Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 2 - Chapitre V

La bibliothèque libre.
Adrien Le Clere (Tome 2p. 185-245).
VOLUME II, THIBET.


CHAPITRE V.


Aspect du Koukou-Noor. — Tribus des Kolo. — Chronique sur l’origine de la mer Bleue. — Description et marche de la grande caravane. — Passage du Pouhain-Gol. — Aventures de l’ Altère-Lama. — Caractère de notre pro-chamelier. — Mongols de Tsaidam. — Vapeurs pestilentielles du Bourhan-Bota. — Ascension des monts Chuga et Bayen-Kharat. — Bœufs sauvages. — Cheval hémione. — Hommes et animaux tués par le froid. — Rencontre des brigands. — Plateau du Tant-La, — Sources d’eaux thermales. — Incendie . dans le désert. — Village de Na-Pichu. — Vente des chameaux et louage de bœufs à long poil. — Jeune chaberon du royaume de Khartchin. — Plaines cultivées de Pampou. — Montagne de la rémission des péchés. — Arrivée à Lha-Ssa.


________


Le lac Bleu, en mongol Koukou-Noor, et en thibétain Tsot-Ngon-Po, était anciennement appelé, par les Chinois, Si-Haï (mer occidentale) ; aujourd’hui ils lui donnent le nom de Tsing-Haï, (mer Bleue). Cet immense réservoir d’eau, qui a plus de cent lieues de circonférence, semble en effet mériter plutôt le nom de mer que celui de lac. Sans parler de sa vaste étendue, il est à remarquer que ses eaux sont amères et salées, comme celles de l’Océan, et subissent également la périodicité du flux et du reflux. L’odeur marine qu’elles exhalent se fait sentir bien au loin dans le désert.

Vers la partie occidentale de la mer Bleue, il existe une petite île inculte et rocailleuse, habitée par une vingtaine de Lamas contemplatifs ; ils y ont construit un temple bouddhique, et quelques habitations où ils passent leurs jours, dans le calme et la retraite, loin des distractions et des inquiétudes du monde. On ne peut aller les visiter, car sur toute l'étendue des eaux, il n'y a pas une seule barque ; du moins, nous n'en avons jamais aperçu, et les Mongols nous ont assuré que parmi leurs tribus personne ne s'occupait de navigation. Cependant, durant la saison de l'hiver, au temps des grands froids, les eaux se glacent assez solidement, pour permettre aux bergers des environs de se rendre eu pèlerinage à la lamaserie. Ils apportent aux Lamas contemplatifs leurs modestes offrandes de beurre, de thé et de tsamba, et ils en reçoivent en échange des bénédictions pour la bonté des pâturages et la prospérité de leurs troupeaux.

Les tribus du Koukou-Noor sont divisées en vingt-neuf bannières, commandées par trois Kiun-Wang, deux Beïle, deux Beïssé, quatre Koung et dix-huit Taï-Tsi. Tous ces princes sont tributaires de l'empereur chinois. Ils font tous les deux ans le voyage de Péking, où ils apportent en tribut des pelleteries, et de la poudre d'or qu'ils ramassent dans les sables de leurs rivières. Les vastes plaines qui avoisinent la mer Bleue, sont d'une grande fertilité, et d'un aspect assez agréable, quoiqu'elles soient entièrement dépouillées d'arbres ; les herbes y sont d'une prodigieuse hauteur, et les nombreux ruisseaux qui fertilisent le sol, permettent aux grands troupeaux du désert de se désaltérer à satiété. Aussi les Mongols aiment-ils à dresser leurs lentes parmi ces magnifiques pâturages. Les hordes des brigands ont beau les harceler sans cesse, ils n'abandonnent jamais le pays. Ils se contentent de changer fré quemment de place, pour déjouer les poursuites de leurs ennemis ; et quand ils ne peuvent les éviter, ils acceptent le combat avec bravoure. Cette nécessite où ils se trouvent continuellement placés, de défendre leurs biens et leur vie, contre les attaques des Si-Fan, a fini par les rendre courageux et intrépides. A toute heure du jour et de la nuit, on les trouve prêts à combattre ; ils veillent à la garde de leurs troupeaux, toujours à cheval, toujours la lance à la main, un fusil en bandoulière, et un grand sabre passé à la ceinture. Quelle différence entre ces vigoureux pasteurs à longues moustaches, et les langoureux bergers de Virgile, toujours occupés à jouer de la flûte, ou à parer de rubans et de fleurs printannières leurs jolis chapeaux de paille.

Les brigands qui tiennent sans cesse en alerte les tribus mongoles du Koukou-Noor, sont des hordes de Si-Fan ou Thibétains orientaux, qui habitent du côté des monts Bayen-Kharat, vers les sources du fleuve Jaune. Dans le pays, ils sont connus sous le nom générique de Kolo. Leur repaire est, dit-on, caché dans des gorges de montagnes où il est impossible de pénétrer sans guide ; car toutes les avenues sont gardées par des torrents infranchissables, et par d'affreux précipices. Les Kolo n'en sortent que pour parcourir le désert, et se livrer au pillage et à la dévastation. Leur religion est le bouddhisme ; mais ils ont parmi eux une idole particulière qu'ils nomment la divinité du brigandage. C'est, sans contredit, celle qui leur inspire le plus de dévotion, et qu'ils honorent d'un culte tout spécial. Leurs Lamas sont occupés à prier, et à faire des sacrifices pour le bon succès des expéditions. On prétend que ces brigands sont dans la révoltante habitude de manger le cœur de leurs prisonniers, dans le but d'entretenir et de fortifier leur courage. Il n'est pas, au reste, de pratiques monstrueuses, qui ne leur soient attribuées par les Mongols du Koukou-Noor.

Les Kolo sont divisés en plusieurs tribus, qui portent toutes un nom particulier ; c'est seulement dans cette nomenclature, que nous avons entendu parler des Khalmoukes. Ce qu'on nomme la Khalmoukie est quelque chose de purement imaginaire ; il s'en faut bien que les Khalmoukes jouissent en Asie d'une aussi grande importance que dans nos livres de géographie. Nous avons été obligés de travailler beaucoup, afin de parvenir à la simple découverte de leur nom. Dans la Khalmoukie même, personne n'avait entendu parler des Khalmoukes. Nous fûmes heureux de rencontrer un Lama qui avait beaucoup voyagé dans le Thibet oriental, et qui nous apprit enfin que, parmi les Kolo, il y avait une petite tribu nommée Kolo-Khalmouki. Il se peut que les Khalmoukes aient eu autrefois une grande importance, et aient occupé de vastes contrées ; mais il se peut aussi que les voyageurs du treizième siècle, appuyés sur quelques notions vagues et indéterminées, en aient fait un peuple nombreux.

Le Koukou-Noor ne mérite pas non plus l'importance qu'on lui donne dans nos géographies ; il occupe sur les cartes beaucoup plus d'extension qu'il n'en a réellement. Quoiqu'il comprenne vingt-neuf bannières, ses frontières sont assez resserrées ; il est borné au nord par Khilian-Chan, au sud par le fleuve Jaune, à l'est par la province du Kan-Sou, et à l'ouest par la rivière Tsaïdam, où coinmené e un autre pays tartare, habité par des peuplades qui portent le nom de Mongols du Tsaïdam.

D'après les traditions populaires du Koukou-Noor, la mer Bleue n'aurait pas toujours existé où on la voit aujourd'hui. Cette grande masse d'eau aurait primitivement occupé, dans le Thibet, la place où s'élève la ville de LhaSsa. Un beau jour, elle aurait abandonné son immense réservoir, et serait venue par une marche souterraine, jusqu'à l'endroit qui lui sert actuellement de lit. Voici de quelle manière on nous a raconté ce merveilleux événement.

Dans les temps anciens, les Thibétains du royaume d' Oui voulurent bâtir un temple au centre de la grande vallée qu'ils occupaient ; on prépara à grands frais les matériaux les plus précieux, et l'édifice s'éleva rapidement ; mais, au moment où il allait être terminé, il s'écroula tout à coup, sans qu'on pût découvrir la cause de ce désastre. L'année d'après, on fit de nouveaux préparatifs, et l'on travailla à la construction du temple avec une égale ardeur ; mais il s'écroula encore une seconde fois ; on fit une troisième tentative, qui fut également suivie de la même catastrophe. Tout le monde fut plongé dans la désolation la plus profonde, et on parla d'abandonner l'entreprise. Le roi ayant fait consulter un devin fameux dans le pays, celui-ci répondit qu'il ne lui était pas donné de connaître la cause qui s'opposait à l'édification du temple, mais qu'il savait qu'un grand saint de l'orient possédait un secret, et que, si l'on pouvait le lui arracher, l'obstacle disparaîtrait aussitôt. Il ne put donner de renseignements plus précis sur ce grand saint, ni sur le lieu qu'il habitait. Après de longues délibé rations, on envoya à la découverte un Lama plein d'adresse et de courage. Il parcourut toutes les contrées situées à l'est du royaume d' Oui ; il visita toutes les tribus tartares, s'arrêtant partout où il entendait parler de quelque homme renommé pour son savoir et sa sainteté. Toutes ses recherches furent inutiles ; il eut beau interroger, beau parler de la vallée du royaume d'Oui, et du temple qu'on avait essayé d'y élever, il ne fut compris de personne. Il s'en retournait donc triste et découragé, lorsqu'en traversant les grandes plaines qui séparent le Thibet de la Chine, la sous-ventrière de sa selle venant à casser, il tomba de cheval. Ayant aperçu non loin de là, sur les bords d'un petit étang, une tente pauvre et délabrée, il s'y rendit pour réparer sa selle. Après avoir attaché son cheval à un pieu fixé à la porte de la tente, il entra et trouva un vénérable vieillard absorbé dans la prière. — Frère, dit le voyageur, que la paix soit toujours dans ta demeure ! — Frère, répondit le vieillard, sans faire le moindre mouvement, assieds-toi auprès de mon foyer .... Le Lama thibétain crut s'apercevoir que le vieillard était aveugle. — Je vois avec douleur, lui dit-il, que tu es privé de l'usage de tes yeux. — Oui, il y a un grand nombre d'années que j'ai perdu le bonheur de contempler le soleil et la verdure de nos belles prairies, mais la prière est un grand soulagement à mon infortune ... Frère, il me semble que ton langage a un accent particulier, n'es-tu pas un homme de nos tribus ? — Je suis un pauvre Lama de l'orient. J'ai fait vœu de visiter les temples qu'on a élevés dans les contrées mongoles, et de me prosterner devant les saints personnages que je rencontrerais sur ma route, Un accident m'est arrivé en passant par ici ; j'ai cassé la sous-ventrière de ma selle, et je suis venu dans ta tente pour la réparer. —Je suis aveugle, dit le vieillard, je ne puis moi-même te servir ; regarde à côté de la tente, tu trouveras des courroies, prends celle qui te conviendra le mieux pour arranger ta selle ... Pendant que l'étranger choisissait une bonne courroie pour faire une sous-ventrière, le vieillard lui dit : — O Lama des contrées orientales ! tu es heureux de pouvoir passer tes jours à visiter nos monuments sacrés ! Les temples les plus magnifiques sont dans les contrées mongoles ; les Poba (Thibétains) ne parviendront jamais à en avoir de semblables : c'est en vain qu'ils font des efforts pour en élever dans leur belle vallée ; les fondements qu'ils jetteront seront toujours sapés par les flots d'une mer souterraine dont ils ne soupçonnent pas l'existence ... Après un moment de silence, le vieillard ajouta : Je viens de prononcer ces paroles, parce que tu es un Lama mongol, mais tu dois les conserver dans ton cœur, et ne les communiquer à personne. Si dans tes pèlerinages, tu viens à rencontrer un Lama du royaume d'Oui, veille avec soin sur ta langue, car la révélation de mon secret causerait la ruine de nos contrées. Quand un Lama du royaume d'Oui saura que, dans leur vallée, il existe une mer souterraine, les eaux s'échapperont aussitôt, et viendront inonder nos prairies.

A peine eut-il achevé de parler, que l'étranger se leva et lui dit : — Infortuné vieillard, sauve-toi ! sauve-toi à la hâte ! les eaux vont bientôt arriver, car je suis un Lama du royaume d'Oui !... A ces mots, il sauta sur son cheval et disparut dans le désert.

