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Souvenirs d’une Campagne dans l’Extrême Orient/04

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SOUVENIRS
D'UNE CAMPAGNE
DANS L'EXTREME ORIENT

IV.
LES CHINOIS HORS DE CHEZ EUX[1].


I

On a depuis vingt ans beaucoup étudié les Chinois chez eux. Les expéditions se sont succédé, pacifiques ou guerrières, et toutes nous ont rapporté quelques nouveaux détails sur les mystères de l’empire du Milieu. De même les livres se sont multipliés, racontant les uns de longs séjours, les autres de rapides excursions sur les côtes ou dans l’intérieur. Français, Anglais, Allemands, Russes et Américains, chacun a de la sorte apporté son contingent, et l’on peut désormais se rendre un compte assez exact du mécanisme de cette étrange société, dont nos pères ne connaissent guère que la caricature fantastique. Aussi nous proposons-nous aujourd’hui d’étudier les Chinois, non en Chine, mais sur les différens points du globe où les conduit leur instinct aventureux. Ce que deviendrait cette émigration dans l’extrême Orient, si toute latitude lui était laissée, nul ne peut le dire, car les traditionnelles barrières d’isolement du Céleste-Empire ne sont point encore officiellement abaissées sous tous les rapports, et ce n’est que par une sorte de compromis tacite que chaque année les provinces du littoral voient quelques milliers d’hommes aller chercher fortune loin du sol natal. Avec l’extrême densité que tous les témoignages sont d’accord pour attribuer à la population de la Chine, avec les tendances naturelles de cette race à l’expatriation, on peut affirmer que le courant actuel prendra promptement les plus vastes proportions le jour où on lui ouvrira libre carrière. Toutefois il est suffisamment établi dès maintenant pour que l’on en puisse apprécier les principaux traits en connaissance de cause, et pour que l’on essaie au moins de conclure du présent à l’avenir.

Je n’oublierai jamais mon impression au premier convoi d’émigrans chinois dont le hasard me fit faire la rencontre. C’était au fort de la guerre de Crimée, mais bien loin de l’étroite presqu’île où les trois plus puissantes nations de l’Europe s’épuisaient dans les efforts d’une lutte de titans. Notre bâtiment faisait partie d’une escadre anglo-française se rendant des îles Sandwich au Kamschatka, à la recherche d’une division russe en croisière dans l’Océan-Pacifique. En approchant des froides et brumeuses latitudes de notre destination, les vigies signalèrent un matin une voile à l’horizon. Toute rencontre devenait suspecte dans ces parages solitaires, et le signal nous fut fait de reconnaître l’inconnu qu’une couple d’heures nous suffirent à rejoindre. C’était un trois-mâts américain qui conduisait en Californie un chargement de Chinois pris à Canton ; un coup de vent l’avait jeté au nord de sa route. Le temps était triste et froid, le ciel sombre ; poussée par les lourdes rafales de la brise d’ouest, une pluie mêlée de neige et de givre nous fouettait au visage, et semblait s’abattre plus impitoyablement encore sur les centaines d’émigrans qui se collaient aux bastingages du trois-mâts. Ce qui me frappa tout d’abord en eux, ce fut l’intelligente expression de leurs physionomies et l’insouciance ou plutôt la résignation philosophique avec laquelle ils s’exposaient aux intempéries d’un climat si différent du leur. Les réclames dorées de la Californie, alors à l’apogée de sa gloire, étaient parvenues jusqu’à eux de l’autre côté de l’océan, et ils s’étaient mis en route, la plupart sans autre capital que le sac de riz destiné à les nourrir pendant la traversée. Je les revis plus tard à San-Francisco dans le quartier dont leurs compatriotes s’étaient attribué l’occupation exclusive, rue Dupont, rue Sacramento et autres : toujours vêtus du costume national, toujours porteurs de leurs longues queues et chaussés de souliers à la poulaine, ils y vivaient à peu près comme ils eussent pu le faire en Chine ; ils y avaient leurs pagodes, leurs théâtres, leurs restaurans en plein vent et leurs maisons de jeu ou de concerts, annoncées de loin par les sons d’une musique discordante et par d’énormes lanternes de papier aux dessins hiéroglyphiques. Ils y avaient même une sorte de bourse pour leur usage spécial. Cette faculté de se transporter ainsi tout entière à l’étranger, avec ses idées, ses coutumes et ses mœurs, est l’un des plus sûrs caractères qui dénotent chez une race la tendance innée à l’émigration. Un trait curieux et touchant de ce culte des vieux usages est le soin pieux avec lequel les Chinois renvoient parfois en Chine les restes de leurs parens, malgré les frais considérables de ce transport exceptionnel. En 1856, un bâtiment rapporta de la sorte 300 cadavres à Hong-kong, au pays des ancêtres, et un journal américain de San-Francisco, à la plaisanterie un peu féroce, enregistrait ce fait divers dans les termes suivans : « La Californie ne connaît point de rivale dans le commerce du Chinois ; elle en a le monopole. Nous l’importons vivant, à l’état brut ; nous le renvoyons manufacturé, mort. »

Ces nouveau-venus, ces celestials, comme les appelaient dédaigneusement les Américains, avaient été fort mal reçus aux mines, et ils s’y virent dès l’origine en butte à une malveillance des moins justifiées. Bien qu’ils payassent régulièrement l’impôt frappé sur les mineurs étrangers (et ils étaient peut-être les seuls à acquitter ce droit), bien qu’ils sussent se contenter des fouilles dédaignées par tout le monde, telles par exemple que la dure exploitation des rivières détournées de leur lit, ils n’en étaient pas moins les parias des placers. Cet hostile et mesquin esprit de jalousie fut poussé si loin qu’en 1853 le gouverneur Bigler ne rougit point de demander à la législature une loi qui interdît leur débarquement dans le pays. Les Chinois répondirent à cette attaque par une adresse où leurs adversaires eux-mêmes furent forcés de reconnaître un modèle de logique, de modération et de bon sens, et d’ailleurs la législature refusa son concours à cet acte de proscription ; mais le projet revint sur le tapis en 1858. La législature, de nouveau mise en demeure de se prononcer, céda cette fois à la pression de l’opinion, et les Chinois n’obtinrent définitivement gain de cause que grâce à ce que la haute cour eut le bon esprit de déclarer la mesure inconstitutionnelle. Le rapporteur du projet de loi avait fait de son travail un véritable réquisitoire, qui montre jusqu’à quel point la passion avait aveuglé en cette circonstance l’esprit ordinairement si juste des Américains. Après avoir reproché aux émigrans d’être étrangers aux mœurs yankees, de vouloir rester tels, de parler chinois et non anglais, après les avoir chargés de maints autres griefs tout aussi fondés, il terminait ainsi : « Notre état est encombré par cette population impuissante à exercer des droits civiques. Sa présence ne profite à aucune classe de citoyens ; ses habitudes, ses mœurs, son aspect, sont l’objet d’un extrême dégoût. Bref ils sont établis chez nous comme des hordes dont la visite est pire que ne le fut celle des sauterelles en Égypte. Ils épuisent nos placers au détriment des citoyens américains ou de ceux qui peuvent devenir tels. Les impôts perçus sur eux ne sont d’aucune considération, comparés au mal que cause la présence de ces êtres à demi barbares. Il faut donc s’opposer par des lois rigoureuses à leur immigration ultérieure, et il faut chasser de nos terres ceux qui s’y sont introduits. C’est à nous en un mot d’agir par tous les moyens constitutionnels pour amoindrir le mal incalculable qui résulte de leur présence. Le peuple réclame de nous ce résultat. Si nous manquions au devoir que nous impose un sentiment de répulsion générale, nous aurions à redouter de voir la population agir par elle-même pour se débarrasser directement des Chinois. La Californie est une terre destinée à la race blanche ; nous ne devons point y laisser pénétrer les races inférieures. » C’était la fable du loup et de l’agneau dans toute sa crudité ; mais le bon droit l’emporta, comme nous l’avons dit, et l’émigration que l’on avait voulu couper dans sa racine suivit si bien son cours qu’aujourd’hui l’on ne compte pas moins de 50,000 Chinois en Californie, dont 6,000 à San-Francisco. Une particularité de cette population, que nous ne retrouverons dans aucun autre des centres dont on va parler, est que les femmes, ailleurs absentes, figurent ici dans une proportion inusitée. J’en vis ainsi 200 débarquer en 1854, dans un convoi de 780 émigrans. Malheureusement l’industrie de la plupart d’entre elles n’est pas de celles qui peuvent être citées.

