Souvenirs d’un voyage autour du monde/01

La bibliothèque libre.

SOUVENIRS
D’UN
VOYAGE AUTOUR DU MONDE,
PAR M. PERROTTET.
ÎLE DE JAVA.[1].


Arrivée à Sourabaya. — Excursions. — Voleurs. — Repas des indigènes. — Réception chez un Tomogon. — Jardins européens. — Île Madura. — Réception chez le sultan. — Fête extraordinaire. — Description de Sourabaya. — Mœurs chinoises et hollandaises. — Soldats de Napoléon. Mariages malais. — Cérémonies bizarres. — Batavia. — Ses habitans. — Sa physionomie. — Manque de jolies femmes. — Manière de vivre des riches négocians. — Leur luxe. — Dames créoles. — Leur jalousie contre les européennes. — Vengeance d’un jeune Malais. — Passion des Malais pour l’opium. — Coulis. — Industrie des Chinois.

. . . . . Le 9 septembre 1819, à cinq heures du soir, nous mouillâmes devant l’île Pondis. Le lendemain on envoya une embarcation à Sourabaya, pour demander au gouverneur la permission d’entrer en rade, et pour nous ramener un pilote. Nous obtînmes l’un et l’autre ; mais pendant trois jours nous fûmes forcés d’attendre des vents favorables. Enfin, nous entrâmes dans la rade de Sourabaya le 13 septembre. Vingt-un coups de canon furent notre salut ; le fort nous les rendit presque aussitôt.

Le second jour de notre arrivée à Sourabaya, je descendis à terre pour me procurer un logement, où je m’installai le lendemain avec tous les objets dont j’avais besoin pour les travaux auxquels j’avais dessein de me livrer.

Je commençai par visiter les jardins particuliers de la ville et des environs. La propreté qui y règne me fit plaisir à voir. Je trouvai dans quelques-uns des plantes exotiques fort rares dans le pays, et même peu connues en France. Il y avait des eugenia à fleurs rouges et à fleurs blanches du plus bel aspect, ainsi que de très-beaux arbres que l’on appelle mondo, et d’autres plantes précieuses. Les jardins sont plutôt sacrifiés à l’agrément qu’à l’utilité. Il y existe de vastes serres chaudes de balsamines, de reines-marguerites de la Chine, d’œillets d’Inde, de bluets ; diverses espèces et variétés de roses forment de jolis bosquets, et des haies qui sont couvertes de fleurs toute l’année.

L’eau qui arrose ces jardins est très-abondante à Java. Des bras de rivières et des canaux coulent dans tous les sens à travers la ville. Ils contiennent même assez d’eau pour être navigables et porter des embarcations chargées. On y voit du matin au soir des hommes, des femmes et des enfans s’y baigner, pour se rafraîchir et se dérober à la grande chaleur du jour.

Après avoir parcouru ainsi les établissemens de culture intérieurs, je m’armai de la boîte de fer-blanc dans laquelle je renfermais les objets d’histoire naturelle que je moissonnais, et je sortis de la ville, dirigeant mes pas vers quelques petites montagnes que j’apercevais dans l’ouest, à deux lieues et demie de Sourabaya. Je n’en avais pas encore atteint le pied, lorsque je fus tout à coup arrêté dans un petit bouquet d’arbres par cinq Malais, armés chacun d’un cris, espèce de poignard. Après m’avoir fouillé pour me voler, ils semblaient animés d’intentions encore plus horribles. Heureusement je portais dans ma poche un petit dictionnaire malais, qui me servit à leur faire deviner en partie le but de mes promenades. Ils ne comprirent peut-être pas très-bien le sens de mes phrases décousues ; mais ils parurent tellement surpris d’entendre quelques mots de leur langue sortir d’un objet inanimé comme mon dictionnaire, qu’après s’être concertés ensemble, ils me rendirent à la liberté. Ils commencèrent par me conduire au bord d’une rivière, et voulaient à toute force que je la passasse sur un étroit bambou qui servait de pont. Je vis bien que leur intention était de me précipiter dans l’eau une fois que je serais sur ce faible appui. Pour leur épargner le plaisir de rire à mes dépens, je m’y jetai de moi-même, et je traversai à la nage la rivière, qui n’était pas très-large. Lorsqu’elle me sépara de ces cinq voleurs, je commençai à respirer. Ils m’avaient dérobé l’argent que je portais sur moi, consistant en trois ou quatre pièces de 5 francs, et de plus une petite serpette.

Après cette triste aventure, au lieu de poursuivre mon voyage, je regagnai Sourabaya, où j’allai rendre compte aux autorités de ce qui m’était arrivé. On me promit de faire des perquisitions à ce sujet ; je n’ai jamais entendu parler du résultat. Le gouverneur m’accorda, sur ma demande, un guide du pays pour m’accompagner dans mes excursions ; je ne sortis plus sans lui. Je parcourais les environs de Sourabaya, en m’éloignant de cette ville de sept ou huit lieues environ, avec assez de sécurité. J’étais souvent obligé d’attendre mon guide, qui ne me suivait pas sans peine dans les bois où je pénétrais. Ces gens-là ne sont pas très-exercés à la marche, parce qu’ils se servent toujours de chevaux, même pour les courses les moins pénibles. Aussi fut-il bientôt dégoûté de voyager avec un marcheur de ma force. Souvent il renonçait même à me suivre. Je ne pouvais cependant me passer de lui : lorsque nous arrivions dans un village, une population nombreuse se pressait autour de nous, et je n’eusse pu m’en faire entendre sans le secours de mon compagnon de voyage. J’avais fréquemment besoin de monde pour transporter les végétaux vivans que j’avais récoltés ; mon guide seul pouvait expliquer en quels endroits il convenait de les déposer, et ce qu’il serait payé pour cela.

En parcourant ainsi ces contrées, je parvins à rassembler une riche pacotille de graines et de plantes pour l’herbier. Je réunissais les végétaux vivans dans le jardin d’un propriétaire chez lequel logeait le commandant de la division. À mesure que je me les procurais, je les mettais en caisse dans de la terre, afin de les faire reprendre le plus promptement possible. J’avais établi mes jardins ambulans sous une touffe d’eugenia, pour les abriter des rayons du soleil, qui leur seraient devenus funestes.

