Souvenirs d’une mission médicale à l’Armée d’Orient/01

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UNE
MISSION MÉDICALE
A L’ARMÉE D’ORIENT

I.
LE CAMPEMENT


La guerre d’Orient, si féconde en enseignemens pour la science militaire, n’a pas été stérile pour la science médicale. Elle a offert un champ d’observations bien vaste, souvent bien triste aussi ; elle a fourni l’occasion de soumettre à une épreuve décisive, quelquefois même de résoudre de graves problèmes d’hygiène, de médecine, de chirurgie, restés incertains jusqu’alors. L’armée a profité de découvertes nouvelles qui ont allégé les douleurs des malades et des blessés ; elle a vu ses maux supportés et combattus tout ensemble par ses chirurgiens, dont le dévouement sans relâche et le zèle infatigable ont mérité à plusieurs reprises les vifs éloges du commandant en chef et du ministre de la guerre. Leur tâche se divisait en trois parties distinctes : la prophylaxie, c’est-à-dire l’emploi des moyens qui préviennent les maladies, — le traitement des blessures de guerre, — enfin le traitement des maladies, et l’on sait si elles ont exercé de terribles ravages. À cette triple tâche correspondaient trois grands centres d’expériences, les camps, les ambulances et les hôpitaux.

Le 25 juillet 1855, je fus désigné pour inspecter le service de santé de la Corse, de l’Italie et de l’armée d’Orient. Après avoir inspecté l’Italie et la Corse, je partis pour la Crimée vers la fin du mois de septembre. J’allais ainsi me trouver, après la prise de Sébastopol, sur le théâtre de la guerre d’Orient. Cette guerre présente à l’esprit deux images : l’une glorieuse et composée de brillans faits d’armes, l’autre morne et composée de souffrances obscures. La première, tous la connaissent dans ses moindres détails ; quant à la seconde, on n’en a que de vagues notions. Ces souvenirs pourront l’éclaircir, et l’on verra que ce n’est pas dans les assauts et les batailles que nos soldats ont déployé toujours le plus de courage.


I. – TOPOGRAPHIE MEDICALE DE LA CRIMEE.

Le bateau à vapeur sur lequel je m’embarquai avait à bord un bataillon du 11e léger. Quand nous arrivâmes à Malte, trente hommes étaient déjà atteints du choléra. Ils furent remis aux mains des sœurs de charité et transportés au lazaret. On y avait installé un petit hôpital destiné aux militaires de passage qui, atteints de maladies graves, ne pouvaient continuer leur route sans danger pour eux ou leurs compagnons. Il eût été utile de former à Malte un grand établissement hospitalier pour l’armée d’Orient ; mais les ressources manquaient, même pour les Anglais. Malgré le peu de lits que contenait le lazaret, cette étape sanitaire a rendu de grands services. À la fin de la guerre, quand le typhus importé de Crimée menaçait de sévir dans le midi de la France et sur les équipages de la flotte, on put éviter les dangers de l’infection en déposant à Malte un certain nombre de typhiques. Le gouverneur de l’île, ainsi que le consul de France, M. Henri Fourcade, ne négligèrent rien. Non-seulement on admit dans l’île des soldats étrangers, contre les usages traditionnels et les instructions données ; mais les entraves de la quarantaine furent levées pour nous, et il n’y eut pas à s’en repentir : ni le choléra, ni le typhus ne se sont établis à Malte, quoique l’hôpital ait reçu plus d’une fois des cholériques et des typhiques.

Malte est séparée de Smyrne par deux jours de navigation. Le choléra persistait à bord ; quatre morts furent jetés à la mer. L’inquiétude, l’alarme commençaient à se répandre. Tous ces jeunes soldats qui encombraient le pont du navire n’avaient d’autre abri que le ciel, et leurs vêtemens étaient imprégnés de l’humidité que des nuits froides et chargées de vapeurs faisaient succéder aux chaleurs tropicales du jour. D’après mes prescriptions, on leur distribua du vin chaud à neuf heures du soir et une infusion de thé à quatre heures du matin. Une réaction salutaire fit cesser les progrès du mal et renaître la gaieté et les chants. Quelques cholériques, déjà froids et cyanoses, furent rappelés à la vie par ces mêmes excitans. Les douze cholériques qui restèrent furent débarqués à Smyrne, dans le petit hôpital de la marine française.

On trouve à Smyrne une magnifique caserne, pouvant contenir six mille soldats, que le maréchal Saint-Arnaud avait eu la pensée de transformer en hôpital pour nos troupes. Un célèbre établissement d’eaux thermales, qu’on appelle les Bains d’Agamemnon, est situé à quelques kilomètres de Smyrne. La route qui y mène passe sur l’emplacement d’un ancien temple d’Esculape, dont les vastes débris révèlent un édifice gigantesque que remplace un cimetière juif, sans ombre ni monumens. Cette route est commode et rend les communications très faciles entre la ville et les Bains d’Agamemnon. Le projet du maréchal était donc excellent ; il n’y fut pas donné suite, parce que l’on conçut sur la salubrité du pays des craintes sans fondement. Pendant qu’on hésitait, les Anglais, moins irrésolus, établirent à Smyrne un très grand hôpital. Dans l’hiver de 1856, n’ayant plus de malades, ils y mirent une brigade d’infanterie.

En quittant Smyrne, nous passâmes près de Ténédos, non loin des tombeaux d’Ajax, d’Hector et d’Achille, en vue du mont Ida et des champs où fut Troie. Chaque nom de ville ou de pays réveillait un souvenir classique. Nous entrâmes dans les Dardanelles, et, les yeux fixés sur la côte d’Asie, nous venions de dépasser Abydos, lorsque, quatre milles plus loin, nous vîmes succéder au silence une grande animation. Les Anglais construisaient un hôpital pouvant contenir trois mille malades. Le site était heureusement choisi, répondant à la fois aux exigences de l’hygiène et à celles de la stratégie. Plus loin, on trouvait encore deux hôpitaux : l’un était anglais et pouvait contenir trois cents malades, l’autre était français et possédait 420 lits. Ce dernier avait été établi dans un lazaret turc ; malheureusement on avait bâti quatre grandes salles au milieu même de la cour centrale, au lieu de les placer en dehors sur une petite colline qui descendait en pente douce vers le lazaret ; bette faute empêchait l’aération, et l’on a dû la regretter, surtout au moment où sévirent les maladies infectieuses et la pourriture d’hôpital.