Ces paroles furent comme un coup de foudre pour le pauvre vieillard. Après un instant de morne stupeur, il s'abandonna aux cris et aux gémissements. Pendant qu'il était dans cet état de désolation, son fils arriva, ramenant du pâturage un petit troupeau de sarligues. — Mon fils, lui dit le vieillard, selle promptement ton cheval, arme-toi de ton sabre, et précipite-toi du côté de l'occident ; tu rencontreras un Lama étranger, que tu dois immoler sur-le-champ, car il m'a volé ma courroie. — Quoi! s'écria le jeune homme, saisi d'épouvante, c'est un meurtre que vous me commandez ! Comment, mon père, pendant que nos tribus ne parlent qu'avec admiration de votre grande sainteté, vous osez m'ordonner d'immoler un pauvre voyageur, pour avoir pris dans votre tente une courroie dont il avait sans doute besoin ! — Pars vite, ô mon fils, je t'en conjure, répétait le vieillard, en se tordant les bras de douleur ; pars vite, et immole cet étranger, si tu ne veux pas que nous soyons tous engloutis dans les flots. Le jeune homme croyant que son père était dans un accès de délire, ne voulut pas le contredire de peur de l'irriter davantage : il monta à cheval, et courut sur les traces du Lama du royaume d'Oui. Il l'atteignit avant la fin du jour. — Saint personnage, lui dit-il, pardonne-moi si je viens interrompre ta marche ; tu t'es reposé aujourd'hui dans notre tente, et tu as pris en partant une courroie que mon père redemande à grands cris ; la fureur du vieillard est si grande, qu'il m'a ordonné de te mettre à mort ; mais il n'est pas plus permis d'exécuter les ordres d'un vieillard en délire que ceux d'un enfant. Rends-moi cette courroie, et je retournerai calmer mon père. Le Lama du royaume d'Oui, descendit de cheval, détacha la sous-ventrière de la selle, et la remit au jeune homme, en lui disant : Ton père m'avait donné cette courroie ; puisqu'il la regrette, reporte-la lui ; les vieillards sont fantasques, il faut cependant les respecter toujours, et éviter avec soin de leur causer du chagrin ... Le Lama détacha sa ceinture, en fit une sous-ventrière, et continua sa route, tandis que le jeune homme retournait en toute hâte vers sa demeure.

Il arriva pendant la nuit, et trouva sa tente environnée d'une multitude de bergers, qui, ne comprenant rien aux gémissements du grand saint de la contrée, attendaient son retour avec anxiété. — Mon père, mon père ! s'écria le jeune homme, en mettant pied à terre, calmez-vous, voici votre courroie que je vous rapporte. — Et l'étranger, dit le vieillard, l'as-tu mis à mort ? — Je l'ai laissé aller en paix dans son pays. N'aurais-je pas commis un grand crime, en tuant un Lama qui ne vous a fait aucun mal. Voici la courroie qu'il vous avait volée ... Et en disant ces mots, il la remit entre les mains de son père. Le vieillard frissonna de tous ses membres, car il comprit que son fils avait pris le change. Le même mot mongol signifie, en effet, tout à la fois courroie et secret. Le vieillard avait voulu dire à son fils de tuer l'étranger qui lui avait volé son secret. Mais, voyant qu'on lui rapportait une courroie, il s'écria : L'occident triomphe ! c'est la volonté du ciel ! Il avertit ensuite les bergers de s'enfuir à la hâte avec leurs troupeaux, s'ils ne voulaient pas être engloutis par les eaux. Pour lui, il se prosterna au milieu de sa tente, et attendit la mort avec résignation.

Le jour avait à peine commencé à paraître, qu'on entendit sous terre un bruit sourd et majestueux, semblable au tumulte que font les torrents, quand ils roulent leurs ondes à travers les rochers des montagnes. Le bruit avança avec une épouvantable rapidité, et on vit bouillonner le petit étang au bord duquel le vieillard avait dressé sa tente. Bientôt, la terre éprouva de grandes secousses, les eaux souterraines montèrent avec impétuosité, et se répandirent comme une grande mer au milieu de ces plaines immenses ; il périt des bestiaux innombrables et beaucoup de familles qui n'eurent pas le temps de se sauver. Le vieillard fut le premier englouti dans les flots.

Le Lama qui emportait le secret de cette grande catastrophe, arriva dans le royaume d'Oui, et trouva ses compatriotes plongés dans une grande consternation ; ils avaient entendu dans la vallée un tumulte effroyable, et nul ne pouvait en assigner la cause. Il raconta l'histoire du vieillard aveugle, et après son récit, tout le monde comprit que le fracas qu'on avait entendu, avait été produit par la mer souterraine, au moment où elle s'était transportée à l'orient. On reprit avec enthousiasme les travaux de construction qui avaient été abandonnés, et on éleva un temple magnifique, qui est encore debout. Grand nombre de familles allèrent s'établir aux environs du temple, et peu à peu se forma une grande ville, qui prit le nom de Lha-Ssa (Terre des Esprits).

Cette singulière chronique sur l'origine de la mer Bleue, nous fut d'abord racontée, pour la première fois, dans le Koukou-Noor ; on nous la répéta ensuite à Lha-Ssa, à peu près avec les mêmes circonstances. Il nous a été impossible de découvrir à quel événement historique pouvait faire allusion une fable aussi bizarre.

Nous séjournâmes dans le Koukou-Noor pendant près d'un mois. Des rumeurs continuelles sur le compte des brigands, nous forcèrent à décamper cinq ou six fois, et à suivre les tribus tartares, qui, au moindre bruit, changent de place, sans pourtant s'éloigner jamais trop des magnifiques pâturages qui avoisinent la mer Bleue.

Vers la fin du mois d'octobre, l'ambassade thibétaine arriva. Nous nous joignîmes à cette immense troupe, grossie en route par un grand nombre de caravanes mongoles, qui, comme nous, profitaient de cette excellente occasion pour faire le voyage de Lha-Ssa. Autrefois, le gouvernement thibétain envoyait, tous les ans, une ambassade à Péking. Celle de 1840 fut attaquée en route par un grand nombre de Kolo ; on se battit pendant une journée tout entière ; les Thibétains ayant été assez heureux pour mettre en fuite les brigands, continuèrent leur route pendant la nuit. Le lendemain, on s'aperçut qu'on n'avait plus dans la caravane le Tchanak-Kampo (1)[1] ou Grand-Lama, accrédité près la cour de Péking, en qualité d'ambassadeur du Talé-Lama. Durant plusieurs jours, on fit des perquisitions, sans qu'on pût le retrouver ; on pensa que, dans la confusion du combat, il aurait bien pu être pris par les Kolo et emmené prisonnier. L'ambassade n'en continua pas moins sa route, et arriva à Péking sans son personnage officiel. Il va sans dire que l'Empereur fut désolé de ce funeste événement.

En 1841, nouveau combat contre les brigands, et aussi nouvelle catastrophe. Cette fois là, le Tchanak-Campo ne fut pas enlevé par les Kolo, mais il en reçut dans le ventre un affreux coup de sabre, dont il mourut quelques jours après. L'Empereur, en apprenant ce nouveau sinistre, fut, dit-on, inconsolable ; il envoya des dépêches au Talé-Lama, dans lesquelles il lui disait que, vu les difficultés et les dangers de la route, dorénavant il n'y aurait d'ambassade que tous les trois ans. D'après ces nouvelles dispositions, depuis 1841, il n'y avait pas eu d'autre ambassade que celle que nous venions de rencontrer, et qui était partie de Lha-Ssa en 1844. En allant, elle avait eu le bonheur de ne pas faire la rencontre des brigands, et par conséquent, son Tchanak-Kampo n'avait été ni volé ni tué.

Le lendemain de notre départ du Koukou-Noor, nous nous plaçâmes en tête de la caravane, puis nous nous arrêtâmes en route pour voir défiler devant nous cette immense troupe, et faire connaissance avec nos compagnons de voyage. Les hommes et les animaux qui composaient la caravane, peuvent être évalués au nombre suivant : Quinze mille bœufs à long poil, douze cents chevaux, autant de chameaux, et deux mille hommes, soit Thibétains, soit Tartares ; les uns allant à pied, d'autres étant montés sur des bœufs à long poil, le plus grand nombre étant à cheval ou à chameau. Tous les cavaliers étaient armés de lances, de sabres, de flèches et de fusils à mèche. Les piétons, nommés lakto, étaient chargés de conduire les files de chameaux, ou de diriger la marche capricieuse et désordonnée des troupeaux de bœufs. Le Tchanak-Kampo voyageait dans une grande litière portée par deux mulets. En dehors de cette multitude, dont le voyage ne devait se terminer qu'à Lha-Ssa, il y avait une escorte de trois cents soldats chinois, fournis par la province de Kan-Sou, et deux cents braves Tartares, chargés, par les princes du Koukou-Noor, de protéger la sainte ambassade du Talé-Lama, jusqu'aux frontières du Thibet.

Les soldats de la province du Kan-Sou s'acquittaient de leurs fonctions en véritables Chinois. De peur de quelque fâcheuse rencontre, ils se tenaient prudemment à la queue de la caravane ; là, ils chantaient, ils fumaient et folâtraient tout à leur aise, sans se mettre en peine des brigands. Tous les jours, ils avaient la remarquable habitude de ne se mettre en route que lorsque la caravane tout entière avait défilé ; alors, ils parcouraient soigneusement les divers campements, et ne manquaient pas de faire profit de tout ce qui avait pu être oublié. Marchant ensuite les derniers, ils avaient encore l'inappréciable avantage de pouvoir ramasser ce que les autres laissaient tomber. Les soldats tartares tenaient une conduite bien différente ; on les voyait galopper sans cesse en avant et sur les flancs de la caravane, monter sur les collines, et s'enfoncer dans les profondes vallées, pour examiner si les brigands n'étaient pas en embuscade.

La marche et les mouvements de la caravane s'exécutaient avec assez d'ordre et de précision, surtout dans les commencements. Ordinairement, on partait tous les jours deux ou trois heures avant le lever du soleil, afin de pouvoir camper vers midi, et donner aux animaux le temps de paître pendant le reste de la journée ; le réveil était annoncé par un coup de canon ; aussitôt, tout le monde se levait, le feu s'allumait dans toutes les tentes, et pendant que les uns chargeaient les bêtes de somme, les autres faisaient bouillir la marmite et préparaient le thé beurré ; on en buvait à la hâte quelques écuellées, on dévorait quelques poignées de tsamba, et puis on jetait la tente à bas. Un second coup de canon donnait le signal du départ. Quelques cavaliers expérimentés et chargés de diriger la caravane, se mettaient en tête ; ils étaient suivis par les longues files de chameaux, puis venaient les bœufs à long poil, qui s'avançaient par troupes de deux ou trois cents, sous la conduite de plusieurs lakto. Les cavaliers n'avaient pas de place fixe ; ils allaient et venaient dans tous les sens, uniquement guidés par leur caprice. Les cris plaintifs des chameaux, les grognements des bœufs à long poil, les hennissements des chevaux, les clameurs et les chansons bruyantes des voyageurs, les sifflements aigus que faisaient entendre les lakto pour animer les bêtes de somme, et par-dessus tout les cloches innombrables qui étaient suspendues au cou des yak et des chameaux ; tout cela produisait un concert immense, indéfinissable, et qui, bien loin de fatiguer, semblait, au contraire, donner à tout le monde du courage et de l'énergie.

La caravane s'en allait ainsi à travers le désert par troupes et par pelotons, s'arrêtant tous les jours dans les plaines, dans les vallées, aux flancs des montagnes, et improvisant avec ses tentes si nombreuses, et si variées de forme, et de couleur, des villes et des villages, qui s'évanouissaient le lendemain, pour reparaître un instant après sur un plan toujours nouveau. Quel étonnement pour ces vastes et silencieux déserts, de se voir à tout coup traversés par une multitude si grande et si bruyante ! En voyant toutes ces tentes de voyage, ces nombreux troupeaux, et ces hommes, tour à tour pasteurs et guerriers, nous ne pouvions nous empêcher de penser souvent à la marche des Israélites, lorsqu'ils s'en allaient à la recherche de la Terre promise, à travers les solitudes de Madian.

En quittant les bords de la mer Bleue, nous nous dirigeâmes vers l'ouest, en inclinant peut-être un peu vers le sud. Les premiers jours de marche ne furent que poésie ; tout allait au gré de nos désirs, le temps était magnifique, la route était belle et facile, l'eau limpide, et les pâturages gras et abondants. Quant aux brigands, on n'y songeait même pas. Pendant la nuit, le froid se faisait bien un peut sentir ; mais on obviait à cet inconvénient, en endossant ses habits de peau. Nous étions, enfin, à nous demander ce que ce fameux voyage du Thibet avait de si épouvantable ; il nous semblait qu'il était impossible de voyager d'une manière plus commode et plus agréable. Hélas, cet enchantement ne fut pas de longue durée !

