Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 2 - Chapitre VI

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Adrien Le Clere (Tome 2p. 246-292).
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VOLUME II, THIBET.


CHAPITRE VI.


Logement dans une maison thibétaine. — Aspect de Lha-Ssa. — Palais du Talé-Lama. — Portrait des Thibétains. — Monstrueuse toilette des femmes. — Produits industriels et agricoles du Thibet. — Mines d’or et d’argent. — Étrangers résidant à Lha-Ssa. — Les Pébouns. — Les Kalchis. — Les Chinois. — État des relations entre la Chine et le Thibet. — Nombreuses hypothèses du public à notre sujet. — Nous nous présentons aux autorités. — Forme du gouvernement thibétain. — Grand Lama de Djachi-Loumbo. — Confrérie des Kélans. — Prophétie thibétaine. — Mort tragique de trois Talé-Lama. — Notice sur Ki-Chan. — Condamnation du Nomekhan. — Révolte de la lamaserie de Séra.


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Après dix-huit mois de luttes contre des souffrances et des contradictions sans nombre, nous étions enfin arrivés au terme de notre voyage, mais non pas au bout de nos misères. Nous n’avions plus, il est vrai, à redouter de mourir de faim ou de froid, sur une terre inhabitée, mais des épreuves et des tribulations d’un autre genre, allaient nous assaillir sans doute, au milieu de ces populations infidèles, auxquelles nous voulions parler de Jésus mort sur la croix pour le salut des hommes. Après les peines physiques, c’était le tour des souffrances morales. Nous comptâmes encore, pour ces nouveaux combats, sur la bonté infinie du Seigneur. Nous espérâmes que celui qui nous avait protégés dans le désert contre les intempéries des saisons, voudrait bien nous continuer sa divine assistance contre la malice des hommes, au sein de la capitale du bouddhisme.

Le lendemain de notre arrivée à Lha-Ssa, nous primés un guide thibétain et nous parcourûmes les divers quartiers de la ville, en quête d’un appartement à louer. Les maisons de Lha-Ssa sont généralement grandes, à plusieurs étages, et terminées par une terrasse légèrement inclinée pour faciliter l’écoulement des eaux : elles sont entièrement blanchies à l’eau de chaux, à l’exception de quelques bordures et des encadrements des portes et des fenêtres qui sont en rouge ou en jaune. Les Bouddhistes réformés affectionnent spécialement ces deux couleurs : elles sont pour ainsi dire sacrées à leurs yeux, et ils les nomment couleurs lamaïques. Les habitants de Lha-Ssa étant dans l’usage de peindre tous les ans leurs maisons, elles sont habituellement d’une admirable propreté, et paraissent toujours bâties de fraîche date ; mais, à l’intérieur, elles sont loin d’être en harmonie avec la belle apparence qu’elles offrent au dehors. Les appartements sont sales, enfumés, puants, et encombrés de meubles et d’ustensiles répandus ça et là dans un désordre dégoûtant. Les habitations thibétaines ne sont, en quelque sorte, que de grands sépulcres blanchis ;... véritable image du bouddhisme et de toutes les fausses religions, qui ont toujours soin de recouvrir, de certaines vérités dogmatiques, et de quelques principes moraux, la corruption et le mensonge qu’elles recèlent.

Après de longues investigations, nous choisîmes enfin un tout petit logement, qui faisait partie d’une grande maison où se trouvaient réunis une cinquantaine de locataires. Notre pauvre gîte était à l’étage supérieur ; on y montait par vingt-six degrés en bois, dépourvus de rampe, et tellement raides et étroits que, pour obvier au désagrément de se casser le cou, il était extrêmement prudent de s'aider des pieds et des mains. Notre appartement se composait d'une grande chambre carrée et d'un petit corridor auquel nous donnions le nom de cabinet. La chambre était éclairée, au nord-est, par une étroite fenêtre garnie de trois épais barreaux en bois, et au zénith par une lucarne ronde percée au toit ; ce dernier trou servait à beaucoup de choses : d'abord il donnait entrée au jour, au vent, à la pluie et à la neige ; en second lieu il laissait sortir la fumée qui s'élevait de notre foyer. Afin de se mettre à l'abri de la froidure de l'hiver, les Thibétains ont imaginé de placer, au milieu de leurs chambres, un petit bassin en terre cuite où on fait brûler des argols. Comme ce combustible est souvent sujet à répandre beaucoup plus de fumée que de chaleur, quand on a envie de se chauffer, on comprend tout l'avantage d'avoir une lucarne au-dessus de sa tête : ce trou inappréciable, nous donnait la possibilité d'allumer un peu de feu, sans courir risque d'être étouffés par la fumée. Il y avait bien dans tout cela, le petit inconvénient de recevoir de temps à autre la pluie ou la neige sur son dos ; mais, quand on a mené la vie nomade, on ne s'arrête pas à si peu de chose. La chambre avait pour ameublement deux peaux de bouc étendues à droite et à gauche de notre plat à feu, puis deux selles de cheval, notre tente de voyage, quelques vieilles paires de bottes, deux malles disloquées, trois robes déchirées suspendues à des clous, nos couvertures de nuit roulées les unes dans les autres, et une grande provision de bouse sèche empilée dans un coin. Comme on voit, nous nous trouvions du premier coup tout-àfait au niveau de la civilisation thibétaine. Le cabinet, où s'élevait un magnifique fourneau en maçonnerie, nous tenait lieu de cuisine et d'office ; nous y avions installé Samdadchiemba, qui, après avoir résigné son emploi de chamelier, cumulait les fonctions de cuisinier, de maître d'hôtel et de palefrenier. Nos deux chevaux blancs étaient logés dans un recoin de la cour, et se reposaient de leur pénible et glorieuse campagne, en attendant l'occasion de passer à de nouveaux maîtres ; ces pauvres bêtes étaient tellement exténuées, que nous ne pouvions convenablement les mettre en vente, avant qu'il leur eût repoussé un peu de chair entre la peau et les os.

Aussitôt que nous eûmes organisé notre maison, nous nous occupâmes de visiter en détail la capitale du Thibet, et de faire connaissance avec ses nombreux habitants. Lha-Ssa n'est pas une grande ville ; elle a tout au plus deux lieues de tour ; elle n'est pas enfermée, comme les villes de Chine, dans une enceinte de remparts. On prétend qu'autrefois elle en avait, mais qu'ils furent entièrement détruits dans une guerre que les Thibétains eurent à soutenir contre les Indiens du Boutan ; aujourd'hui on n'en retrouve pas les moindres vestiges. En dehors des faubourgs, on voit un grand nombre de jardins plantés de grands arbres, qui font à la ville un magnifique entourage de verdure. Les principales rues de Lha-Ssa sont très-larges, bien alignées et assez propres, du moins quand il ne pleut pas ; les faubourgs sont d'une saleté révoltante et inexprimable. Les maisons, comme nous l'avons déjà dit, sont généralement grandes, élevées et d'un bel aspect ; elles sont construites les unes en pierres, les autres en briques, et quelques-unes en terre : mais elles sont toujours blanchies avec tant de soin qu'elles paraissent avoir toutes la même valeur. Dans les faubourgs, il existe un quartier dont les maisons sont entièrement bâties avec des cornes de bœufs et de moutons : ces bizarres constructions sont d'une solidité extrême, et présentent à la vue un aspect assez agréable. Les cornes de bœufs étant lisses et blanchâtres, et celles des moutons étant au contraire noires et raboteuses, ces matériaux étranges se prêtent merveilleusement à une foule de combinaisons, et forment sur les murs des dessins d'une variété infinie ; les interstices qui se trouvent entre les cornes, sont remplis avec du mortier : ces maisons sont les seules qui ne soient pas blanchies. Les Thibétains ont le bon goût de les laisser au naturel, sans prétendre rien ajouter à leur sauvage et fantastique beauté. Il serait superflu de faire remarquer que les habitants de Lha-Ssa font une assez grande consommation de bœufs et de moutons ; leurs maisons en cornes en sont une preuve incontestable. i Les temples bouddhiques sont les édifices les plus remarquables de Lha-Ssa. Nous n'en ferons pas ici la description, parce qu'ils ressemblent tous à peu près à ceux dont nous avons eu déjà occasion de parler. Il y a seulement à remarquer qu'ils sont plus grands, plus riches, et recouverts de dorures avec plus de profusion.

Le palais du Talé-Lama mérite, à tous égards, la célébrité dont il jouit dans le monde entier. Vers la partie septentrionale de la ville et tout au plus à un quart d'heure de distance, il existe une montagne rocheuse, peu élevée, et de forme conique. Elle s'élève au milieu de cette large vallée, comme un ilôt isolé au-dessus d'un immense lac. Cette montagne porte le nom de Bouddha-La, c'est-à-dire montagne de Bouddha, montagne divine ; c'est sur ce socle grandiose, préparé par la nature, que les adorateurs du Talé-Lama, ont édifié un palais magnifique où réside en chair et en os leur divinité vivante. Ce palais est une réunion de plusieurs temples, de grandeur et de beauté différentes ; celui qui occupe le centre est élevé de quatre étages, et domine tous les autres ; il est terminé par un dôme entièrement recouvert de lames d'or, et entouré d'un grand péristyle dont les colonnes sont également dorées. C'est là que le Talé-Lama a fixé sa résidence ; du haut de ce sanctuaire élevé, il peut contempler, aux jours des grandes solennités, ses adorateurs innombrables se mouvant dans la plaine, et venant se prosterner au pied de la montagne divine. Les palais secondaires, groupés autour du grand temple, servent de demeures à une foule de Lamas de tout ordre, dont l'occupation continuelle est de servir le Bouddha-vivant, et de lui faire la cour. Deux belles avenues bordées de grands arbres, conduisent de Lha-Ssa au Bouddha-La ; on y voit toujours un grand nombre de pèlerins étrangers, déroulant entre leurs doigts leur long chapelet bouddhique, et des Lamas de la cour revêtus d'habits magnifiques, et montés sur des chevaux richement harnachés. Il règne continuellement aux alentours du Bouddha-La, une grande activité ; mais en général tout lé monde y est grave et silencieux ; les pensées religieuses paraissent préoccuper tous les esprits.