Quand nous descendîmes à Gallipoli, je visitai l’hôpital français, et j’y trouvai aussi un vice d’installation. Pour utiliser un pan de muraille assez étendu, on avait commencé par élever des baraques en contre-bas au pied d’une colline, sans songer à la ventilation du sol. On reconnut bientôt, lorsque survint le choléra, les inconvéniens de cet emplacement. Par malheur, ces erreurs ne sont pas rares, et le plus souvent on les éviterait, si l’on consultait les médecins. Connaissant l’action efficace d’un air sans cesse renouvelé, le médecin recherche surtout dans les pays chauds, où l’on n’a pas à redouter les rigueurs de l’hiver, les sites élevés et non dominés ; mais la commission de casernement n’a pas toujours des préoccupations de ce genre, parce qu’en France, il faut bien le dire, on apprend tout, excepté l’hygiène. Si les élèves de Saint-Cyr consacraient seulement douze heures à écouter douze leçons d’hygiène, ils apporteraient dans l’armée quelques principes d’une science dont les soldats eux-mêmes sentiraient bien vite les bienfaits ; les conseils des médecins seraient mieux écoutés, et les dangers d’épidémie auxquels l’armée est sans cesse exposée seraient plus, souvent conjurés. L’organisation des hôpitaux était du moins irréprochable ; le mobilier, les lits, l’alimentation, les fournitures, ne laissaient rien à désirer ; le service médical était parfaitement dirigé. Tout témoignait d’un zèle actif et d’une sollicitude éclairée.

Nous traversâmes de nuit la mer de Marmara, et dès l’aube le splendide panorama de Constantinople et la pointe du Sérail se montrèrent à nos regards. Vers un ciel d’azur s’élancent les flèches des minarets, rangés comme une garde d’honneur autour des grandes mosquées que domine Sainte-Sophie. L’atmosphère était vaporeuse, et ce paysage, peuplé de kiosques, couvert d’une forêt de cyprès, était comme un rêve réalisé des Mille et une Nuits. Il est fâcheux que le charme s’évanouisse dès qu’on met le pied dans le dédale de ces rues étroites, boueuses, pleines de fondrières, parcourues par des porte-faix de force herculéenne, sorte de chameaux bipèdes qu’on appelle harnais, par des chiens et par des ânes chargés de madriers. Les maisons sont en bois ; elles ont un aspect misérable, et l’on n’y trouve ni architecture, ni style, ni caractère.

Je visitai sans retard les hôpitaux. Les malades qui venaient de Crimée étaient pour la plupart atteints d’affections intestinales, de fièvres intermittentes ou rémittentes, et surtout de scorbut. Chez les blessés atteints du scorbut, le sang appauvri, devenu plus fluide, suintait des plaies avec une grande abondance ; les procédés les plus énergiques de la science ne pouvaient triompher de ces hémorrhagies, qui étaient assez souvent mortelles. Un mal plus redoutable encore, la pourriture d’hôpital, exerçait d’affreux ravages. Beaucoup de blessés l’apportaient de Crimée, et ceux qui avaient été jusque-là épargnés s’en trouvaient atteints après un court séjour dans les hôpitaux. Des blessures presque fermées, considérées comme guéries, se rouvraient, envahies par la gangrène. Ce fléau, qui n’avait sévi que très rarement en Algérie, se trouvait déjà très répandu, au moment de mon départ pour l’Orient, dans nos hôpitaux de Marseille et du midi, qui recevaient des blessés de Crimée. Il est contagieux, et se transmet, par l’air, d’une plaie à une autre. Une salle de malades qu’il a imprégnée de ses miasmes devient fort difficile à assainir.

C’est le 5 octobre 1855 que je partis de Constantinople pour la Crimée, à bord de la frégate à vapeur le Descartes, commandée par le capitaine Darricau. Je n’abordai pas sans une vive émotion à Kamiesch. Je me rendis immédiatement au quartier-général, auprès du maréchal Pélissier, et je me mis à étudier les grandes questions d’hygiène qu’il importait de résoudre à l’approche de l’hiver. Je montai à cheval et visitai les diverses positions occupées par l’armée, les camps et les ambulances. En même temps je voulais me rendre compte de la topographie médicale du pays.

La partie qu’occupaient les Russes est presque partout inculte, couverte de steppes immenses et privée d’eau. Celle où s’étaient établies les armées alliées était, au moment de leur arrivée, parsemée d’oasis et de vignobles assez renommés. Le sol est de terre végétale et brune, facilement détrempée par les pluies : les boues de Crimée défient toute description. L’épaisseur de la couche végétale varie de 1 mètre à quelques centimètres. Le sous-sol est un calcaire que la pioché entame aisément. Les régimens campés sur des terrains où le sous-sol affleurait y creusaient des enceintes circulaires pour enterrer leurs tentes de 80 centimètres et les préserver du froid, surtout des coups de vent, qui sont continuels et parfois désastreux en Crimée. Il ne faudrait pas médire cependant de la violence du vent de Crimée. Sans le vent, le sol serait resté constamment boueux, faute d’écoulement. C’est le vent qui renouvelait l’air dans les camps et chassait les gaz méphitiques dont les vêtemens étaient imprégnés ; c’est le vent qui emportait les miasmes des cadavres d’hommes ou d’animaux qu’on enterrait par milliers, et qui ne pouvaient, quoique enterrés, se décomposer impunément. Si le vent ne nous a pas préservés du typhus, il en a certainement ralenti les développemens et diminué les effets ; peut-être lui devons-nous d’avoir été exempts de la peste.

La partie occupée par les alliés mesurait huit kilomètres en largeur et vingt-quatre en longueur. C’est l’ancienne Chersonèse taurique dont Hérodote et Strabon ont laissé des descriptions. Là comme dans la Troade se retrouvent des souvenirs des âges héroïques. C’est en Tauride que Diane transporta Iphigénie arrachée au feu du sacrifice, et en fit une prêtresse ; c’est sur cette terre inhospitalière que la tempête jeta Oreste et Pylade, et qu’Iphigénie manqua sacrifier son frère. Désormais d’autres souvenirs effaceront ces souvenirs antiques, et les noms de nos victoires feront tort à ceux d’Oreste et de sa sœur.