Six jours après notre départ, il fallut traverser le Pouhain-Gol, rivière qui prend sa source aux pieds des monts Nan-Chan, et va se jeter dans la mer Bleue. Ses eaux ne sont pas très-profondes, mais étant divisées en douze embranchements très-raprochés les uns des autres, elles occupent en largeur un espace de plus d'une lieue. Nous eûmes le malheur d'arriver au premier embranchement du Pouhain-Gol, longtemps avant le jour ; l'eau était glacée, mais pas assez profondément pour que la glace pût nous servir de pont. Les chevaux étant arrivés les premiers, furent effrayés, et n'osèrent pas avancer ; ils s'arrêtèrent sur les bords, et donnèrent aux bœufs à long poil le temps de les joindre. Bientôt la caravane tout entière se trouva réunie sur un seul point ; il serait impossible d'exprimer le désordre et la confusion qui régnaient au milieu de cette immense cohue, enveloppée des ténèbres de la nuit. Enfin, plusieurs cavaliers poussèrent leurs chevaux, et crevèrent la glace en plusieurs endroits. Alors, la caravane entra pêle-mêle dans la rivière ; les animaux se heurtaient et faisaient rejaillir l'eau de toute part, la glace craquait, les hommes vociféraient ; c'était un tumulte effroyable. Après avoir traversé le premier bras, il fallut recommencer la manœuvre au second, puis au troisième, et ainsi de suite. Quand le jour parut, la sainte ambassade était encore à gargouiller dans l'eau ; enfin, après avoir beaucoup fatigué et beaucoup frissonné, au moral comme au physique, nous eûmes le bonheur de laisser derrière nous les douze embranchements du Pouhain-Gol, et de nous trouver en pays sec ; mais toutes nos idées poétiques s'étaient évanouies, et nous commencions à trouver cette manière de voyager tout-à-fait détestable.

Et pourtant, tout le monde paraissait être dans la jubilation. On disait que le passage du Pouhain-Gol s'était exécuté admirablement bien. Un seul homme s'était cassé les jambes, et il ne s'était noyé que deux bœufs à long poil. Pour ce qui est des objets perdus ou volés pendant ce long désordre, on n'en tenait pas compte.

Quand la caravane reprit sa marche accoutumée, elle présentait un aspect vraiment risible. Les hommes et les animaux étaient plus ou moins chargés de glaçons. Les chevaux s'en allaient tristement, et paraissant fort embarrassé s de leur queue, qui pendait tout d'une pièce, raide et immobile, comme si on l'eût faite de plomb et non de crins. Les chameaux avaient la longue bourre le leurs jambes chargée de magnifiques glaçons, qui se choquaient les uns les autres avec un bruit harmonieux. Cependant, il était visible que ces jolis ornements étaient peu de leur goût ; car ils cherchaient de temps en temps à les faire tomber, en frappant rudement la terre de leurs pieds. Les bœufs à long poil étaient de véritables caricatures ; impossible de se figurer rien de plus drôle : ils marchaient les jambes écartées, et portaient péniblement un énorme système de stalactites qui leur pendait sous le ventre jusqu'à terre. Ces pauvres bêtes étaient si informes, et tellement recouvertes de glaçons, qu'il semblait qu'on les eût mis confire dans du sucre candi.

Pendant les premiers jours de marche nous nous trouvâmes un peu seuls et isolés au milieu de cette grande multitude. Nous étions sans amis et sans connaissances. Cependant, nous ne tardâmes pas à nous faire des camarades ; car, pour lier les hommes entre eux, il n'est rien de tel que les voyages. Les compagnons de route que nous nous fîmes, et auprès desquels nous allions tous les jours dresser notre tente, n'étaient ni marchands, ni pèlerins, ni attachés à l'ambassade, ni simples voyageurs comme nous ; c'étaient quatre Lamas, qui formaient une catégorie à part. Deux d'entre eux étaient de Lha-Ssa, un du Thibet ultérieur, et le quatrième du royaume de Torgot. Chemin faisant, ils nous racontèrent leur longue et pittoresque histoire, dont nous allons donner ici un raccourci.

Les trois Lamas thibétains s'étaient fait les disciples d'un Grand-Lama nommé Altère, qui se proposait do bâtir, aux environs de Lha-Ssa, un temple bouddhique, dont la grandeur et la magnificence surpasserait tous ceux qui existaient déjà. Un jour, il annonça à ses trois disciples que tous les plans étant arrêtés, il fallait commencer de grandes quêtes pour fournir aux frais énormes du saint édifice. Ils partirent donc tous quatre, le cœur plein de zèle et de dévouement, et dirigèrent d'abord leur marche vers le nord. Ils traversèrent toute l'Asie centrale, et s'avancèrent jusqu'au royaume de Torgot, tout près des frontières russes. Chemin faisant, ils s'arrêtaient dans toutes les lamaseries qu'ils rencontraient, et dans toutes les demeures des princes thibétains et tartares. Partout, ils recevaient de grosses offrandes ; car, outre que l'œuvre était capable d'exciter par elle-même le plus vif intérêt, l’Altère-Lama avait des lettres de recommandation du Talé-Lama, du Bandchan-Remboutchi, et de tous les supérieurs des lamaseries les plus renommées du Thibet. Dans le Torgot, un riche Lama mongol, touché du dévouement de ces intrépides quêteurs, leur offrit tous ses troupeaux, et conjura l'Altère-Lama de vouloir bien lui permettre de s'adjoindre à eux pour continuer les quêtes dans les pays tartares. L'Altère-Lama, de son côté, ému d'un zèle si pur et d'un si grand désintéressement, voulut bien recevoir ses offrandes, et l'admettre au nombre de ses disciples. Les Lamas quêteurs furent donc au nombre de cinq.

Du Torgot, ils dirigèrent leur marche vers l'est, allant toujours de tribu en tribu, et grossissant dans la route leurs troupeaux de chevaux, de bœufs, de moutons et de chameaux. Ils parvinrent jusqu'au pays des Khalkhas, où ils demeurèrent longtemps à la lamaserie du Grand-Kouren, car les offrandes des pèlerins tartares ne tarissaient pas. De là, ils descendirent vers le sud jusqu'à Péking, où ils convertirent en or et en argent les innombrables bestiaux qu'ils avaient ramassés de toute part. Après un long séjour dans la capitale de l'empire chinois, ils recommencèrent leurs courses dans les déserts de la Tartarie, et toujours quêtant, toujours recevant des offrandes, ils arrivèrent à Kounboum. Dans cette fameuse et sainte lamaserie, capable d'apprécier le mérite des bons Lamas, le zèle et le dévouement des célèbres quêteurs acquirent une renommée colossale ; ils devinrent l'objet de la vénération publique, et les maîtres, jaloux de la perfection de leurs disciples, ne manquaient pas de les leur proposer pour modèles.

L'Altère-Lama, après trois ans de courses extrêmement méritoires, ne soupirait plus qu'après le moment de retourner à Lha-Ssa, et de consacrer à la construction do son temple toutes les riches offrandes qu'il était parvenu à recueillir. Aussi, grande fut sa joie, quand il apprit la nouvelle de l'arrivée de l'ambassade thibétaine. Il fut résolu qu'il la prendrait à son retour de Péking, et qu'il profiterait de cette bonne occasion, pour faire traverser à son or et à son argent le dangereux pays des Kolo. En attendant, on donnerait tous ses soins à faire les préparatifs de cet important voyage.

Mais, hélas ! les projets des hommes sont souvent traversés, au moment même où ils semblent devoir réussir de la manière la plus triomphante. Un beau jour, arrive à Si-Ning-Fou, un courrier extraordinaire de l'Empereur, portant des dépêches dans lesquelles il est enjoint au grand Mandarin de la ville de s'entendre avec le supérieur de la lamaserie de Kounboum, et d'empoigner l'Altère-Lama, accusé de se livrer depuis trois ans à des escroqueries de tout genre, au moyen de certaines lettres de recommandation faussement attribuées au Talé-Lama. Il fut fait ainsi qu'il avait été ordonné par sa majesté impériale. On comprend quelle dut être la stupéfaction de ce pauvre Altère-Lama, et surtout de ses quatre disciples, qui, dans toute cette affaire, avaient été d'une candeur vraiment admirable. Cette ambassade, sur la protection de laquelle on avait tant compté, avait été chargée, par le gouvernement thibétain, de chercher à s'emparer du grand quêteur, dont les merveilleux succès avaient été divulgués à Lha-Ssa par les bouches indiscrètes des pèlerins.

L'Altère-Lama, ayant été arrêté sans coup férir, fut immédiatement expédié sous bonne escorte pour Lha-Ssa. On lui fit suivre, par la province du Sse-Tchouan, la route des courriers de l'Empereur. Arrivé dans la capitale du Thibet, son affaire devait être examinée par ses juges naturels. En attendant, sa prodigieuse recette demeurait confisquée au profit du Talé-Lama ; car rien de plus juste que de le mettre en possession de l'or et de l'argent qui avaient été prélevés grâce à la toute-puissante influence de son nom. Pour ce qui est des quatre disciples du grand quêteur, il fut arrêté qu'ils attendraient l'ambassade thibétaine, et qu'ils s'en retourneraient avec elle, emmenant cinquante huit magnifiques chameaux que s'était procuré l'Altère-Lama, et dont le gouvernement thibétain disposerait à leur arrivée à Lha-Ssa.

Ces quatre infortunés disciples étaient les camarades de route que notre bonne fortune nous avait fait rencontrer. Le souvenir de leur maître déchu les poursuivait sans cesse, et les sentiments que ce souvenir excitait en eux n'étaient pas toujours les mêmes. Tantôt, ils regardaient leur maître comme un saint, et tantôt comme un voleur. Un jour, ils prononçaient son nom avec vénération, et en portant leurs mains jointes au front ; un autre jour, ils le maudissaient, et crachaient en l'air en signe de mépris. Le Lama du Torgot surtout ne voyait que du bleu dans cette malencontreuse affaire. Il se reprochait parfois d'avoir fait offrande de tous ses troupeaux à un homme qui commençait à avoir passablement toutes les apparences d'un fripon. Cependant, il se consolait facilement de sa duperie ; car, au bout du compte, elle lui avait fourni l'occasion de courir le monde, et de visiter les lamaseries les plus célèbres. Au fond, ces quatre Lamas étaient d'excellents jeunes gens et de bons compagnons de voyage. Tous les jours, ils avaient à nous raconter quelques nouvelles particularités de leurs longues aventures, et leurs récits contribuèrent plus d'une fois à nous faire oublier un instant les fatigues et les misères de la route.

Une cause permanente des souffrances que nous eûmes à endurer en route, fut, sans contredit, notre pro-chamelier Charadchambeul. Dès l'abord, ce jeune Lama nous avait paru un petit saint ; mais, dans la suite, nous nous aperçûmes que nous emmenions avec nous un petit diable à face humaine. L'aventure suivante nous ouvrit les yeux sur son compte, et nous fit entrevoir tout ce que nous aurions à souffrir de sa présence.

Le lendemain du passage du Pouhain Gol, après avoir marché pendant une partie de la nuit, nous remarquâmes sur un de nos chameaux deux gros paquets soigneusement enveloppés, et que nous n'avions pas encore vus. Noua pensâmes que quelque voyageur, n'ayant pu les placer commodément sur ses bêtes de somme, avait prié Charadchambeul de s'en charger pour la journée ; et là dessus, nous continuâmes paisiblement notre route, sans plus nous occuper de cette particularité. Quand nous fûmes arrivés au campement, aussitôt qu'on eut mis bas les bagages, nous vîmes avec suprise notre Lama des monts Ratchico prendre ces deux paquets, les envelopper mystérieusement d'un tapis de feutre, et puis aller les cacher au fond de la tente. Evidemment, cette conduite provoquait des explications. Nous demandâmes à Charadchambeul quel était ce nouveau bagage qu'on voyait dans la tente. Il s'approcha de nous et nous répondit à voix basse, comme craignant d'être entendu, que, pendant la nuit, Bouddha lui avait fait une faveur, qu'il lui avait fait trouver, sur le chemin, une bonne chose. Puis il ajouta, en souriant malicieusement, qu'à Lha-Ssa cette bonne chose se vendrait bien dix onces d'argent .... Ces paroles nous firent froncer le sourcil, et nous demandâmes à voir cette bonne chose. Charadchambeul ferma d'abord avec soin la porte de la tente, puis il dépouilla avec émotion sa prétendue trouvaille. C'étaient deux grandes jarres en cuir fondu, contenant une espèce d'eau-de-vie qu'on distille dans la province du Kan-Sou, et qui se vend assez cher. Sur ces deux jarres, il y avait des caractères thibétains, qui indiquaient le nom très connu du propriétaire. Nous eûmes la charité de ne pas nous arrêter à la pensée que Charadchambeul avait volé ces jarres pendant la nuit ; nous aimâmes mieux supposer qu'il les avait ramassées le long du chemin. Mais notre pro-chamelier était un casuiste passablement relâché. Il prétendait que ces jarres lui appartenaient, que Bouddha lui en avait fait cadeau, et qu'il ne s'agissait plus que de les cacher avec soin, afin que le propriétaire ne les aperçût pas. — Essayer de raisonner morale et justice avec un gaillard de cette trempe, était peine et temps perdus. Nous lui déclarâmes énergiquement, que ces jarres n'étant ni à nous ni à lui, nous ne voulions ni les recevoir dans notre tente, ni les placer sur nos chameaux pendant le voyage, que nous n'avions nullement envie d'arriver à Lha-Ssa avec une réputation de voleurs .... Et afin qu'il prît bien au sérieux ce que nous lui disions, nous ajoutâmes que, s'il n'enlevait pas les jarres de notre tente, nous allions à l'instant avertir le propriétaire. Il se trouva un peu ébranlé par ces paroles. Afin d'achever de le déterminer à la restitution, nous lui conseillâmes de porter lui-même sa trouvaille à l'ambassadeur, en le priant de la faire remettre à son adresse. Le Tchanak-Kampo ne manquerait pas d'être touché de cette probité ; peut-être lui donnerait-il une récompense, ou du moins il se souviendrait de lui, et pourrait, à Lha-Ssa, lui être de quelque utilité. Après des contestations longues et violentes, ce parti fut adopté. Charadchambeul se présenta au Tchanak-Kampo, qui lui dit : — Tu es un bon Lama. Un Lama qui a la justice dans le cœur est agréable aux esprits. — Charadchambeul revint furieux. Il prétendit que nous lui avions fait faire une bêtise, et que le Tchanak-Kampo ne lui avait donné que quelques paroles creuses. Dès ce moment, il nous voua une haine implacable. Il ne s'acquitta plus que par boutades du travail qui lui était confié ; il se plut à gaspiller nos provisions de bouche ; tous les jours, il nous abreuva d'outrages et de malédictions ; et souvent sa rage se tournant contre les animaux, il les frappait horriblement sur la tête, au risque de les assommer. Renvoyer ce malheureux était chose impossible au milieu du désert. Nous dûmes nous armer de patience et de résignation, et veiller à ne pas irriter davantage ce caractère farouche et indompté.