Dans l'intérieur de la ville, l'allure de la population offre un caractère tout différent ; on crie, on s'agite, on se presse, et chacun s'occupe avec ardeur de vendre ou d'acheter. Le commerce et la dévotion attirent sans cesse à Lha-Ssa un grand nombre d'étrangers, et font de cette ville comme le rendez-vous de tous les peuples asiatiques ; les rues sont sans cesse encombrées de pèlerins et de marchands, parmi lesquels on remarque une étonnante variété de physionomies, de costumes et d'idiomes. Cette immense multitude est en grande partie flottante, et se renouvelle tous les jours. La population fixe de Lha-Ssa, se compose de Thibétains, de Pébouns, de Katchis et de Chinois.

Les Thibétains appartiennent à la grande famille qu'on a coutume de désigner par le nom de race mongole ; ils ont les cheveux noirs, la barbe peu fournie, les yeux petits et bridés, les pommettes des joues saillantes, le nez court, la bouche largement fendue, et les lèvres amincies ; leur teint est légèrement basané : cependant, dans la classe élevée, on trouve des figures aussi blanches qu'en Europe. Les Thibétains sont de taille moyenne ; à l'agilité et à la souplesse des Chinois, ils joignent la force et la vigueur des Tartares. Les exercices gymnastiques, et surtout la danse, paraissent faire leurs délices ; leur démarche est cadencée et pleine de légèreté. Quand ils vont dans les rues, on les entend fredonner sans cesse des prières ou des chants populaires ; ils ont de la générosité et de la franchise dans le caractère ; braves à la guerre, ils affrontent la mort avec courage ; ils sont aussi religieux, mais moins crédules que les Tartares. La propreté est peu en honneur parmi eux ; ce qui ne les empêche pas d'aimer beaucoup le luxe et les habits somptueux.

Les Thibétains ne se rasent pas la tête ; ils laissent flotter leurs cheveux sur les épaules, se contentant de les raccourcir de temps en temps avec des ciseaux. Les élégants de Lha-Ssa ont depuis peu d'années adopté la mode de les tresser à la manière des Chinois, et d'attacher ensuite au milieu de leur tresse des joyaux en or, ornés de pierres précieuses et de grains de corail. Leur coiffure ordinaire est une toque bleue avec un large rebord, en velours noir, surmontée d'un pompon rouge ; aux jours de fête, ils portent un grand chapeau rouge, assez semblable pour la forme au berret basque ; il est seulement plus large, et orné sur les bords de franges longues et touffues. Une large robe agrafée au coté droit par quatre crochets, et serrée aux reins par une ceinture rouge ; enfin des bottes en drap rouge ou violet, complètent le costume simple, et pourtant assez gracieux des Thibétains. Ils suspendent ordinairement à leur ceinture, un sac en taffetas jaune, renfermant leur inséparable écuelle de bois, et deux petites bourses de forme ovale et richement brodées, qui ne contiennent rien du tout, et servent uniquement de parure.

Les femmes thibétaines ont un habillement à peu près semblable à celui des hommes ; par-dessus leur robe, elles ajoutent une tunique courte, et bigarrée de diverses couleurs ; elles divisent leurs cheveux en deux tresses, qu'elles laissent prendre sur leurs épaules. Les femmes de classe inférieure sont coiffées d'un petit bonnet jaune, assez semblable au bonnet de la liberté qu'on portait sous la République française. Les grandes dames ont pour tout ornement de tête, une élégante et gracieuse couronne, fabriquée avec des perles fines. Les femmes thibétaines se soumettent dans leur toilette à un usage, ou plutôt à une règle incroyable, et sans doute unique dans le monde : avant de sortir de leurs maisons, elles se frottent le visage avec une espèce de vernis noir et gluant, assez semblable à de la confiture de raisin. Comme elles ont pour but de se rendre laides et hideuses, elles répandent sur leur face ce fard dégoûtant à tort et à travers, et se barbouillent de manière à ne plus ressembler à des créatures humaines. Voici ce qui nous a été dit sur l'origine de cette pratique monstrueuse (1)[1] : Il y a à peu près deux cents ans, le Nomekhan, ou Lama-Roi qui gouvernait le Thibet antérieur, était un homme rigide et de mœurs austères. A cette époque, les Thibétaines, pas plus que les femmes des autres contrées de la terre, n'étaient dans l'habitude de s'enlaidir ; elles avaient au contraire, dit-on, un amour effréné du luxe et de la parure ; de là naquirent des désordres affreux, et une immoralité qui ne connut plus de bornes. La contagion gagna peu à peu la sainte famille des Lamas ; les couvents bouddhiques se relâchèrent de leur antique et sévère discipline, et furent travaillés d'un mal qui les poussait rapidement à une complète dissolution. Afin d'arrêter les progrès d'un libertinage qui était devenu presque général, le Nomekhan publia un édit, par lequel il était défendu aux femmes de paraître en public, à moins de se barbouiller la figure de la façon que nous avons déjà dite. De hautes considérations morales et religieuses motivaient cette loi étrange, et menaçaient les réfractaires des peines les plus sévères, et surtout de la colère et de l'indignation de Bouddha. Il fallut, sans contredit, un courage bien extraordinaire, pour oser publier un édit semblable ; mais la chose la plus étonnante, c'est que les femmes se soient montrées obéissantes et résignées. La tradition n'a pas conservé le plus léger souvenir de la moindre insurrection, de la plus petite émeute. Conformément à la loi, les femmes se noircirent donc à outrance, se rendirent laides à faire peur, et l'usage s'est religieusement conservé jusqu'à ce jour ; il paraît que la chose est considérée maintenant comme un point de dogme, comme un article de dévotion. Les femmes qui se barbouillent de la manière la plus dégoûtante, sont réputées les plus pieuses. Dans les campagnes, l'édit est observé avec scrupule, et de façon à ce que les censeurs ne puissent jamais y trouver rien à redire ; mais à Lha-Ssa, il n'est pas rare de rencontrer dans les rues, des femmes qui, au mépris des lois et de toutes les convenances, osent montrer en public leur physionomie non vernissée, et telle que la nature la leur a donnée. Celles qui se permettent cette licence, ont une très-mauvaise réputation, et ne manquent jamais de se cacher quand elles aperçoivent quelque agent de la police.

On prétend que l'édit du Nomekhan a fait un grand bien à la moralité publique. Nous n'avons aucune raison pour avancer positivement le contraire ; cependant nous pouvons dire que les Thibétains sont bien loin d'être exemplaires sous le rapport des bonnes mœurs ; il existe parmi eux de grands désordres, et nous serions tentés de croire que le vernis le plus noir et le plus hideux est impuissant pour ramener à la vertu des peuples corrompus. Le christianisme est seul capable de retirer les nations païennes des vices honteux au milieu desquels elles croupissent.

Une chose qui tendrait à faire croire que, dans le Thibet, il y a peut-être moins de corruption que dans certaines autres contrées païennes, c'est que les femmes y jouissent d'une grande liberté. Au lieu de végéter emprisonnées au fond de leurs maisons, elles mènent une vie laborieuse et pleine d'activité. Outre qu'elles sont chargées des soins du ménage, elles concentrent entre leurs mains tout le petit commerce. Ce sont elles qui colportent les marchandises de côté et d'autre, les étalent dans les rues, et tiennent presque toutes les boutiques de détail. Dans la campagne, elles ont aussi une grande part aux travaux de la vie agricole.

Les hommes, quoique moins laborieux et moins actifs que les femmes, sont loin pourtant de passer leur vie dans l'oisiveté. Ils s'occupent spécialement de la filature et du tissage des laines. Les étoffes qu'ils fabriquent portent le nom de Pou-Lou ; elles sont très-étroites, et d'une grande solidité ; leurs qualités varient d'une manière étonnante. On trouve, dans leurs fabriques, depuis le drap le plus grossier et le plus velu, jusqu'au mérinos le plus beau et le plus fin qu'on puisse imaginer. D'après une règle de la réforme bouddhique, tous les Lamas doivent être habillés de pou-lou rouge. Il s'en fait une grande consommation dans le Thibet, et les caravanes en emportent une quantité considérable dans le nord de la Chine et dans la Tartarie. Le pou-lou le plus grossier se vend à vil prix ; mais celui qui est de qualité supérieure, est d'une cherté excessive.

Les bâtons d'odeur, si célèbres en Chine sous le nom de Tsan-Hiang, parfums du Thibet, sont, pour les habitants de Lha-Ssa, un objet de commerce assez important. On les fabrique avec la poudre de divers arbres aromatiques, auxquels on mélange du musc et de la poussière d'or. Avec tous ces ingrédients, on élabore une pâte de couleur violette qu'on moule ensuite en petits bâtons cylindriques, ayant la longueur de trois ou quatre pieds. On les brûle dans les lamaseries, et devant les idoles qu'on honore dans l'intérieur des maisons. Quand ces bâtons d'odeur sont allumés, ils se consument lentement sans jamais s'éteindre, et répandent au loin un parfum d'une douceur exquise. Les marchands thibétains qui se rendent tous les ans à Péking, à la suite de l'ambassade, en exportent des quantités considérables, et les vendent à un prix exorbitant. Les Chinois du nord falsifient les bâtons d'odeur, et les livrent au commerce sous le nom de Tsan-Hiang ; mais ils ne peuvent soutenir la comparaison avec ceux qui viennent du Thibet.