La rade de Sébastopol frappe l’imagination par son étendue et son aspect majestueux. Elle était, pour ainsi dire, galonnée par les mâts des vaisseaux submergés, qui élevaient leurs pointes comme pour marquer la place d’une grande destruction. En s’enfonçant dans la rade, on rencontre la petite baie du Carénage ; à quatre kilomètres plus loin est l’embouchure de la Tchernaïa, qui coule sur un terrain marécageux, parmi les roseaux, et dont les eaux sont en partie détournées pour alimenter les docks de Sébastopol. La belle route de Simphéropol traverse la Tchernaïa sur un pont de bois, serpente sur les monts derrière lesquels campait le corps d’armée du général Bosquet, et aboutit à Sébastopol. Elle passe sur l’emplacement où s’étaient établis les Anglais quand les Russes leur livrèrent la bataille d’Inkerman. Après ce combat, on la coupa de distance en distance par d’énormes tranchées, afin de rendre plus difficile toute surprise nouvelle. D’autre part, les Russes détruisirent le pont pour protéger leur retraite. Au pied de la montagne du haut de laquelle des bataillons russes furent précipités par les baïonnettes que commandait le général Bosquet, on voyait un véritable ossuaire. Les cadavres avaient été dévorés par les vautours, et tous ces squelettes humains attendaient la sépulture. Ils avaient appartenu à des hommes dont la taille n’était pas très élevée, mais dont la charpente osseuse était remarquablement forte. La grosseur du fémur ou du tibia fait aisément distinguer un Russe d’un Français ou d’un Anglais.

La vallée de la Tchernaïa remonte à l’est vers la forêt de Baïdar ; elle est large de quatre cents mètres en moyenne. L’air qu’on y respire est malsain, cependant il n’a pas été possible de s’en écarter pendant toute la durée de la guerre. Du haut des montagnes qui bordent la vallée, les camps ennemis s’observaient mutuellement. Après la prise de Sébastopol, quelques soldats des postes avancés établirent entre eux des conférences au moyen de mouchoirs blancs qu’ils hissaient au bout des baïonnettes. Aux entretiens succédèrent les échanges. Les Russes avaient de l’eau-de-vie, les Français du pain et du tabac : ils eurent bientôt fraternisé, et cette façon amicale de faire la guerre prit une telle extension, que le général Camou, commandant le 2° corps, dut refroidir par des punitions la chaleur de ces effusions.

En cheminant dans la vallée, on aperçoit à gauche les rampes de Mackensie, véritables murailles droites et inaccessibles. Au centre, une dépression semblerait permettre l’assaut, si elle n’était protégée en arrière par trois soulèvemens de terrain superposés. Les Russes avaient hérissé de canons ces escarpemens ; c’est de là que tonnaient les batteries surnommées par nos soldats Bilboquet et Gringalet, et qui se sont tristement signalées après la bataille de Traktir en tirant sur les médecins et les infirmiers occupés à panser et à relever les blessés russes. Le même fait s’était déjà produit après la bataille d’inkerman. Le gouvernement russe a hautement désapprouvé ces actes de barbarie ; le général Luders, tout en les atténuant, les a flétris dans sa correspondance avec le général Canrobert et le général Pélissier. On rendrait ces méprises impossibles si, par une entente commune entre les nations, les médecins et le personnel hospitalier portaient un signe distinctif, le même dans toutes les armées et dans tous les pays, qui les fît reconnaître aisément des deux partis.

Plus loin se trouve le pont par lequel les colonnes russes avaient débouché le 18 août. Il est dominé par les monts Fédouchine, qu’occupait le corps du général Mac-Mahon. Tout le côté gauche de la vallée a été constamment gardé par l’armée française, et même après la prise de Sébastopol, les divisions du 1er corps, commandées par le général de Salles, s’étendirent jusque dans la forêt de Baïdar. Le changement des bivouacs, l’installation au milieu des bois a été très favorable à la santé des soldats. La forêt de Baïdar est d’une riche végétation et d’un aspect sévère ; elle a pour cadre de majestueuses montagnes coupées par de beaux et frais vallons ; des villages pittoresques où tout respire l’aisance s’échelonnent sur les pentes ; çà et là on rencontre d’élégans rendez-vous de chasse, comme le château de Pérouski ; des cours d’eau frais et limpides y forment la source de la Tchernaïa, C’est bien là le meilleur bivouac qu’on puisse rêver : aussi la division d’Autemarre, bien que sur trois nuits elle en passât une de grand’garde, est-elle restée dans d’excellentes conditions de santé pendant le rude hiver de 1856.

Si de la forêt de Baïdar on se dirige vers l’est et le sud, on arrive, par une série de montagnes sur la croupe desquelles était campée l’armée sarde avec ses ambulances, au petit port de Balaclava, caché dans l’anfracture sinueuse d’un immense rocher. C’était autrefois une retraite assurée pour les pirates. On y voit encore les ruines d’un fort bâti au XIIIe siècle par les Génois. Balaclava ne contenait plus que quelques familles de pêcheurs quand les Anglais sont venus le métamorphoser. Ils y ont apporté leur industrie, ils y ont construit un chemin de fer, cent navires y ont versé sans interruption tous les produits de la civilisation. Les camps de nos alliés ont été largement pourvus de tous les bienfaits du comfortable : aussi les Anglais ont-ils été préservés en 1856 du scorbut et du typhus. Quand on compare les conditions ou se trouvèrent les Anglais au début de la guerre j qui les prenait au dépourvu, et celles où ils s’étaient placés en 1856, on est forcé de reconnaître la grandeur de la nation britannique.

Le quartier-général de l’armée sarde, placé à Kadikeuï, village3, grec situé à l’entrée de la plaine de Balaclava, était envahi pour le moment par une population de marchands cosmopolites. Le général La Marmora m’invita à visiter les ambulances de l’armée piémontaise : le service et le personnel ne me parurent mériter que des éloges.