Mon conducteur, qui connaissait parfaitement le pays et les ressources qu’il offrait, n’oubliait jamais de me faire entrer dans les cases des Malais pour manger ou boire. J’étais forcé de me contenter de leur nourriture, consistant en riz, sardines salées et herbes indigènes. Aussitôt que j’étais entré, mes hôtes me faisaient asseoir sur des bancs ou des tables en lames de bambou ; ils m’apportaient ensuite le vase dans lequel était le bétel, la noix d’areck, et un peu de graine pour composer ce qu’on appelle la chique de bétel. Pour ne pas déplaire à ces braves gens, j’en prenais une petite quantité que je tournais dans ma bouche sans la mâcher. Mon guide à qui l’on faisait ensuite les mêmes honneurs, loin d’accepter le bétel avec la même répugnance que moi, en prenait plusieurs chiques successivement, et se passait même souvent de manger pour s’occuper à mâcher plus à son aise cette drogue, qui me paraissait aussi dégoûtante que désagréable. Pour second service, on me présentait, dans deux vases de bois grossièrement travaillés, du riz cuit à l’eau, et des sardines salées, mélangées avec des herbes. Dans un troisième vase, on mettait de l’eau où je mouillais mes doigts, qui me servaient de cuillère et de fourchette pour manger le riz, et afin qu’il ne s’y attachât pas. Je ne vécus pendant plusieurs jours que de cette triste nourriture, ne buvant que de l’eau pour me soutenir dans mes courses. Dans un pays aussi redoutable que celui de Java pour les Européens, une telle nourriture ne pouvait tarder à devenir nuisible à ma santé. Je ne doute même pas qu’elle ne m’eût fait succomber, si notre séjour dans cette île se fût prolongé encore de quelque temps. Le malaise et les fatigues que je ressentais me l’annonçaient évidemment.

Un jour mon conducteur me mena coucher, à cinq lieues de Sourabaya, chez un tomogon (l’on appelle ainsi les princes du pays). Je trouvai ce petit seigneur assis sur ses talons, et placé sur une table de bambou. Mon guide, à sa vue, fit comme tous les naturels du pays, il se prosterna contre terre à dix ou douze pas de son chef. Celui-ci, après avoir interrogé mon compagnon de voyage sur le motif qui m’amenait dans ses domaines, se leva, vint au-devant de moi, et, me prenant par la main, me conduisit auprès de la table où il était à prendre du thé. Il en demanda ensuite pour moi, et me le fit servir par son fils. Je remarquai que sa femme évita de m’approcher. Après le thé, on apporta deux tasses de porcelaine, dans lesquelles on versa du café. Pendant que j’en buvais une, l’autre se remplissait, ce qui m’engagea, ou plutôt me força en quelque sorte à en avaler successivement cinq qui me désaltérèrent complètement. Ce café était détestable et d’une saleté dégoûtante. Je ne pouvais boire souvent qu’à demi les tasses qu’on me servait, et je jetais le reste qui contenait la partie la moins propre.

Le tomogon essaya, à plusieurs reprises, de me parler directement, mais jamais nous ne pûmes lier conversation. Je ne l’entendais nullement, et il ne comprenait pas un seul mot de ce que je lui disais. Mon guide, qui depuis notre arrivée était toujours agenouillé sur une natte étendue par terre pour tous les sujets qui ont affaire au souverain, me servait d’interprète. À chaque parole qu’il adressait au tomogon, il élevait, en signe de respect, ses deux mains jointes jusque devant sa bouche. On lui servit aussi une tasse de café. Il y avait à peu près une heure que j’étais assis auprès du tomogon, lorsque sa femme, à qui il avait ordonné de me préparer à souper, me fit inviter à entrer dans la salle où était dressé le couvert. Cette salle était une cabane close simplement par des lames de bambou entrelacées l’une dans l’autre. Les bancs sur lesquels nous étions assis étaient de même matière. Je me mis à table avec le tomogon et son fils, et mangeai successivement d’une omelette, d’une volaille rôtie ou seulement boucanée, d’une cuisse de mouton à moitié cuite, et enfin du riz en guise de pain que ces Malais ne connaissent pas. Par une attention assez délicate, on m’avait donné une fourchette et une cuillère ; mais voyant le prince et son héritier présomptif manger avec les doigts, je voulus, par réciprocité de bons procédés, me conformer à leurs usages, et je me mis à me servir assez gauchement des instrumens naturels.

Après souper, on me montra mon lit ; c’était un canapé tissu de rotin (calamus), sur lequel on avait étendu une natte et une espèce de tapis servant de couverture ; on y avait mis jusqu’à des rideaux (sorte de moustiquaire). En me couchant, je le trouvai couvert de fleurs de franchipane blanche (plumeria alba), mon oreiller même en était entièrement garni ; l’odeur forte de ces fleurs, quoique agréable, me donna un mal de tête affreux, parce que je n’eus la prévoyance de les éloigner que lorsque je m’aperçus qu’elles m’avaient incommodé. Ma douleur de tête et le bruit de deux hommes qui me veillaient en chantant, m’empêchèrent de fermer l’œil de toute la nuit. C’est une habitude chez les Malais, lorsqu’ils donnent l’hospitalité de nuit à un étranger, surtout à un blanc, de le faire garder pendant son sommeil par des hommes qui chantent pour l’empêcher d’avoir peur. Ce qui chez nous n’est qu’un enfantillage, est chez le peuple malais une coutume respectable, puisqu’elle prend sa source dans de généreuses intentions.

La grande quantité de plantes vivantes que j’avais cueillies avant mon arrivée chez le tomogon, me détermina le lendemain matin à prier ce seigneur de me procurer des moyens de transports jusqu’à Sourabaya. Il se prêta de fort bonne grâce à ma demande. Lorsque nous eûmes pris ensemble le café, il mit à mes ordres une pirogue et quatre de ses domestiques, qui embarquèrent tous mes effets. Il ordonna de plus à ses gens de me descendre partout où je voudrais. Mon hôte, que je remerciai de ses bontés pour moi, avait vu dans ma poche un canif et un crayon, et me témoigna le désir d’en devenir possesseur. Je fus ravi de pouvoir lui donner cette légère marque de reconnaissance. Il me fit ensuite présent de quelques volailles pour mon voyage, et nous nous séparâmes fort satisfaits l’un de l’autre.

En descendant la rivière pour regagner Sourabaya, qui est à l’embouchure, je profitai largement de l’ordre donné par le tomogon à mes matelots. Chaque fois que, sur les bords de la rivière, j’apercevais des plantes intéressantes, je me faisais débarquer pour les cueillir. De cette façon, j’accrus considérablement mes collections végétales avant d’arriver à Sourabaya, où nous ne descendîmes que le soir. Je m’occupai aussitôt à renfermer dans du papier les graines et les plantes pour l’herbier. Le lendemain matin je mis en terre les végétaux vivans.