Les Thibétains n'ont pas de porcelaine ; ils fabriquent néanmoins des poteries de tout genre avec une rare perfection. Comme nous l'avons déjà fait observer ailleurs, toute leur vaisselle consiste en une simple écuelle de bois, que chacun porte cachée dans son sein, ou suspendue à sa ceinture dans une bourse de luxe. Ces écuelles sont faites avec les racines de certains arbres précieux, qui croissent sur les montagnes du Thibet. Elles sont de forme gracieuse, mais simples et sans ornement. On se contente de les enduire d'un léger vernis, qui ne fait disparaître ni leur couleur naturelle, ni les marbrures formées par les veines du bois. Dans le Thibet tout entier, depuis le mendiant le plus misérable jusqu'au Talé-Lama, tout le monde prend ses repas dans une écuelle de bois. Il est vrai que les Thibétains ne confondent pas indistinctement les écuelles entre elles, comme nous serions tentés de le faire, nous autres Européens. On doit donc savoir qu'il y a écuelle et écuelle ; il y en a qu'on achète pour quelques pièces de monnaie, et d'autres dont le prix va jusqu'à cent onces d'argent, a peu près mille francs. Et si l'on nous demande quelle différence nous avons remarquée entre ces diverses qualités d'écuelles en bois, nous répondrons, la main sur la conscience, que toutes nous ont paru à peu près de même valeur, et qu'avec la meilleure volonté du monde, il nous a toujours été impossible de saisir entre elles une différence de quelque importance. Les écuelles de première qualité, disent les Thibétains, ont la vertu de neutraliser les poisons.

Quelques jours après notre arrivée à Lha-Ssa, désireux que nous étions de remonter un peu notre vaisselle, déjà bien vieille et bien avariée, nous entrâmes dans une boutique d'écuelles. Une Thibétaine, au visage richement vernissé de noir, était au comptoir. Cette dame, jugeant à notre mine tant soit peu exotique et étrange, que nous étions, sans doute, des personnages de haute distinction, ouvrit un tiroir et en exhiba deux petites boites artistement façonnées, dans chacune desquelles était contenue une écuelle trois fois enveloppée dans du papier soyeux. Après avoir examiné la marchandise avec une sorte d'anxiété, nous demandâmes le prix. — Tchik-la, gatserè ? Combien chaque ? — Excellence, cinquante onces d'argent la pièce. — A peine eûmes-nous entendu ces paroles foudroyantes, que nos oreilles se mirent à bourdonner, et qu'il nous sembla que tout tournoyait dans la boutique. Avec toute notre fortune, nous eussions pu, tout au plus, acheter quatre écuelles en bois ! Quand nous fûmes un peu revenus de notre saisissement, nous replaçâmes avec respect les deux précieuses gamelles dans leurs boites respectives, et nous passâmes en revue les nombreuses collections qui étaient étalées sans façon sur les rayons de la boutique. — Et celles-ci, combien la pièce ? Tchik-la, gatsé-ré ? — Excellence, une paire pour une once d'argent. — Nous payâmes sur-le-champ une once d'argent, et nous emportâmes nos deux écuelles avec une joie triomphante ; car elles nous paraissaient absolument semblables à celles qui valaient 500 francs pièce ... De retour au logis, le maître de la maison, à qui nous nous hâtâmes de montrer notre emplette, nous dit que, pour une once d'argent, on pouvait avoir au moins quatre écuelles de cette façon.

Les pou-lou, les bâtons odorants, et les écuelles en bois sont les trois principales branches d'industrie que les Thibétains exploitent avec quelque succès. Pour tout le reste, ils travaillent mal ou médiocrement, et les grossiers produits de leurs arts et métiers ne méritent pas d'être mentionnés. Leurs productions agricoles n'offrent non plus rien de remarquable. Le Thibet, presque entièrement recouvert de montagnes, et sillonné de torrents impétueux, fournit à ses habitants peu de terres cultivables. Il n'y a guère que les vallées qu'on puisse ensemencer avec quelque espérance d'avoir une moisson à recueillir. Les Thibétains cultivent peu le froment, et encore moins le riz. La principale récolte est en Tsing-Kou, ou orge noire, dont on fait le tsamba, base alimentaire de toute la population thibétaine, riche ou pauvre. La ville de Lha-Ssa est abondamment approvisionnée de moutons, de chevaux et de bœufs grognants. On y vend aussi d'excellents poissons frais, et de la viande de porc dont le goût est exquis. Mais, le plus souvent, tout cela est très-cher et hors de la portée du bas peuple. En somme, les Thibétains vivent très-mal. D'ordinaire, leurs repas se composent uniquement de thé beurré et de tsamba, qu'on pétrit grossièrement avec les doigts. Les plus riches suivent le même régime ; et c'est vraiment pitié de les voir façonner une nourriture si misérable, dans une écuelle qui a coûté quelquefois cent onces d'argent. La viande, quand on en a, se mange hors des repas ; c'est une affaire de pure fantaisie. Cela se pratique à peu près comme ailleurs on mange, par gourmandise, des fruits ou quelque légère pâtisserie. On sert ordinairement deux plats, l'un de viande bouillie et l'autre de viande crue ; les Thibétains dévorent l'une et l'autre avec un égal appétit, sans qu'il soit besoin qu'aucun genre d'assaisonnement leur vienne en aide. Ils ont pourtant le bon esprit de ne pas manger sans boire. Ils remplissent de temps en temps leur écuelle chérie d'une liqueur aigrelette faite avec de l'orge fermentée, et dont le goût est assez agréable.

Le Thibet, si pauvre en produits agricoles et manufacturés, est riche en métaux au-delà de tout ce qu'on peut imaginer ; l'or et l'argent s'y recueillent avec une si grande facilité, que les simples bergers eux-mêmes connaissent l'art de purifier ces métaux précieux. On les voit quelquefois au fond des ravins, ou aux anfractuosités des montagnes, accroupis a côté d'un feu d'argols de chèvres, et s'amusant à purifier dans des creusets, la poudre d'or qu'ils ont recueillie ça et là, en faisant paître leurs troupeaux. Il résulte de cette grande abondance de métaux, que les espèces sont de peu de valeur, et par suite, les denrées se maintiennent toujours à un prix très-élevé. Le système monétaire des Thibétains ne se compose que de pièces d'argent ; elles sont un peu plus grandes, mais moins épaisses que nos pièces d'un franc. D'un côté, elles portent des inscriptions en caractères thibétains, farsis ou indiens ; de l'autre, elles ont une couronne composée de huit petites fleurs rondes. Pour la facilité du commerce, on fractionne ces pièces de monnaie, de telle sorte que le nombre des fleurettes restant sur le fragment, détermine sa valeur. La pièce entière se nomme Tchan-Ka. Le Tché-Ptché est une moitié du Tchan-Ka, et par conséquent, n'a que quatre fleurettes. Le Cho-Kan en a cinq, et le Kagan trois. Dans les grandes opérations commerciales, on se sert de lingots d'argent, qu'on pèse avec une balance romaine graduée d'après le système décimal. Les Thibétains comptent, le plus souvent, sur leur chapelet ; quelques uns, et surtout les marchands, se servent du souan-pan chinois ; les savants, enfin, opèrent avec les chiffres que nous nommons arabes, et qui paraissent être très-anciens dans le Thibet. Nous avons vu plusieurs livres lamaïques manuscrits, renfermant des tableaux et des figures astronomiques, représentés avec des chiffres arabes. La pagination de ces livres était pareillement marquée avec ces mêmes caractères. Quelques-uns de ces chiffres ont, avec ceux dont on se sert en Europe, une légère différence ; la plus notable est celle du 5, qui se trouve renversé de la manière suivante g.

D'après les quelques détails que nous venons de donner sur les productions du Thibet, il est permis de conclure que ce pays est peut-être le plus riche et en même temps le plus pauvre du monde. Riche en or et en argent, pauvre en tout ce qui fait le bien-être des masses. L'or et l'argent recueillis par le peuple, est absorbé par les grands, et surtout par les lamaseries, réservoirs immenses, où s'écoulent par mille canaux, toutes les richesses de ces vastes contrées. Les Lamas, mis d'abord en possession de la majeure partie du numéraire par les dons volontaires des fidèles, centuplent ensuite leur fortune par des procédés usuraires, dont la friponnerie chinoise est elle-même scandalisée. Les offrandes qu'on leur fait, sont comme des crochets dont ils se servent pour attirer à eux toutes les bourses. L'argent se trouvant ainsi accumulé dans les coffres des classes privilégiées, et d'un autre côté, les choses nécessaires à la vie ne pouvant se procurer qu'à un prix très élevé, il résulte de ce désordre capital, qu'une grande partie de la population est continuellement plongée dans une misère affreuse. A Lha-Ssa, le nombre des mendiants est très-considérable. Us entrent dans l'intérieur des maisons, et vont, de porte en porte, solliciter une poignée de tsamba. Leur manière de demander l'aumône consiste à présenter le poing fermé, en tenant le pouce en l'air. Nous devons ajouter, à la louange des Thibétains, qu'ils ont généralement le cœur compatissant et charitable ; rarement, ils renvoient les pauvres sans leur faire quelque aumône.

Parmi les étrangers qui constituent la population fixe de Lha-Ssa, les Péboun sont les plus nombreux. Ce sont des Indiens venus du côté du Boutan, par delà les monts Himalaya. Ils sont petits, vigoureux, et d'une allure pleine de vivacité ; ils ont la figure plus arrondie que les Thibétains ; leur teint est fortement basané, leurs yeux sont petits, noirs et malins ; ils portent au front une tache de rouge ponceau, qu'ils renouvellent tous les matins. Ils sont toujours vêtus d'une robe en pou-lou violet, et coiffés d'un petit bonnet en feutre, de la même couleur, mais un peu plus foncée. Quand ils sortent, ils ajoutent à leur costume une longue écharpe rouge, qui fait deux fois le tour du cou, comme un grand collier, et dont les deux extrémités sont rejetées par-dessus les épaules.

Les Péboun sont les seuls ouvriers métallurgistes de Lha-Ssa. C'est dans leur quartier qu'il faut aller chercher les forgerons, les chaudronniers, les plombiers, les étameurs, les fondeurs, les orfèvres, les bijoutiers, les mécaniciens, même les physiciens et les chimistes. Leurs ateliers et leurs laboratoires sont un peu souterrains. On y entre par une ouverture basse et étroite ; et avant d'y arriver, il faut descendre trois ou quatre marches. Sur toutes les portes de leurs maisons, on voit une peinture représentant un globe rouge, et au-dessous un croissant blanc. Evidemment, cela signifie le soleil et la lune. Mais à quoi cela fait-il encore allusion ? C'est ce dont nous avons oublié de nous informer.