En gagnant au sud les hauts plateaux qui s’étendent le long de la mer à partir de Balaclava, on arrive au cap Parthénon, le cap Fiolente des Génois, où l’on trouve quelques assises du temple de cette Diane tauropolitaine à laquelle le roi Thoas immolait les étrangers. Non loin de ces ruines, dans un pli de rocher, à l’abri des vents du nord, parait le beau monastère Saint-George, asile des aumôniers retraités de la flotte russe ; Quoiqu’on pût établir là un magnifique hôpital, les années alliées ont respecté religieusement ce monastère ; les cérémonies du culte ne furent jamais troublées ; elles s’accomplissaient chaque jour sous les yeux d’un public hétérodoxe attiré par la beauté du paysage et par le carillon des cloches qui rappelait la patrie absente. L’élévation du sol, la douceur des pentes, la ventilation qu’y entretient sans cesse la brise de mer, font de cette contrée une excellente position pour les bivouacs d’un camp. Entre Saint-George et Kamiesch était cantonnée la cavalerie française. Elle a été beaucoup moins éprouvée par les maladies que l’infanterie, parce que les endroits qu’elle habitait étaient plus sains, parce que le cavalier, comparé au fantassin, est plus soigneux de sa personne, vit plus en plein air et ne se blottit pas sous la tente pendant une grande partie du jour.

La plaine de Kamiesch s’arrête au cap Chersonèse et a pour limites deux baies jumelles, dont l’une s’appelle Kazak et l’autre Kamiesch, baies que notre marine ne connaissait que très vaguement, et dont la découverte a été un bonheur providentiel. Elles étaient sans cesse encombrées de vaisseaux qui venaient ravitailler l’armée française. Sur cette plage nue, d’un abord facile, d’immenses magasins d’approvisionnemens ont été élevés ; des baraques de marchands plus ou moins honnêtes se sont groupées, chaque jour plus serrées ; autour de nos établissemens militaires. En peu de mois, une ville entière a été comme improvisée ; elle avait ses rues, larges et bien alignées, ses cafés, son théâtre, sa police, son église catholique, et même son temple protestant. Je n’ai à parler que de l’hôpital : il était bien installé, largement pourvu ; le service médical y était habilement dirigé. On pouvait y réunir mille malades ; c’était là que s’arrêtaient les hommes qui se trouvaient trop souffrans au moment du départ pour les hôpitaux de Constantinople.

Huit kilomètres environ séparent Kamiesch de Sébastopol. À mesure qu’on avançait, le sol, bouleversé par les travaux d’approche était couvert d’une plus grande quantité de projectiles. Ils étaient littéralement accumulés dans le ravin de Carabelnaya et dans la petite vallée où s’étend le cimetière de Sébastopol, tant de fois pris et repris. Des colonnes de marbre brisées, des urnes funéraires mises en pièces, les croix de bois mutilées, les monumens tumulaires renversés, tout marquait la dévastation. C’est le canon seul qui a fait ces ravages ; malgré l’intensité du froid, les soldats ont respecté les croix de chêne qui surmontaient les tombes.

Rien n’est émouvant comme de parcourir les alentours d’une ville emportée après un siège long et meurtrier. Près de Sébastopol on voyait çà et là d’immenses trous en entonnoir qu’avait faits le jeu des mines, des contre-mines et des camouflets ; partout des fosses d’embuscade. C’est là que les francs-tireurs se mettaient à l’affût ; c’est de là que de la pointe du jour jusqu’à la nuit ils guettaient les soldats, les officiers de tranchée, les artilleurs, qui apparaissaient sur les fortifications, ou qu’on apercevait par les embrasures des canons : aussi les Russes fermaient-ils ces embrasures par des portières faites avec les cordages de la flotte, artistement tressés et à l’épreuve de la balle. Parfois les francs-tireurs, séparés de leurs ennemis par une cinquantaine de mètres seulement, liaient conversation avec eux. Les Russes, chaussés d’excellentes demi-bottes dont ils savaient nos soldats très friands, leur montraient le bout du pied et leur criaient en bon français : « Venez les prendre. » Les nôtres, on le pense bien, n’étaient en retard ni de répliques, ni de bons mots. D’autres fois même on hissait, d’un côté ou de l’autre, au-dessus de l’épaulement des embuscades, une bouteille ou une casquette, et le premier qui atteignait le but était chaudement applaudi par tous les francs-tireurs. Entre Russes et Français il n’y avait point de haine : si l’on ne s’était tué, on se serait embrassé.

En entrant dans Sébastopol par le bastion du Mât, je rendis un hommage tacite à l’habileté du général Todtleben. Je visitai les fortifications de Malakof, véritable labyrinthe d’s italiques dessinés en relief par des terres rapportées au-dessus des souterrains blindés. Les soulèvemens artificiels, chaque jour plus hauts, dépassèrent la tour même. Dans les derniers jours qui précédèrent l’assaut, les assiégeans lançaient sur le bastion 6,000 bombes en 24 heures. Les Russes ne pouvaient sortir : pour enterrer un mort, ils perdaient deux vivans ; aussi laissaient-ils les cadavres sans sépulture. Cependant leurs blindages, soutenus par d’énormes mâts retirés de la flotte et recouverts de plusieurs mètres de terre, n’ont pu être effondrés par cette pluie énorme de projectiles. Le bastion planait comme une île aérienne en face du Mamelon-Vert. Nos soldats, le 8 septembre, y sont entrés par un élan irrésistible. Rien n’a pu les arrêter, ni la profondeur du fossé d’enceinte, ni la hauteur des parapets hérissés de baïonnettes et de canons, ni la fermeté héroïque des défenseurs. Loin d’attendre les échelles, ils se sont précipités dans le fossé, et ils ont escaladé le parapet en montant les uns sur les épaules des autres. Ces positions une fois emportées, ils les ont victorieusement défendues pendant cinq heures consécutives contre les retours offensifs et acharnés des masses russes. Pendant l’absence du général Todtleben, retenu par une blessure loin des travaux de défense, les Russes avaient commis la très grande faute de fermer Malakof à la gorge, du côté de la ville, et de n’y laisser qu’un passage étroit. C’est dans ce passage que les colonnes russes, ne pouvant se déployer, se brisèrent inutilement sur les baïonnettes de nos soldats, devenus aussi inébranlables qu’ils étaient tout à l’heure ardens et emportés. L’ennemi comptait aussi sur le fil électrique qui devait mettre le feu à 60,000 kilogrammes de poudre et écraser sous les ruines du bastion l’armée assiégeante. On sait que, par le hasard le plus heureux, un coup de pioche fit découvrir ce fil : il fut coupé. Quelques instans plus tard, il faisait sauter les forts Paul et Alexandre pour couvrir la retraite des Russes.

