement le japonisme aurait peine à tenir aujourd’hui à Paris les grandes assises que nous avions connues : les jeunes ne se sont pas assis à table à la place des vieux qui s’en allaient, et les anciens qui survivent restent seuls. Heureusement ces jeunes ont partagé avec nous le goût plus récent de la Chine ancienne et, non moins passionnés que nous, ils s’en sont approprié de leur mieux les trésors. Certes le champ était plus malaisé à cultiver ; pour le Japon, nous étions d’abord presque entre nous ; au partage de la Chine chacun s’est rué, et le dollar est entré en concurrence avec le franc ; depuis la guerre et notre appauvrissement, nous ne pouvons plus retenir que quelques bribes de ce qui passe à Paris, demeuré malgré tout l’un des centres de la curiosité mondiale, et souvent nous avons le cœur gros à voir partir des chefs-d’œuvre qui ne reviendront jamais. Nous pouvons pourtant, je crois, nous rendre cette justice d’avoir en somme les uns et les autres rempli notre devoir d’amateurs ; les beaux objets qui se sont présentés, si nouveaux fussent-ils pour notre œil, nous n’y avons pas boudé : ils ont eu tout de suite droit de cité dans nos collections. C’était du Japon, c’était de Chine, de Sibérie ou du Cambodge, qu’arrivaient ceux que nous recherchions ; mais il en venait en même temps de Chaldée, d’Égypte, de la Grèce primitive, de l’Égée, de l’Islam, voire de l’Amérique précolombienne, presque simultanément dévoilés à nos yeux, et que nous savions aussi admirer. Heureux, féconds enthousiasmes ! Aujourd’hui que les civilisations antiques ont livré beaucoup de leurs secrets, nos neveux peuvent-ils, dans un monde rapetissé, espérer de connaître d’aussi intenses émotions ? En vérité, nous avons été favorisés entre tant de générations de collectionneurs, et, quand l’heure viendra, nous devrons partir reconnaissants et sans amertume. Notre part a été belle.
presses de l’imprimerie
Française et Orientale
à Chalon-sur-Saône,
le 4 octobre 1930. 24622