On rencontre, parmi les Péboun, des artistes très-distingués en fait de métallurgie. Ils fabriquent des vases en or et en argent pour l'usage des lamaseries, et des bijoux de tout genre, qui, certainement, ne feraient pas déshonneur à des artistes européens. Ce sont eux qui font aux temples bouddhiques ces belles toitures en lames dorées, qui résistent à toutes les intempéries des saisons, et conservent toujours une fraîcheur et un éclat merveilleux. Ils sont si habiles pour ce genre d'ouvrage, qu'on vient les chercher du fond de la Tartarie pour orner les grandes lamaseries. Les Péboun sont encore les teinturiers de Lha-Ssa. Leurs couleurs sont vives et persistantes ; leurs étoffes peuvent s'user, mais jamais se décolorer. Il ne leur est permis de teindre que les pou-lou. Les étoffes qui viennent des pays étrangers, doivent être employées telles qu'elles sont ; le gouvernement s'oppose absolument à ce que les teinturiers exercent sur elles leur industrie. Il est probable que cette prohibition a pour but de favoriser le débit des étoffes fabriquées à Lha-Ssa.

Les Péboun ont le caractère extrêmement jovial et enfantin ; aux moments de repos, on les voit toujours rire et folâtrer ; pendant les heures de travail, ils ne cessent jamais de chanter. Leur religion est le bouddhisme indien. Quoiqu'ils ne suivent pas la réforme de Tsong-Kaba, ils sont pleins de respect pour les cérémonies et les pratiques lamaïques. Ils ne manquent jamais, aux jours de grande solennité, d'aller se prosterner aux pieds du Bouddha-La, et d'offrir leurs adorations au Talé-Lama.

Après les Péboun, on remarque à Lha-Ssa, les Katchi, ou Musulmans originaires de Kachemir. Leur turban, leur grande barbe, leur démarche grave et solennelle, leur physionomie pleine d'intelligence et de majesté, la propreté et la richesse de leurs habits : tout en eux contraste avec les peuples de race inférieure auxquels ils se trouvent mêlés. Ils ont, à Lha-Ssa, un gouverneur, duquel ils dépendent immédiatement, et dont l'autorité est reconnue par le gouvernement thibétain. Ce gouverneur est en même temps chef de la religion musulmane. Ses compatriotes le considèrent, sur cette terre étrangère, comme leur pacha et leur muphti. Il y a déjà plusieurs siècles que les Katchi se sont établis à Lha-Ssa. Autrefois, ils abandonnèrent leur patrie pour se soustraire aux vexations d'un certain pachu de Kachemir, dont le despotisme leur était devenu intolérable. Depuis lors, les enfants de ces premiers émigrants se sont si bien trouvés dans le Thibet, qu'ils n'ont plus songé à s'en retourner dans leur pays. Ils ont pourtant encore des relations avec Kachemir ; mais les nouvelles qu'ils en reçoivent sont peu propres à leur donner l'envie de renoncer à leur patrie adoptive. Le gouverneur Katchi, avec lequel nous avons eu des relations assez intimes, nous a dit que les Pélins de Calcutta (les Anglais) étaient aujourd'hui maîtres de Kachemir. — Les Pélins, nous disait-ils, sont les hommes les plus rusés du monde ; Ils s'emparent petit à petit de toutes les contrées de l'Inde ; mais c'est toujours plutôt par tromperie qu'à force ouverte. Au lieu de renverser les autorités, ils cherchent habilement à les mettre de leur parti, et à les faire entrer dans leurs intérêts. Ainsi, à Kachemir, voici ce qu'ils disent : Le monde est à Allah ; la terre est au Pacha ; c'est la Compagnie qui gouverne.

Les Katchi sont les plus riches marchands de Lha-Ssa ; ce sont eux qui tiennent les magasins de lingerie et tous les objets de luxe et de toilette ; ils sont, en outre, agents de change, et trafiquent sur l'or et l'argent. De là vient qu'on trouve presque toujours des caractères farsis sur les monnaies thibétaines. Tous les ans, quelques-uns d'entre eux se rendent à Calcutta pour des opérations commerciales ; les Katchi sont les seuls à qui l'on permette de passer les frontières, pour se rendre chez les Anglais ; ils partent munis d'un passeport du Talé-Lama, et une escorte thibétaine les accompagne jusqu'au pied des Himalaya. Les objets qu'ils rapportent de Calcutta se réduisent à bien peu de chose : ce sont des rubans, des galons, des couteaux, des ciseaux, quelques autres articles de quincaillerie, et un petit assortiment de toiles de coton ; les soieries et les draps qu'un trouve dans leurs magasins, et qui ont à Lha-Ssa un assez grand débit, leur viennent de Péking par les caravanes ; les draps sont russes, et par conséquent leur reviennent à bien meilleur marché que ceux qu'ils pourraient acheter à Calcutta.

Les Katchi ont à Lha-Ssa une mosquée, et sont rigides observateurs de la loi de Mahomet ; ils professent ostensiblement leur mépris pour toutes les pratiques superstitieuses des Bouddhistes. Les premiers qui sont arrivés à Lha-Ssa, ont pris des femmes thibétaines, qui ont été obligées de renoncer à leur religion pour embrasser le mahométisme. Maintenant, ils ont pour règle de ne plus contracter des alliances qu'entre eux ; il s'est ainsi formé insensiblement, au cœur du Thibet, comme un petit peuple à part, n'ayant ni le costume, ni les mœurs, ni le langage, ni la religion des indigènes. Parce qu'ils ne se prosternent pas devant le Talé-Lama, et ne vont pas prier dans les lamaseries, tout le monde dit que ce sont des impies. Cependant, comme, en général, ils sont riches et puissants, on se range dans les rues pour les laisser passer, et chacun leur tire la langue en signe de respect. Dans le Thibet, quand on veut saluer quelqu'un, on se découvre la tête, on tire la langue, et on se gratte l'oreille droite ; ces trois opérations se font en même temps.

Les Chinois qu'on voit à Lha-Ssa, sont pour la plupart soldats ou employés dans les tribunaux ; ceux qui demeurent fixés dans cette ville, sont en très-petit nombre. A toutes les époques, les Chinois et les Thibétains ont eu ensemble des relations plus ou moins importantes ; souvent ils se sont fait la guerre, et ont cherché à empiéter sur les droits les uns des autres. La dynastie tartare-mantchoue, comme nous l'avons déjà remarqué ailleurs, a compris, dès le commencement de son élévation, combien il lui était important de se ménager l'amitié du Talé-Lama, dont l'influence est toute-puissante sur les tribus mongoles. En conséquence, elle n'a jamais manqué d'avoir à la cour de Lha Ssa, deux grands Mandarins revêtus du titre de Kin-Tchaï, c'est-à-dire, ambassadeur ou délégué extraordinaire. Ces personnages ont pour mission avouée de présenter, dans certaines circonstances déterminées, les hommages de l'empereur chinois au Talé-Lama, et de lui prêter l'appui de la Chine dans les difficultés qu'il pourrait avoir avec ses voisins. Tel est, en apparence, le but de cette ambassade permanente ; mais, au fond, elle n'est là que pour flatter les croyances religieuses des Mongols, et les rallier à la dynastie régnante, en leur faisant croire que le gouvernement de Péking a une grande dévotion pour la divinité du Bouddha-La. Un autre avantage de cette ambassade, c'est que les deux Kin-Tchaï peuvent facilement, à Lha-Ssa, surveiller les mouvements des peuples divers qui avoisinent l'empire, et en donner avis à leur gouvernement.

La trente-cinquième année du règne de Kien-Long, la cour de Péking avait à Lha-Ssa deux Kin-Tchaï, ou ambassadeurs, nommés, l'un, Lo, et l'autre, Pou. On avait coutume de les désigner en réunissant les noms, et en disant les Kin-Tchaï-Lo-Pou. Le mot Lo-Pou, voulant dire rave, en thibétain, ce terme devenait en quelque sorte injurieux, et le peuple de Lha-Ssa, qui n'a jamais vu de bon œil la présence des Chinois dans le pays, se servait volontiers de cette dénomination. Depuis quelque temps, d'ailleurs, les deux Mandarins chinois donnaient, par leur conduite, de l'ombrage aux Thibétains ; ils s'immisçaient tous les jours, de plus en plus, dans les affaires du gouvernement, et empiétaient ouvertement sur les droits du Talé-Lama. Enfin, pour comble d'arrogance, ils faisaient entrer de nombreuses troupes chinoises dans le Thibet, sous prétexte de protéger le Talé-Lama contre certaines peuplades du Népal, qui lui donnaient de l'inquiétude. Il était facile de voir que la Chine cherchait à étendre son empire et sa domination jusque dans le Thibet. L'opposition du gouvernement thibétain fut, dit-on, terrible, et le Nomekhan employa tous les ressorts de son autorité pour arrêter l'usurpation des deux Kin-Tchaï. Un jour qu'il se rendait au palais des ambassadeurs chinois, un jeune Lama lui jeta dans sa litière un billet sur lequel étaient écrits ces mots : — Lo-Pou, ma, sa : — c'est-à-dire, Ne mangez pas de raves, abstenez-vous des raves. — Le Nomekhan comprit bien que, par ce jeu de mots, on voulait lui donner avis de se défier des Kin-Tchaï ; Lo-Pou ; mais, comme l'avertissement manquait de clarté et de précision, il continua sa route. Pendant qu'il était en conférence secrète avec les deux délégués de la cour de Péking, des satellites s'introduisirent brusquement dans l'appartement, poignardèrent le Nomekhan, et lui tranchèrent la tête. Un cuisinier thibétain, qui se trouvait dans une pièce voisine, accourut aux cris de la victime, s'empara de sa tête ensanglantée, l'ajusta au bout d'une pique, et parcourut les rues de Lha-Ssa, en criant, Vengeance, et Mort aux Chinois ! La ville tout entière fut aussitôt soulevée, on courut aux armes de toutes parts, et l'on se précipita tumultueusement vers le palais des Kin-Tchaï, qui furent horriblement mis en pièces. La colère du peuple était si grande, qu'on poursuivit ensuite indistinctement tous les Chinois ; on les traqua partout comme des bêtes sauvages, non-seulement à Lha-Ssa, mais encore sur tous les autres points du Thibet où ils avaient établi des postes militaires. On en fit une affreuse boucherie. Les Thibétains, dit-on, ne déposèrent les armes, qu'après avoir impitoyablement poursuivi et massacré tous les Chinois jusqu'aux frontières du Sse-Tchouen et du Yun-Nan.