Attiré en Australie par la découverte des mines de Victoria, le Chinois n’y trouva pas un meilleur accueil qu’en Californie. L’hospitalité anglo-saxonne n’existait pas pour lui. Il travaillait à meilleur prix que l’Européen ; ce fut assez pour le rendre importun, et la législature de la colonie, aussi peu libérale et non moins inhumaine que celle de San-Francisco, n’eut pas honte de se faire l’écho des passions populaires au point de ne permettre l’introduction de ces émigrans sur les navires qu’à raison d’un pour dix tonneaux de chargement. De plus tout Chinois débarquant fut frappé d’un impôt immédiat de 250 francs, et, comme si ce n’était pas assez de cet énorme droit primitif sur l’importation de travailleurs jugés des concurrens trop redoutables, on y ajouta une seconde taxe périodique de 12 francs 50 centimes par mois, étrange conclusion tirée par les colons des belles leçons économiques données au monde par la Grande-Bretagne. Les Chinois alors, au lieu de débarquer sur le territoire de Victoria, abordèrent au port Robe ou à celui d’Adélaïde, d’où ils gagnaient les districts aurifères par des régions presque inhabitées. Cette route détournée leur épargna au moins la capitation disproportionnée de l’entrée jusqu’au jour où l’Australie méridionale jugea bon d’imiter l’exemple de la colonie voisine en exigeant d’eux un droit égal. La même malveillance les attendait sur les placers, où ils s’employaient surtout à laver de nouveau les sables imparfaitement épuisés par les mineurs européens ; mais rien ne les décourageait. Sobre, infatigable et tenace, âpre au gain et plus économe que dix Auvergnats, John Chinaman forçait les Anglais eux-mêmes à lui rendre justice, comme ne craignit pas de le faire dans un rapport officiel l’un des gouverneurs de l’Australie méridionale. « Je suis forcé de dire en faveur de cette race hardie et jalousée, écrivait-il, qu’en ayant égard aux extorsions aux provocations que les Chinois ont subies en arrivant, ils ont jusqu’ici manifesté par leur conduite une grande patience et beaucoup de respect des lois. Ils se sont généralement conduits avec convenance et dignité. »

Cet abus du pouvoir, cette tyrannie du fort envers le faible font assurément tâche dans le brillant tableau que nous offre l’Australie. On voudrait voir un esprit plus large à cette société qui, sous tant d’autres rapports, donne l’exemple du plus merveilleux développement de ce siècle, et qui, sortie des prisons de la Grande-Bretagne, ayant en quelque sorte le pilori pour point de départ, s’est épurée de génération en génération jusqu’à pouvoir envisager avec confiance dans l’avenir la possibilité d’une destinée indépendante de la métropole. Elle demandait naguère du blé à la mère-patrie, elle lui en envoie aujourd’hui, et elle lui fournit en même temps, pour les besoins de son industrie immense, plus de laine à elle seule que tous les troupeaux de l’Europe et de l’Asie. Les miracles de la colonisation pastorale ont transformé des steppes désolés et des savanes désertes en prairies fertiles qui rappellent aux colons les campagnes des plus beaux comtés de l’Angleterre. Enfin l’or s’est révélé sur cette terre promise avec une telle abondance, que, suivant l’heureuse expression de M. Charles Dupin[2], la difficulté est non pas de trouver une place qui en contienne, mais une place qui n’en contienne pas, et cela sur une superficie qui dépasse 5 millions d’hectares, dans Victoria et dans la Nouvelle-Galles. En prenant pour base le rendement actuel, il faudrait, dit-on, près de deux mille ans pour épuiser ces trésors, évalués à 664 milliards de francs ! Certes la moisson est assez abondante pour que le possesseur du sol permette au pauvre Chinois de glaner quelques épis, comme Ruth la Moabite chez le riche Booz ; mais peut-être, en s’opposant ainsi aux progrès de cette immigration en Californie comme en Australie, l’Anglo-Saxon n’a-t-il fait qu’obéir instinctivement et à son insu à quelque mystérieux décret de la Providence. Au contact d’une race supérieure, le Chinois eût été fatalement condamné à rester sans espoir au bas de l’échelle ; son concours d’ailleurs était inutile à l’accroissement d’une population qui sextuplait en six ans, et qui compte aujourd’hui 1,800,000 âmes. Tout lui conseillait donc de diriger le courant de son expatriation vers des rives moins inhospitalières. Aussi l’importance numérique de cet élément est-elle restée stationnaire en Australie dans ces dernières années, si même elle n’est entrée dans une phase décroissante.

Il faut se rapprocher de l’équateur pour rencontrer l’émigrant chinois dans le milieu qui convient le mieux à sa nature. Manille, Java, Bornéo, Singapore, Bangkok, Saigon, voilà les centres où ses aptitudes trouvent un libre développement et où l’on peut le mieux apprécier son rôle dans l’économie des divers systèmes de colonisation européenne. Disons tout d’abord que cette revue nous montrera son histoire à peu de chose près la même dans ces pays divers. Partout il sera en butte à une hostilité qui se traduira en proscriptions, qui parfois même ira jusqu’au massacre, mais dont sa patience et sa ténacité d’insecte finiront toujours par triompher ; partout aussi on lui reprochera le procédé de succion absorbante, si je puis m’exprimer ainsi, par lequel il s’étudie à pomper la richesse du pays. Cette accusation n’est pas entièrement imméritée, et elle emprunte à coup sûr une grande force au fait d’avoir été reproduite sur tant de points par des personnes différentes en termes à peu près identiques. Je la crois néanmoins exagérée, en opposition avec l’esprit de progrès, en opposition même avec l’intérêt bien entendu des colons, et c’est ce qui semble devoir ressortir de notre examen. L’ordre des dates nous montre d’abord les Chinois à Bornéo, où l’on possède peu de détails sur leur établissement. Marco-Polo le signale au XIIIe siècle, et lors de la découverte, en 1521, les Espagnols furent frappés du grand nombre de ces émigrans dans le royaume malais de Bruni, comme le furent aussi les Hollandais à leurs apparitions intermittentes dans l’île. Bien plus tard, en 1823, quand ces derniers tournèrent de nouveau leurs vues vers l’exploitation longtemps abandonnée de Pontiana, sur la côte ouest, ils y trouvèrent un courant annuel de 3,000 Chinois amenés par le renom des mines de diamant de la province. Les mines d’antimoine et de fer de Tundong, sur la branche occidentale du Sarawak, sont également entre leurs mains, et aux mines d’or de Mentrada des documens de 1852 les montrent à cette époque, au nombre de 32,000, extrayant annuellement du sol 23 millions d’or. Leur population totale dans l’île est évaluée à 150,000 âmes.

On les suit mieux à Luçon, où leur présence remonte à la découverte, car la fondation de Manille est de 1571, et dès 1572 les chroniques locales font mention de l’arrivée d’une jonque chargée de marchandises. A la vérité, d’autres visiteurs ne tardèrent pas à venir du Céleste-Empire avec des intentions moins pacifiques : c’était le redoutable chef de pirates Limahon, alors la terreur des mers environnantes. Il assiégea la ville avec une flotte nombreuse ; les Espagnols n’avaient plus à leur tête Legaspi, l’héroïque pionnier de la conquête ; mais son second, Salcedo, s’inspira de ses traditions, et sauva la colonie naissante. Toutefois il ne put achever que l’année suivante la destruction de ces bandes, dont les débris, réfugiés dans l’intérieur de l’île, se mêlèrent, dit-on, aux tribus aborigènes. Le souvenir de cette invasion, qui les avait mis à deux doigts de leur perte, influa-t-il sur les sentimens des Espagnols ? On pourrait le croire, à en juger par les sinistres épisodes qui se succèdent dans les fastes de Manille au XVIIe et au XVIIIe siècle. Le plus sanglant s’accomplit en 1603. Des ambassadeurs avaient été envoyés de Pékin au gouverneur de Luçon pour savoir si, comme on l’avait assuré à leur empereur, le fort de Cavite était véritablement construit en blocs d’or massif. Sous la puérile curiosité de cette fable ridicule, les Espagnols crurent voir un espionnage mal déguisé, prélude peut-être d’une nouvelle attaque, et ils prirent les devans en massacrant les Chinois avec cette cruauté qui souille trop souvent l’histoire des conquérans du Nouveau-Monde. Les malheureuses victimes étaient alors 25,000, vivant dans un faubourg contigu à la ville ; au dire des bourreaux eux-mêmes, et l’on hésite à répéter ce chiffre, il en périt 23,000 passés au fil de l’épée ! On envoya les survivans aux galères. Les moines, déjà nombreux et puissans dans la colonie, présidaient à cette boucherie, guidés, disaient-ils, par saint François apparu en personne au milieu d’eux. On aura une idée de ce qu’étaient alors les communications lointaines par ce fait que la cour de Madrid ne fut instruite de l’événement que trois ans après. Nouvelle persécution et nouvelle tuerie en 1639, puis en 1653 ; on craignait cette fois Kim-Sing, le chef de pirates qui venait de conquérir l’île Formose. Il n’est pas jusqu’à notre XIXe siècle qui n’ait fourni son contingent à cette triste énumération, et lorsqu’en 1819 le choléra envahit Manille, un dernier massacre de Chinois parut à la populace le plus sûr moyen de conjurer le fléau.