La contrée occupée par les armées alliées avait environ seize lieues de circonférence. Le sol, généralement ondulé, est coupé de distance en distance par de profonds ravins, dont les eaux sont de bonne qualité ; il offre partout des emplacemens favorables pour les bivouacs et les positions militaires. Sur le flanc des montagnes se dessinaient la ligne fuyante et la perspective pittoresque des tentes des armées alliées. De belles routes macadamisées, établies et entretenues par nos soldats, les traversaient, facilitaient l’approvisionnement et le transport du matériel. Les baraques des marchands formaient de véritables villages, que les soldats, pour reconnaître la probité de ces industriels, appelaient Filouville, Coquinville, etc. Cependant une police bien faite inspectait les vins et l’eau-de-vie, et l’on se plaignit rarement qu’ils fussent sophistiqués.

Le climat de la Crimée, sauf quelques localités marécageuses dont l’assainissement serait facile, est d’une remarquable salubrité. À part les cantonnemens que la nécessité de la défense exposait aux influences paludéennes de la Tcheranïa, tout était dans une bonne situation hygiénique. Les chaleurs d’été, tempérées par une brise de mer, ne dépassent guère celles du midi de la France. Les hivers sont rudes ; le thermomètre centigrade descend à 20 degrés et même au-dessous ; la violence du vent rend le froid très difficile à supporter.

Nos armées n’ont pas trouvé de ressources dans le pays. Les Tartares n’ont pu vendre que quelques bœufs, quelques moutons, des poules et des œufs. Ils étaient aussi avides que les marchands dont nous avons parlé ; j’en ai vu qui demandaient 5 francs d’un cent de noix, et ils trouvaient des acheteurs. Nous avons scrupuleusement respecté leurs villages ; rien n’a troublé nos bons rapports avec eux. Le bois qui couvrait les collines a été vite enlevé ; dès l’hiver de 1856, la forêt souterraine elle-même avait disparu : c’est le nom que nos soldats donnaient aux souches restées en terre après la coupe des arbres. On s’épouvante en Orient du passage des sauterelles ; la présence d’une armée est un fléau bien plus dévastateur : les sauterelles du moins ne dévorent que ce qui est sur le sol. Une distance de vingt kilomètres empêchait qu’on ne mît à profit les richesses forestières de Baïdar ; l’administration trouvait plus aisé et plus court de tirer ses bois de Varna. Après la prise de Sébastopol, les bois employés dans les fortifications ont largement alimenté les cuisines des régimens, et les troupes voisines de Baïdar ont seules continué à prendre du bois dans la forêt, à l’aide des arabas et des bœufs que l’administration mit à leur disposition. Les arabas sont des chariots du pays, grossiers et tout en bois, sans une parcelle de fer ; la route de Voronzof en était encombrée. Le bruit criard de leurs roues pesantes réjouit l’oreille du Tartare. Ce sont des arabas traînés par des bœufs qui apportaient aux Russes leurs approvisionnemens. À l’arrivée, les bœufs étaient dépecés, et le bois des chariots servait à les faire cuire.

À dix kilomètres environ de Kamiesch, sur un monticule, au centre de l’armée française, était placé le grand quartier-général. On y remarquait la petite et modeste tente où le général Canrobert avait passé l’hiver de 1855. Il avait donné au service des hôpitaux la baraque destinée au commandant en chef, voulant partager avec le soldat les rigueurs de la saison. L’exemple de l’abnégation parti d’en haut propageait l’héroïsme dans tous les rangs ; ce ne fut là du reste qu’un des mille moyens honorables et ingénieux dont le général en chef se servit pour soutenir le moral de l’armée à travers les plus rudes épreuves. Sur le point culminant du grand quartier-général, on avait bâti un clocheton en pierre ; le fronton encadrait l’horloge enlevée au beffroi de Sébastopol, horloge qui servait de régulateur à toutes les montres. Autour de la baraque du maréchal Pélissier se groupaient les bureaux de la poste et du trésor, le télégraphe électrique, l’aumônier en chef et la petite église improvisée où il disait la messe, enfin tous les grands services.

J’examinai bientôt dans tous leurs détails les camps, les régimens, les infirmeries régimentaires, les ambulances, les hôpitaux. Je consultai les généraux, les intendans, les chefs de corps, les médecins pour connaître les besoins du soldat, et fixer mes idées sur les mesures relatives au régime alimentaire, aux abris, aux vêtemens. Sur ces importantes questions, les opinions sont contradictoires ; j’ai dû chercher la vérité par moi-même, et l’on va voir quels furent les premiers résultats de mon enquête.


II. - LES ALIMENS.

Dans mes recherches sur l’alimentation de l’armée d’Orient, quatre divisions principales étaient indiquées par la nature même des denrées alimentaires. J’avais à m’occuper successivement du pain, de la viande, des végétaux et des boissons.

Le biscuit, qui est le pain des marins, a été une grande ressource pour l’armée de Crimée. Il est de bonne conservation et ne craint que l’humidité. Le transport en est facile ; à poids égal, il est beaucoup plus nutritif que le pain de munition. L’eau que le pain contient en augmente le poids d’un tiers ; il ne reste rien de cette eau dans le biscuit. La farine transformée en biscuit s’allège dans une proportion de 5 pour 100. Le biscuit de France était bon, celui de Constantinople n’a pas toujours été d’une qualité ou d’une manutention irréprochable ; quelquefois il y avait des traces de moisissure.

La ration ordinaire de biscuit est de 550 grammes, non compris 185 grammes comme pain de soupe. Dès le début de la campagne, cette ration a été portée à 650 grammes. Quand les troupes travaillaient aux tranchées, elles recevaient par homme et par jour, outre une haute paie de 50 centimes, une augmentation de 250 grammes de biscuit. Cependant le soldat préfère au meilleur biscuit le pain de munition, même lourd et grossier. Le pain, se digérant moins vite, leste mieux l’estomac ; il ne provoque jamais la satiété et le dégoût. Le biscuit, privé de levain, est d’une extrême siccité. Il agit dans l’estomac comme une éponge ; après avoir épuisé les glandes salivaires pendant la mastication, il absorbe les sucs gastriques, qui deviennent ainsi insuffisans pour une bonne digestion. Afin de le ramollir, on le fait macérer un instant dans l’eau, puis on l’expose au feu ; il est alors pâteux, fade et indigeste. Le biscuit ne doit donc être distribué qu’à défaut de pain. Assez souvent on donne moitié pain, moitié biscuit. Pendant la campagne de Crimée, sur sept distributions, quatre étaient de biscuit. Il n’est pas facile de pourvoir de pain frais une armée de 140,000 hommes quand il faut tout tirer d’outre-mer, les farines, le bois, les pétrins, les fours, etc.