Le plaisir que j’éprouvais à voir augmenter chaque jour mes précieuses collections, me donnait de nouvelles forces, et un courage à toute épreuve, pour continuer mes pénibles courses. J’explorai successivement tous les environs de Sourabaya ; non-seulement j’y fis d’abondantes récoltes d’objets d’histoire naturelle, mais j’observai encore très-soigneusement les différentes plantations et les principes de leur culture. Je donnerai plus tard, et à part, la méthode suivant laquelle on cultive le poivrier et le bétel. Je me dispenserai donc d’en parler ici, ainsi que de la nature et de la composition du sol que j’ai parcouru, et des diverses plantes qui y croissent.

Pendant mon séjour à Java, j’eus occasion d’y faire la connaissance d’un riche propriétaire, appelé M. Rotambule. Il me rendit de grands services en me faisant chercher, par ses domestiques, plusieurs plantes et graines auxquelles j’attachais du prix, et que je lui demandai par les noms du pays que je connaissais. Il ne se borna pas à me procurer les moyens de les posséder, il me donna en outre leurs véritables noms, et m’indiqua leurs usages économiques, ruraux et même médicinaux. Je mis en caisse les végétaux aussitôt qu’il me les eut fait porter dans sa voiture à Sourabaya.

Je cultivai aussi la connaissance de M. Midelcop, un des plus riches habitans de Sourabaya. Il possède une magnifique habitation au milieu de laquelle se trouve un jardin construit dans le genre des jardins européens.

Ce bel établissement réunit plusieurs arbres rares ou inconnus, introduits depuis peu dans la colonie ; il renferme aussi une ménagerie d’animaux précieux qui font l’admiration de tous les voyageurs. Parmi les oiseaux vivans, on distingue l’oiseau de paradis, que peu de personnes ont encore vu vivant, et une infinité d’autres dont j’ignore les noms. Dans un parc fermé se trouvent trois cents cerfs et biches mouchetés, d’une beauté remarquable.

Je désirais visiter l’île de Madura que j’avais aperçue du large. Elle est située de l’autre côté de la baie ou du port, en face de Sourabaya. Je pris le parti d’y faire une descente après avoir bien exploré les environs de Sourabaya. Comme elle offrait une végétation plus riche et des forêts plus étendues, je devais naturellement compter sur d’abondantes moissons. Mon attente ne fut pas trompée : j’y cueillis un nombre prodigieux de plantes et d’arbres en fleurs. Je retrouvai des bomhax d’une grosseur presque aussi considérable que les baobab adansonia que j’avais vus aux îles du Cap-Vert. Ces arbres extraordinaires, couverts de belles fleurs rouges très-grosses, étaient dépouillés de feuilles ; je pense qu’ils les avaient perdues au commencement de la floraison.

Je ne pouvais me lasser de contempler la belle fleur écarlate des érithrina. Le sol de Madura me parut généralement d’une nature préférable à celui de l’île de Java. La végétation suffit pour en donner une preuve incontestable.

C’est dans l’île de Madura que demeure le grand sultan, personnage d’une puissance et d’une fortune immenses. Pendant notre séjour à Sourabaya, il donna un dîner et un magnifique bal à notre état-major, auquel assistèrent les ministres du sultan et les autres grands personnages de sa cour. Il fait sa résidence dans l’intérieur et à peu près au centre de l’île. Pour faciliter le voyage à ses convives, il leur envoya plus de vingt voitures, la plupart attelées de quatre chevaux, et des chevaux de selle avec quantité de laquais. À la seule apparence d’un pareil cortége, on pouvait juger quelle devait être l’opulence du monarque. Lorsque chacun eut pris place dans ces voitures, elles défilèrent par ordre et arrivèrent bientôt chez le prince. Nous fûmes reçus avec tous les honneurs auxquels nous pouvions nous attendre, d’après le prélude dont je viens de parler.

Le palais du monarque, quoique d’une architecture simple, offrait l’image de la grandeur et de la richesse. Les portiques et les colonnes de ce brillant bâtiment (je dis brillant pour le pays) étaient de toutes parts ornés de fleurs de diverses couleurs, qui toutes exhalaient l’odeur la plus suave. Le déjeuner était servi dans une vaste salle non close, couverte en feuilles de palmier. Tout le monde prit place et put se servir à son gré. La table était couverte des mets les plus recherchés, et de tout ce qu’on peut souhaiter dans ces contrées. Pendant le repas, la musique du sultan ne discontinua pas de régaler les convives des airs les plus mélodieux. Une salle de danse, ornée de fleurs, avait été préparée. Le bal commença après le déjeuner ; chacun put choisir le genre d’amusement qui lui plaisait davantage. Les uns allèrent faire la digestion à la chasse ; d’autres montèrent à cheval ou en voiture pour aller gagner, à la promenade, l’appétit nécessaire, afin de faire honneur au dîner du sultan. Quelques-uns demeurèrent au palais pour voir danser les filles et les femmes du souverain, et entendre l’harmonie qui ne discontinua, ainsi que le bal, que le lendemain au matin.

Lorsque tous les convives furent à peu près réunis, on servit le dîner, qui était de la plus magnifique somptuosité. Tous les services étaient en vaisselle d’argent ; chacun avait derrière soi un domestique en grande livrée. Les vins les plus délicieux répandirent une aimable ivresse parmi tous les assistans. Les danses et les chants furent après ce repas plus animés qu’avant. Enfin, il était impossible d’assister à une fête plus brillante, et où la gaîté fût plus générale.

L’heure étant venue de se retirer, nous fûmes reconduits avec les mêmes honneurs qu’à notre arrivée. Les équipages furent réattelés, et nous reconduisirent au bord de la mer, où nos embarcations se chargèrent de nous ramener à notre bord. Tout le monde était enchanté de sa journée. Nous conservâmes long-temps le souvenir de cette fête délicieuse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’époque du départ de la division approchant, j’employai les derniers jours qui me restaient à visiter l’intérieur de la ville de Sourabaya. Je commençai par le camp chinois, qui est une espèce de faubourg détaché du reste de la ville, dont il est séparé par une rivière qui coule dans toute sa longueur. Divers ponts, placés de distance en distance, servent de communication entre les deux quartiers chinois et hollandais. La population du premier est très-considérable ; presque tous les habitans sont cultivateurs, jardiniers ou marchands. Les magasins de l’autre sont rangés avec beaucoup de goût, d’ordre, de richesse, et surtout de propreté ; mais revenons au premier. On n’ignore pas combien les Chinois aiment à barbouiller les meubles, les portes, les murs, etc. Tout présente dans leurs logemens des tableaux bizarres de formes diverses. Le soir, leur seul amusement est la musique. Ils se réunissent dans le centre de la ville, où ils possèdent une grande salle commune, dans laquelle sont placés les instrumens d’harmonie, qui ne consistent que dans des chaudrons en cuivre assez épais, de grosseur inégale, de manière à rendre des sons différens : ils sont placés à la file les uns des autres, et par rang de taille. Chaque homme en a six ou huit sous ses ordres. C’est avec un martinet en fer qu’a lieu l’attouchement de ces espèces d’orgues ; en frappant lentement sur chaque chaudron, on en tire des sons aigus ou lugubres. Quoique certains airs soient quelquefois exécutés avec assez de justesse, on peut aisément se faire une idée de la mélodie d’une telle musique. J’ai éprouvé qu’elle était plus propre à endormir, quoique bruyante, qu’à disposer à la gaîté. C’est cependant le plus vif amusement des Chinois. Chaque soir, le même concert recommence et ne se termine que très-tard[2].