Rien ne pouvait arrêter le flot, de cette infatigable émigration, ni les édits d’exclusion que la métropole ne se faisait pas faute de rendre, ni la persistante hostilité des habitans, ni le lugubre retentissement des drames que nous venons de rappeler. Manille n’était qu’à trois jours de la côte de Chine, et, l’orage une fois passé, quelques années suffisaient à l’indestructible communauté pour renaître de ses cendres, aussi vivace, aussi active et aussi industrieuse qu’auparavant ; le chiffre de la population s’élevait à vue d’œil avec une surprenante rapidité, et la prospérité générale suivait la même marche ascendante. Aujourd’hui l’animosité espagnole ne se manifeste plus que par des augmentations de taxes, regrettables sans doute, mais dont les Chinois ont fini par prendre leur parti. Cependant en 1828, à Tondo-Cavite, on en vit 800 sur 5,708 quitter l’île plutôt que de supporter un accroissement d’impôt qui pouvait aller jusqu’à 50 francs par mois ; 1,083 s’enfuirent dans les montagnes, et 483, qui n’avaient pas de quoi payer leur rapatriement, furent condamnés aux travaux publics. On ne modifia ces dures règles de fiscalité qu’en 1834. Encore ne le fit-on qu’en conservant une surtaxe pour les métis issus du mariage des Chinois avec les femmes indigènes ; les Indiens et les Tagals paient 10 francs par an ; les sangleyes en paient 18. Ce n’en est pas moins en cette population métisse que gît l’avenir de la colonie, car le Chinois n’émigre nulle part avec l’intention de se fixer définitivement, à Manille pas plus qu’ailleurs. Son expatriation n’a pour but que de rentrer au foyer avec une aisance relative de 2 ou 3,000 dollars ; mais il est rare que pendant ces années d’exil, à défaut de Chinoises, il ne contracte pas, avec quelque femme du pays, une union toujours féconde, pour laquelle il recourt sans scrupule aux consécrations du culte catholique, et ses enfans tiennent de lui bien plus que de leur mère. Économes et laborieux, ils héritent des qualités du père, tant au moral qu’au physique, et c’est par eux, par cette constante infusion d’un sang nouveau et plus riche, que sera peu à peu régénérée la population tagale de l’archipel des Philippines. Un de leurs proverbes favoris montre à quel point eux-mêmes ont conscience de leur supériorité sur cette dernière race, qu’il faut mener, disent-ils, une poignée de riz dans une main et un bâton dans l’autre. Ces Chinois si décriés n’ont fourni à la justice de la colonie, pendant la dernière période quinquennale relevée, que quatorze prévenus, dont onze pour vol, deux pour faux, et un comme incendiaire. Un recensement évalue en 1858 leur nombre à 78,000, chiffre probablement au-dessous de la vérité.

L’histoire des Chinois à Java offre plus d’un point de ressemblance avec celle que nous venons de voir à Manille. Établis dans l’île avant la découverte en 1596, ils s’adonnaient avec un égal succès au commerce et à l’agriculture ; ils cultivaient surtout le riz et la canne à sucre, ils recevaient des jonques, ils en affrétaient ; mais cette prospérité éveilla la jalousie du laborieux Hollandais, de même qu’elle avait éveillé à Luçon celle de l’indolent Espagnol. Tous les moyens furent mis en œuvre pour dégoûter les émigrans du séjour de la colonie : on les accabla d’impôts et de vexations, leurs moindres offenses furent châtiées de peines arbitraires, un simple soupçon les envoyait à la geôle, et ceux qui ne pouvaient justifier de moyens d’existence étaient renvoyés en Chine. Une première révolte fut, en 1660, le résultat de ce système. Plus tard, en 1723, on essaya d’un décret d’exclusion. Enfin la situation devint si tendue qu’une crise formidable éclata en 1737. Le gouverneur Valckenier, à qui les colons reprochaient d’avoir provoqué l’insurrection par la faiblesse de sa conduite, voulut se réhabiliter en proposant d’égorger tous les Chinois ; l’exécution de 1603 à Manille trouva ici son pendant. On réclama l’aide des marins de la rade, et pendant quinze jours des hordes sans pitié parcoururent la ville, arrachant les victimes de leurs demeures pour les mettre à mort devant leurs portes. On en compta dix mille ; les rues regorgeaient de cadavres. Ce massacre fut l’origine d’une guerre à laquelle prirent part les indigènes, où les atrocités furent réciproques, et qui ne se termina qu’en 1742. La métropole d’ailleurs ne s’était pas contentée de blâmer Valckenier, elle l’avait emprisonné et remplacé dans le gouvernement de la colonie.

Ces souvenirs néfastes sont oubliés. Traités avec humanité et même presque sur un pied d’égalité par les Hollandais, les Chinois sont aujourd’hui plus de 110,000 dans l’île, dont 35,000 à Batavia. Ils n’y apportent d’autre capital que leurs bras, la plupart d’entre eux n’ont même pas payé le prix de leur passage, qui est de 12 ou 15 piastres ; mais l’avance en est alors faite par des compatriotes qu’ils remboursent avec leur travail. Dans les villes, toutes les professions industrielles sont leur partage il l’exclusion presque complète des indigènes. Leur supériorité comme agriculteurs n’est pas moins manifeste dans les campagnes, et ce sont eux qui font valoir presque toutes les plantations de cannes, ainsi que les moulins à sucre. Comme marchands enfin, ils sont ingénieux, rangés, économes, persévérans, et il n’est si petit débitant dont les livres ne soient un modèle de tenue exacte et régulière. Le quartier chinois ou campong de Batavia touche à la vieille ville, depuis longtemps abandonnée par les Hollandais. Les Chinois s’y gouvernent et s’y administrent sous l’autorité de chefs nommés par eux, sans autre surveillance qu’un simple contrôle de police. L’activité y est incessante, et le labeur de plus d’un atelier se prolonge parfois bien avant dans la soirée ; c’est un faubourg de Canton, transporté aux portes du riche quartier de Weltevreden, où se développent à l’aise les résidences luxueuses des nababs européens. Quoique le plus grand nombre de ces émigrans retournent en Chine dès qu’ils se sont amassé sou par sou quelques milliers de francs, on en voit aussi qui jouissent librement de leur fortune dans l’île même, qui déploient presque du luxe, et qui poussent l’assurance jusqu’à se promener dans d’élégantes voitures à eux ; pareille énormité ne serait jamais tolérée à Manille.