Après cinq jours de marche depuis le passage du Pouhain-Gol, nous arrivâmes au Toulain-Gol, rivière étroite et peu profonde, que nous traversâmes sans obstacle. La caravane s'arrêta ensuite non loin d'une lamaserie, qui paraissait avoir été assez florissante, mais qui, en ce moment, était entièrement déserte. Les temples et les cellules des Lamas tombaient en ruine de toutes parts, Des chauves-souris et des rats énormes en avaient fait leur demeure. On nous dit que ce couvent bouddhique avait été assiégé durant trois jours par les brigands, qu'ils s'en étaient enfin rendus maîtres, et qu'après avoir massacré un grand nombre de ses habitants, ils l'avaient livré au pillage et à la dévastation. Depuis cette époque, aucun Lama n'avait plus osé venir s'y fixer. Cependant le pays n'était pas entièrement désert, comme nous l'avions d'abord pensé. En nous promenant à travers les collines rocheuses des environs, nous découvrîmes quelques troupeaux de chèvres et trois misérables tentes cachées dans les creux des ravins. Ces pauvres bergers sortirent, pour nous demander l'aumône de quelques feuilles de thé et d'un peu de tsamba. Ils avaient les yeux hagards, et la figure blême et amaigrie. Ils ne savaient, disaient-ils, où se réfugier pour vivre en paix. La peur des brigands les dominait au point de leur enlever jusqu'au courage même de la fuite.

Le lendemain, la caravane continua sa route ; mais l'escorte chinoise demeura campée sur les bords de la rivière ; sa tâche était finie. Après quelques jours de repos, elle devait rebrousser chemin, et rentrer dans ses foyers. Les marchands thibétains disaient que, les soldats chinois une fois partis, on pourrait du moins dormir en paix, sans avoir à se préoccuper des voleurs de nuit.

Le 15 novembre, nous quittâmes les magnifiques plaines du Koukou-Noor, et nous arrivâmes chez les Mongols de Tsaïdam. Aussitôt après avoir traversé la rivière de ce nom, le pays change brusquement d'aspect. La nature est triste et sauvage ; le terrain, aride et pierreux, semble porter avec peine quelques broussailles desséchées et imprégnées de salpêtre. La teinte morose et mélancolique de ces tristes contrées semble avoir influé sur le caractère de ses habitants, qui ont tous l'air d'avoir le spleen. Ils parlent très-peu, et leur langage est si rude et si guttural, que les Mongols étrangers ont souvent de la peine à les comprendre. Le sel gemme elle borax abondent sur ce sol aride, et presque entièrement dépourvu de bons pâturages. On pratique des creux de deux ou trois pieds de profondeur, et le sel s'y rassemble, se cristallise et se purifie de luimême, sans que les hommes aient le moins du monde à s'en occuper. Le borax se recueille dans de petits réservoirs, qui en sont entièrement remplis. Les Thibétains en emportent dans leur pays, pour le vendre aux orfèvres, qui s'en servent pour faciliter la fusion des métaux. Nous nous arrêtâmes pendant deux jours dans le pays des Tsaïdam. On fit bombance avec du tsamba et quelques chèvres, quo les bergers nous troquèrent contre du thé en brique. Les bœufs à long poil et les chameaux se régalèrent avec du nitre et du sel qu'ils trouvaient partout à fleur de terre. La caravane tout entière chercha à ramasser le plus de force possible pour franchir le Bourhan-Bota, montagne fameuse par les vapeurs pestilentielles dont elle est, dit-on, continuellement enveloppée.

Nous nous mîmes en marche à trois heures du matin, et après beaucoup de circuits et de détours dans cette contrée montueuse, nous arrivâmes à neuf heures au pied du Bourhan-Bota. La caravane s'arrêta un instant, comme pour consulter ses forces ; on mesurait de l'œil les sentiers abruptes et escarpés de cette haute montagne ; on se montrait avec anxiété un gaz subtil et léger, qu'on nommait vapeur pestilentielle, et tout le monde paraissait abattu et découragé. Après avoir pris les mesures hygiéniques enseignées par la tradition, et qui consistent à croquer deux ou trois gousses d'ail, on commence enfin à grimper sur les flancs de la montagne. Bientôt, les chevaux se refusent à porter leurs cavaliers, et chacun avance à pied et à petits pas ; insensiblement, tous les visages blêmissent, on sent le cœur s'affadir, et les jambes ne peuvent plus fonctionner ; on se couche par terre, puis on se relève pour faire encore quelques pas ; on se couche de nouveau, et c'est de cette façon déplorable qu'on gravit ce fameux Bourhan-Bola. Mon Dieu, quelle misère ! on sent ses forces brisées, la tête tourne, tous les membres semblent se disjoindre, on é prouve un malaise tout-à-fait semblable au mal de mer ; et malgré cela il faut conserver assez d'énergie, non-seulement pour se traîner soi-même, mais encore pour frapper à coups redoublés les animaux qui se couchent à chaque pas, et refusent d'avancer. Une partie de la troupe, par mesure de prudence, s'arrêta à moitié chemin dans un enfoncement de la montagne où les vapeurs pestilentielles étaient, disait-on, moins épaisses ; le reste, par prudence aussi, épuisa tous ses efforts pour arriver jusqu'au bout, et ne pas mourir asphyxié au milieu de cet air chargé d'acide carbonique. Nous fûmes de ceux qui franchirent le Bourhan-Bota d'un seul coup. Quand nous fûmes arrivés au sommet, nos poumons se dilatèrent enfin à leur aise. Descendre la montagne, ne fut qu'un jeu, et nous pûmes aller dresser notre tente loin de cet air meurtrier que nous avions laissé de l'autre côté.

La montagne Bourhan-Bota présente cette particularité assez remarquable, c'est que ce gaz délétère ne se trouve que sur la partie qui regarde l'est et le nord ; de l'autre côté, l'air est pur et facilement respirable ; il parait que ces vapeurs pestilentielles ne sont autre chose que du gaz acide carbonique. Les gens attachés à l'ambassade nous dirent que, lorsqu'il faisait du vent, les vapeurs se faisaient à peine sentir, mais qu'elles étaient très-dangereuses lorsque le temps était calme et serein. Le gaz acide carbonique étant, comme on sait, plus pesant que l'air atmosphérique, doit se condenser à la surface du sol, et y demeurer fixé jusqu'à ce qu'une grande agitation de l'air vienne le mettre en mouvement, le disséminer dans l'atmosphère, et neutraliser ses effets. Quand nous franchîmes le Bourhan-Bota, le temps était assez calme. Nous remarquâmes que lorsque nous nous couchions par terre, nous respirions avec beaucoup plus de difficulté ; si, au contraire, nous montions à cheval, l'influence du gaz se faisait à peine sentir. La présence de l'acide carbonique était cause qu'il était très difficile d'allumer le feu ; les argols brûlaient sans flamme, et en répandant beaucoup de fumée. Maintenant, dire de quelle manière se formait ce gaz, d'où il venait, c'est ce qui nous est impossible. Nous ajouterons seulement, pour ceux qui aiment à chercher des explications dans le nom même des choses, que Bourhan-Bota signifie, cuisine de Bourhan ; Bourhan est, comme on sait, synonyme de Bouddha.

Pendant la nuit que nous passâmes de l'autre côté de la montagne, il tomba une épouvantable quantité de neige. Ceux qui la veille n'avaient pas osé continuer la route, vinrent nous rejoindre dans la matinée ; ils nous annoncèrent qu'ils avaient achevé l'ascension de la montagne avec assez de facilité, parce que la neige avait fait disparaître les vapeurs.

Le passage du Bourhan-Bota n'avait été qu'une espèce d'apprentissage. Quelques jours après, le mont Chuga mit bien autrement à l'épreuve nos forces et notre courage. La marche devant être longue et pénible, le coup de canon, qui était le signal ordinaire du départ, se fit entendre à une heure après minuit. On fit du thé avec de la neige fondue ; on prit un bon repas de tsamba, assaisonné d'une gousse d'ail hachée menu, et on se mit en route. Quand la grande caravane commença à s'ébranler, le ciel était pur, et la lune resplendissante faisait briller le grand tapis de neige dont le pays était entièrement couvert. Le mont Chuga étant peu escarpé du côté que nous gravissions, nous pûmes arriver au sommet au moment où l'aube commençait à blanchir. Le ciel se chargea bientôt de nuages, et le vent se mit à souffler avec une violence qui alla toujours croissant. Les flancs opposés de la montagne étaient tellement encombrés de neige, que les animaux en avaient jusqu'au ventre ; ils n'avançaient que par secousses et par soubresauts, et souvent, ils allaient se précipiter dans des gouffres dont on ne pouvait les retirer ; il en périt ainsi plusieurs. Nous marchions à l’encontre d'un vent si fort et si glacial, que la respiration se trouvait parfois arrêtée, et que, malgré nos bonnes fourrures, nous tremblions à chaque instant d'être tués par le froid. Afin d'éviter les tourbillons de neige que le vent nous lançait continuellement à la figure, nous suivîmes l'exemple de quelques voyageurs, qui étaient montés à rebours sur leur cheval, le laissant ensuite aller au gré de son instinct. Lorsqu'on fut arrivé au pied de la montagne, et qu'il fut permis d'avoir les yeux à l'abri du vent, on remarqua plus d'une figure gelée. M. Gabet eut à déplorer la mort passagère de son nez et de ses oreilles. Tout le monde eut la peau plus ou moins gercée et brûlée par le froid.

La caravane s'arrêta au pied du mont Chuga, et chacun alla chercher un abri dans le labyrinthe d'un grand nombre de gorges contiguës. Exténués de faim, et perclus de tous nos membres, il nous eût fallu, pour nous restaurer, une hôtellerie avec un bon feu, une table bien servie, et un lit chaudement bassiné ; mais le Chuga est loin d'avoir tout le confortable des Alpes ; les religieux bouddhistes n'ont pas eu encore la pensée de s'y établir pour venir au secours des pauvres voyageurs. Nous dûmes donc dresser notre tente au milieu de la neige, et puis aller à la découverte des argols. C'était un spectacle vraiment digne de pitié, que de voir cette multitude errant de toutes parts, et fouillant avec ardeur dans la neige, dans l'espoir d'y trouver ensevelie quelque vieille bouse de bœuf. Après de longues et pénibles recherches, nous eûmes tout juste ce qu'il fallait de chauffage pour faire fondre trois gros morceaux de glace, que nous fûmes obligés d'extraire, à grands coups de hache, d'un étang voisin. Notre feu n'étant pas assez ardent pour faire bouillir la marmite, nous dûmes nous contenter de pétrir notre tsamba dans de l'eau tiède, et de l'avaler à la hâte, de peur de le voir se glacer entre nos doigts. Ce fut là tout le souper que nous eûmes après cette affreuse journée. Nous nous roulâmes ensuite dans notre peau de bouc et dans nos couvertures, et nous attendîmes, blottis dans un coin de la tente, le coup de canon qui devait nous faire reprendre le cours de nos impressions de voyage.

Nous laissâmes dans ce campement pittoresque et enchanté, les soldats tartares qui nous avaient escortés depuis notre départ de Koukou-Noor ; ils ne pouvaient nous continuer plus loin leur généreuse protection ; car le jour même, nous allions quitter la Tartarie pour entrer dans le territoire du Thibet antérieur. Les soldats chinois et tartares une fois partis, l'ambassade n'avait plus à compter que sur les ressources de sa valeur intrinsèque. Comme nous l'avons déjà dit, cette grande troupe de deux mille hommes était complètement armée ; et tout le monde, à quelques exceptions près, se promettait bien d'agir, au besoin, en bon soldat ; mais il faut avouer que l'allure naguère si intrépide et si guerrière de la caravane, s'était singulièrement modifiée depuis le passage du Bourhan-Bota. On ne chantait plus, on ne riait plus, on ne faisait plus caracoler les chevaux, on était morne et taciturne ; toutes ces moustaches fièrement redressées au moment du départ, étaient très-humblement cachées dans des peaux d'agneau, dont on avait soin de s'envelopper la figure jusqu'aux yeux. Tous ces braves militaires avaient fait de leurs lances, de leurs fusils, de leurs sabres et de leurs carquois, des paquets qu'ils donnaient à porter à leurs bêtes de somme. Au reste, on ne pensait guère au danger d'être égorgé par les brigands ; on n'avait peur que de mourir de froid.