La nouvelle de cette affreuse catastrophe étant parvenue à la cour de Péking, l'empereur Kien-Long ordonna immédiatement de grandes levées de troupes dans toute l'étendue de l'empire, et les fit marcher contre le Thibet. Les Chinois, comme dans presque toutes les guerres qu'ils ont eu à soutenir contre leurs voisins, eurent le dessous, mais ils furent victorieux dans les négociations. Les choses furent rétablies sur l'ancien pied, et depuis lors, la paix n'a jamais été sérieusement troublée entre les deux gouvernements.

Les forces militaires que les Chinois entretiennent dans le Thibet, sont peu considérables. Depuis le Sse-Tchouen jusqu'à Lha-Ssa, ils ont, d'étape en étape, quelques misérables corps de garde, destinés à favoriser le passage des courriers de l'Empereur. Dans la ville même de Lha-Ssa, leur garnison se compose de quelques centaines de soldats, dont la présence contribue à relever et à protéger la position des ambnssadeurs. De Lha-Ssa, en allant vers le sud jusqu'au Boutan, ils ont encore une ligne de corps de garde assez mal entretenus. Sur les frontières, ils gardent, conjointement avec les troupes thibétaines, les hautes montagnes qui séparent le Thibet des premiers postes anglais. Dans les autres parties du Thibet, il n'y a pas de Chinois ; l'entrée leur en est sévèrement interdite.

Les soldats et les Mandarins chinois établis dans le Thibet sont à la solde du gouvernement de Péking ; ils restent ordinairement trois ans dans le pays ; quand ce temps est écoulé, on leur envoie des remplaçants, et ils rentrent dans leurs provinces respectives. Il en est pourtant un certain nombre, qui, après avoir terminé leur service, obtiennent la permission de se fixer à Lha-Ssa, ou dans les villes situées sur la route de Sse-Tchouan. Les Chinois de Lha-Ssa sont peu nombreux ; il serait assez difficile de dire à quel genre de spécialité ils se livrent pour faire fortune. En général, ils sont un peu de tous les états, et savent toujours trouver mille moyens pour faire passer dans leur bourse les tchan-ka des Thibétains. Il en est plusieurs qui prennent une épouse dans le pays ; mais les liens du mariage sont incapables de les fixer pour la vie dans leur patrie adoptive. Après un certain nombre d'années, quand ils jugent qu'ils on fait des économies assez abondantes, ils s'en retournent tout bonnement en Chine, et laissent là leur femme et leurs enfants, à l'exception toutefois des garçons, qu'ils auraient scrupule d'abandonner. Les Thibétains redoutent les Chinois, les Katchi les méprisent, et les Péboun se moquent d'eux.

Parmi les nombreuses classes d'étrangers qui séjournent ou qui ne font que passer à Lha-Ssa, il n'y en avait aucune à laquelle nous eussions l'air d'appartenir ; nous ne ressemblions à personne. Aussi, dès les premiers jours de notre arrivée, nous aperçûmes-nous que l'étrangeté de notre physionomie attirait l'attention de tout le monde. Quand nous passions dans les rues, on nous examinait avec étonnement, et puis on faisait, à voix basse, de nombreuses hypothèses sur notre nationalité. On nous prenait tantôt pour deux Muphtis nouvellement arrivés de Kachemir, tantôt pour deux Brachmanes de l'Inde ; quelques-uns prétendaient que nous étions des Lamas du nord de la Tartarie} d'autres enfin soutenaient que nous étions des marchands de Péking, et que nous nous étions déguisés pour suivre l'ambassade thibétaine. Mais toutes ces suppositions s'évanouirent bientôt ; car nous déclarâmes formellement aux Katchi que nous n'étions ni Muphtis ni Kachemiriens ; aux Péboun, que nous n'étions ni Indiens, ni Brachmanes ; aux Mongols, que nous n'étions ni Lamas, ni Tartares ; aux Chinois, que nous n'étions ni marchands, ni du royaume du milieu. Quand on fut bien convaincu que nous n'appartenions à aucune de ces catégories, on se mit à nous appeler Azaras blancs. La dénomination était très-pittoresque, et nous plaisait assez : cependant nous ne voulûmes pas l'adopter, sans prendre, par avance, quelques informations. Nous demandâmes donc ce qu'on entendait par Àzara blanc ... Il nous fut répondu que les Azaras étaient les plus fervents adorateurs de Bouddha qu'on connût ; qu'ils composaient une grande tribu de l'Inde, et qu'ils faisaient souvent, par dévotion, le pèlerinage de Lha-Ssa. On ajouta que, puisque nous n'étions ni Thibétains, ni Katchi, ni Péboun, ni Tartares, ni Chinois, nous devions certainement être Azaras. Il y avait seulement à cela un petit embarras ; c'est que les Azaras qui avaient paru avant nous à Lha-Ssa, avaient la figure noire. On avait donc dû, pour résoudre la difficulté, nous appeler Azaras blancs. — Nous rendîmes encore hommage à la vérité, et nous déclarâmes que nous n'étions Azaras d'aucune façon, ni blancs, ni noirs.

Tous ces doutes sur le lieu de notre origine, furent d'abord assez amusants ; mais ils devinrent bientôt graves et sérieux. Des esprits mal tournés allèrent s'imaginer que nous ne pouvions être que Russes ou Anglais ; on finit même assez généralement par nous honorer de cette dernière qualification. On disait, sans trop se gêner, que nous étions des Pélins de Calcutta, que nous étions venus pour examiner les forces du Thibet, dresser des cartes de géographie, et chercher les moyens de nous emparer du pays. Tout préjugé national à part, il était très-fâcheux pour nous qu'on nous prit pour des sujets de Sa Majesté Britannique. Un pareil quiproquo ne pouvait que nous rendre très-impopulaires, et peut-être eût fini par nous faire écarteler ; car les Thibétains, nous ne savons trop pourquoi, se sont mis dans la tête que les Anglais sont un peuple envahisseur et dont il faut se défier.

Pour couper court à tous les bavardages qui circulaient sur notre compte, nous prîmes la résolution de nous conformer à un règlement en vigueur à Lha-Ssa, et qui prescrit à tous les étrangers qui veulent séjourner dans la ville, pendant quelque temps, d'aller se présenter aux autorités. Nous allâmes donc trouver le chef de la police, et nous lui déclarâmes que nous étions du ciel d'occident, d'un grand royaume appelé la France, et que nous étions venus dans le Thibet pour y prêcher la religion chrétienne dont nous étions ministres. Le personnage à qui nous fîmes cette déclaration fut sec et impassible comme un bureaucrate. Il tira flegmatiquement son poinçon de bambou de derrière l'oreille, et se mit à écrire, sans réflexion aucune, ce que nous venions de lui dire. Il se contenta de répéter deux ou trois fois entre les dents les mots France et religion chrétienne, comme un homme qui ne sait pas trop de quoi on veut lui parler. Quand il eut achevé d'écrire, il essuya à ses cheveux son poinçon encore imbibé d'encre, et le réinstalla derrière l'oreille droite en nous disant : — Yak pore, C'est bien. — Témou chu, Demeure en paix, lui répondîmes-nous ; et après lui avoir tiré la langue, nous sortîmes tout enchantés de nous être mis en règle avec la police. Nous circulâmes dès lors dans les rues de Lha-Ssa d'un pas plus ferme, plus assuré, et sans tenir aucun compte des propos qui bourdonnaient incessamment à nos oreilles. La position légale que nous venions de nous faire, nous relevait à nos propres yeux, et remontait notre courage. Quel bonheur, de nous trouver enfin sur une terre hospitalière, et de pouvoir respirer franchement un air libre, après avoir vécu si longtemps en Chine, toujours dans la contrainte, toujours en dehors des lois, toujours préoccupés des moyens de tricher le gouvernement de Sa Majesté impériale !

La sorte d'indifférence avec laquelle notre déclaration fut reçue par l'autorité thibétaine ne nous étonna nullement. D'après les informations que nous avions déjà prises Sur la manière d'être des étrangers à Lha-Ssa, nous étions convaincus qu'il ne nous serait fait aucune difficulté. Les Thibétains ne professent pas, à l'égard des autres peuples, ces principes d'exclusion qui font le caractère distinctif de la nation chinoise : tout le monde est admis à Lha-Ssa ; chacun peut aller et venir, se livrer au commerce et à l'industrie, sans que personne s'avise d'apporter la moindre entrave à sa liberté. Si l'entrée du Thibet est interdite aux Chinois, il faut attribuer cette prohibition au gouvernement de Péking, qui, pour se montrer conséquent dans sa politique étroite et soupçonneuse, empêche lui-même ses sujets de pénétrer chez les peuples voisins. Il est probable que les Anglais ne seraient pas plus repoussés que les autres des frontières du Thibet, si leur marche envahissante, dans l'Indoustan, n'avait inspiré une légitime terreur au Talé-Lama.