II

J’ai hâte de montrer le Chinois dans un milieu moins systématiquement hostile, du moins au début, que ceux dont nous avons parlé jusqu’ici. Singapore et Saïgon sont dans ce cas. À Singapore cependant il se retrouve en contact avec la race qui l’a si durement accueilli en Australie ; mais l’Anglais sait, comme tant d’autres, avoir au besoin deux poids et deux mesures, sans peut-être se rendre compte du désaccord moral que présente sa conduite. En Australie, c’est au pays qu’il demande la richesse, c’est du sol même qu’il veut la faire sortir, et l’émigrant devient un rival dont il combat la concurrence redoutable ; ici, où ses vues sont exclusivement tournées vers les affaires maritimes, où il ne veut créer qu’un entrepôt commercial sans se préoccuper de cultiver la terre, le Chinois n’est plus au contraire qu’un utile auxiliaire, dont l’industrie l’affranchira en partie des soucis de la vie matérielle. Rien n’est plus curieux que de visiter les jonques qui amènent ces émigrans par centaines avec la mousson de nord-est pour repartir aux premiers souffles de la mousson de sud-ouest, car ces marins primitifs goûtent peu la brise debout ou le louvoyage, et l’antique proverbe de nos matelots qui donne au vent arrière la méprisante appellation de navigation de Chinois n’a pas cessé d’être vrai. Ces voyages sont les mêmes depuis des siècles. On peut relire dans Marco-Polo la description de la flotte qui en 1291 l’amena du Peiho à Ormuz avec les ambassadeurs de l’empereur Kublaï, et l’on sera étonné de voir avec quelle exactitude les détails transmis par l’Hérodote du moyen âge s’appliquent aux jonques d’aujourd’hui. Ce sont toujours les mêmes formes lourdes, carrées et massives, les mêmes ancres en bois, et les quatre mâts d’une seule pièce parfois de plus d’un mètre de diamètre, c’est-à-dire aussi gros que les bas mâts d’une frégate. Un œil énorme, gage emblématique de la vigilance du capitaine, ressort en vives couleurs de chaque côté de l’avant. La poupe, qui s’élève au-dessus de l’eau aussi haute que les châteaux d’arrière de nos anciens navires, est également ornée de peintures, où l’on distingue le plus souvent un aigle gigantesque aux ailes déployées. A l’intérieur, le fouillis est indescriptible. Pas un pouce de place n’est perdu cependant, mais on ne sait où poser le pied, et le voyage de l’arrière à l’avant semble hérissé de tels obstacles que l’on se demande quelles manœuvres peuvent être possibles à la mer avec un pareil encombrement. Au milieu du pêle-mêle des caisses, des ballots et des jarres s’enroulent des câbles monstrueux étages jusqu’à mi-mât ; des paquets de chaises en rotin sont accrochés aux flancs extérieurs ; les moindres vides sont comblés par des planches, des faisceaux d’avirons, par de simples bambous même : tout cela se vendra. Les cabanes des passagers sont partout ; sommairement fabriquées avec des nattes et quelques cerceaux, elles couvrent le plat-bord d’un bout à l’autre du bâtiment, elles se nichent dans chaque recoin, elles se pressent si bien que l’on a peine à comprendre comment un coup de mer ne les a pas vingt fois emportées pendant la traversée. De loin en loin, une plate-forme supporte quelque canon rouillé, maintenu on ne sait comment entre le ciel et l’eau. La cale est partagée en compartimens indépendans par une série de cloisons transversales ; il est même remarquable que ces divisions, en usage chez les Chinois de temps immémorial, ne soient autres que le système dit à cloisons étanches, lequel n’a été employé dans les marines européennes que comme un perfectionnement d’invention assez récente. Dans l’envahissement universel du pont de la jonque, deux points seulement ont été respectés : la cuisine d’abord, au centre du navire, spacieuse, construite en briques et théâtre d’une incessante activité, puis le château d’arrière, sorte de forteresse monumentale où sont les armes, les munitions, et l’autel de l’idole protectrice devant lequel brûlent toujours des bâtonnets odorans. Là est suspendu le gong de signal ; là aussi vivent le capitaine, le pilote et les passagers importans, qui manquent rarement de s’acquitter envers le visiteur des devoirs d’une scrupuleuse hospitalité. Comment cette informe machine, si dépourvue de toute qualité nautique autre que la solidité, accomplit-elle chaque année sans trop d’accidens son double pèlerinage ? Il faut le dire, la vue des terres est le seul guide de cette navigation ; le personnage essentiel du bord est le pilote, à qui une longue pratique a fait connaître tous les détails de la côte, car, s’il est vrai que les Chinois aient jadis inventé la boussole, il est bon que l’on sache le peu d’usage qu’ils font de cette découverte, qui est leur seul titre maritime. L’équipage est partagé en deux classes, dont l’une, spécialement chargée de la manœuvre, correspond à peu près à nos gabiers, tandis que l’autre ne s’occupe que des travaux où la force physique est seule mise en jeu ; mais tous ont droit à une part proportionnelle dans les bénéfices du voyage. On voit de ces jonques qui mesurent 6 ou 700 tonneaux. De dimensions moyennes et d’un port de 300 tonneaux, elles coûtent en Chine de 75 à 80,000 fr.

Quatorze ou quinze mille Chinois arrivent de la sorte chaque année à Singapore vers les mois de décembre, janvier, février et mars ; à peine compte-t-on parmi eux une centaine de femmes. Avec les retours et les décès, cette population se maintient à un niveau à peu près constant de 60,000 résidens. L’attachement au sol natal est ici comme ailleurs un des caractères distinctifs de l’émigrant. Non-seulement le retour est le but constant qu’il poursuit, mais pendant son séjour à l’étranger il manque rarement de mettre de côté une partie de ses gains pour l’envoyer à la famille qu’il a laissée au pays. Des jonques emportent ainsi jusqu’à 50 et 60,000 dollars, et ces sommes sont toujours remises fidèlement à l’arrivée par l’intermédiaire régulier de maisons de banque chinoises, si chétif que soit l’envoi, et si nombreux que soient les destinataires. Selon les provinces dont les Chinois sont originaires, ils se partagent à Singapore en sociétés que les Anglais appellent à tort secrètes, car la manière dont elles sont organisées n’est un mystère pour personne malgré les formalités un peu maçonniques dont l’admission des récipiendaires est entourée. Le but avoué de ces congrégations, dites hoeys, est d’assurer à leurs membres une assistance mutuelle en cas de danger ou de besoin, à la condition d’accepter la juridiction de la société, tant pour régler les différends que pour empêcher au besoin les Anglais de s’immiscer dans cette discipline intérieure. Jusque-là rien de mieux, en tant que cette police ne se substitue à l’autorité locale que dans des cas peu importans, et c’est ce qui a généralement lieu ; mais l’inconvénient des hoeys est le sentiment d’inimitié qui en résulte entre les diverses congrégations, au point de susciter parfois des troubles sérieux. Ce fut l’origine de l’émeute de 185û, dont nous avons parlé[3]. Il ne s’agissait au début que d’une insignifiante dispute de marché entre un Chinois de la congrégation des Chew et un autre de celle du Fokien. Les assistans prirent fait et cause selon le clan auquel ils appartenaient, et du marché la querelle gagna de proche en proche tout le quartier. Il est à noter que les émeutiers ne songèrent pas un instant au pillage, et que les Européens n’eurent non plus aucune crainte de ce genre. Suivant l’usage anglais, ces derniers prêtèrent serment comme constables. Les Chinois laissaient volontiers le champ libre à leurs patrouilles, mais à peine étaient-elles passées qu’ils sortaient de chez eux pour reprendre la lutte interrompue. Ils quittèrent même la ville pour se battre plus à l’aise dans la campagne, et pendant quinze jours toutes les affaires durent être suspendues. Enfin tout rentra peu à peu dans l’ordre, grâce à l’intervention des membres les plus influens des deux congrégations. Les Anglais eurent le bon sens de relâcher leurs prisonniers, en se bornant à en exécuter deux pour crime de meurtre dûment constaté. D’autres troubles éclatèrent en 1857. Par un hasard qui pouvait paraître de mauvais augure, ils coïncidaient avec la grande révolte au sein de laquelle faillit sombrer la puissance britannique dans l’Inde ; mais les Chinois ne songeaient à rien de semblable. Une fausse interprétation donnée par eux à des mesures récemment prises par le gouverneur avait causé tout le mal : se croyant à tort menacés d’une amende de 500 roupies (1,250 francs) chaque fois qu’ils seraient convaincus de s’être livrés au jeu, et se jugeant en toute humilité incapables de ne pas retomber occasionnellement dans ce péché favori, ils réclamaient, non contre le principe, mais contre le taux de l’amende. Une simple explication suffit à rétablir la tranquillité. Pour comprendre les craintes des Chinois, il faut savoir à quel point les domine la passion qui se trouvait mise en cause. Le jeu fut affermé par le gouvernement anglais jusqu’en 1829, comme l’est encore le commerce de l’opium, et si les revenus des deux fermes avaient suivi la même progression, il donnerait aujourd’hui plus d’un million par an à la colonie, tandis que l’ensemble des amendes annuelles encourues pour ce délit ne s’élève guère à plus de 30,000 francs. Si active que soit la surveillance, elle n’atteint pas la centième partie des délinquans ; aussi beaucoup des résidens de Singapore reviendraient-ils volontiers au système de la ferme, qui avait au moins l’avantage de peser également sur tous.