À Paris, la taxe de la boulangerie civile a pour base la proportion de 130 kilogrammes de pain pour 100 kilogrammes de farine. Ce rapport entre la farine et la quantité d’eau qu’elle doit absorber a été reconnu nécessaire pour la bonne manutention du pain. Le département de la guerre n’impose aucune limite : le plus fort rendement est le meilleur. On obtient avec le blé tendre 144 kilogr., et avec le blé dur 150 kilog. pour 100 kilog. de farine. Or le pain trop saturé d’eau se cuit mal ; la croûte brûle et noircit ; il se ramollit vite, reprend sa fermentation, et donne un aliment plus ou moins défectueux. Peut-être devrait-on fabriquer pour les armées en campagne du pain biscuité à demi ou au quart, et peu chargé de levain ; la ration serait moins forte, mais tout aussi nutritive, et l’on éviterait en grande partie les inconvéniens du biscuit.

Le blutage du pain de munition a été porté depuis quelques années jusqu’à 20 pour 100 d’extraction de son pour les blés tendres. On pensait que moins le pain contient de son, plus il est nutritif, et que de plus, en devenant plus blanc, il pourrait remplacer le pain de soupe acheté aux boulangeries civiles et fait avec des farines blutées à raison de 40 pour 100 d’extraction. Cette innovation ne paraît pas heureuse. Le prix de revient de la ration s’est élevé sans compensation réelle. Le nouveau pain se digère trop vite, et ne trempe pas bien dans la soupe. Il n’est pas démontré que le son, dans de certaines limites, n’apporte pas des principes réparateurs assimilables. En temps de disette ou de guerre, ce n’est pas une chose indifférente que de porter l’extraction du son à un blutage aussi élevé pour une armée de 500,000 hommes. D’ailleurs nos soldats sont pour la plupart des gens de campagne et préfèrent le pain de qualité inférieure auquel ils sont habitués au pain plus blanc de nos manutentions militaires. De même les prisonniers russes, accoutumés à un pain extrêmement grossier, ne se trouvaient pas assez nourris avec le pain de nos soldats : on a dû leur donner un supplément de ration.

La meilleure viande fraîche est le bœuf. Seul, il fait une bonne soupe, et, d’après un dicton aussi vrai que vulgaire, la soupe fait le soldat. Les bœufs n’arrivaient en Crimée qu’après de longues vicissitudes et dans un tel état, qu’on eût dit les vaches maigres du roi Pharaon. Pour que la quantité suppléât à la qualité, on avait porté la ration de 250 grammes à 300 ; mais les os y entraient pour un poids énorme. Je conseillai de broyer les parties dures ayant déjà servi au pot-au-feu, de les concasser, et de les faire bouillir de nouveau pour en extraire la gélatine. Ce moyen, employé dans les hôpitaux de Constantinople, a très notablement amélioré le bouillon des malades ; on pourrait l’ordonner comme prescription réglementaire aux cuisiniers des régimens et des hôpitaux. En France, il est vrai, les os se vendent ; mais n’y aurait-il pas plus de profit à les garder ?

Quand la viande fraîche manquait, on la remplaçait par des conserves de bœuf cuit, contenues dans des boîtes de fer-blanc hermétiquement fermées. Comme la chair était désossée, la ration était réduite à 120 grammes. Ces conserves étaient d’excellente qualité ; mais le soldat n’aime pas à changer d’habitude : il apprécie le poids et le volume plus que la qualité. Quoique ces 120 grammes le nourrissent réellement davantage, il les trouvait insuffisans, et préférait la viande fraîche, même médiocre. Quelquefois la ration était de saucisson et de lard. On avait recours par exception aux paquets de poudre-viande. Cette viande en poudre était peu goûtée ; elle se prête à la sophistication, et conserve une odeur suspecte ; on craint toujours qu’elle n’ait été faite avec toute sorte d’animaux. Quand la troupe en avait fait usage pendant quelques jours, elle manifestait du dégoût et une grande répugnance.

Les moutons, trouvant encore à brouter quelques brins d’herbe insuffisans pour la nourriture des bœufs, se maintenaient en bon état. Ils étaient fort appréciés. Un grand nombre de chevaux ont péri dans les hivers de 1855 et 1856. Suivant l’exemple d’un savant distingué, M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, je prêchais pour qu’on mangeât du cheval, mais je fis peu de conversions. Cependant le cheval est herbivore comme le bœuf ; nul animal n’est plus propre, il est lavé, pansé tous les jours, et sa chair, pour être plus ferme, n’en est pas moins réparatrice ; elle peut faire d’excellentes soupes. En Allemagne, le cheval dépecé est vendu publiquement à l’étal du boucher. Les deux batteries d’artillerie de la division d’Autemarre, campée à Baïdar, se nourrirent de chevaux réformés, et n’eurent pas à le regretter ; elles furent épargnées par la mortalité et les maladies qui sévissaient si cruellement dans le reste de l’armée. Des expériences faites par des savans fort compétens ont prouvé que la chair des chevaux même malades et atteints du charbon, purifiée par le feu, pouvait être mangée sans danger. Je n’osais pourtant conseiller de manger les chevaux malades. Je savais que la viande de bœuf flasque, décolorée et gluante, qu’on avait été parfois contraint de distribuer dans les momens de pénurie, avait déterminé des flux diarrhéiques.

Le poisson, principalement le turbot bouclé, était très abondant sur la côte de Crimée. Tandis que la viande de boucherie, même médiocre, se vendait à Kamiesch 3 fr. le kilog., un turbot de dix livres ne coûtait que 4 ou 5 fr. Après la prise de Sébastopol, les officiers faisaient dans la baie de Stréteska, avec des filets trouvés à Sébastopol, des pêches miraculeuses. Je regrette qu’on n’ait pas établi de vastes pêcheries pour faire contribuer cette précieuse ressource à la nourriture de l’armée et varier un peu son alimentation. On trouvait aussi beaucoup de gibier, des cailles, des bécasses, au moment de leur passage, et des lièvres, des faisans, des chevreuils dans la forêt de Baïdar. On y a fêté la Saint-Hubert. Il va sans dire pourtant que cette nourriture de luxe n’allait pas à la table du soldat. Quelques officiers élevaient des poules pour avoir des œufs.