Nous avons déjà parlé des nombreuses et frappantes analogies qui existent entre les rites lamaïques et le culte catholique. Rome et Lha-Ssa, le Pape et le Talé-Lama (1)[2] pourraient encore nous fournir des rapprochements pleins d'intérêt. Le gouvernement thibétain étant purement lamaïque, paraît, en quelque sorte, être calqué sur le gouvernement ecclésiastique des Etats pontificaux. Le Talé-Lama est le chef politique et religieux de toutes les contrées du Thibet ; c'est dans ses mains que réside toute puissance législative, exécutive et administrative. Le droit coutumier et certains règlements, laissés par Tsong-Kaba, servent à le diriger dans l'exercice de son immense autorité. Quand le Talé-Lama meurt, ou pour parler le langage des Bouddhistes, quand il transmigre, on élit un enfant qui doit continuer la personnification indestructible du Bouddha-vivant: cette élection se fait par la grande assemblée des Lamas-Houtouktou, dont la dignité sacerdotale n'est inférieure qu'à celle du Talé-Lama. Plus bas, nous entrerons dans quelques détails sur la forme et les règles de cette singulière élection. Comme le Talé-Lama est non seulement le souverain politique et religieux des Thibétains, mais encore leur Dieu visible, on comprend qu'il ne pourrait, sans compromettre gravement sa divinité, descendre des hauteurs de son sanctuaire, et se mêler à tout propos des choses humaines. Il s'est donc réservé les affaires de majeure importance, se contentant de régner beaucoup et de gouverner très-peu. Au reste l'exercice de son autorité dépend uniquement de son goût et de son bon plaisir. Il n'y a ni charte ni constitution pour contrôler sa manière de faire.

Après le Talé-Lama, que les Thibétains nomment aussi quelquefois Kian-Ngan-Remboutchi (souverain trésor), vient le Nomekhan ou empereur spirituel. Les Chinois lui donnent le nom de Tsan-Wang, roi du Thibet. Ce personnage est nommé par le Talé-Lama, et doit être toujours choisi parmi la classe des Lamas-Chaberons. Il conserve son poste pendant toute sa vie, et ne peut être renversé que par un coup d'Etat. Toutes les affaires du gouvernement dépendent du Nomekhan et de quatre ministres nommés Kalons. Les Kalons sont choisis par le Talé-Lama, sur une liste de candidats formée par le Nomekhan : ils n'appartiennent pas à la tribu sacerdotale, et peuvent être mariés ; la durée de leur pouvoir est illimitée. Quand ils se rendent indignes de leurs fonctions, le Nomekhan adresse un rapport au Talé-Lama, qui les casse, s'il le juge opportun. Les fonctionnaires subalternes sont choisis par les Kalons, et appartiennent le plus souvent à la classe des Lamas.

Les provinces sont divisées en plusieurs principautés, qui sont gouvernées par des Lamas-Houtouktou. Ces espèces de petits souverains ecclésiastiques, reçoivent leur investiture du Talé-Lama, et reconnaissent son autorité suzeraine. En général, ils ont l'humeur guerroyante, et se livrent souvent, entre voisins, des combats à outrance, et toujours accompagnés de pillage et d'incendie.

Le plus puissant de ces Lamas souverains, est le Bandchan-Remboutchi, il réside à Djachi-Loumbo (1)[3], capitale du Thibet ultérieur. Cette ville est située au sud de Lha-Ssa, et n'en est éloignée que de huit journées de marche. La célébrité du Bandchan actuel est prodigieuse ; ses partisans prétendent que sa puissance spirituelle est aussi grande que celle du Talé-Lama, et que le sanctuaire do Djachi-Loumbo ne le cède pas en sainteté à celui du Bouddha-La. On admet pourtant généralement, que la puissance temporelle du Talé-Lama est supérieure à celle du Bandchan-Remboutcbi. Une grande rivalité ne peut manquer de se déclarer, tôt ou tard, entre Lha-Ssa et Djachi-Loumbo, et de jeter les Thibétains dans de funestes divisions.


Le Bandchan-Remboutchi actuel est âgé d'une soixantaine d'années ; il est, dit-on, d'une belle et majestueuse taille, et d'une vigueur étonnante pour son âge déjà avancé. Ce singulier personnage se dit d'origine indienne ; il y a déjà quelques milliers d'années que sa première incarnation eut lieu dans le célèbre pays des Azaras. Les physionomistes, qui dès notre arrivée à Lha-Ssa nous prenaient pour des Azaras blancs, ne manquèrent pas de nous engager vivement à faire un voyage de dévotion à Djachi-Loumbo, nous assurant qu'en notre qualité de compatriotes du Bandchan-Remboutchi, nous en serions très-bien reçus. Les Lamas érudits, qui s'occupent des généalogies bouddhiques, expliquent comme quoi le Bandchan, après de nombreuses et merveilleuses incarnations dans l'Indoustan, a fini par apparaître dans le Thibet ultérieur, et par fixer sa résidence à Djachi-Loumbo. Quoi qu'il en soit de sa biographie, à laquelle, fort heureusement, nous sommes dispensés d'ajouter foi, il est certain que cet habile Lama a su se donner une vogue vraiment étonnante. Les Thibétains, les Tarières et autres Bouddhistes ne l'appellent jamais que le grand saint, et ne prononcent son nom qu'en joignant les mains et en levant les yeux au ciel ; ils prétendent que sa science est universelle ; il sait parler, disent-ils, toutes les langues de l'univers, sans les avoir jamais étudiées, et peut converser avec les pèlerins de toutes les parties du monde. Les Tartares ont une foi si vigoureuse en sa puissance, qu'ils l'invoquent continuellement. Dans les dangers, dans les afflictions, dans toutes les affaires pénibles et ardues, ils ont toujours à la bouche le nom magique du Bokte (saint).

Les pèlerins qui se rendent dans le Thibet, ne manquent jamais de visiter Djachi-Loumbo, d'aller se prosterner aux pieds du saint par excellence, et de lui présenter leurs offrandes. On ne saurait se faire une idée des sommes énormes que les caravanes tartares lui apportent annuellement. En retour des lingots d'or et d'argent qu'il enferme dans ses coffres, le Bandchan fait distribuer à ses adorateurs, des lambeaux de ses vieux habits, des chiffons de papier où sont imprimées des sentences en mongol ou en thibétain, des statuettes en terre cuite, et des pilules rouges d'une infaillible efficacité contre toute espèce de maladies. Les pèlerins reçoivent avec vénération toutes ces niaiseries, et les déposent religieusement dans un sachet qu'ils portent toujours suspendu à leur cou.

Ceux qui font le pèlerinage de Djachi-Loumbo, séculiers ou Lamas, hommes ou femmes, tout le monde se fait enrôler dans la confrérie des Kélans, instituée parle Bandchan-Remboutchi. Presque tous les Bouddhistes aspirent au bonheur de devenir membres de cette association, qui pourra fort bien un jour faire naître dans la haute Asie quelque grave événement. Tous les esprits, du reste, sont vivement préoccupés, et pressentent pour l'avenir une grande catastrophe. Voici quelles sont les étranges prophéties qui circulent à ce sujet :

Quand le saint de Djachi-Loumbo, quand le Bandchan-Remboutchi sera mort, il ne transmigrera plus comme par le passé dans le Thibet ultérieur. Sa nouvelle incarnation ira s'opérer au nord de Lha-Ssa, dans les steppes habitées par les Ourianghaï, dans le pays nommé Thien-Chan-Pé-Lou, entre les Montagnes célestes et les chaînes de l’Altaï. Pendant qu'il demeurera là quelques années inconnu, se préparant par la retraite, la prière et les bonnes œuvres, aux grands événements de l'avenir, la religion de Bouddha ira s'affaiblissant dans tous les cœurs ; elle ne vivra plus qu'au sein de la confrérie des Kélans. Dans ces jours malheureux, les Chinois deviendront influents dans le Thibet ; ils se répandront sur les montagnes et dans les vallées, et chercheront à s'emparer de l'empire du Talé-Lama. Mais cela ne durera que peu de temps. Il y aura un soulèvement général ; les Thibétains prendront les armes, et massacreront dans une seule journée tous les Chinois jeunes et vieux, sans qu'il soit donné à un seul de repasser les frontières.

Un an après cette sanglante journée, l'Empereur chinois mettra sur pied de nombreux bataillons, et les fera marcher contre les Thibétains. Il y aura une réaction épouvantable ; le sang coulera à flots, les torrents en seront rougis, et les Chinois finiront par s'emparer du Thibet ; mais ce triomphe ne sera pas de longue durée. C'est alors que le Bandchan-Remboutchi manifestera sa puissance ; if fera un appel à tous les Kélans de la sainte association ; ceux qui seront déjà morts reviendront à la vie, et ils se rendront tous ensemble dans une vaste plaine de Thien-Chan-Pé-Lou. Là le Bandchan distribuera des flèches et des fusils à tout le monde, et fera de cette multitude une armée formidable dont il prendra lui-même le commandement. La confrérie des Kélans marchera à la suite du saint par excellence, et se précipitera sur les Chinois, qui seront taillés en pièces, le Thibet sera conquis, puis la Chine, puis la Tartarie, puis le vaste empire des Oros. Le Bandchan sera proclamé souverain universel, et sous sa sainte influence, le lamaïsme refleurira bientôt : des lamaseries superbes s'élèveront de toute part, et le monde entier reconnaîtra la puissance infinie des prières bouddhiques.

Ces prédictions, dont nous nous contentons de donner un simple résumé, sont racontées par tout le monde en détail, et dans les plus petites circonstances ; mais ce qu'il y a de bien étonnant, c'est que personne ne paraît douter de la certitude des événements qu'elles annoncent ; chacun en parle comme d'une chose certaine et indubitable. Les Chinois résidant à Lha-Ssa semblent également ajouter foi à la prophétie, mais ils ont le bon esprit de ne pas trop s'en tracasser ; ils espèrent que la débâcle arrivera fort tard, que d'ici là ils seront peut-être morts ou que du moins ils auront le temps de la voir venir. Pour ce qui est du Bandchan-Remboutchi, il se prépare, dit-on, avec ardeur à cette grande révolution dont il doit être l'âme. Quoique déjà avancé en âge, il se livre souvent à des exercices militaires ; tous les instants de la journée qui ne sont pas absorbés par ses hautes fonctions de Bouddha-vivant, il les utilise en se familiarisant à son futur métier de généralissime des Kélans. On prétend qu'il lance très-bien une flèche, et qu'il se sert avec habileté de la lance et du fusil à mèche. Il nourrit de grands troupeaux de chevaux pour sa future cavalerie, et des meutes de chiens énormes, qui, joignant une force prodigieuse à une intelligence supérieure, devront jouer un rôle important dans la grande armée des Kélans.