A Manille et à Batavia, ces deux échauffourées auraient assurément provoqué le renouvellement des édits de proscription. Les Anglais se gardèrent de commettre une pareille faute ; ils sentaient trop combien leur étaient utiles ces émigrans que ne rebutait aucune profession, et qui, grands ou petits, contribuaient si efficacement au mouvement commercial du pays. Admirables dans les rangs inférieurs pour leur esprit d’ordre, on n’aurait qu’à les louer sans réserve, si le jeu et l’opium ne formaient ombre au tableau. Leur frugalité surtout est inouïe : qui ne les a vus rentrer après le travail en rapportant chez eux 100 grammes de viande de porc et trois ou quatre sardines ? Avec une poignée de riz, il n’en faut pas davantage pour le souper du soir et le déjeuner du lendemain. Ceux qui ne veulent pas s’embarrasser du soin de leurs repas ont recours aux cuisines ambulantes promenées dans la rue par leurs compatriotes aux deux bouts d’une perche portée sur l’épaule ; d’un côté est une boîte contenant un réchaud allumé et une marmite remplie de soupe, de l’autre est un panier chargé de riz, de vermicelle, de gâteaux et de tous les ingrédiens nécessaires à ce Chevet errant pour servir au prix de trois sous un dîner complet de quatre plats. À côté de ces héros de la sobriété, on pourrait citer des Crésus exceptionnels, dont la fortune figurerait en première ligne sur tous les marchés de l’univers. Ceux-là, le plus souvent, sont fixés dans le pays sans idée de retour. Il en mourut un en 1864 qui, sans ressources à son arrivée, s’était amassé en trente ans 10 millions de francs, un autre en revanche fit en 1865 une faillite de 4 millions ; mais celui de ces négocians privilégiés que connaissent le mieux, au moins de nom, tous les officiers français qui ont touché à Singapore, est le célèbre Whampoa, dont le véritable nom est Tau-Ah-Kee. Fournisseur des bâtimens de guerre de toutes les marines européennes depuis nombre d’années, consul de Russie même, si je ne me trompe, lui seul pourrait dire le chiffre de son immense fortune. Sa maison de campagne de Toah-Pyoh est une des curiosités des environs, où l’on peut étudier à loisir les arbres taillés en formes bizarres, et surtout les réductions lilliputiennes qui font la gloire de l’horticulture chinoise.

En Cochinchine, ce qui ressort le plus clairement des documens incomplets dont nous disposons, c’est qu’au début des temps historiques les habitans autochthones[4] furent pendant des siècles soumis à la domination chinoise. L’Annam n’était alors qu’une dépendance du grand empire, et le mouvement d’où devait sortir l’indépendance nationale ne date que du commencement du XVe siècle. Les annales indigènes le font remonter à 1428. La lutte fut longue et acharnée, et se termina, dit-on, par le massacre général des Chinois répandus dans le pays. Leur régime toutefois avait duré trop longtemps pour n’avoir pas laissé des traces profondes : éducation, lois, religion, langue officielle, arts et littérature, tout était resté chinois après eux, et eux-mêmes ne tardèrent pas à revenir, ainsi qu’ils l’ont fait partout ailleurs. En 1680, d’après l’auteur d’un livre que nous avons déjà eu l’occasion de citer, le Gia-Dinh-Thung-Chi, le général en chef de la province de Canton arriva dans le port de Tourane avec 3,000 hommes sur cinquante ou soixante jonques. Il exposa longuement à la cour de Hué qu’il avait en vain essayé de résister à l’invasion des Tartares en Chine, mais que, la dynastie des Ming étant décidément renversée, lui et ses hommes ne voulaient à aucun prix devenir sujets de la dynastie des Tsing, et qu’ils préféraient se soumettre à l’empereur d’Annam. Assez embarrassé sur le parti à prendre, celui-ci se souvint à propos qu’il y avait en Basse-Cochinchine de magnifiques et immenses étendues de terrain dont il n’avait pu encore se rendre maître. Il y expédia donc ces émigrans, réalisant ainsi, selon le chroniqueur, trois excellentes opérations, la conquête d’une partie du Cambodge, l’expulsion de ses habitans, et l’envoi au loin de ces inquiétans visiteurs. Ils se fixèrent près de Bienhoa, dans l’île de Cou-Lao-Pho, qui devint rapidement entre leurs mains le centre commercial du pays. Ce fut à peu près vers la même époque que le Chinois Mac-Cu’u s’emparait de Hatien et y fondait la colonie dont nous avons parlé.

La formidable insurrection des Tayson, dite des montagnards occidentaux, devait porter au nouvel établissement un coup dont il fut des années à se relever. Elle éclata en 1773. C’était encore une explosion du sentiment national, révolté de l’ascendant qu’avait repris le parti chinois à la cour de Hué. Pendant plus de dix ans, les Tayson restèrent maîtres absolus du pays. Dès le début de la guerre, les émigrés de Cou-Lao-Pho, se sentant menacés dans cette position, l’avaient abandonnée pour l’emplacement actuellement occupé par la ville chinoise de Cholen, près de Saïgon ; mais les progrès des rebelles ne devaient pas s’arrêter à Bienhoa, et en 1782 ils firent irruption dans la province où avaient espéré trouver un asile les malheureux que poursuivait la réaction populaire. « Il en périt en cette occasion plus de 10,000, dit l’historien que nous continuons de citer, Chinois et marchands, indistinctement passés au fil de l’épée. La terre fut couverte de cadavres depuis Ben-nghe jusqu’à Saïgon, et comme on les jetait dans la rivière, elle en fut arrêtée dans son cours ; personne ne voulut manger de poisson pendant trois mois. Les marchandises de toute sorte, thé, étoffes de soie, remèdes, parfums, papiers, jonchèrent la route pendant longtemps, sans que personne osât y toucher. » La colonie ne recouvra sa prospérité que vers le commencement de ce siècle, quand l’ordre fut enfin rétabli à partir de 1802, et cet essor, un peu lent au début, devint plus marqué d’année en année, si bien que le commerce était depuis longtemps redevenu presque exclusivement chinois lors de notre entrée en Cochinchine. Il était intéressant de savoir sous quelle impression cet important élément de la population accueillerait le nouveau régime qui s’offrait à elle. Cholen était toujours le siège principal de ses opérations, bien que chaque village eût aussi un contingent chinois maître du trafic de détail. Le choix seul de cette position donnait la preuve d’un grand sens pratique, car elle est le centre de la toile d’araignée formée par les innombrables cours d’eau qui sillonnent le pays, en même temps qu’elle est sur la route commerciale de Mytho à Saigon par les arroyos intérieurs, voie obligée de tous les produits du Cambodge. Cholen n’est d’ailleurs qu’à 5 kilomètres de Saïgon. Cette proximité nous permit de protéger aisément les richesses de tout genre qui se trouvaient accumulées en ce point à la merci des hasards de la guerre, et les Chinois s’en montrèrent reconnaissons en ralliant des premiers notre domination, dès qu’ils eurent surmonté le sentiment instinctif de défiance que fait toujours éprouver la venue de ce qu’on ignore. Ils comprirent quel aliment notre présence offrirait à leur activité, et surtout quels développemens pourraient prendre avec nous les exportations si entravées par les règlemens annamites. De notre côté, nous reconnûmes combien nous seraient utiles ces étrangers qui possédaient de longue date la confiance des indigènes, qui parlaient leur langue, et que leur intérêt appelait naturellement à jouer le rôle d’intermédiaires entre eux et nous. Le résultat fut que, loin de souffrir de notre occupation, même au début, Cholen en reçut au contraire une impulsion nouvelle, et se vit transformée en peu d’années. C’était avant 1860 un amas de ruelles étroites et fétides, assez semblables aux campongs de Batavia ou de Manille. C’est, aujourd’hui une ville dont l’aspect à demi européen montre que l’attachement du Chinois à ses mœurs et à ses usages n’exclut pas l’intelligence de certains progrès de la vie matérielle. Les rues sont spacieuses, bien percées, bordées de maisons pour la plupart recouvertes en tuiles, signe infaillible de richesse, et les couleurs éclatantes des dessins qui ornent les devantures donnent à l’ensemble du tableau une physionomie originale que l’on chercherait en vain dans les autres colonies chinoises de l’extrême Orient. On y voit même des fontaines, luxe inconnu jusque-là en Cochinchine, d’élégans réverbères en fonte venus de France et des trottoirs. Les quais, reconstruits à nouveau, sont larges, et ils offrent l’aspect le plus animé, car le mouvement, autrefois dissimulé au fond de vastes cours, s’y étale maintenant en plein soleil. Au mois de mars de chaque année, la fête du Dragon est célébrée en grande pompe en l’honneur de la déesse de la mer et des navigateurs ; on ne dépensa pas moins de 100,000 francs en 1865 pour la mise en scène de la procession qui se pressait à la suite du monstre, dont la soie et le carton reproduisaient la figure classique. Malgré leur culte pour l’économie, les Chinois aiment les fêtes et ne lésinent pas sur la dépense de certains plaisirs. On a pu les voir à diverses reprises faire venir à grands frais de Canton des troupes d’acteurs et d’acrobates dont les représentations étaient remarquables par le luxe, sinon des décors, au moins des étoffes et des costumes.