Il y a à Java des Chinois immensément riches, qui occupent de magnifiques logemens. Ils ne sortent que rarement à pied avec un garçon qui leur tient un parasol sur la tête ; le palanquin couvert, accompagné de plusieurs domestiques, est leur voiture la plus ordinaire pour se promener ou voyager. La mise de la classe opulente des Chinois consiste en un grand manteau blanc ou de plusieurs couleurs, frangé, traînant à terre ; un petit bonnet richement orné de décorations, des culottes blanches ou de couleurs bariolées, avec des genouillères assez larges ; une chemise très-fine, sans col, mais bien brodée ; des souliers tressés avec des lanières de rotin à pointe aiguë et très-relevée, de plusieurs nuances.

Après avoir visité ce quartier chinois, je parcourus la ville hollandaise, dans laquelle je trouvai nécessairement plus du goût européen que dans l’autre faubourg, où règne uniquement le genre asiatique. Les édifices qui composent la partie hollandaise sont aussi riches en architecture qu’en décoration. L’élégance et la propreté des salons ne le cèdent en rien au luxe des plus brillans de Paris. Tout, jusqu’aux plus simples magasins, annonce une ville opulente. Les ateliers de forgerons, de charpentiers, de menuisiers, de charrons[3], se font remarquer par la grandeur du local et le nombre prodigieux d’ouvriers qu’ils occupent. Les voitures sont aussi communes à Sourabaya que dans les plus importantes places d’Europe. Il est vrai que dans ces contrées on ne sort presque jamais qu’en voiture. L’étranger a mille facilités d’en louer au mois, au jour et même à la course, surtout des cabriolets. Les chevaux, quoiqu’ayant peu d’apparence en général (car ils sont petits et maigres), vont d’une vitesse incroyable.

La troupe formant la garnison est fort bien tenue. Elle se compose de deux sortes de soldats, les blancs et les noirs. Les premiers, qui sont en assez grand nombre, parlent presque tous un peu français, ayant jadis servi sous Napoléon. Les noirs ou Malais sont pris parmi les naturels du pays, et soldés par le gouvernement hollandais. Des patrouilles se font toutes les nuits très-régulièrement. Dès les neuf heures du soir, on entend le qui vive ? comme dans nos places de guerre où l’on est le plus sévère sur ces formalités si inutiles cependant en temps de paix.

Durant le séjour que j’ai fait à Sourabaya, j’ai eu plusieurs occasions de voir célébrer des mariages parmi les naturels du pays. Une chose qui me parut difficile à concevoir, c’est que les filles se marient dans ces contrées à l’âge de sept à huit ans, et sont déjà à cette époque en état de puberté. Je tiens ce fait du gendre de M. Midelcop. Ce jeune homme, qui parlait parfaitement le français, me l’a donné pour certain.

Les mariages malais se font d’une manière si bizarre, que l’on me pardonnera quelques détails à cet égard.

Lorsqu’un jeune Malais devient amoureux d’une Malaise, suivant l’usage de tous les peuples, il lui fait la cour ; c’est dans la manière de s’y prendre que diffèrent les coutumes des nations barbares ou civilisées. Si son amante partage les sentimens qu’elle inspire, le jeune Malais va trouver le père de sa future, lui déclare sa passion, et le supplie de lui accorder la main de sa fille, dont il possède déjà le cœur. Le père commence par répondre qu’il verra. Il examine d’abord quelle est la fortune de celui qui veut devenir son gendre ; s’il possède une case pour loger sa fille, et des champs ensemencés suffisans pour la nourrir. La loi veut que ces conditions soient de rigueur, et les pères en général ne sont pas plus exigeans que la loi. Lorsque le jeune homme a le consentement des parens de la fille, il s’empresse d’en prévenir ses propres parens et ses amis. Il est rare que le marié ait plus de seize ou dix-huit ans. Tous ceux qui prennent quelque part au mariage du côté de l’époux se réunissent. On commande des musiciens : deux ou trois joueurs de haut-bois forment le fonds de cet orchestre, placé à la tête du cortége qui doit parcourir toute la ville. Les parentes du jeune homme, telles que la mère, les sœurs, les tantes, les cousines, et enfin ses amies et leurs amies, remplissent des paniers de bananes cuites, frites en beignets et souvent crues, de biscuits, et enfin de toute sorte de choses propres à faire le festin. On place sur la tête du jeune marié un bonnet de carton en forme de schako, sans devant ni derrière, et peint en jaune. Le jeune Malais, dont tout le costume consiste en un pantalon, monte sur un coursier fougueux, et il a à son côté, pour écuyer, un barbouilleur, qui peint soigneusement en jaune, avant de sortir, toutes les parties du corps non couvertes par le pantalon, et qui, pendant la promenade, ne le perd pas un seul instant de vue, et remplace, chemin faisant, la couleur de la peinture partout où elle s’efface, soit par le frottement, soit par la chaleur. Ce peintre, avec son pot de peinture et son pinceau, n’est pas la partie la moins bizarre de cette cérémonie burlesque, composée ordinairement d’une cinquantaine de personnes, hommes ou femmes : celles-ci, comme je l’ai déjà dit, portent chacune un panier de vivres. Le cortège, sorti le matin, ne rentre que le soir, et ne s’arrête durant la journée que pour manger et se rafraîchir. Le marié ne descend que très-rarement de cheval pour prendre ses repas. Ses plus proches parens l’entourent et le font manger.

On entend de fort loin arriver la noce aux cris répétés que poussent les assistans, et à la musique glapissante des haut-bois. Le soir venu, on rentre chez le nouvel époux où est servi un joyeux banquet. La future n’y assiste pas, attendu qu’elle n’est pas encore mariée ; son tour arrive le lendemain ; elle remplit, ainsi que ses parens et ses amies, la même cérémonie qui a eu lieu pour le jeune homme, et qui n’en diffère qu’en ce que la mariée, au lieu d’être à cheval, est portée dans un palanquin, et est dispensée des assiduités du Raphaël.