Le manque de légumes frais a été une grande privation pour l’armée. Les conserves n’ont jamais fait défaut ; les juliennes, dont on a fait des distributions assez régulières, étaient de toutes les plus goûtées. À la fin de la campagne, ces conserves étaient de mauvaise qualité ; elles se trouvèrent quelquefois tellement altérées par la fermentation, que les soldats les jetaient. L’avidité des commerçans n’était pas retenue par les misères de l’armée, qu’elle grossissait encore. Les sacs de pommes de terre qu’on recevait de temps en temps étaient une bonne fortune. L’administration les livrait à raison de 35 cent, le kilog. ; dans les boutiques de Kamiesch, la même quantité coûtait de 1 à 3 fr. Des choux ont été payés jusqu’à 10 fr. L’homme a besoin cependant de légumes aussi bien que de viande. Les physiologistes modernes séparent les alimens en deux genres : alimens azotés, qui, selon M. Dumas, satisfont aux besoins de l’assimilation, et alimens non azotés, qui donnent les produits combustibles consommés par la respiration, et que M. Liebig appelle respiratoires. L’absence des légumes, alimens privés d’azote, gêne donc l’exercice de la fonction respiratoire et nuit à l’hématose. Il est démontré que la conséquence assez prochaine de ce régime serait la mort.

Les légumes conservés, ayant perdu leur eau de végétation et peut-être d’autres élémens gazeux que l’analyse n’a pu découvrir, ne remplacent pas suffisamment les légumes frais. À l’armée d’Orient, l’imperfection de l’hématose s’est traduite par des suffisions sanguines et par le scorbut. Pour ce qui regarde l’alimentation et même l’habitation, l’expédition de Crimée peut être comparée à un voyage au long cours ; l’armée était comme confinée sur un vaste navire et subissait les influences d’une grande navigation. L’habitation en commun prolongée a déterminé le méphitisme d’abord et plus tard le typhus. L’invasion du scorbut a été retardée par la présence d’une plante aussi précieuse qu’elle était commune, le terrassacum de Linné, ou, s’il faut l’appeler par son nom vulgaire, le pissenlit. Quand les arbres et les racines des arbres eurent disparu du sol de la Crimée, le pissenlit y fut le roi de la végétation. La Crimée est la terre promise du pissenlit ; il y résistait vaillamment à la guerre destructive que lui faisaient nos soldats ; arraché sans relâche, il renaissait plus abondant. On en faisait une salade de digestion facile, qui avait une amertume douce et bienfaisante. La salade de pissenlit paraissait tous les jours sur la table du maréchal Pélissier, qui s’en montrait très friand. Malheureusement, au cœur de l’hiver et au cœur de l’été, les grands froids et les grandes chaleurs arrêtaient la végétation de cette bienheureuse plante, et la diminution du pissenlit se trahissait par le développement du scorbut. Le ministère de la guerre fit acheter sur le marché de Constantinople de grandes quantités de légumes frais ; je lui disais dans un de mes rapports : « 100,000 fr. dépensés en légumes frais, c’est 500,000 fr. d’épargnés sur les frais que suscite l’entrée des malades aux hôpitaux. « Vers la fin de notre séjour, on avait fait des jardins potagers dont on a pu récolter les primeurs. Ces jardins promettaient de grandes ressources pour l’avenir, si nous avions dû rester plus longtemps dans un pays dénué de tout. Je m’étonne qu’on n’ait pas approvisionné l’armée avec de la choucroute, dont la conservation est si facile. Les lentilles ont été rares, les haricots abondans.

Les acides végétaux, c’est-à-dire les pommes, les citrons, les oranges, faisaient défaut. Les acides sont, comme on sait, anti-scorbutiques. Les Anglais recevaient par ration du jus de citron conservé en barriques ; ils en faisaient des grogs en y ajoutant du rhum et du sucre. Nos ambulances et nos infirmeries régimentaires en ont bien été pourvues vers la fin de la campagne ; mais les expériences, quoique donnant de bons résultats, ne furent pas assez prolongées pour être absolument concluantes. Les médecins anglais accordent au jus de citron une grande vertu anti-scorbutique ; c’est à lui en grande partie, disent-ils, que l’armée anglaise a dû d’être préservée du scorbut pendant l’hiver de 1856. Le jus de citron conservé est depuis longtemps apprécié par les marins comme anti-scorbutique ; ils en embarquent dans les voyages au long cours.

La soupe est par excellence l’aliment du soldat, mais la qualité de la soupe dépend beaucoup du cuisinier. Chaque soldat fait la cuisine comme il monte sa garde, à tour de rôle ; c’est un tort. Dans le même régiment, telle compagnie mange de mauvaises soupes et telle autre de bonnes. En général, les officiers de l’armée de terre ne se préoccupent pas assez de ces détails, qui sont importans, car la première condition de la santé, c’est la satisfaction de l’estomac. En Crimée, les troupes qui ont le mieux résisté aux privations et aux fatigues étaient celles que commandaient des colonels soigneux de leurs soldats. Voici un exemple : de deux régimens partis du camp de Saint-Omer à la même époque, arrivés ensemble en Crimée (au mois d’octobre 1855), campés à côté l’un de l’autre, ayant subi les mêmes vicissitudes atmosphériques et fait un service pareil, l’un avait conservé, au 1er avril 1856, 2,224 soldats sur un effectif de 2,676 hommes ; l’autre, sur un effectif de 2,327 hommes, n’en comptait plus que 1,239. Dans ce compte, il n’est question que des maladies et non des blessures de guerre. — Dans l’armée navale, le commandant du vaisseau surveille la composition du repas de l’équipage, et de plus il respecte religieusement l’heure du déjeuner et celle du dîner ; jamais elle n’est retardée, avancée ou interrompue. Il faudrait souhaiter que les mêmes scrupules pénétrassent dans l’armée de terre, et que ces sages mesures d’hygiène ne fussent jamais enfreintes sans une nécessité bien démontrée et absolue. On donne des récompenses aux colonels de cavalerie dont les escadrons conservent le plus de chevaux, et ces récompenses entretiennent une excellente et profitable émulation. On aurait des résultats semblables, mais plus importans et plus heureux encore, si l’on accordait des faveurs analogues aux colonels dont les bataillons conservent le plus d’hommes en état de santé.