Cholen compte aujourd’hui 40,000 âmes. Une des causes qui ont le plus contribué à ce développement a été la faculté donnée par nous aux Chinois d’acquérir et de posséder le sol. C’était le meilleur moyen de les retenir dans le pays. Dès la première vente des terrains, en septembre 1864, on vit monter les enchères jusqu’à 40 francs le mètre carré. Ce prix, qui n’est pas éloigné de celui de quelques quartiers de Paris, garantissait à ces lots une prompte mise en valeur ; aussi furent-ils bientôt couverts de maisons à étages qui rompirent la monotonie de ces uniformes rez-de-chaussée, seuls en usage autrefois dans le pays. Le premier qui eut l’idée de ce progrès était un millionnaire du nom de Ban Hap ; le gouverneur lui remit en audience publique, à titre de récompense et d’encouragement, une pendule dont il fut si fier, qu’il passa toute la journée en habits de fête et en visites, suivi de quatre coulies portant le précieux cadeau sur un brancard doré. Il est bon d’ajouter que les demeures de ces Chinois millionnaires sont édifiées par des compatriotes moins fortunés qui monopolisent les professions de maçon, de couvreur, de charpentier, de menuisier. Sans eux, pas une maison n’eût été construite en Cochinchine, et l’on a peine à comprendre qu’il se soit trouvé parmi les Français de Saigon des détracteurs systématiques de cette population si active et si entreprenante dans le haut négoce, si utile et si industrieuse au bas de l’échelle, si intelligente partout et toujours. L’éternel reproche qui lui est adressé est de faire sortir du pays, sans compensation suffisante, un numéraire considérable, et de ne vivre que de privations en fondant sur son gain accumulé l’espoir du retour dans la mère-patrie. C’est l’histoire des Auvergnats à Paris, de ces fourmis de la France, qui ne consomment ni ne dépensent afin de revoir un jour leurs montagnes. Peut-être ne dirait-on rien au Chinois, si, nous apportant un produit, il en emportait un autre, car les notions de libre-échange n’ont pas été sans faire quelques progrès dans ces derniers temps ; mais c’est le numéraire qu’il emporte, et voilà ce qui semble intolérable à nos économistes improvisés. L’argent, pourrait-on leur répondre, ne pousse pas plus dans les rizières de la Cochinchine que tout autre produit naturel dont le Chinois nous paierait notre riz, et s’il emporte notre numéraire, c’est qu’il l’a payé avec son travail. J’ai dit que sans lui pas une maison ne s’élèverait dans la colonie ; j’aurais pu dire également qu’il nous vêt, et qu’en lui s’est incarné le trafic de détail où s’alimente la presque totalité de la population indigène. Il serait de la dernière injustice de vouloir établir la balance de l’émigration chinoise sans faire entrer à son actif le mouvement qu’elle crée, le commerce qu’elle développe et les industries dont elle dote le pays, toutes choses qui ne peuvent peut-être pas toujours se traduire en chiffres, mais qui n’en constituent pas moins le véritable capital de l’émigrant. Reconnaissons d’ailleurs que l’opposition dont nous parlons ne s’est jusqu’ici manifestée qu’en paroles ; nul acte administratif ne lui a donné d’encouragement, et notre amour-propre national peut constater avec une satisfaction justifiée que, de toutes les colonies étrangères où le Chinois va chercher fortune, Saigon et Singapore sont celles où l’attend l’accueil le plus libéral et le plus hospitalier.


III

Nous ne nous sommes occupé jusqu’ici que de l’émigration libre des Chinois. Il en est une autre qui ne date que de peu d’années, et qui offre un tableau bien différent. Je veux parler de l’émigration par laquelle certaines compagnies établies en Chine recrutent et enrôlent des travailleurs qu’elles expédient ensuite en divers points du globe, notamment aux Antilles, à la Guyane, à Bourbon, au Pérou et à la Nouvelle-Grenade. Un contrat règle les termes du marche ; telle est du moins la théorie de ce système, qui n’est pas nouveau, puisque nos colonies au XVIIe siècle furent en partie peuplées de la sorte par les engagés dont il est si souvent question chez les écrivains de cette époque. Il n’y aurait rien à redire à une semblable opération, si la pratique était d’accord avec la théorie, si le contrat était toujours librement débattu et fidèlement observé ; mais il est malheureusement trop de cas où les choses sont loin de se passer ainsi. Les premiers essais de ce genre d’émigration remontent à l’époque où les principales nations de l’Europe, ayant aboli la traite, durent pourvoir à un autre mode de recrutement pour les travailleurs de leurs colonies. L’Inde anglaise, la côte d’Afrique et les ports de Chine devinrent les centres de ce trafic, car on ne peut citer que pour mémoire un faible contingent de Madériens sortis des îles hispano-portugaises de l’Atlantique. Nous avons eu l’occasion d’étudier dans la Revue les résultats économiques de cette émigration à la Martinique et à la Guadeloupe[5], plutôt à la vérité pour les coulies de l’Inde et les noirs africains que pour les Chinois, dont le nombre a toujours été assez restreint dans nos Antilles. Les Anglais et les Espagnols ont employé ces derniers plus que nous, et pendant longtemps de nombreux abus signalèrent le transport de leur fret humain à travers l’océan, pour les Espagnols surtout, car on n’avait plus affaire aux jonques paisibles et primitives que nous avons vues à Manille et à Batavia. Nulle surveillance, nul contrôle n’étaient exercés au départ, encore moins pendant un voyage toujours long, et beaucoup de capitaines en profitaient pour encombrer leurs bâtimens au-delà de toute mesure, jusqu’à faire du nombre des morts probables un des élémens du calcul de leur spéculation. Les courriers qui arrivaient en Europe apportaient sans cesse aux journaux de nouveaux sinistres à enregistrer, révoltes à bord, incendies et massacres en mer. En 1855, un trois-mâts américain, le Waverley, avait relâché sur rade de Manille avec un chargement de 442 Chinois pour la Havane. A la suite d’une insignifiante altercation, le capitaine recourut à l’argument favori du Yankee, tua l’un de ses passagers d’un coup de revolver, et réussit avec l’aide de son équipage à refouler les autres dans l’entrepont, dont il condamna les écoutilles. Il alla ensuite passer la journée à terre, s’y grisa, et ne revint à bord qu’à une heure avancée de la nuit pour visiter ses prisonniers. Étouffés dans l’étroit espace où on les avait renfermés depuis plus de douze heures, 251 d’entre eux, c’est-à-dire plus de la moitié, n’étaient que des cadavres ! Les annales de la traite offrent peu de faits aussi révoltans. L’histoire du navire italien le Napoléon-Canevaro fut plus tragique encore. Il se rendait au Callao avec 600 émigrans. Une querelle s’engage. Les Chinois, assaillis à coups de fusil et de pistolet, sont, comme sur le Waverley, refoulés et emprisonnés dans l’entre-pont, où, ne s’inspirant que de leur soif de vengeance, ils mettent le feu au vaisseau. L’équipage veut se rendre maître de l’incendie ; les passagers refusent de l’aider et contemplent le progrès des flammes avec l’impassible résignation du fatalisme oriental. Le dénoûment du drame ne fut connu que par quelques matelots échappés au naufrage sur un canot et recueillis en mer par un brick brêmois qui les conduisit à Saigon. On vit des faits analogues à bord des navires Amelia-Felipa, Spartan, Robert Brown, Norway, Queen, Anaïs, Gulnaré, Carmen, Duke of Portland, Banca, américains pour la plupart.