Le cortége de la mariée se réunit le soir à celui de l’époux, et c’est alors que disparaissent, au milieu d’un splendide festin, l’innocence de la jeune vierge et celle de son heureux adorateur….

Les bazars ne manquent pas à Sourabaya. Sur toutes les places publiques, on voit des réunions de marchands, hommes ou femmes, vendre toute espèce de denrées. Les plus grands marchés sont ceux où l’on achète les comestibles, tels que légumes, fruits, cannes à sucre, volaille et viande de boucherie crue ou cuite. Une odeur infecte rend ces endroits presque inhabitables.

D’autres marchés sont uniquement destinés à la vente des bottes d’herbe que les Malais apportent des campagnes, pour la nourriture des chevaux de la ville. Toute la journée, on voit arriver ces marchands chargés chacun de deux énormes bottes d’herbes suspendues à une barre de bambou, taillée exprès de trois pouces environ de largeur, et de manière à ce qu’elle soit très-flexible ; sa longueur moyenne est d’environ quatre à cinq pieds. Ils accrochent à chaque extrémité une botte d’herbe, et la mettent ensuite sur leurs épaules en établissant un parfait équilibre. Ils changent successivement d’épaules pour se délasser. De cette façon ils portent à une très-grande distance les fardeaux les plus pesans. Dès qu’ils sont fatigués et couverts de sueur, ils se plongent dans l’eau, en sortent aussitôt, reprennent leurs fardeaux, et continuent leur route. Les chemins sont journellement remplis de ces portefaix, ainsi que les marchés. Dès leur arrivée en ville, ils y trouvent, pour se désaltérer, du vin de canne à sucre, et pour satisfaire leur appétit, du riz cuit, des bananes frites, des sardines, des patates, des morceaux de canne à sucre préparés prêts à sucer, et des fruits de toute espèce. Les comestibles abondent, non-seulement sur toutes les places publiques, à tous les coins de rue, mais encore devant chaque maison on trouve des chiques de bétel préparées ; ce qui rend tous ces bazars sales et dégoûtans.

Il existe aussi sur plusieurs places des marchés de change de monnaie de cuivre contre des monnaies d’argent. Les plus fortes des monnaies de cuivre sont appelées wouangs ; elles sont à peu près de la grosseur de nos décimes. Il fait en général fort cher vivre dans ces contrées. Tous les effets d’habillement y sont hors de prix ; mais l’argent y est très-abondant. Tout respire l’opulence dans la ville de Sourabaya.

Cependant Batavia, capitale de l’île, est d’une plus grande importance que Sourabaya. Elle passe, après Calcutta, pour la première ville des Indes orientales. Sourabaya en est à peu près à quatre-vingts lieues. Si je n’eusse préféré visiter la campagne plutôt que de parcourir les villes, j’aurais eu le temps d’aller à Batavia pendant le séjour de la division à Java ; mais mon devoir comme mon propre goût me retinrent dans les lieux où brillait la simple nature.

Deux négocians français habitant la ville de Sourabaya depuis plusieurs années avec lesquels je logeais et prenais mes repas, qui avaient fait successivement plusieurs voyages à Batavia, eurent la complaisance de me remettre diverses notes dont on me saura peut-être gré de transcrire ici quelques détails.

Batavia, par l’avantage de sa position, par la sûreté de sa rade, par la facilité des approvisionnemens, enfin par ses relations commerciales, est une ville de la plus haute importance. Elle est devenue l’entrepôt général des épiceries. C’est dans son port que l’habitant des Moluques vient verser chaque année la précieuse récolte de ses muscadiers et de ses girofliers. Si les Anglais lui ont ravi le poivre de Sumatra, la Chine et le Japon l’en ont complètement dédommagée : la première, en lui expédiant, à chaque mousson, de nombreux convois chargés de ses riches productions ; et le Japon, en lui accordant, par privilége exclusif, l’entrée de ses ports, à des conditions peut-être un peu dures, mais qui néanmoins offrent encore de grands avantages à Java.

Les grandes ressources qu’offre le commerce de cette place hollandaise y attirent des négocians de toutes les parties du globe. La variété qui règne partout est d’un aspect extrêmement curieux. Au milieu des forêts mouvantes qui encombrent son port on remarque d’abord les jonques ou champans chinois, dont la construction grossière et colossale contraste d’une manière bizarre et originale avec les formes élégantes et la mâture légère et soignée des navires européens. La diversité des peintures, des pavillons, des banderolles, le mouvement continuel des praux malais, des chaloupes européennes et des bateaux chinois qui chargent et déchargent les vaisseaux de la rade, donnent à ce tableau la teinte la plus riante.

À peine est-on entré dans la ville, que la scène est entièrement changée, sans être plus uniforme. Les quais sont bordés de coulis qui déchargent les bateaux, et transportent sur d’autres les produits de la colonie. Ici, l’Arabe fait charger, sous ses yeux, la muscade, le girofle et les soieries de la Chine ; plus loin, l’Américain échange ses piastres contre le café et le sucre de Java ; l’Anglais et le Français déballent avec soin les utiles produits de leur industrie. Sur le même quai, le Hollandais fait rouler, par longues files, les pièces de vin et d’eau-de-vie que la France lui fournit en abondance. Le Javanais livre à l’encan les chevaux vigoureux qu’il s’est procurés à Byma, en échange des toiles tissues par ses femmes, et des armes qu’il a façonnées ; le Persan, sous les plis soyeux de ses cachemires, dérobe à l’œil vigilant des douaniers cet opium si recherché des Malais, et qui leur est souvent si fatal. Enfin, cette multiplicité prodigieuse de négocians de toutes les nations, cette réunion d’hommes qui diffèrent entre eux par le teint, le costume, les mœurs, le langage, la religion et les intérêts commerciaux, présentent, à l’œil charmé d’un observateur un spectacle digne des réflexions les plus philosophiques.

Mais bientôt un retour affligeant vient détruire l’illusion d’un premier aspect. En voyant les ravages affreux que l’insalubrité du climat exerce sur ces mêmes hommes venus d’aussi loin pour s’enrichir, on gémit sur la fatalité qui a placé les dons brillans de la fortune sous une enveloppe empoisonnée.