Ces idées folles et extravagantes ont tellement pénétré dans les masses, et surtout dans l'esprit de ceux qui se sont enrôlés dans la confrérie des Kélans, qu'elles pourraient fort bien, un jour, occasionner une révolution dans le Thibet. Ce n'est jamais vainement que les peuples se préoccupent ainsi de l'avenir. Après la mort du grand Lama de Djachi-Loumbo, un aventurier audacieux n'aura qu'à se rendre dans le Thien-Chan-Pé-Lou, puis se proclamer hardiment Bandchan-Remboutchi, et faire un appel aux Kélans ... ; il n'en faudra peut-être pas davantage pour soulever ces populations fanatiques.

Un résultat actuel et immédiat de cette confrérie des Kélans, c'est de donner aux Bandchan-Remboutchi une importance qui parait porter peu à peu atteinte à la suprématie du Talé-Lama. Ce résultat est d'autant plus facile à obtenir, que le souverain de Lha-Ssa est un enfant de neuf ans, et que ses trois prédécesseurs ont expiré de mort violente avant d'atteindre leur majorité, fixée par les lois à vingt ans. Le Bandchan-Remboutchi, qui paraît être un homme habile et ambitieux, n'aura pas manqué, sans doute, d'utiliser cette période de quatre minorités, et de confisquer à son profit une partie de l’autorité spirituelle et temporelle du Talé-Lama.

La mort violente des trois Talé-Lama, prédécesseurs immédiats de celui qui règne aujourd’hui, a donné naissance, dans l’année 1844, à un événement, dont le Thibet, la Tartarie, la Chine même, se sont vivement préoccupés, et qui, à cause de son importance, mérite peut-être qu’on en dise ici quelque chose.

Le phénomène inoui de trois Talé-Lama morts successivement à la fleur de leur âge, avait plongé la population de Lha-Ssa dans une morne consternation. Peu à peu, de sourdes rumeurs commencèrent à circuler : et bientôt on fit entendre publiquement les mots de crime et d’assassinat. La chose alla si loin, qu’on racontait, dans les rues de la ville et dans les lamaseries, toutes les circonstances de ces funestes événements. On disait que le premier Talé-Lama avait été étranglé, le second écrasé par la toiture de sa chambre à coucher, et le troisième empoisonné avec ses nombreux parents, qui étaient venus s’établir à Lha-Ssa. Le Lama supérieur de la grande lamaserie de Kaldan, qui était très-dévoué au Talé-Lama, avait aussi subi le même sort. La voix publique désignait le Nomekhan comme auteur de tous ces attentats. Les quatre ministres n’en doutaient nullement, et connaissaient toute la vérité: mais ils se trouvaient dans l’impuissance de venger la mort de leur souverain ; ils étaient trop faibles pour lutter contre le Nomekhan qui était soutenu par des amis nombreux et puissants.

Ce Nomekhan était Si-Fan, originaire de la principauté de Yang-Tou-Sse[4], dans la province du Kan-Sou. La suprême dignité de Tou-Sse était héréditaire dans sa famille, et un grand nombre de ses parents établis à Lha-Ssa depuis plusieurs générations, exerçaient une grande influence sur les affaires du Thibet. Le Nomekhan de Yang-Tou-Sse, était encore bien jeune quand il fut investi d’une autorité qui ne le cédait qu’à celle du Talé-Lama. On prétend que peu d’années après son élévation au pouvoir, il manifesta ses sentiments ambitieux et un désir effréné de domination. Il usa de ses grandes richesses et de l’influence de ses parents, pour s’entourer d’une clientèle qui lui fût entièrement dévouée. Il s’appliqua spécialement à se créer des partisans parmi la classe des Lamas ; et dans ce but, il prit sous sa protection immédiate la fameuse lamaserie de Sera, située à une demi-lieue de Lha-Ssa, et comptant plus de quinze mille religieux bouddhistes. Il la combla de ses faveurs, lui accorda des privilèges et des revenus immenses, et fit placer, dans les diverses administrations, un grand nombre de ses créatures. Les Lamas de Sera ne manquèrent pas de s’enthousiasmer pour le Nomekhan ; ils le regardèrent comme un saint du premier ordre, et firent de ses perfections une nomenclature aussi étendue et aussi pompeuse que la nomenclature des perfections de Bouddha. Appuyé sur le parti puissant qu’il avait su se ménager, le Nomekhan ne mit plus de bornes à ses projets de domination. Ce fut alors qu’il fit périr successivement trois jeunes Talé-Lama, afin de conserver entre ses mains le pouvoir de régent… Tel était le Nomekhan de Yang-Tou-Sse, ou du moins c'est ainsi qu'il nous fut représenté durant notre séjour à Lba-Ssa.

Il n'était pas aisé, comme on voit, de renverser un personnage dont la puissance était si solidement étayée. Les ministres Kalons ne pouvant combattre ouvertement le Nomekhan, qu'avec la perspective de succomber dans la lutte, prirent le parti de dissimuler, et de travailler néanmoins, en secret, à la ruine de cet homme exécrable. L'assemblée des Houtouktou élut un nouveau Talé-Lama, ou plutôt désigna l'enfant dans le corps duquel l'âme du Bouddha-vivant avait transmigré. Il fut intronisé au sommet du Bouddha-La. Le Nomekhan, comme tous les autres dignitaires, alla se prosterner à ses pieds, l'adora très-dévotement ; mais sans doute se promettant bien in petto, de le faire transmigrer une quatrième fois, quand il le jugerait opportun.

Les Kalons prirent secrètement des mesures pour prévenir une nouvelle catastrophe. Ils s'entendirent avec le Bandchan-Remboutchi de Djachi-Loumbo ; et il fut convenu que, pour arrêter les projets infâmes du Nomekhan, il fallait lui opposer la puissance irrésistible de l'Empereur de Chine. Une requête fut donc rédigée et signée par le Bandchan et les quatre Kalons, puis envoyée secrètement à Péking par l'ambassade de 1844.

Pour trois raisons principales, le gouvernement de Péking ne pouvait se dispenser d'accorder aux Thibétains la protection qu'ils lui demandaient en cette grave circonstance. D'abord la dynastie tartare-mantchoue s'était solennellement déclarée protetrice du Talé-Lama ; en second lieu, le Nomekhan, en tant qu'originaire de Yang-TouSse, dans la province du Kang-Sou, était en quelque sorte justiciable de l'empereur Chinois ; enfin, politiquement parlant, c'était, pour la cour de Péking, une excellente occasion d'établir son influence dans le Tbibet, et d'y réaliser ses projets d'usurpation.

La requête envoyée à Péking par le Bandchan-Remboutchi et les quatre Kalons, fut reçue avec toute la faveur désirable. On songea aussitôt à faire partir pour Lha-Ssa, un ambassadeur d'une énergie et d'une prudence capables de renverser la puissance du Nomekhan. L'Empereur jeta les yeux sur le Mandarin Ki-Chan, et le chargea de cette mission difficile.

Avant d'aller plus loin, il ne sera peut-être pas superflu de faire connaître ce Ki-Chan, personnage très-célèbre en Chine, et qui a joué un rôle important dans l'affaire des Anglais, à Canton. Ki-Chan est Tartare-Mantchou d'origine ; il a commencé sa carrière par être écrivain dans un des six grands tribunaux de Péking. Sa rare capacité ne tarda point à le faire remarquer, et quoiqu'il fût encore bien jeune, il monta rapidement les divers degrés de la magistrature. À l'âge de vingt-deux ans, il était gouverneur de la province du Ho-Nan ; à vingt-cinq ans, il en fut vice-roi ; mais il fut dégradé de cette charge pour n'avoir pas su prévoir et arrêter un débordement du fleuve Jaune, qui causa de grands désastres dans la province qui lui avait été confiée. Sa disgrâce ne dura pas longtemps ; il fut réintégré dans sa dignité première, et envoyé tour à tour, en qualité de vice-roi, dans les provinces du Chan-Tong, du Sse-Tchouen et du Pé-Tche-Ly. Il fut décoré du globule rouge, de la plume de paon et de la tunique jaune, avec le titre de Heou-Yé (prince impérial). Enfin, il fut nommé Tchoung-Tang, dignité la plus grande à laquelle un Mandarin puisse jamais prétendre. On ne compte que huit Tchoung-Tang dans l'empire : quatre Mantchous et quatre Chinois ; ils composent le conseil intime de l'Empereur, et ont le droit de correspondre directement avec lui.

Vers la fin de 1839, Ki-Chan fut envoyée Canton, en qualité de vice-roi de la province, et avec le titre de commissaire impérial ; il avait tout pouvoir pour traiter au nom de son gouvernement avec les Anglais, et rétablir la paix qui avait été troublée par les mesures folles et violentes de Lin, son prédécesseur. Ce qui fait le plus grand éloge de la capacité de Ki-Chan, c'est qu'à son arrivée à Canton, il reconnut l'immense supériorité des Européens sur les Chinois, et comprit qu'une guerre était impossible. Il entra donc, sur-le-champ, en négociation avec M. Elliot, plénipotentiaire anglais ; et la paix fut conclue, moyennant la cession de la petite île de Hong-Kong. Pour cimenter la bonne harmonie qui venait de s'établir, entre l'Empereur Tao-Kouang et la reine Victoria, Ki-Chan donna aux autorités anglaises un magnifique festin, auquel eut l'honneur d'assister M. de Rosamel, commandant de la corvette la Danaïde, arrivée depuis peu de jours dans la rade de Macao. Tout le monde fut enchanté des bonnes grâces et de l'amabilité du commissaire impérial.

Quelques jours s'étaient à peine écoulés, que les intrigues ourdies à Péking, par l'ancien commissaire impérial Lin, réussirent à faire casser, par l'Empereur, le traité qu'on venait de conclure à Canton. Ki-Chan fut accusé de s'être laissé corrompre par l'or des Anglais, et d'avoir vendu aux diables marins le territoire du céleste empire. L'Empereur lui envoya une lettre foudroyante, qui le déclarait digne de mort, et lui donnait ordre de se rendre immédiatement à Péking ;. Le pauvre commissaire impérial n'eut pas la tête tranchée, comme tout le monde s'y attendait ; l'Empereur, dans sa paternelle mansuétude, lui fit grâce de la vie, et se contenta de le dégrader de tous ses titres, de lui retirer toutes ses décorations, de confisquer ses biens, de raser sa maison, de faire vendre ses femmes à l'encan, et de l'envoyer en exil au fond de la Tartarie.