La cause principale de ces catastrophes coup sur coup répétées gisait dans le mode de recrutement pratiqué au départ et dans le manque absolu de contrôle, qui faisait de ces enrôlemens la plus coupable des industries. Des Chinois se constituaient les pourvoyeurs de cet infâme commerce ; ils s’emparaient de leurs compatriotes par violence ou par ruse, les conduisaient à bord de navires mouillés en rade, et les y vendaient aux courtiers d’émigration, sans s’inquiéter autrement des réclamations de leurs victimes. Ces faits se produisaient journellement à Canton, à Swatow, à Macao. Comment s’étonner que les malheureux déportés de la sorte, le plus souvent d’ailleurs vagabonds sans aveu, fussent toujours prêts, aussitôt en mer, à s’insurger contre leurs geôliers ? Si les Européens eurent le tort de ne point empêcher ces rapts dès l’origine, au moins n’y prirent-ils jamais une part directe. Quant aux autorités chinoises, il faut leur rendre cette justice, qu’elles ne cessèrent de protester, même alors que nous étions maîtres de Canton en 1859 et 1860. Laou, gouverneur de la province, publia proclamation sur proclamation, imité en cela par les chefs militaires des forces anglo-françaises ; il signala les noms des navires les plus notoirement convaincus de se livrer à ces indignes manœuvres ; il procéda même de son propre mouvement à l’arrestation de vingt-neuf Chinois accusés de ce crime, et en fit décapiter dix-huit le même jour. Enfin il obtint que tous les émigrans actuellement à bord des vaisseaux en partance seraient interrogés, afin de rendre à la liberté ceux qui le demanderaient. Cette mesure rencontra surtout de la résistance chez les capitaines américains, et leur mauvais vouloir fut tel qu’un dixième seulement de leurs coulies fut libéré, tandis que sur d’autres bâtimens, où la visite n’avait pas été entravée, cette proportion s’était élevée à la moitié[6]. S’acharnant jusqu’au bout à la défense de ses concitoyens, Laou insista énergiquement alors pour que tous les émigrans sans exception fussent amenés à Canton, afin d’y subir une enquête à l’abri de toute intimidation. Croyant sortir d’embarras, les Américains envoyèrent leurs Chinois à Macao ; mais l’infatigable Laou remonta des consuls aux chargés d’affaires, et fit si bien qu’à la fin les coulies furent ramenés à Canton : sur 714, on n’en trouva que 2 qui consentissent à s’expatrier ! L’interrogatoire des autres montra qu’enlevés par embûches ils avaient tous été vendus pour une misérable somme de 30 à 150 fr. Dans beaucoup de cas, les victimes avaient été livrées par leurs meilleurs amis.

Ce n’était pas contre le principe même du recrutement que s’élevait le gouverneur de Canton, c’était contre l’abus qu’on en faisait, car depuis longtemps la chose se pratiquait dans certains ports de Chine en vertu d’une tolérance tacite de la part des mandarins. Dès 1845, un Français, M. Becque, avait conduit à Bourbon sans trop d’encombre plusieurs convois de Chinois munis de contrats en règle. Toutefois ce mode d’émigration ne fut régulièrement organisé qu’à partir de 1859, sous la surveillance de commissaires nommés à cet effet tant par la Grande-Bretagne que par la France et l’Espagne, et ce ne fut même que le 6 mars 1866 qu’une convention fut enfin signée à Pékin, par laquelle le gouvernement chinois reconnaissait officiellement les opérations des agences qui fonctionnaient sur la côte. Le contrat-type adopté par les Anglais peut être cité comme un modèle pour les libérales dispositions qu’il assure. La durée de l’engagement est de cinq ans. L’émigrant a droit au départ à une avance remboursable de 20 dollars, ainsi qu’à l’habillement et à la nourriture pendant le voyage. A l’arrivée, une solde mensuelle de il dollars lui est d’abord offerte pour une journée de sept heures et demie de travail, et il est de plus nourri, logé et soigné en cas de maladie ; mais il peut travailler à la journée, s’il le préfère, et il peut aussi réclamer l’annulation de son contrat à la fin de la première année en remboursant les quatre cinquièmes du prix de son passage, évalué à 75 dollars. Il a la même latitude à toute autre période de ses cinq ans en se libérant à raison de 25 dollars par année de service restant à courir. L’agence se charge des envois d’argent en Chine, et elle se charge également de payer au besoin une délégation de 2 dollars par mois aux parens que l’émigrant a laissés au pays. Si ce dernier veut emmener sa famille, il est fait, à titre d’encouragement, un don de 20 dollars à la femme, de 5 à chaque enfant, et le passage leur est librement accordé sans nul engagement à l’arrivée. Le contrat français, très équitable d’ailleurs, semble moins libéral cependant que celui des Anglais, d’abord en ce que la durée de l’engagement est de huit ans, et surtout en ce que l’émigrant n’a pas la faculté de le résilier ou de le modifier. La lacune capitale des deux contrats est l’absence de toute stipulation relative au retour, mais on n’a évidemment agi de la sorte qu’avec intention.

Les Anglais n’emploient les Chinois qu’à la Guyane et à la Trinidad. Depuis six ans que le système fonctionne régulièrement, ils y ont expédié par an 2,000 travailleurs environ, répartis entre les deux colonies. En 1860, sur 1,850 émigrans, on ne comptait que 259 femmes ; en 1863, le Gange emmenait 293 hommes et 100 femmes, et en 1864 le Zouave débarquait à Demerari 337 hommes et 157 femmes. Il y a progrès évident, comme l’indique aussi la mortalité, qui dans ces deux derniers voyages a été réduite à 5 et à 2 pour 100. Pour les pays espagnols, la Havane et le Pérou surtout, l’émigration se fait sur une plus grande échelle. Le principal port d’expédition est Macao ; 10,722 Chinois y furent enregistrés en 1864, et 13,674 en 1865. La surveillance au départ laisse peu à désirer : le contrat est signé librement et sans surprise ; l’encombrement à bord n’a rien d’excessif, et l’on tient à ce que les bâtimens-transports soient pourvus des aménagemens convenables. Malheureusement, une fois rendu à destination, l’émigrant trouve le revers de la médaille. Les gages sont bien de 4 dollars par mois comme avec les Français et les Anglais ; mais à l’expiration de son engagement de sept ans, s’il ne retourne en Chine, force lui est à Cuba d’en contracter un autre, dont à la vérité il lui est loisible de débattre les termes. On ne veut pas de travailleurs libres sur cette terre à esclaves ; de plus la journée de travail est de seize heures pendant les six mois que dure la fabrication du sucre ; en un mot, le Chinois est moins bien traité à Cuba que le noir par cette simple raison que le planteur est intéressé à ménager dans ce dernier sa propriété, tandis qu’il n’a d’autre but que de tirer de son engagé la plus grande somme de travail possible pendant qu’il dispose de lui. Il se souvient que pour l’obtenir il a payé au débarquement 1,800 francs à l’agence d’émigration. Or nous avons vu qu’au départ le courtier déboursait environ 500 francs tant en avances qu’en frais de passage : un convoi de 500 émigrans donnerait donc dans ces conditions un bénéfice de plus de 600,000 francs ! La traite des noirs était moins lucrative. On peut du reste se croire reporté à cette époque néfaste en visitant à la Havane l’entrepôt de marchandise humaine du Cerro, où les nouveaux arrivés, assis par terre sur une double file, attendent le bon plaisir de l’acheteur en subissant son inspection ; mais ce qui rappelle encore mieux peut-être les lugubres souvenirs de la traite, c’est le sort fait aux Chinois dans une autre partie de l’Amérique espagnole, aux îles Chinchas sur la côte du Pérou. Rochers à pic recouverts de guano accumulé depuis des siècles, ces îles sont constamment entourées de navires qui accostent pour charger le long de falaises verticales de 100 mètres de hauteur ; du sommet leur est jetée une manche qui aboutit à la cale et y amène le guano versé dans l’ouverture supérieure. Découper par tranches cette fétide couche d’engrais d’une épaisseur de 10 à 20 mètres, en charger des wagons que l’on conduit sur des rails jusqu’à l’orifice de la manche, et les y faire basculer, telle est la tâche des Chinois. Rien de plus simple en apparence, rien de plus dur en réalité. A peine l’étranger qui visite cette exploitation en passant peut-il supporter une heure la rebutante odeur ammoniacale qui s’exhale du sol ; sa vue se trouble, ses oreilles bruissent, sa gorge se contracte, il lui tarde de fuir cette poussière acre et pénétrante qui l’enveloppe comme un nuage. Que l’on se figure ce que doit être l’existence des malheureux condamnés à fouiller journellement ce sol malsain et à en respirer les miasmes délétères ! Ils n’y résistent pas longtemps d’ailleurs, et je ne puis songer sans horreur à la mort hideuse de l’un d’eux, que nous vîmes, lors de notre visite à ces îles, perdre l’équilibre en déchargeant un wagon, pour tomber dans la manche : asphyxié par le guano, il arriva dans la cale à l’état de cadavre. Ce n’était pas, nous dit-on, le premier accident de ce genre.