Batavia est bâtie très-régulièrement, ses rues sont bien percées et séparées dans le milieu en deux portions par un canal, à l’instar des grandes villes de la Hollande. Ces canaux sont sans doute d’une grande utilité, mais la différence énorme des deux climats aurait dû détourner les habitans de Batavia de les percer. Il est bien prouvé que les eaux, n’ayant pas un écoulement suffisant, reçoivent, pendant des jours entiers, les rayons perpendiculaires du soleil qui les ont bientôt croupies, et c’est alors qu’elles exhalent les miasmes les plus dangereux. Les Européens ont tellement reconnu cette vérité, qu’ils ont fini par déserter la ville, et ils en ont bâti une nouvelle, en s’éloignant de plus en plus de la côte.

Cette nouvelle Batavia diffère totalement de l’ancienne. Elle est formée par une route presque circulaire joignant les deux extrémités des fortifications de l’autre ville. Cette route est bordée, des deux côtés, de maisons magnifiques, séparées les unes des autres par de vastes cours ou jardins, et entourées de balustrades en pierre d’une très-jolie forme. La route, qui suit le cours de la rivière, est en outre embellie par des arbres alignés, de la plus grande beauté. Dans beaucoup d’endroits, la rivière, étant très-étroite, est traversée par des ponts en bois d’une grande solidité. La quantité prodigieuse de voitures élégantes, les nombreuses cavalcades, les barques qui ne cessent de descendre et de remonter, et la diversité des personnages qu’on rencontre sur cette promenade, donnent, au premier abord, une idée des plus flatteuses de cette grande cité ; tout y respire l’aisance, la propreté et le luxe. Les maisons, revêtues d’un stuc éblouissant par sa blancheur, et la couleur rougeâtre des toitures, contrastent merveilleusement avec le vert foncé des feuillages qui les environnent. Ajoutez au fond de ce riant tableau une chaîne prolongée de hautes montagnes, et vous aurez une idée approchante de ce bel ensemble.

Dans une ville aussi animée que Batavia, les recensemens donnent des résultats tellement différens, qu’on n’en peut jamais connaître très-exactement la population. Cependant on est fondé à la supposer forte de 300,000 âmes, dont 10,000 Européens ou créoles blancs, 100,000 Chinois, et le reste Portugais, dont le sang s’est confondu avec celui des indigènes malais, javanais et esclaves venus des îles voisines, telles que Banca et autres. Il s’y est fixé quelques Indiens de la côte de Malabar, Coromandel et du Bengale, mais en très-petit nombre.

Tous les blancs, à l’exception de quelques anciennes familles, habitent le nouveau Batavia, divisé en plusieurs quartiers. Ces différentes parties de la nouvelle ville entourent le cimetière chinois qui avait été établi en cet endroit avant qu’on eût songé à y bâtir. C’est probablement une des causes principales des vapeurs pestilentielles qui y amènent tant de maladies.

L’ancienne ville est habitée par les Malais négocians, marchands, horlogers, qui jouissent tous d’une grande aisance. Les plus belles maisons sont actuellement la propriété de quelques Juifs immensément riches. Des Américains, et un petit nombre de négocians chinois, occupent le reste de la ville, qui est d’ailleurs fort triste et peu habitée. Le faubourg de l’est, qui est immense, est le quartier des Portugais. Le faubourg de l’ouest, ou Kampong Tchina, est exclusivement réservé aux Chinois. Les maisons y sont petites, très-resserrées, construites et couvertes tout-à-fait comme dans leur pays natal. Les rues sont droites, mais étroites ; la principale est coupée vers le milieu par la rivière de Tangarany, la plus belle et la plus large de Batavia. La population chinoise, déjà très-considérable, paraît l’être encore davantage par le peu d’espace qu’elle occupe. En se promenant dans leur quartier, on croit voir une fourmilière à l’ouvrage.

Les Malais et les Javanais sont presque tous domestiques des propriétaires. Ceux dont l’âme plus élevée a préféré s’occuper d’agriculture ont construit leurs cabanes de bambous au milieu des vastes plaines qui entourent la ville, et y cultivent avec succès le riz et quelques légumes. Le reste des terres est réservé aux herbes dont on nourrit les chevaux.

Le besoin de conserver la haute considération, la prépondérance et la soumission craintive que les Européens ont inspirées à ces diverses nations, leur fait regarder comme au-dessous de leur dignité tout travail manuel. Le commerce est donc devenu leur seule ressource pour acquérir de la fortune ; il faut avouer qu’ils ont su l’exploiter d’une manière bien habile. Aussi rien ne peut surpasser le luxe qu’ils déploient dans leurs logemens, leurs équipages. De nombreux domestiques richement vêtus, de vastes écuries remplies des plus beaux chevaux, que leur fournissent les montagnes de Java et l’île de Byma, leurs tables somptueusement servies, enfin toutes les jouissances de l’Europe et de l’Asie réunies concourent également à les enivrer et à les énerver.

Cependant la nature, qui ne dispense jamais tous ses dons aux mêmes mortels, a privé les habitans de Java d’un des plus précieux, en leur refusant de jolies femmes. Combien leurs compagnes seraient laides à côté de nos aimables compatriotes ! Leur éducation, extrêmement négligée, ne contribue pas peu à leur ôter tout moyen de plaire. Cette privation, aux yeux d’un jeune Français, est bien suffisante pour faire disparaître les avantages brillans dont la Providence a doté les habitans de cette riche colonie.

Après un déjeuner à la tartine beurrée et au thé, les riches négocians font atteler leurs carrosses, qui les transportent mollement à leurs comptoirs, situés, ainsi que je crois l’avoir déjà dit, dans la principale rue de l’ancienne ville, traversée par la rivière. Ils expédient toutes leurs affaires en moins de quatre heures, et reviennent ensuite dans leurs hôtels, où la méridienne leur fait attendre patiemment l’heure du dîner. Après ce repas, chacun fait sa toilette ; et c’est alors que les belles promenades de la ville, jusque-là inabordables à cause de la chaleur mortelle du soleil, se transforment en un panorama des plus animés. C’est un assaut général de luxe, d’élégance et de coquetterie. Ici l’orgueilleux edler est traîné gravement par quatre chevaux lourdement caparaçonnés. À côté de cette pesante machine passe rapidement la calèche élégante d’un négociant anglais, emportée comme un éclair par huit petits chevaux Byma. Derrière ce fou vient un peu moins vite un flegmatique Hollandais qui, nonchalamment étendu dans son landau, fume encore la pipe qu’il a allumée à son dessert, tandis que son vigilant domestique a suspendu à l’essieu du carrosse une longue mêche qui doit servir à allumer toutes celles qu’il fumera dans le cours de son agréable promenade. On aperçoit çà et là quelques jolies cavalcades, et un grand nombre de cabriolets élégans et légers, attelés d’un ou de deux chevaux que conduisent des jeunes gens qui se glissent parmi ces nombreuses voitures sans redouter aucun accident, car chacun guide son équipage avec une merveilleuse adresse.