Les amis nombreux et influents que Ki-Chan avait à la cour, ne l'abandonnèrent pas dans son malheur ; ils travaillèrent avec courage et persévérance à le faire rentrer dans les bonnes grâces de l'Empereur. En 1844, il fut enfin rappelé de son exil, et envoyé à Lha-Ssa, en qualité de délégué extraordinaire, pour traiter l'affaire du Nomekhan. Il partit décoré du globule bleu, au lieu du rouge, qu'il portait avant sa chute ; on lui rendit la plume de paon, mais le privilège de porter la tunique jaune lui fut encore interdit. Ses amis de Péking se cotisèrent, et lui firent bâtir, à leurs frais, une magnifique maison. Le poste du Kin-Tchaï, au milieu des montagnes du Thibet, était encore considéré comme un exil ; mais c'était un acheminement vers une glorieuse et complète réhabilitation.

Aussitôt après son arivée à Lha-Ssa, Ki-Chan se concerta avec le Bandchan-Remboulchi et les quatre Kalons, et fit arrêter le Nomekhan. Ensuite, il fit subir un interrogatoire à toutes les personnes attachées au service de l'accusé, et afin de les aider à déclarer la vérité, il leur fit enfoncer sous les ongles, de longues aiguilles en bambou. Par ce moyen, comme disent les Chinois, la vérité fut séparée de l'erreur, et la conduite du Nomekhan fut manifestée au grand jour. Ce malheureux avoua lui-même ses crimes, sans qu'il fût besoin de le soumettre à la question : il se reconnut coupable d'avoir arraché trois vies au Talé-Lama, et de l'avoir fait transmigrer violemment ; le première fois, par strangulation ; la deuxième, par suffocation ; et la troisième, par empoisonnement. Un procès-verbal fut dressé en chinois, en tartare et en thibétain. Le Nomekhan et ses complices le signèrent. Le Bandchan-Remboutchi, les quatre Kalons et l'ambassadeur chinois y apposèrent leur sceau, et il fut immédiatement envoyé à Péking, par un courrier extraordinaire. Tout cela se fit à huis-clos et dans le plus grand secret.

Trois mois après, la capitale du Thibet était plongée dans une affreuse agitation ; on voyait placardé au grand portail du palais du Nomekhan, et dans les rues principales de la ville, un édit impérial, en trois langues, sur papier jaune, et avec des bordures représentant des dragons ailés. Après de hautes considérations sur les devoirs des rois et des souverains grands et petits ; après avoir exhorté les potentats, les monarques, les princes, les magistrats et les peuples des quatre mers à marcher dans les sentiers de la justice et de la vertu, sous peine d'encourir la colère du ciel et l'indignation du grand Khan ... ; l'Empereur rappelait les crimes du Nomekhan, et le condamnait à un exil perpétuel sur les bords du Sakhalien-Oula, au fond de la Mantchourie. .... A la fin, était la formule d'usage : Qu'on tremble, et qu'on obéisse ! ! !

Les habitants de Lha-Ssa, se portèrent avec empressement vers ces placards étranges, qu'ils n'étaient pas accoutumés de voir sur les murs de leur ville. La nouvelle de la condamnation du Nomekhan se répandit avec rapidité parmi la multitude ; des groupes nombreux se formèrent, où l'on discutait avec feu, mais à voix basse. Les figures étaient animées, et de tous côtés s'élevait un frémissement sourd et presque silencieux. L'agitation qui régnait parmi le peuple thibétain, avait moins pour objet la chute méritée du Nomekhan, que l'intervention de l'autorité chinoise, intervention dont tout le monde se sentait froissé et humilié.

A la lamaserie de Sera, l'opposition se manifesta avec une tout autre énergie. Aussitôt qu'on y eut connaissance de l'édit impérial, l'insurrection fut spontanée et générale. Ces quinze mille Lamas, qui étaient tous dévoués à la cause du Nomekhan, s'armèrent précipitamment de lances, de fusils, de bâtons, de tout ce qu'ils purent rencontrer, et se précipitèrent sur Lha-Ssa, dont ils n'étaient éloignés que d'une demi-lieue. Les épais nuages de poussière qu'ils soulevaient dans leur course désordonnée, et les épouvantables clameurs qu'ils faisaient entendre, annoncèrent leur arrivée aux habitants de Lha-Ssa. — Les Lamas de Sera ! Voici les Lamas de Sera !... — Tel fut le cri qui retentit presque en même temps dans la ville entière, et qui porta l'effroi dans tous les cœurs. Los Lamas fondirent comme une avalanche sur la résidence de l'ambassadeur chinois, et en firent voler les portes en éclats, aux cris mille fois répétés de : Mort à Ki-Chan ! mort aux Chinois ! Mais ils ne trouvèrent personne sur qui ils pussent faire tomber leur colère. L'ambassadeur, prévenu à temps de leur arrivée, avait couru se cacher chez un Kalon, et les gens de sa suite s'étaient dispersés dans la ville. La multitude des Lamas se divisa alors en plusieurs troupes ; les uns se portèrent au palais du Nomekhan, et les autres envahirent la demeure des Kalons, demandant à grands cris qu'on leur livrât l'ambassadeur chinois. Il y eut, sur ce point, une lutte longue et acharnée, dans laquelle un des quatre ministres thibétains fut mis en lambeaux ; les autres reçurent des blessures plus ou moins dangereuses.

Pendant qu'on se battait chez les Kalons pour s'emparer de la personne de Ki-Chan, la troupe la plus nombreuse des Lamas avait enfoncé les portes de la prison où élait enfermé le Nomekhan, et voulait le porter en triomphe jusqu'à la lamaserie de Sera. Le Nomekhan s'opposa vivement à ce projet, et usa de toute son influence pour calmer l'exaltation des Lamas .... Il leur dit que leur révolte inconsidérée aggravait sa position au lieu de l'améliorer. — Je suis, leur dit-il, victime d'une conspiration ; j'irai à Péking, j'éclairerai l'Empereur, et je reviendrai triomphant au milieu de vous. Maintenant, nous n'avons qu'à obéir au décret impérial .... Je partirai selon ce qu'il m'a été ordonné .... Vous autres, rentrez on paix dans votre lamaserie. — Ces paroles ne changèrent pas la résolution des Lamas ; mais la nuit venant à tomber, ils reprirent tumultuairement le chemin de Sera, se promettant bien de mieux organiser leur plan pour le lendemain.

Quand le jour parut, les Lamas commencèrent à s'agiter dans leur immense couvent, et se préparèrent à envahir de nouveau la ville de Lha-Ssa ; mais, à leur grand étonnement, ils aperçurent dans la plaine, aux environs de la lamaserie, des tentes nombreuses et une multitude de soldats thibétains et chinois, armés jusqu'aux dents, et qui leur barraient le passage. A cette vue, tous les courages s'évanouirent ;... la conque marine se fit entendre, et ces soldats improvisés, jetant bas les armes, rentrèrent dans leurs cellules, prirent leur livre sous le bras, et se rendirent tranquillement au chœur, pour réciter, selon l'usage, les prières du matin.

Quelques jours après, le Nomekhan, accompagné d'une bonne escorte, prit la route du Ssé-Tchouen, et s'achemina comme un mouton vers l'exil qui lui avait été assigné. On n'a jamais bien compris à Lha-Ssa, comment cet homme, qui n'avait pas reculé devant le meurtre de trois Talé-Lamas, n'avait pus. voulu profiter de l'insurrection des Lamas de Sera. Il est certain que, d'un seul mot, il eût pu anéantir tous les Chinois qui se trouvaient à Lha-Ssa, et peut-être mettre en feu le Thibet tout entier ; mais le Nomekhan n'était pas trempé pour un pareil rôle : il avait la lâche énergie d'un assassin, et non l'audace d'un séditieux.

Ki-Chan, enivré de son triomphe, voulut étendre son pouvoir jusque sur les Thibétains complices du Nomekhan. Celte prétention ne fut pas du goût des Kalons, qui lui déclarèrent qu'à eux seuls appartenait le droit de juger des gens qui ne dépendaient en rien de la Chine, et contre lesquels on n'avait pas demandé la protection de l'Empereur. Le Kin-Tchaï n'insista point ; mais pour ne pas avoir l'air de céder aux autorités thibétaines, il leur répondit officiellement qu'il leur abandonnait ces assassins de bas étage, parce qu'ils ne valaient pas la peine qu'un représentant du grand Empereur se mêlât de leur affaire.

Un nouveau Nomekhan a été mis à la place de l'exilé : on a choisi, pour cette charge éminente, le Chaberon de la lamaserie de Ran-Tchan, jeune homme de dix-huit ans. Le Talé-Lama et le nouveau Nomekhan étant mineurs, à l'époque où nous arrivâmes à Lha-Ssa, la régence était confiée au premier Kalon. Toute la sollicitude du Régent consistait à élever des digues contre les empiétements et les usurpations de l'ambassadeur chinois, qui cherchait, par tous les moyens, à profiter de la faiblesse dans laquelle se trouvait le gouvernement thibétain.


  1. (1) Il paraît que cet usage est bien plus ancien, car le moine Rubruk, envoyé en 1252 par saint Louis au grand Khan des Tartares, dit en parlant des femmes de la Haute-Asie : Deturpant se turpiter pingendo facies suas. — Recueil de voyages et de mémoires publié par la Société de géographie, tom. IV. Page 233. (1852)
  2. (1) Dalaé-Lama est une très-mauvaise transcription c'est Talé-Lama qu'on doit prononcer. Le mot mongol talé veut dire mer, et a été donné au grand Lama du Thibet, parce que ce personnage est censé être une mer de sagesse et de puissance.
  3. (1) Djachi-Loumbo signifie Montagne des Oracles.
  4. Voir page 36 ce qui a été dit des Tou-See