Ce fut au mont Chuga que commença sérieusement la longue série de nos misères. La neige, le vent et le froid se déchaînèrent sur nous, avec une fureur qui alla croissant de jour en jour. Les déserts du Thibet sont, sans contredit, le pays le plus affreux qu'on puisse imaginer. Le sol allant toujours en s'élevant, la végétation diminuait à mesure que nous avancions, et le froid prenait une intensité effrayante. Dès lors, la mort commença à planer sur la pauvre caravane. Le manque d'eau et de pâturages ruina promptement les forces des animaux. Tous les jours, on était obligé d'abandonner des botes de somme qui ne pouvaient plus se traîner. Le tour des hommes vint un peu plus tard. L'aspect de la route nous présageait un bien triste avenir. Nous cheminions, depuis quelques jours, comme au milieu des excavations d'un vaste cimetière. Les ossements humains et les carcasses d'animaux, qu'on rencontrait à chaque pas, semblaient nous avertir que, sur cette terre meurtrière, et au milieu de cette nature sauvage, les caravanes qui nous avaient précédés n'avaient pas eu un sort meilleur que le nôtre.

Pour surcroît d'infortune, M. Gabet tomba malade. La santé commença à l'abandonner au moment même où les affreuses difficultés de la route semblaient exiger un redoublement d'énergie et de courage. Le froid excessif qu'il avait enduré au passage du mont Chuga, avait entièrement brisé ses forces. Il lui eût fallu, pour reprendre sa vigueur première, du repos, des boissons toniques, et une nourriture substantielle et fortifiante. Or, nous n'avions à lui donner que de la farine d'orge, et du thé fait avec de l'eau de neige ; de plus, il devait, malgré son extrême faiblesse, monter tous les jours à cheval, et lutter contre un climat de fer ... Et nous avions encore deux mois de route à faire, au plus fort de l'hiver ! O que l'avenir était sombre !

Vers les premiers jours de décembre, nous arrivâmes en présence du Bayen-Kharat, fameuse chaîne de montagnes, qui va se prolongeant du sud-est au nord-ouest, entre le Hoang-Ho et le Kin-Cha-Kiang. Ces deux grands fleuves, après avoir roulé parallèlement leurs ondes des deux côtés du Bayen-Kharat, se séparent ensuite, et prennent une direction opposée, l'un vers le nord, et l'autre vers le sud. Après mille détours capricieux dans la Tartarie et dans le Thibet, ils entrent tous les deux dans l'empire chinois ; et après l'avoir arrosé d'occident en orient, ils se rapprochent, à mesure qu'ils avancent vers leur embouchure, et se jettent dans la mer Jaune, à peu de distance l'un de l'autre. L'endroit ou nous franchîmes le Bayen-Kharat n'est pas très-éloigné des sources du fleuve Jaune ; nous les avions à notre gauche, et il nous eût fallu tout au plus deux journées de marche pour aller les visiter. Mais ce n'était nullement la saison des parties de plaisir. Nous étions loin de songer à une excursion de touriste aux sources du fleuve Jaune ; pour le moment, le passage du Bayen-Karat avait de quoi nous préoccuper suffisamment.

Du pied jusqu'à la cime, la montagne était complètement enveloppée d'une épaisse couche de neige. Avant d'en entreprendre l'ascension, les principaux membres de l'ambassade tinrent conseil. On délibérait, non pas pour savoir si on franchirait ou non la montagne ; puisqu'on voulait arriver à Lha-Ssa, il fallait absolument passer par là. Il n'était pas non plus question de savoir si on attendrait ou non la fonte des neiges ; mais on débattait les avantages qu'il y aurait d'effectuer l'ascension le jour même, ou d'attendre au lendemain. La crainte des avalanches dominait tous les esprits, et l'on eût voulu avoir une assurance contre le vent. — A l'exemple de tous les conseils du monde, le conseil de l'ambassade thibétaine fut bientôt divisé en deux partis. Les uns dirent qu'il fallait partir le jour même, les autres soutinrent qu'il serait mieux d'attendre au lendemain. Pour se tirer d'embarras, on eut recours aux Lamas qui avaient quelque réputation de savoir deviner. Mais cet expédient ne réussit pas à ramener les esprits à l'unité. Parmi les devins, il y en eut qui prétendirent que la journée serait calme, et que le lendemain on aurait un vent épouvantable ; il y en eut d'autres qui assurèrent tout-à-fait le contraire. La caravane se trouva dès lors divisée en deux camps, celui du mouvement et celui de la résistance ; ou, en d'autres termes, il y eut les progressifs et les stationnaires. On comprend qu'en notre qualité de citoyens français, nous nous rangeâmes instinctivement du côté des progressifs, c'est-à-dire, de ceux qui voulaient marcher, et en finir le plus tôt possible avec cette fâcheuse montagne. Il nous parut, au reste, que la logique était en faveur de notre parti. Le temps était présentement calme, et nous ne savions pas co qu'il serait le lendemain. Nous nous mîmes donc à escalader ces montagnes de neige, quelquefois à cheval et souvent à pied. Dans ce dernier cas, nous faisions passer devant nous nos animaux, et nous nous cramponnions à leur queue. Ce moyen est sans contredit le moins fatigant qu'on puisse imaginer pour gravir des montagnes. M. Gabet souffrit horriblement ; mais enfin, Dieu, dans sa bonté infinie, nous donna assez de force et de courage pour arriver jusqu'au bout. Le temps fut constamment calme, et nous ne fûmes écrasés par aucune espèce d'avalanche.

Le lendemain, dès la pointe du jour, le parti stationnaire se mit en marche, et traversa la montagne avec succès. Comme nous avions eu l'honnêteté de l'attendre, il se joignit à nous, et nous entrâmes ensemble dans une vallée dont la température n'était pas excessivement rigoureuse. La bonté des pâturages engagèrent la caravane à y prendre un jour de repos. Un lac profond où nous creusâmes des puits dans la glace, nous fournit de l'eau en abondance. Le chauffage ne nous manqua pas non plus, car les ambassades et les pèlerins ayant l'habitude de s'arrêter dans cette vallée, après le passage du Bayen-Kharat, on est toujours sûr d'y trouver une grande quantité d'argols. Les grands feux ne discontinuèrent pas un seul instant. Nous brûlâmes tout, sans scrupule et sans crainte de faire tort à nos successeurs. Nos quinze mille bœufs à long poil, étaient chargés de combler le déficit.

Nous quittâmes la grande vallée de Bayen-Kharat, pour aller dresser notre tente sur les bords du Mourouï-Oussou (1)[2]. Vers sa source, ce fleuve magnifique porte le nom de Mourouï-Oussou (eau tortueuse) ; plus bas, il s'appelle Kin-Cha-Kiang (fleuve au sable d'or) ; arrivé dans la province du Sse-Tchouan, c'est le fameux Yang-Dze-Kiang, ou fleuve Bleu. Au moment où nous passâmes le Mourouï-Oussou sur la glace, un spectacle assez bizarre s'offrit à nos yeux. Déjà nous avions remarqué de loin, pendant que nous étions au campement, des objets informes et noirâtres, rangés en file en travers de ce grand fleuve. Nous avions beau nous rapprocher de ces ilôts fantastiques, leur forme ne se dessinait pas d'une manière plus nette et plus claire. Ce fut seulement quand nous fûmes tout près, que nous pûmes reconnaître plus de cinquante bœufs sauvages incrustés dans la glace. Ils avaient voulu, sans doute, traverser le fleuve à la nage, au moment de la concrétion des eaux, et ils s'étaient trouvés pris par les glaçons, sans avoir la force de s'en débarrasser, et de continuer leur route. Leur belle tête, surmontée de grandes cornes, était encore à découvert ; mais le reste du corps était pris dans la glace, qui était si transparente, qu'on pouvait distinguer facilement la position de ces imprudentes bêtes ; on eût dit qu'elles étaient encore à nager. Les aigles et les corbeaux leur avaient arraché les yeux.

On rencontre fréquemment des bœufs sauvages dans les déserts du Thibet antérieur. Ils vont toujours par troupes nombreuses, et se plaisent sur les sommets des montagnes. Pendant l'été, ils descendent dans les vallées pour se désaltérer aux ruisseaux et aux étangs ; mais pendant la longue saison de l'hiver, ils restent sur les hauteurs, et se contentent de manger de la neige et quelques herbes d'une extrême dureté. Ces animaux sont d'une grosseur démesurée, leur poil est long et noir, ils sont surtout remarquables par la grandeur et la forme superbe de leurs cornes. Il n'est pas prudent de leur faire la chasse, car on les dit extrêmement féroces. Quand on en trouve quelques-uns qui se sont isolés des troupeaux, on peut se hasarder à les mitrailler ; mais il faut que les chasseurs soient en grand nombre, pour bien assurer leurs coups. S'ils ne tuent pas le bœuf, il y a grand risque qu'il ne coure sur eux et ne les mette en pièces. Un jour, nous aperçûmes un de ces bœufs qui s'amusait à lécher du nilre dans une petite enceinte entourée de rochers. Huit hommes, armés de fusils à mèche, se détachèrent de la caravane, et allèrent se poster en embuscade sans que le bœuf les aperçût. Huit coups de fusils partirent à la fois ; le bœuf leva la tête, regarda avec des yeux enflammés d'où partaient les coups, puis il s'échappa au grand galop ; et se mit à bondir dans la plaine en poussant des mugissements affreux. On prétendit qu'il avait été blessé, mais qu'effrayé à la vue de la caravane, il n'avait pas osé se précipiter sur les chasseurs.

Les mulets sauvages sont aussi très-nombreux dans le Thibet antérieur. Quand nous eûmes traversé le Mourouï-Oussou, nous en rencontrâmes presque tous les jours. Cet animal, que les naturalistes ont nommé cheval hémione, ou cheval demi-âne, a la grandeur d'un mulet ordinaire ; mais il a le corps plus beau, son attitude est plus gracieuse, et ses mouvements sont plus légers ; son poil est, sur le dos, de couleur rousse, puis il va s'éclaircissant insensiblement jusque sous le ventre, où il est presque blanc. Les hémiones ont la télé grosse, disgracieuse, et nullement en rapport avec l'élégance de leur corps ; ils marchent la tête haute, et portent droites leurs longues oreilles. Quand ils galoppent, ils tournent la tête au vent, et relèvent leur queue, qui ressemble entièrement à celle des mulets : le hennissement qu'ils font entendre est vibrant, clair et sonore ; ils sont d'une si grande agilité, qu'il est impossible aux cavaliers tartares ou thibétains de les atteindre à la course. Quand on veut les prendre, on se met en embuscade vers les endroits qui conduisent aux ruisseaux où ils vont se désaltérer, et alors on les tue à coups de flèches ou de fusils : leur chair est excellente, et leurs peaux servent à faire des bottes. Les chevaux demi ânes sont féconds, et se reproduisent en perpétuant l'espèce, qui demeure toujours inaltérable : on n'a jamais pu encore les plier à la domesticité. On nous a dit qu'on en avait pris de tout jeunes, qu'on avait essayé de les élever avec d'autres poulains, mais qu'il avait toujours été impossible de les monter et de les accoutumer à porter des fardeaux. Aussitôt qu'on les laissait libres, ils s'échappaient et rentraient dans l'état sauvage. Nous n'avons pas remarqué pourtant que leur caractère fût extrêmement farouche ; nous les avons vu folâtrer quelquefois avec les chevaux de la caravane, qui paissaient aux environs du campement ; mais à l'approche de l'homme, qu'ils distinguent et sentent de fort loin, ils prenaient aussitôt la fuite. Les lynx, les chamois, les rennes et les bouquetins abondent dans le Thibet antérieur.

Quelques jours après le passage du Mourouï-Oussou, la caravane commença à se débander : ceux qui avaient des chameaux voulurent prendre les devants, de peur d'être trop retardés par la marche lente des bœufs à long poil. D'ailleurs la nature du pays ne permettait plus à une aussi grande troupe de camper dans le même endroit. Les pâturages devenaient si rares et si maigres, que les bestiaux de la caravane ne pouvaient aller tous ensemble sous peine de mourir de faim. Nous nous joignîmes à ceux qui avaient des chameaux, et nous laissâmes derrière nous les bœufs à long poil. Notre bande fut encore obligée, dans la suite, de se fractionner : la grande unité étant une fois rompue, il se forma une foule de petits chefs de caravane, qui ne s'entendaient pas toujours sur les lieux où il fallait camper ni sur les heures du départ.