Il est très difficile de donner une évaluation, même approximative, du nombre de Chinois qui vivent ainsi à l’étranger dans les divers centres où nous les avons suivis. A peine a-t-on tenu compte des expéditions par contrat ; encore ce relevé a-t-il été à peu près complètement négligé pendant vingt ans. Cette émigration salariée n’est d’ailleurs qu’une fraction numériquement insignifiante de la grande émigration libre, à l’œuvre depuis des siècles à Bornéo, à Java, à Siam, à Manille et en Cochinchine. La meilleure preuve de l’incertitude qui règne sur cette matière ressort de la divergence des évaluations, toutes aussi hypothétiques les unes que les autres. A la Havane, le nombre des Chinois est fixé par les uns à 200,000, par d’autres à 60,000, tandis que l’auteur d’un ouvrage apprécié sur Cuba, don José Garcia de Arbolega, ne l’estime qu’à 14 ou 15,000. Il y a exagération dans les deux sens, car l’introduction de ces étrangers dans l’île remonte à 1847, et, quelle que puisse être la mortalité, il semble difficile qu’ils soient moins de 60,000 aujourd’hui. A Siam, les écarts sont plus formidables encore. D’une part Mgr Pallegoix, à qui son long séjour dans le pays, donne une grande autorité, ne craint pas d’attribuer à cette population un chiffre évidemment inadmissible de 1,500,000 âmes, de l’autre M. Montgomery-Martin, l’un des hommes qui connaissent le mieux l’extrême Orient, s’arrête à 500,000, enfin le consul actuel de la Grande-Bretagne à Bangkok, dans son dernier rapport officiel, n’en admet que 200,000. A Java, le comte de Hogendorp les évalue à 85,000, M. Montgomery-Martin à 120,000, et un document administratif, datant déjà de quelques années, à 200,000. Ce n’est donc qu’un peu au hasard qu’on en compte de même 150,000 à Bornéo, 50,000 aux mines d’étain de l’île de Banca, 80,000 à Manille, etc. Ce que l’on peut dire de moins vague est que l’ensemble de ces émigrans dépasse certainement 1 million et peut-être même 2. C’est une bien faible fraction de l’immense population de la mère-patrie, où l’on comptait, d’après les recensemens les plus récens, 367 millions d’âmes en 1812, 413 en 1841 et 530 en 1852. Ce dernier chiffre accuse une densité de 1,578 habitans par 1,000 hectares ; la France n’en a que 688 pour la même superficie. Aussi peut-on affirmer en tout état de choses que jusqu’à ce jour aucune grande nation n’est parvenue à faire vivre autant d’hommes que la Chine par rapport à l’étendue de son territoire. En signalant hautement ce beau résultat, grâce auquel deux centièmes seulement des terres du globe sont fécondés si puissamment qu’ils suffisent à nourrir deux cinquièmes du genre humain, l’auteur des Forces productives des nations ne craint pas de proposer la Chine pour le premier prix d’industrie agricole aux expositions universelles, encore qu’elle n’y ait obtenu jusqu’ici que des accessits de charité ou de dédaigneuses mentions honorables. L’idée est noble et juste, surtout quand l’écrivain ajoute que ce qu’il admire le plus dans l’agriculture chinoise, c’est l’homme avec son activité, sa force d’âme, la vaillante sérénité qui le rend capable de tout exécuter, comme de tout endurer. Je ne crois pas que l’économie rurale présente d’exemple comparable à l’existence miraculeuse de certaines familles chinoises : on en cite qui, composées de dix-sept personnes, ont trouvé leur subsistance sur une surface de 1 hectare seulement, sans ressource extérieure, et sans autre industrie que la fabrication de quelques étoffes de coton. Que de cultivateurs européens mourraient de faim dans de semblables conditions !

On conçoit qu’avec une pareille exubérance de population la tentation soit forte pour les habitans du littoral d’aller chercher fortune sous un ciel étranger. Ce qui distingue essentiellement cette émigration de toutes les autres, c’est d’abord l’absence de femmes et en même temps le renouvellement perpétuel des élémens qui la composent ; leur va-et-vient incessant entre la Chine et les pays de destination. Il serait puéril, avec l’énorme disproportion existant entre l’ensemble des émigrans et la population de la mère-patrie, devoir dans cet exode, si permanent qu’il soit, une saignée dont les bons effets puissent se faire sentir de si tôt. D’autre part, quelles que soient les qualités de ce peuple que nous avons essayé de défendre contre d’injustes accusations, nous sommes loin de le croire assez complètement doué pour lui souhaiter ce que Dieu promettait à la postérité de Jacob, de s’étendre sur toute la terre, à l’occident et à l’orient, au septentrion et au midi. Sa tâche est mieux définie et plus restreinte : supérieur au point de vue industriel à toutes les races qui l’entourent, mais moralement inférieur aux Européens et séparé d’eux par l’immensité des doctrines spiritualistes où le christianisme puise sa force d’expansion et sa foi en son œuvre, le Chinois servira de trait d’union entre les civilisations diverses qui se trouvent en présence dans l’extrême Orient. Seul, il serait impuissant à dissiper les préventions hostiles contre lesquelles il se heurte depuis des siècles ; mais sans lui notre action serait bien plus lente à mordre sur ce monde vieilli où toutes les puissances de l’Europe viennent aujourd’hui planter leur drapeau l’une après l’autre. En rapportant sans cesse en Chine de nouvelles notions des pays où il a émigré, il obéit à son insu au rôle providentiel qui lui a été départi, et ce but serait manqué par une expatriation sans idée de retour. Qu’on relise dans les voyages de l’amiral Jurien de La Gravière le charmant portrait d’Ayo, le comprador de Macao, et l’on verra combien les Chinois de la classe moyenne peuvent profiter de leur séjour à l’étranger, quelle supériorité ils y gagnent et à quel point ils en reviennent meilleurs. C’est ce que ne veulent pas comprendre ceux qui s’obstinent à leur faire un crime de ce retour. Peut-être même n’est-il pas jusqu’à l’absence de l’élément féminin dans cette émigration qui n’ait aussi son avantage, en ce qu’elle amène les Chinois, pour qui la vie de famille est un besoin, à épouser les femmes du pays et à doter de la sorte leur patrie temporaire d’une génération de métis bien préférable à la population indigène ; c’est le cas pour les sangleyes de Manille et pour les minh-huongs de la Cochinchine. Les nations occidentales se doivent à elles-mêmes d’encourager cette tendance en repoussant les préjugés aussi dénués de justice que d’humanité dont nous avons dénoncé les effets à Manille et à Java dans le passé, en Californie et en Australie de nos jours. Nul ne peut savoir ce que l’avenir réserve à la Malaisie, si riche des dons de la nature et si admirablement disposée pour servir de déversoir à l’excédant de population du Céleste-Empire. Quoique la civilisation européenne s’essaie à y pénétrer, elle n’en est encore, à vrai dire, qu’aux tâtonnemens des débuts, car il serait peu équitable de mettre à son compte la longue période de séquestration des Hollandais à Java ou des Espagnols à Manille, et il serait trop triste de penser qu’il n’y eût d’autre solution au problème que dans le travail coercitif des uns ou dans l’indolence systématique des autres ; mais si nos enfans ou ceux qui viendront après eux voient jamais cette partie du monde renaître à de nouvelles destinées grâce à la persistante initiation que leurs pères y auront entreprise, je n’hésite pas à déclarer d’avance qu’au second plan les agens les plus utiles, les plus laborieux et les plus efficaces de cette régénération séculaire auront été les Chinois hors de chez eux.


ED. DU HAILLY.

  1. Voyez la Revue des 15 août, 15 septembre et 15 octobre 1866.
  2. Forces productives des nations, — Orient, Océanie.
  3. Voyez la Revue du 15 août dernier.
  4. Le nom caractéristique qui les désigne comme race est Giao-Chi, signifiant que le gros doigt de pied est écarté du second. C’est encore dans tout le pays la marque distinctive du véritable Annamite, et il est assez curieux de voir ce signe bizarre se perpétuer à travers les siècles malgré tant d’alliances successives. On pourrait citer un trait analogue chez le chat domestique, qui se propage en Cochinchine avec la queue cassée sur un angle de 90 degrés, indice certain de son origine autochthone. (Notes historiques sur la nation annamite, par le père Legrand de la Liraye.)
  5. Voyez la Revue du 15 décembre 1863.
  6. Les gros bénéfices du transport des Chinois ont toujours séduit beaucoup de capitaines américains, et ce sont surtout leurs navires qui ont été les théâtres des drames dont nous avons parlé, mais jamais le gouvernement des États-Unis n’a sanctionné les abus qui se commettaient ainsi à l’abri de son pavillon. De 1853 à 1857, cette question reparaît dans tous les documens législatifs publiés par le congrès de Washington, et en janvier 1856 les citoyens de la république furent officiellement invités à s’abstenir de ce trafic, qualifié d’immoral. Cet appel resta sans résultats ; la tentation était trop forte.