La promenade terminée, on rentre chez soi ; les dames versent alternativement le thé et le café, placés dans des vases d’argent ou de vermeil à robinet ; et les hommes, rangés autour d’une table chargée de bière, de genièvre et de différens vins, envoient aussi gravement que galamment au visage de leurs compagnes la fumée de leurs pipes. Le lendemain ramène les mêmes occupations et les mêmes plaisirs, le surlendemain et les jours suivans ne diffèrent en rien. La monotonie règne ainsi toute l’année dans les maisons les plus opulentes, et avec elle l’ennui qui en est inséparable.

Quoique issus pour la plupart de pères européens, les créoles de Batavia sont en général d’un brun très-foncé ; leurs traits conservent toujours le caractère malais, qui leur est transmis par leurs mères, même à la troisième génération. Du reste, leur taille est bien prise, et leur physionomie est souvent susceptible d’une expression très-spirituelle.

Quant à leur moral, il est moins flatteur. Là comme ailleurs, il est sans doute d’honorables exceptions ; mais en général l’éducation première y est extrêmement négligée. Les enfans, entourés dès leur berceau d’une foule d’esclaves empressés de prévenir jusqu’à leurs moindres fantaisies, sont tellement portés à suivre l’impulsion du climat et de leurs désirs, qu’avant même d’avoir atteint l’âge de vingt ans, ils sont plongés dans une immoralité dégoûtante. Leur caractère, naturellement indolent, ne peut supporter la gêne d’une étude quelconque. On voit très-souvent des demoiselles de dix-huit ans, appartenant aux familles les plus riches, qui ignorent jusqu’aux élémens de la plus simple éducation.

Il est facile de concevoir combien cette ignorance, jointe à l’influence perfide du climat, tend de piéges à leur innocence ; aussi est-il fort ordinaire de les voir succomber de bonne heure à cet appât séduisant.

Les dames de Batavia déploient dans leur toilette un luxe prodigieux, et malgré tout cet éclat, elles sont loin d’effacer les Européennes, dont elles ne peuvent égaler l’élégante simplicité ; elles le sentent si bien, que ces dernières sont pour elles un objet d’exécration, et il n’est que trop commun de voir les funestes effets de leur haine.

La nature, active dans ces climats, a doué leurs habitans des passions les plus violentes ; la jalousie surtout est chez eux un foyer toujours ardent qui laisse souvent échapper des flammes dévorantes que rien ne peut réprimer. De fréquens exemples ont rendu cette vérité incontestable, et le trait suivant, arrivé à Batavia, où l’on m’en a garanti l’authenticité, pourra en donner une idée exacte.

Un jeune Malais élevé par un Européen, et devenu depuis son domestique affidé, avait donné en plusieurs circonstances les marques les moins douteuses d’un attachement sans bornes pour son bienfaiteur et son maître. Celui-ci devint amoureux d’une de ses esclaves que son fidèle domestique aimait éperdument, et qu’il avait même épousée suivant la loi de son prophète. Le soupçonneux Malais épia les démarches de son maître, et ne tarda pas à découvrir qu’il avait tout obtenu de la jeune esclave. Dès qu’il ne douta plus de son malheur, il ne respira plus que pour satisfaire une vengeance complète. Il sut tellement contenir les transports de la jalousie et de la rage qui le dévoraient, que les imprudens amans continuèrent leur liaison dans une sécurité parfaite. Plusieurs mois s’étaient écoulés ainsi, sans que le vindicatif Malais trouvât une occasion favorable pour mettre à exécution son funeste projet, lorsque son maître le prévint un jour qu’il se proposait d’aller le lendemain à la chasse dans les forêts voisines, et qu’il désirait qu’il l’accompagnât.

Ils partirent en effet le jour indiqué. Lorsqu’ils furent isolés au milieu des bois, le Malais, chargé des armes, s’arrêta soudain, et fixant des regards furieux sur son maître, lui dit avec une fureur concentrée : « Depuis que j’ai pu marcher, je t’ai toujours suivi, sur terre, sur mer, partout enfin ; tu as eu en moi le plus zélé serviteur. Tu m’as été en plusieurs circonstances redevable de la vie, et en agissant aussi bien envers toi, je ne pouvais cependant te peindre tout l’excès de mon attachement. Loin de trouver en toi les sentimens reconnaissans sur lesquels je devais compter, tu m’as outragé avec la femme que je chéris, et tu ne crains pas de faire périr de douleur le compagnon fidèle de tes dangers. L’enfer repose dans mon cœur ulcéré depuis plusieurs mois ; aujourd’hui seulement je trouve l’occasion de lui donner l’essor. Tu vas mourir, maître ingrat et cruel, je vais t’immoler à ma vengeance ; mais je sens que je t’aime encore malgré ta perfidie, aussi ne pense pas que je puisse te survivre ; mon cris m’aura bientôt délivré d’une existence que je ne saurais plus supporter. »

Le malheureux exécuta sur-le-champ sa terrible menace. C’est lui-même qui raconta ainsi les détails de cette scène affligeante à plusieurs montagnards qui, en traversant la forêt, le trouvèrent gisant à côté de sa victime, et donnant encore quelques signes de vie.

Certes les dames créoles sont loin d’égaler la froide cruauté de ce frénétique, mais la jalousie fait néanmoins chez elles d’affreux ravages. La vengeance la plus horrible est toujours celle qu’elles préfèrent : habiles à préparer les poisons que la nature a si généreusement dispensés dans ces contrées, elles le font avaler, par doses calculées, aux victimes que leur cœur outragé a désignées. Beaucoup de personnes meurent à Batavia d’une maladie de foie, attribuée au climat, et qu’il serait peut-être plus naturel de regarder comme le résultat des breuvages apprêtés par ces mégères.

Les Malais sont en général bien constitués : ils ont le nez large et épaté, les yeux un peu à la chinoise, la bouche très-grande et les cheveux plats et longs. Leur teint est d’un noir rougeâtre.

Ils sont indolens, paresseux et fort peu intelligens ; leur caractère est sombre et réfléchi ; ils sont cependant accessibles au plaisir ; ils aiment les spectacles, les fêtes, le chant, mais par-dessus tout à chiquer le bétel et à fumer l’opium. Ce dernier suc a pour eux tant d’attraits, qu’ils passent quelquefois des nuits entières à s’enivrer de ses vapeurs étourdissantes ; mais ils paient souvent cher cette intempérance. L’opium agit si fortement sur leurs nerfs, qu’ils deviennent à l’instant frénétiques, et courent çà et là dans le plus grand désordre, les cheveux épars, un cris à la main, et quelquefois la tête couverte : si l’on cherche à les saisir, ils immolent l’imprudent qui a osé les approcher ; c’est ce que les Malais appellent faire amok, et lorsqu’un pareil accident arrive à Java, chacun s’arme et court sur le malheureux qui est atteint de cet accès de frénésie, comme nos paysans en France poursuivent un loup ou un chien enragé, et le pauvre Malais périt presque toujours.