Nous arrivions insensiblement vers le point le plus élevé de la haute Asie, lorsqu'un terrible vent du nord, qui dura pendant quinze jours, vint se joindre à l'affreuse rigueur de la température, et nous menacer des plus grands malheurs. Le temps était toujours pur ; mais le froid était si épouvantable, qu'à peine à midi pouvait-on ressentir un peu l'influence des rayons du soleil ; encore fallait-il avoir soin do se mettre bien à l'abri du vent. Pendant le reste de la journée, et surtout pendant la nuit, nous étions dans l'appréhension continuelle de mourir gelés. Tout le monde eut bientôt la figure et les mains crevassées. Pour donner une certaine idée de ce froid, dont il est impossible de bien comprendre la rigueur, à moins d'en avoir éprouvé les effets, il suffira de citer une particularité qui nous parait assez frappante. Tous les matins, avant de se mettre en route, on prenait un repas, et puis on ne mangeait que le soir lorsqu'on était arrivé au campement. Comme le tsamba n'était pas un mets assez appétissant, pour que nous pussions en manger tout d'un coup une quantité suffisante pour nous soutenir durant la route, nous avions soin d'en pétrir dans du thé trois ou quatre boules que nous mettions en réserve pour la journée. Nous enveloppions cette pâte bouillante dans un linge bien chaud, et nous la placions sur notre poitrine. Nous avions par-dessus tous nos habits, savoir : une robe en grosse peau de mouton, puis un gilet en peau d'agneau, puis un manteau court en peau de renard, puis enfin une grande casaque en laine. Hé bien, durant ces quinze jours, nos gâteaux de tsamba se sont toujours gelés ; quand nous les retirions de notre sein, ce n'était plus qu'un mastic glacé qu'il fallait pourtant dévorer, au risque de se casser les dents, si nous ne voulions pas mourir de faim.

Les animaux, accablés de fatigues et de privations, ne résistaient plus que difficilement à un froid si rigoureux. Les mulets et les chevaux étant moins vigoureux que les chameaux et les bœufs à long poil, réclamèrent des soins extraordinaires. On fut obligé de les habiller avec de grands tapis de feutre qu'on leur ficelait autour du corps, et de leur envelopper la tête avec du poil de chameau. Dans d'autres circonstances tous ces bizarres accoutrements eussent excité notre hilarité, mais nous étions trop malheureux pour rire. Malgré toutes ces précautions, les animaux de la caravane furent décimés par la mort.

Les nombreuses rivières que nous avions à passer sur la glace étaient encore un inconcevable sujet de misères et de fatigues. Les chameaux sont si maladroits ; ils ont la marche si lourde et si pesante, que, pour faciliter leur passage, nous étions obligés de leur tracer un chemin, en semant sur la rivière du sable et de la poussière, ou en brisant avec nos haches la première couche de glace. Après cela, il fallait prendre les chameaux les uns après les autres et les guider avec soin sur la bonne route : s'ils avaient le malheur de faire un faux pas et de glisser, c'était fini ; ils se jetaient lourdement à terre, et on avait toutes les peines du monde à les faire relever. Il fallait d'abord les décharger de leur bagage, puis on les traînait sur les flancs jusqu'au bord de la rivière, où l'on étendait des tapis sur la glace ; quelquefois même tout cela était inutile ; on avait beau les frapper, les tirailler, ils ne se donnaient pas même la peine de faire un effort pour se relever : on était alors forcé de les abandonner, car on ne pouvait s'arrêter dans cet affreux pays, pour attendre qu'il prît fantaisie à un chameau de se remettre sur ses jambes.

Tant de misères réunies finirent par jeter les pauvres voyageurs dans un abattement voisin du désespoir. A la mortalité des animaux, se joignit celle des hommes, que le froid saisissait, et qu'on abandonnait encore vivants le long du chemin. Un jour, que l'épuisement de nos bêtes de somme nous avait forcés de ralentir notre marche, et de rester un peu en arrière de la troupe, nous aperçûmes un voyageur assis à l'écart sur une grosse pierre ; il avait la tête penchée sur sa poitrine, les bras pressés contre les flancs, et demeurait immobile comme une statue. Nous rappelâmes à plusieurs reprises, mais il ne nous répondit pas ; il ne témoigna pas même, par le plus petit mouvement, qu'il eût entendu notre voix. — Quelle folie, nous disions-nous, de s'arrêter ainsi en route avec un temps pareil! Ce malheureux va certainement mourir de froid

Nous l'appelâmes encore, mais il garda toujours la même immobilité. Nous descendîmes de cheval, et nous allâmes vers lui. Nous reconnûmes un jeune Lama mongol, qui était venu souvent nous visiter dans notre tente. Sa figure était comme de la cire, et ses yeux entr'ouverts avaient une apparence vitreuse ; il avait des glaçons suspendus aux narines et aux coins de la bouche. Nous lui adressâmes la parole sans pouvoir obtenir un seul mot de réponse : un instant nous le crûmes mort. Cependant il ouvrit les yeux, et les fixa sur nous avec une horrible expression de stupidité : ce malheureux était gelé, et nous comprimes qu'il avait été abandonné par ses compagnons. Il nous parut si épouvantable de laisser ainsi mourir un homme sans essayer de lui sauver la vie, que nous ne balançâmes point à le prendre avec nous. Nous l'arrachâmes de dessus cette affreuse pierre où on l'avait mis, et nous le plaçâmes sur le petit mulet de Samdadchiemba, Nous l'enveloppâmes d'une couverture, et nous le conduisîmes ainsi jusqu'au campement. Aussitôt que la tente fut dressée, nous allâmes visiter les compagnons de ce pauvre jeune homme. Quand ils surent ce que nous avions fait, ils se prosternèrent pour nous remercier ; ils nous dirent que nous avions un cœur excellent, mais que nous nous étions donné en vain une grande peine ; que le malade était perdu ... Il est gelé, nous dirent-ils, et le froid est bien près de gagner le cœur ! Il nous fut impossible de partager le désespoir de ces voyageurs. Nous retournâmes à notre tente, et l'un d'eux nous accompagna, pour voir si l’état du malade offrait encore quelques ressources. Quand nous arrivâmes, le jeune Lama était mort !

Plus de quarante hommes de la caravane, furent abandonnés encore vivants dans le désert, sans qu'il fût possible de leur donner le moindre soulagement. On les faisait aller à cheval ou à chameau tant qu'il y avait quelque espérance ; mais, quand ils ne pouvaient ni manger, ni parler, ni se soutenir, on les exposait sur la route. On ne pouvait s'arrêter pour les soigner dans un désert inhabité, où l'on avait à redouter les bêtes féroces, les brigands, et surtout le manque de vivres. Ah! quel spectacle affreux, de voir ces hommes mourants, abandonnés le long du chemin! Pour dernière marque d'intérêt, on déposait à côté d'eux une écuelle en bois et un petit sac de farine d'orge ; ensuite, la caravane continuait tristement sa route. Quand tout le monde était passé, les corbeaux et les vautours qui tournoyaient sans cesse dans les airs, s'abattaient sur ces infortunés, qui, sans doute, avaient encore assez de vie pour se sentir déchirer par ces oiseaux de proie.

Les vents du nord aggravèrent beaucoup la maladie do M. Gabet. De jour en jour, son état devenait plus alarmant. Sa grande faiblesse ne lui permettant pas d'aller à pied, et ne pouvant ainsi se donner un peu d'exercice pour se réchauffer, il eut les pieds, les mains et la figure gelés ; ses lèvres étaient déjà livides, et ses yeux presque éteints ; bientôt, il n'eut plus même la force de se soutenir à cheval. Nous n'eûmes d'autre moyen que de l'envelopper dans des couvertures, de ficeler le tout sur un chameau, puis de mettre notre confiance en la bonté de la divine Providence.

Un jour, que nous suivions les sinuosités d'un vallon, le cœur oppressé par de tristes pensées, voilà que, tout à coup, nous voyons apparaître deux cavaliers sur la cime des montagnes environnantes. En ce moment, nous allions de compagnie avec une petite troupe de marchands thibétains, qui, comme nous, avaient laissé passer en avant le gros de la caravane, de peur de fatiguer les chameaux par une marche trop précipitée. — Tsong-Kaba ! s'écrièrent les Thibétains, voilà là-bas des cavaliers ... Cependant, nous sommes dans le désert ; on sait qu'il n'y a pas ici de pasteurs de troupeaux. — Ils avaient à peine prononcé ces paroles, que nous aperçûmes un grand nombre d'autres cavaliers, apparaître encore sur divers points. Nous ne pûmes nous empocher d'éprouver un frémissement subit, en les voyant se précipiter tous ensemble du haut des montagnes, et courir vers nous avec impétuosité. Dans ce pays inhabité, que faisaient ces cavaliers ? que voulaient-ils ?

Nous ne doutâmes pas un instant que nous ne fussions tombés entre les mains des brigands. Leur allure, d'ailleurs, n'était nullement propre à nous rassurer : Un fusil en bandoulière, deux grands sabres suspendus de chaque côté de la ceinture, des cheveux noirs qui tombaient en longues mèches sur leurs épaules, des yeux flamboyants, et une peau de loup sur la tête, en guise de bonnet, tel était l'effrayant portrait des personnages dont nous étions environnés. Ils étaient au nombre de vingt-sept, et de notre côté, nous n'étions que dix-huit, et probablement pas tous des guerriers bien éprouvés. On mit pied à terre départ et d'autre, et un courageux Thibétain de notre petite bande s'avança pour parler au chef des brigands, qu'on distinguait à deux petits drapeaux rouges qui flottaient derrière la selle de son cheval. Après une longue conversation assez animée : — Quel est cet homme, dit le chef des Kolo, en indiquant M. Gabet qui, attaché sur son chameau, était le seul qui n'eût pas mis pied à terre ? — C'est un Grand-Lama du ciel d'occident, répondit le marchand thibétain ; la puissance de ses prières est infinie. — Le Kolo porta ses deux mains jointes au front, et considéra M. Gabet, qui, avec sa figure gelée et son bizarre entourage de couvertures bariolées, ne ressemblait pas mal à ces idoles terribles qu'on rencontre parfois dans les temples païens. Après avoir contemplé un instant le fameux Lama du ciel d'occident, le brigand adressa quelques paroles, à voix basse, au marchand thibétain ; puis, ayant fait un signe à ses compagnons, ils sautèrent tous à cheval, partirent au grand galop, et disparurent derrière les montagnes. — N'allons pas plus loin, nous dit le marchand thibétain, dressons ici notre tente ; les Kolo sont des brigands, mais ils ont le cœur grand et généreux ; quand ils verront que nous restons sans peur entre leurs mains, ils ne nous attaqueront pas ... D'ailleurs, ajouta-t-il, je crois qu'ils redoutent beaucoup la puissance des Lamas du ciel d'occident. — Sur l'avis du marchand, tout le monde se mit en devoir de camper. Les tentes furent à peine dressées, que les Kolo reparurent sur la crête de la montagne ; ils coururent de nouveau vers nous avec leur rapidité accoutumée. Le chef entra seul dans le camp, les autres attendirent un peu en dehors de l'enceinte. Le Kolo s'adressa au Thibétain qui lui avait parlé la première fois. — Je viens, lui dit-il, te demander l'explication d'une chose que je ne comprends pas. Vous savez que nous campons derrière cette montagne, et vous osez dresser votre tente ici, tout près de nous ! Combien donc êtes-vous d'hommes dans votre bande ? — Nous ne sommes que dix-huit. Vous autres, si je ne me trompe, vous êtes vingt-sept ; mais les gens de cœur ne prennent jamais la fuite. — Vous voulez donc vous battre ? — Si nous n'avions pas plusieurs malades dans la caravane, je répondrais Oui :... car j'ai déjà fait mes preuves avec les Kolo. — Toi, tu t'es battu avec les Kolo ? à quelle époque ? Comment t'appelles-tu ? — Il y a cinq ans, lors de l'affaire du Tchanak-Kampo ; voici encore un souvenir. Et il découvrit son bras droit, marqué d'une large entaille de sabre. — Le brigand se mit à rire, et lui demanda de nouveau son nom. — Je m'appelle Rala-Tchembé, répondit le marchand ; tu dois connaître ce nom ? — Oui, tous les Kolo le connaissent, c'est le nom d'un brave .... Et, en disant ces mots, il sauta en bas de son cheval ; il tira un sabre de sa ceinture, et l'offrit au Thibétain. — Tiens, lui dit-il, reçois ce sabre, c'est le meilleur que j'aie ; nous nous sommes battus assez souvent ; à l'avenir, quand nous nous rencontrerons, nous devons nous traiter en frères. — Le Thibétain reçut le cadeau du chef de brigands, et lui offrit en retour un arc et un carquois magnifiques qu'il avait achetés à Péking.