La musique est la seule chose pour laquelle ils aient un goût bien décidé : quelques-uns sont même parvenus dans cet art à une perfection étonnante. Les riches habitans de Batavia savent tirer un très-bon parti de ce talent naturel, ils forment parmi leurs nombreux domestiques un orchestre complet qui exécute des symphonies pendant les heures de repas.

Un petit nombre de Malais s’est livré à l’horlogerie, dans laquelle ils ont peu de succès. L’immense majorité de ceux qui habitent la côte préfère l’état de domesticité à tous les autres. Comme ils sont très-sobres, leur nourriture est facile et peu coûteuse, de sorte qu’on les paie peu, et qu’on en a un très-grand nombre. Il y a parmi eux des cochers d’une adresse peu commune, qui guident six chevaux sans la moindre gêne, frappent sans se tromper, de l’extrémité de leur fouet, le cheval le plus éloigné de leur bras. Ils sont cuisiniers très-médiocres, et fort mauvais valets-de-chambre. Du reste, ils sont propres, bien vêtus, d’un service doux, et la plupart très-fidèles. Les plus brutes d’entre eux sont employés aux écuries et aux transports. Ces derniers portent le nom de coulis. Rien n’égale la précision de leur marche, lorsqu’ils portent un fardeau considérable. Dans une fête célébrée à Batavia par les Indiens, on m’a assuré avoir vu une pagode de plus de soixante pieds de haut, assise sur une base proportionnée, portée par cent coulis, qui s’étaient distribués avec un art admirable sous l’échafaudage des bambous qui la supportaient, et ils marchaient ainsi d’un pas très-régulier, et sans donner la moindre secousse.

Les Malais ne sont point industrieux ; à l’exception de quelques armes assez bien faites, les produits de leur travail n’offrent rien de très-remarquable. Au reste, il ne faut pas confondre les Malais des villes, dont je parle ici, avec ceux des campagnes, que je connais moins, et qui diffèrent beaucoup des autres.

L’industrie des Chinois qui se sont fixés à Java égale leur activité. En quittant leur patrie, ils n’ont point renoncé à leurs mœurs, pas plus qu’à leur religion et à leur costume ; mais ils ont eu le bon esprit de reconnaître que l’on travaille aussi bien, et souvent beaucoup mieux en Europe qu’à la Chine. Ils sont en général grands imitateurs. Ils pullulent tellement malgré l’insalubriré du climat, qu’on a été obligé d’en faire partir un assez grand nombre pour cultiver l’intérieur de l’île. Les sucreries, les caféteries, enfin les plantations de tous genres doivent leur prospérité à leurs bras infatigables. Ils sont parvenus à inspirer une aveugle confiance aux propriétaires de ces établissemens, et c’est là sans doute la cause principale des obstacles qu’ont rencontrés plusieurs Européens, et notamment les colons de l’île de France pour l’introduction de leurs usines.

À l’île de Java, les Chinois exploitent exclusivement les métiers de maçons, charpentiers, menuisiers, serruriers, tailleurs, cordonniers, carrossiers, etc. etc. Ils sont devenus par cela même une ressource précieuse pour les Européens, qui n’eussent pu trouver dans les indolens Malais les artisans utiles que je viens d’énumérer.

Ces derniers abhorrent les Chinois. Chaque année, ils commettent sur eux de nombreux assassinats, et c’est précisément la haine réciproque de ces deux castes qui fait la force des Hollandais ; car, en cas d’insurrection de l’un ou de l’autre peuple, ils seraient certains d’en avoir un pour auxiliaire.

Les Chinois ne se sont pas bornés à des métiers et à l’agriculture, ils ont également monté des maisons de commerce qui sont aujourd’hui puissamment riches. Un grand nombre de boutiques de détail en tous genres ont été établies par eux ; d’autres, et c’est la classe inférieure, se sont partagé l’approvisionnement des bazars et des vaisseaux de la rade. Enfin, les Chinois doivent être considérés comme une des plus fermes colonnes de la puissance hollandaise dans ces contrées.

Les Portugais de l’île de Java descendent des premiers hommes de leur nation qui ont conçu et exécuté le projet de conquérir les grandes Indes ; mais ils ont singulièrement dégénéré. Leur teint est cuivré, leur taille petite, et leur complexion très-faible. Ils parlent un portugais très-corrompu, mais assez doux. Les Hollandais, qui les protègent, les emploient comme écrivains dans les diverses branches de l’administration ; c’est à peu près leur unique talent : aussi occupent-ils presque toutes les places de commis chez les négocians et les marchands, de clercs et d’expéditionnaires chez les hommes de loi ; d’autres enfin sont préposés aux pompes funèbres, à la police et aux ventes publiques. Ils professent la religion catholique avec beaucoup de zèle ; leur caractère est doux et obligeant. Ils sont en général actifs, sobres et doués d’intelligence.

Lorsque j’eus parcouru les lieux les plus intéressans de l’île, je me disposai à faire embarquer mes caisses de plantes ; j’en possédais vingt et quelques, toutes remplies à Sourabaya de végétaux indigènes, propres à être naturalisés dans les colonies françaises.

Le 13 octobre 1819, je conduisis mes précieuses collections à bord du Rhône et de la Durance. Lorsque mes caisses furent arrivées, la division leva ses ancres, et mit à la voile pour Manille (îles Philippines) le 15 octobre 1819.

Perrottet






  1. Nous sommes heureux de pouvoir nous acquitter enfin de la promesse que nous avions faite à nos abonnés, dans notre numéro d’août 1830. Le morceau suivant est tiré du Voyage, encore manuscrit, d’un savant naturaliste, M. Perrotet, autour du Monde. On pourra juger, par cet extrait, de l’intérêt que doit présenter le reste de l’ouvrage. Nous espérons, si l’espace nous le permet un jour, pouvoir encore en publier plusieurs fragmens qui exciteront aussi vivement l’attention des lecteurs.
  2. Nous avons été assez heureux pour nous procurer quelques-uns de ces airs, qui viennent d’être envoyés en France par un de nos missionnaires à la Cochinchine. Voyez à la fin de cet article.
  3. Je parle ici des ateliers appartenant au gouvernement hollandais.