Les Kolo qui étaient restés hors du camp, voyant que leur maître avait fraternisé avec le chef de la caravane, mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux deux à deux par la bride, et vinrent boire amicalement le thé avec les pauvres voyageurs, qui commençaient, enfin, à respirer à leur aise. Tous ces brigands furent extrêmement aimables ; ils demandèrent des nouvelles des Tartares-Kalkhas qu'ils attendaient spécialement, disaient-ils, parce que l'année précédente, ils leur avaient tué trois hommes qu'il fallait venger. On fit aussi un peu de politique. Les brigands prétendirent qu'ils étaient grands amis du Talé-Lama, et ennemis irréconciliables de l'empereur de Chine ; qu'à cause de cela, ils manquaient rarement de piller l'ambassade quand elle se rendait à Péking, parce que l'Empereur était indigne de recevoir les présents du Talé-Lama, mais qu'ils la respectaient ordinairement à son retour, parce qu'il était très-convenable que l'Empereur fit des cadeaux au Talé-Lama. Après avoir fait honneur au thé et au tsamba de la caravane, ces brigands nous souhaitèrent bon voyage et reprirent le chemin de leur campement. Toutes ces fraternelles manifestations ne nous empêchèrent pas de dormir avec un œil ouvert. La nuit ne fut pas troublée, et le lendemain nous continuâmes en paix notre route. Parmi les nombreux pèlerins qui ont fait le voyage de Lha-Ssa, il en est fort peu qui puissent se vanter d'avoir vu les brigands de si près, sans en avoir reçu aucun mal.

Nous venions d'échapper à un grand danger ; mais il s'en préparait une autre, nous disait-on, bien plus formidable encore, quoique d'une nature différente. Nous commencions à gravir la vaste chaîne des monts Tant-La. Au dire de nos compagnons de voyage, tous les malades devaient mourir sur le plateau, et les bien-portants y endurer une forte crise. M. Gabet fut irrévocablement condamné à mort par les gens d'expérience. Après six jours de pénible ascension sur les flancs de plusieurs montagnes placées comme en amphithéâtre les unes au-dessus des autres, nous arrivâmes enfin sur ce fameux plateau, le point peut-être le plus élevé du globe. La neige semblait y être incrustée, et faire partie du sol. Elle craquait sous nos pas ; mais nous y laissions à peine une légère empreinte. Pour toute végétation, on rencontrait ça et là quelques bouquets d'une herbe courte, pointue, lisse, ligneuse à l'intérieur, dure comme du fer, sans être cassante ; de sorte qu'on eût pu facilement en faire des aiguilles de matelassier. Les animaux étaient si affamés, qu'il leur fallait, bon gré mal gré, attaquer cet atroce fourrage. On l'entendait craquer sous leurs dents, et ils ne pouvaient parvenir à en dévorer quelques parcelles, qu'après de vigoureux tiraillements et à la condition de s'ensanglanter les lèvres. Des bords de ce magnifique plateau, nous apercevions à nos pieds les pics et les aiguilles de plusieurs immenses massifs, dont les derniers rameaux allaient se perdre dans l'horizon. Nous n'avons rien vu de comparable à ce grandiose et gigantesque spectacle. Pendant les douze jours que nous voyageâmes sur les hauteurs du Tant-La, nous n'eûmes pas de mauvais temps ; l'air fut calme, et Dieu nous envoya tous les jours un soleil bienfaisant et tiède, pour tempérer un peu la froidure de l'atmosphère. Cependant, l'air excessivement raréfié, à cette hauteur considérable, était d'une vivacité extrême. Des aigles monstrueux suivaient la grande troupe des voyageurs, qui leur laissait tous les jours un certain nombre de cadavres. Il était écrit que la petite caravane des Missionnaires français devait, elle aussi, payer son tribut à la mort qui se contenta de notre petit mulet noir. Nous le lui abandonnâmes tout à la fois avec regret et résignation. Les tristes prophéties qui avaient été faites au sujet de M. Gabet, se trouvèrent avoir menti. Ces redoutables montagnes lui furent au contraire très-favorables. Elles lui rendirent peu à peu la santé et ses forces premières. Ce bienfait, presque inespéré de la divine Providence, nous fit oublier toutes nos misères passées. Nous reprîmes un nouveau courage, et nous espérâmes fermement que le bon Dieu nous permettrait d'arriver au terme de notre voyage.

La descente du Tant-La fut longue, brusque et rapide. Durant quatre jours entiers, nous allâmes comme par un gigantesque escalier, dont chaque marche était formée d'une montagne. Quand nous fûmes arrivés au bas, nous rencontrâmes des sources d'eau thermale, d'une extrême magnificence. On voyait, parmi d'énormes rochers, un grand nombre de réservoirs creusés par la nature, où l'eau bouillonnait comme dans de grandes chaudières placées sur un feu très-actif. Quelquefois, elle s'échappait à travers les fissures des rochers, et s'élançait dans toutes les directions par une foule de petits jets bizarres et capricieux. Sauvent l'ébullition devenait tout à coup si violente, au milieu de certains réservoirs, que de grandes colonnes d'eau montaient et retombaient avec intermittence, comme si elles eussent été poussées par un immense corps de pompe. Au-dessus de ces sources, des vapeurs épaisses s'élevaient continuellement dans les airs, et se condensaient en nuages blanchâtres. Toutes ces eaux étaient sulfureuses. Après avoir longtemps bondi et rebondi dans leurs vastes réservoirs de granit, elles abandonnaient enfin ces rochers, qui semblaient vouloir les retenir captives, et allaient se réunir dans une petite vallée où elles formaient un large ruisseau qui s'écoulait sur un lit de cailloux jaunes comme de l'or. Ces eaux bouillantes ne conservaient pas longtemps leur fluidité. L'extrême rigueur de l'atmosphère les refroidissait si rapidement, qu'à une demi-lieue loin de sa source, le ruisseau était presque entièrement glacé. On rencontre fréquemment, dans les montagnes du Thibet, des sources d'eaux thermales. Les Lamas médecins reconnaissent qu'elles ont de grandes propriétés médicales ; ils en prescrivent volontiers l'usage à leurs malades, soit en bains, soit en boisson.

Depuis les monts Tant-La jusqu'à Lha-Ssa, on remarque que le sol va toujours en inclinant. A mesure qu'on descend, l'intensité du froid diminue, et la terre se recouvre d'herbes plus vigoureuses et d'une plus grande variété. Un jour, nous campâmes dans une vaste plaine, où les pâturages étaient d'une merveilleuse abondance. Comme nos animaux souffraient depuis longtemps d'une affreuse famine, on décida qu'on les ferait profiter de l'occasion, et qu'on s'arrêterait pendant deux jours.

Le lendemain matin, au moment où nous faisions tranquillement bouillir le thé dans l'intérieur de notre tente, nous aperçûmes au loin une troupe de cavaliers qui se dirigeaient sur nous, ventre à terre. A cette vue, il nous sembla que le sang se glaçait dans nos veines ; nous fûmes d'abord comme pétrifiés. Après ce premier instant de stupeur, nous sortîmes avec précipitation, et nous courûmes à la tente de Rala Tchembé. — Les Kolo ! les Kolo ! nous écriâmes-nous ; voici une grande troupe de Kolo qui arrive. — Les marchands thibétains, qui étaient occupés à boire du thé et à pétrir du tsamba, se mirent à rire, et nous invitèrent à nous asseoir. — Prenez le thé avec nous, dirent-ils, il n'y a plus de Kolo à craindre ; les cavaliers qui viennent sont des amis. Nous commençons à entrer dans les pays habités ; derrière cette colline que nous avons à notre droite, il y a un grand nombre de tentes noires. Les cavaliers que vous prenez pour des Kolo, sont des bergers du voisinage. — Ces paroles nous rendirent la paix, et la paix nous ramenant l'appétit, nous nous assîmes volontiers pour partager le déjeuner des marchands thibétains. A peine nous avait-on versé une écuellée de thé beurré, que les cavaliers furent à la porte de la tente. Bien loin d'être des brigands, c'étaient au contraire de fort braves gens, qui venaient nous vendre du beurre et de la viande fraîche. Leurs selles ressemblaient à des établis de bouchers ; elles soutenaient de nombreux quartiers de mouton et de chevreau, qui pendaient le long des flancs des chevaux. Nous achetâmes huit gigots de mouton, qui, étant gelés, pouvaient se transporter facilement. Ils nous coûtèrent une vieille paire de bottes de Péking, un briquet de Péking, et la selle de notre petit mulet qui, fort heureusement, était aussi une selle de Péking. Tous les objets qui viennent de Péking sont très-estimes par les Thibétains, et surtout par ceux qui en sont encore à la vie pastorale et nomade. Aussi les marchands qui accompagnent l'ambassade, ont-ils grand soin d'inscrire invariablement sur tous leurs ballots : Marchandises de Péking. Le tabac à priser fait surtout fureur parmi les Thibétains. Tous les bergers nous demandèrent si nous n'avions pas du tabac à priser de Péking. M. Hue, qui était le seul priseur de la troupe, en avait eu autrefois ; mais depuis huit jours, il en était réduit à remplir sa tabatière d'un affreux mélange de terre et de cendres. Ceux qui ont une habitude longue et invétérée du tabac, pourront comprendre tout ce qu'une position pareille avait de triste et de lamentable.

Condamnés depuis plus de deux mois à ne vivre que de farine d'orge délayée dans du thé, la seule vue de nos quartiers de mouton, semblait déjà nous fortifier l'estomac, et rendre un peu de vigueur à nos membres amaigris. Tout le reste de la journée se passa en opérations culinaires. En fait d'épices et d'assaisonnement, nous n'avions que de l'ail, et encore tellement gelé et ridé, qu'il était presque anéanti dans son enveloppe. Nous épluchâmes tout ce qui nous restait, et nous l'insérâmes dans deux gigots, que nous mîmes bouillir dans notre grande marmite. Les argols, qu'on trouvait en abondance dans cette bienheureuse plaine, nous permirent de faire assez bon feu pour cuire convenablement notre inappréciable souper. Le soleil était sur le point de se coucher ; et Samdadchiemba, qui venait d'inspecter un gigot avec l'ongle de son pouce, nous annonçait triomphalement que le mouton était cuit à point, lorsque nous entendîmes retentir de toutes parts ce cri désastreux : Mi yon ! mi yon ! Le feu ! le feu ! D'un bond nous fûmes hors de notre tente. Le feu avait pris en effet, dans l'intérieur du camp, aux herbes sèches, et menaçait d'envahir nos demeures de toile ; la flamme courait dans tous les sens avec une rapidité effrayante. Tous les voyageurs, armés de tapis de feutre, cherchaient à étouffer l'incendie, ou du moins à l'empêcher de gagner les tentes. Elles furent heureusement préservées. Le feu, chassé de tous les côtés, se fraya une issue, et s'échappa dans le désert. Alors la flamme, poussée par le vent, s'étendit au milieu de ces vastes pâturages, qu'elle dévorait en courant. Nous pensions qu'il n'y avait plus rien à craindre ; mais le cri : Sauvez les chameaux ! sauvez les chameaux ! nous fit aussitôt comprendre combien peu nous avions d'expérience d'un incendie dans le désert. Noua remarquâmes bientôt que les chameaux attendaient stupidement la flamme, au lieu de fuir comme les chevaux et les bœufs. Nous volâmes alors au secours des nôtres, qui étaient encore assez éloignés de l'incendie. Mais le feu y fut presque aussitôt que nous. Bientôt nous fûmes entourés de flammes. Nous avions beau pousser et frapper ces stupides chameaux, pour les forcer à fuir, ils demeuraient immobiles, se contentant de tourner la tête et de nous regarder flegmatiquement, comme pour nous demander de quel droit nous venions les empêcher de paître. Il y aurait eu, en vérité, de quoi les tuer ! La flamme consumait avec une si grande rapidité l'herbe qu'elle rencontrait sur son passage, qu'elle atteignit bientôt les chameaux. Le feu prit à leur longue et épaisse bourre, et nous dûmes nous précipiter sur eux avec des tapis de feutre, pour éteindre l'incendie qui s'était allumé sur leurs corps. Nous pûmes en sauver trois, qui eurent seulement l'extrémité du poil flambé. Mais le quatrième fut réduit à un état pitoyable ; il ne lui resta pas un brin de poil sur le corps ; tout fut consumé jusqu'à la peau, qui elle-même fut affreusement charbonnée.

Les pâturages qui furent dévorés par les flammes, pouvaient occuper un espace d'une demi-lieue en longueur, sur un quart de largeur. Les Thibétains ne cessaient de s'applaudir du bonheur qu'ils avaient eu d'arrêter les progrès de l'incendie, et nous partageâmes volontiers leur joie, quand nous comprîmes toute l'étendue du malheur dont nous avions été menacés. On nous dit que si le feu avait encore continué quelque temps, il serait parvenu jusqu'aux tentes noires, et qu'alors les bergers auraient couru après nous, et nous auraient infailliblement massacrés. Rien n'égale la fureur de ces pauvres habitants du désert, lorsque, par malice ou par imprudence, on réduit eu cendres des pâturages qui sont leur unique ressource. C'est à peu près comme si on détruisait leurs troupeaux.

Quand nous nous remîmes en route, le chameau grillé n'était pas encore mort, mais il se trouvait tout-à-fait hors de service ; les trois autres durent se prêter à la circonstance, et recevoir sur leur dos chacun une partie des bagages que portait leur infortuné compagnon de route. Au reste, toutes les charges étaient beaucoup diminuées de leur pesanteur depuis notre départ de Koukou-Noor ; nos sacs de farine étaient à peu près vides ; et depuis que nous étions descendus des monts Tant-La, nous étions obligés de nous mettre à la ration de deux écuellées de tsamba par jour. Avant de partir, nous avions assez bien fait nos calculs ; mais nous n'avions pas compté sur le gaspillage que nos deux chameliers feraient de nos provisions ; le premier, par bêtise et insouciance, et le second, par méchanceté. Heureusement que nous étions sur le point d'arriver à une grande station thibétaine, où nous devions trouver les moyens de nous approvisionner.

Après avoir suivi pendant quelques jours une longue série de vallons, où l'on découvrait parfois quelques tentes noires et de grands troupeaux d'yaks, nous allâmes enfin camper à côté d'un grand village thibétain. Il est situé sur les bords de la rivière Na-Ptchu, désignée sur la carte de M. Andriveau-Goujon, par le nom mongol de Khara-Oussou ; les deux dénominations signifient également : Eaux-Noires. Na-Ptchu est la première station thibétaine de quelque importance, que l'on rencontre en allant à Lha-Ssa. Le village est composé de maisons bâties en terre, et d'une foule de tentes noires. Les habitants ne cultivent pas la terre. Quoiqu'ils demeurent toujours à poste fixe, ils sont bergers comme les tribus nomades, et ne s'occupent que du soin d'élever des troupeaux. On nous raconta, qu'à une époque très-reculée, un roi du Koukou-Noor, ayant fait la guerre aux Thibétains, les subjugua en grande partie, et donna le pays de Na-Ptchu aux soldats qu'il avait emmenés avec lui. Quoique ces Tartares soient actuellement fondus dans les peuples thibétains, on peut encore remarquer, parmi les tentes noires, un certain nombre de ïourtes mongoles. Cet événement peut aussi expliquer l'origine d'une foule d'expressions mongoles, qui sont en usage dans le pays, et qui sont passées dans le domaine de l'idiome thibétain.

Les caravanes qui se rendent à Lha-Ssa, doivent forcément s'arrêter quelques jours à Na-Ptchu, pour organiser un nouveau système de transport ; car les difficultés d'un chemin horriblement rocailleux, ne permettent pas aux chameaux d'aller plus loin. Notre premier soin fut donc de cherchera vendre les nôtres ; ils étaient si misérables et si éreintés, que personne n'en voulait. Enfin une espèce de vétérinaire, qui, sans doute, avait quelque recette pour les tirer du mauvais état dans lequel ils se trouvaient, se présenta ; nous lui en vendîmes trois pour quinze onces d'argent, et nous lui abandonnâmes l' incendié par-dessus le marché. Ces quinze onces d'argent étaient juste ce qu'il nous fallait pour louer six bœufs à long poil, qui devaient transporter les bagages jusqu'à Lha-Ssa.

Une seconde opération, fut de renvoyer le Lama des Monts Ratchico. Après lui avoir fait largement ses comptes, nous lui dîmes que, s'il avait l'intention d'aller à Lha-Ssa, il devait se choisir d'autres compagnons ; qu'il pouvait se regarder comme libéré des engagements qu'il avait contractés avec nous. Enfin, nous nous séparâmes de ce malheureux qui avait doublé, par sa méchanceté, les peines et les misères que nous avions eues à endurer en route.

Notre conscience nous fait un devoir d'avertir les personnes que des circonstances quelconques pourront amener à Na-Ptchu, qu'elles feront bien de s'y tenir en garde contre les voleurs. Les habitants de ce village thibétain sont remarquables par leurs escroqueries ; ils exploitent les caravanes mongoles et autres d'une manière indigne. Pendant la nuit, ils s'introduisent adroitement dans les tentes, et en emportent tout ce qui tombe sous leurs mains ; en plein jour même, ils exercent leur industrie avec un aplomb et une habileté capables de donner de la jalousie aux filous les plus distingués de Paris.

Après avoir fait provision de beurre, de tsamba et de quelques quartiers de mouton, nous nous acheminâmes vers Lha-Ssa, dont nous n'étions guère éloignés que d'une quinzaine de jours de marche. Nous eûmes pour compagnons de voyage des Mongols du royaume de Khartchin, qui se rendaient en pèlerinage au Sanctuaire Eternel (1)[3] ; ils avaient avec eux leur grand Chaberon, c'est-à-dire, un Bouddha-vivant, qui était supérieur de leur lamaserie. Ce Chaberon était un jeune homme de dix-huit ans ; il avait des manières agréables et distinguées ; sa figure pleine de candeur et d'ingénuité contrastait singulièrement avec le rôle qu'on lui faisait jouer. A l'âge de cinq ans, il avait été déclaré Bouddha et Grand-Lama des Bouddhistes de Khartchin. Il allait passer quelques années dans une des grandes lamaseries de Lha-Ssa, pour s'appliquer à l'étude des prières, et acquérir la science convenable à sa dignité. Un frère du roi de Khartchin et plusieurs Lamas de qualité, étaient chargés de lui faire cortège et de le servir en route. Le titre de Bouddha-vivant paraissait être, pour ce pauvre jeune homme, une véritable oppression. On voyait qu'il aurait voulu pouvoir rire et folâtrer tout à son aise ; en route, il lui eût été bien plus agréable de faire caracoler son cheval, que d'aller gravement entre deux cavaliers d'honneur qui ne quittaient jamais ses côtés. Quand on était arrivé au campement, au lieu de rester continuellement assis sur des coussins, au fond de sa tente, et de singer les idoles des lamaseries, il eût bien mieux aimé se répandre dans le désert, et s'abandonner comme tout le monde aux travaux de la vie nomade ; mais rien de tout cela ne lui était permis. Son métier, à lui, consistait à faire le Bouddha, sans se mêler aucunement des soins qui ne devaient regarder que les simples mortels.

Le jeune Chaberon se plaisait assez à venir de temps en temps causer dans notre tente ; au moins, lorsqu'il était avec nous, il lui était permis de mettre de côté sa divinité officielle, et d'appartenir franchement à l'espèce humaine. Il était très-curieux d'entendre ce que nous lui racontions des hommes et des choses de l'Europe. Il nous questionnait avec beaucoup d'ingénuité sur notre religion ; il la trouvait très-belle : et quand nous lui demandions s'il ne vaudrait pas mieux être adorateur de Jéhovah que Chaberon, il nous répondait qu'il n'en savait rien. Il n'aimait pas, par exemple, qu'on lui demandât compte de sa vie antérieure et de ses continuelles incarnations ; il rougissait à toutes ces questions, et finissait par nous dire que nous lui faisions de la peine en lui parlant de toutes ces choses-là. C'est qu'en effet le pauvre enfant se trouvait engagé dans une espèce de labyrinthe religieux auquel il ne comprenait rien du tout.

La route qui conduit de Na-Pcthu à Lha-Ssa est, en général, rocailleuse et très-fatigante. Quand on arrive à la chaîne des monts Koïran, elle est d'une difficulté extrême. Pourtant, à mesure qu'on avance, on sent son cœur s'épanouir, en voyant qu'on se trouve dans un pays de plus en plus habité. Les tentes noires qu'on aperçoit dans le lointain, les nombreux pèlerins qui se rendent à Lha-Ssa, les innombrables inscriptions gravées sur des pierres amoncelées le long du chemin, les petites caravanes de bœufs à long poil qu'on rencontre de distance en distance, tout cela contribue un peu à alléger les fatigues de la route.

A quelques journées de distance de Lha-Ssa, le caractère exclusivement nomade des Thibétains s'efface peu à peu. Déjà quelques champs cultivés apparaissent dans le désert. Les maisons remplacent insensiblement les tentes noires. Enfin les bergers ont disparu, et l'on se trouve au milieu d'un peuple agricole.

Le quinzième jour après notre départ de Na-Ptchu, nous arrivâmes à Pampou qui, à cause de sa proximité de Lha-Ssa, est regardé par les pèlerins comme le vestibule de la ville sainte. Pampou, désigné par erreur sur la carte de géographie sous le nom de Panctou, est une belle plaine arrosée par une grande rivière, dont les eaux, distribuées dans plusieurs canaux, répandent la fécondité dans la campagne. Il n'y a pas de village proprement dit ; mais on aperçoit, de tous côtés, de grandes fermes terminées en terrasse, et ordinairement très-bien blanchies à l'eau de chaux. Elles sont toujours entourées de grands arbres, et surmontées d'une petite tourelle en forme de pigeonnier, où flottent des banderolles de toutes couleurs, chargées d'inscriptions thibétaines. Après plus de trois mois de route dans d'affreux déserts, où il n'était possible de rencontrer que des bêtes fauves et des brigands, la plaine de Pampou nous parut le pays le plus beau du monde. Ce long et pénible voyage nous avait tellement rapprochés de l'état sauvage, que nous étions comme en extase devant tout ce qui tenait à la civilisation. Les maisons, les instruments aratoires, tout, jusqu'à un simple sillon, nous paraissait digne d'attirer notre attention. Ce qui nous frappa pourtant le plus, ce fut la prodigieuse élévation de température que nous remarquâmes au milieu de ces terres cultivées. Quoique nous fussions à la fin du mois de janvier, la rivière et les canaux étaient seulement bordés d'une légère couche de glace ; on ne rencontrait presque personne qui fût vêtu de pelleteries.

A Pampou, notre caravane fut obligée de se tranformer encore une fois. Ordinairement, les bœufs à long poil ne vont pas plus loin ; ils sont remplacés par des ânes extrêmement petits, mais robustes, et accoutumés à porter des fardeaux. La difficulté de trouver un assez grand nombre d'ânes pour les bagages des Lamas de Kcharthin et les nôtres, nous contraignit de séjourner à Pampou pendant deux jours. Nous utilisâmes ce temps en essayant de mettre un peu d'ordre dans notre toilette. Nous avions la chevelure et la barbe si hérissées, la figure si noircie par la fumée de la tente, si crevassée par le froid, si maigre, si décomposée, que nous eûmes pitié de nous-mêmes, quand nous pûmes considérer notre image dans un miroir. Pour ce qui est de notre costume, il était parfaitement assorti à notre personne.

Les habitants de Pampou vivent, en général, dans une grand aisance ; aussi sont-ils continuellement gais et sans souci. Tous les soirs, ils se réunissent devant les fermes, et on les voit, hommes, femmes et enfants, sautiller en cadence, en s'accompagnant de la voix. Quand ces danses champêtres sont terminées, le maître de la ferme régale tout le monde avec une espèce de boisson aigrelette faite d'orge fermentée. C'est une espèce de bierre à laquelle il ne manque que du houblon.

Après deux jours de réquisitions dans toutes les fermes de la plaine, la caravane des ânes se trouva enfin organisée, et nous nous mimes en route. Nous n'étions séparés de Lha-Ssa que par une montagne ; mais c'était, sans contredit, la plus ardue et la plus escarpée de toutes celles que nous eussions rencontrées dans notre voyage. Les Thibétains et les Mongols la gravissent avec une grande dévotion ; ils prétendent que ceux qui ont le bonheur d'arriver au sommet reçoivent la rémission complète de leurs péchés. Ce qu'il y a de certain, c'est que, si cette montagne n'a pas le pouvoir de remettre les péchés, elle a du moins celui d'imposer une longue et rude pénitence à ceux qui la franchissent. Nous étions partis à une heure après minuit, et ce ne fut que vers dix heures du matin que nous atteignîmes le sommet. Nous fûmes contraints d'aller presque tout le temps à pied, tant il est difficile de se tenir à cheval parmi ces sentiers escarpés et rocailleux.

Le soleil était sur le point de se coucher, quand nous achevâmes de descendre les nombreuses spirales de la montagne. Nous débouchâmes dans une large vallée, et nous aperçûmes à notre droite Lha-Ssa, cette célèbre métropole du monde bouddhique. Cette multitude d'arbres séculaires, qui entourent la ville comme d'une ceinture de feuillage ; ces grandes maisons blanches, terminées en plate-forme et surmontées de tourelles ; ces temples nombreux aux toitures dorées, ce Bouddha-La, au-dessus duquel s’élève le palais du Talé-Lama ..., tout donne à Lha-Ssa, un aspect majestueux et imposant.

A l’entrée de la ville, les Mongols que nous avions connus en route, et qui nous avaient précédés de quelques jours, vinrent nous recevoir et nous inviter à mettre pied à terre dans un logement qu’ils nous avaient préparé. Nous étions au 29 janvier 1846 ; il y avait dix-huit mois que nous étions partis de la Vallée-des-Eaux-Noires.


  1. (1) Tchanak, nom que les Thibétains donnent à la ville de Péking : Kampo, pontife, c'est-à-dire pontife de Péking.
  2. (1) Les Thibétains le nomment Polei-Tchou, fleuve du Seigneur.
  3. (1) Les Tartares donnent à Lha-Ssa, le nom de Monhe-Dchot sanctuaire éternel.