Le vin n’entre dans la ration ordinaire du soldat qu’en temps de campagne. Celui qu’on distribuait à l’armée d’Orient était généralement bon ; chaque soldat avait un quart de litre. Les officiers étaient autorisés à prendre chaque jour dans les magasins, en sus de la ration, un litre de vin qu’ils payaient 80 centimes. Le commerce privé vendait le vin trois fois plus cher. En temps d’épidémie, le maréchal Pélissier a doublé la ration. Nous avions même pour nos malades des vins généreux que l’administration nous donnait libéralement. L’eau-de-vie alternait avec le vin ; la ration était d’un seizième de litre. Prise avec intempérance, l’eau-de-vie est très dangereuse en hiver, et expose les ivrognes à périr congelés ; prise avec modération, elle provoque une réaction salutaire. Un lieutenant de vaisseau, M. Laurent, chargé avec ses marins du service de jour et de nuit d’une batterie sous Sébastopol, a conservé, pendant l’hiver la santé de ses canonniers en leur donnant à intervalles égaux, pendant la nuit, trois grogs chauds faits avec l’eau-de-vie de distribution ; l’organisme acquérait ainsi une grande force pour résister au froid.

Le café remplaçait souvent le vin et l’eau-de-vie. La ration se composait de 16 grammes de café et de 21 grammes de sucre. Pendant les premières campagnes d’Algérie, les colonnes expéditionnaires recevaient d’avance leurs rations d’eau-de-vie pour huit jours, et ces rations étaient consommées avant le départ. L’ivresse préludait d’une façon déplorable aux fatigues et aux privations de la guerre ; au moment de l’expédition de Mascara en 1834, elle avait déterminé l’entrée dans les ambulances d’une foule de soldats atteints de dyssenterie. Quand on repartit pour l’expédition de Tlemcen, je conseillai la substitution du café à l’eau-de-vie, et fessai fut décisif. Le café est devenu pour nos soldats en campagne une boisson hygiénique et préférée. Il prévient les relâchemens intestinaux si fréquens dans les pays chauds. Les Arabes prennent chaque jour plusieurs infusions légères de café. Transportés dans leur pays, nous devions nous laisser guider par leurs habitudes traditionnelles, qui avaient leur raison d’être. Le café contient des principes azotés qui sont des élémens nutritifs. Le soldat, en y trempant quelques morceaux de biscuit, se fait à volonté un potage réparateur dont il ne se dégoûte jamais. On comprend les avantages du café dans les haltes, les tranchées, partout où le soldat n’a pas le temps de faire sa soupe. Cette liqueur, qui le délasse et l’égaie, ne l’empêche pas de dormir, après une journée de fatigues au grand air. Au point de vue administratif, le café est de transport et de conservation faciles. On le livrait d’abord en poudre ; mais il perdait ainsi ses principes volatils aromatiques ; on l’a distribué ensuite en grains torréfiés, et on donnait aux troupes de Crimée de petits moulins cylindriques pour le moudre. La noix de ces moulins finit par s’user, et le soldat s’ingénia à trouver des moyens dont quelques-uns avaient plus d’originalité et même un côté moins prosaïque. J’ai vu dans les camps écraser le café avec un boulet promené dans une moitié de bombe. — les Anglais remplacent le café par le thé ; leurs troupes en prenaient deux fois le jour, le matin et le soir, aromatisé avec du rhum. Quelques morceaux de pain trempés dans ce grog constituent un aliment tonique et bienfaisant. Ainsi se retrouvaient au bivouac les usages séculaires des familles britanniques.

En résumé, la nourriture du soldat français n’a pas manqué un seul jour. Les distributions ont été aussi régulières que dans une ville de garnison, aussi variées qu’elles pouvaient l’être dans un pays sans ressources, et placé à huit cents lieues de la France, qui devait tout envoyer. Je voudrais cependant présenter de courtes observations sur les améliorations qui me paraissent possibles dans le régime alimentaire du soldat. Sans sortir des étroites limites de la solde budgétaire, on pourrait, je crois, diminuer le chiffre des maladies et par conséquent les frais d’hôpitaux, en instituant un troisième repas, en variant l’alimentation, en la rendant plus abondante. Les soldats font deux repas, l’un à dix heures du matin, l’autre à quatre heures de l’après-midi. Dix-huit heures séparent le repas du soir de celui du matin. Un homme fait, occupé d’un travail intellectuel, peut bien ne se nourrir que deux fois dans un jour ; mais le jeune soldat, qui n’est pas encore arrivé au terme de son développement physique et qui est exposé à faire une grande dépense de forces corporelles, doit manger plus souvent. Avant de servir, soit qu’il fût paysan, soit qu’il fût ouvrier, il pratiquait cet adage populaire, qu’il ne faut pas travailler à jeun, et mangeait au saut du lit. Quand il entre au régiment, ce repas matinal, qu’il prend depuis son enfance et qui est pour lui un besoin, est supprimé brusquement, sans transition. Le vieux soldat, dont l’estomac est pourtant moins impérieux, a soin de manger un morceau de pain et de boire un petit verre d’eau-de-vie avant d’aller à l’exercice. Le conscrit pourrait faire comme lui ; mais, encore tout ahuri, forcé de régler sa vie d’après les roulemens du tambour, trouvera-t-il toujours un moment pour faire un repas non reconnu ? Si ce repas a son utilité, pourquoi ne pas le réglementer et lui donner sa place déterminée dans la distribution de la journée, par exemple à sept heures du matin ? Une soupe au café, un’ morceau de fromage ou un oignon, un peu de pain avec un verre de vin seraient suffisans.

Quand l’alimentation de l’homme n’est pas variée, sa santé s’altère vite : M. Magendie l’a démontré. Les marins que la durée d’un voyage au long cours réduit au biscuit et à la viande salée contractent aisément le scorbut, la fièvre typhoïde, quelquefois le typhus. Le soldat mange invariablement deux soupes par jour, du bœuf bouilli et des légumes dont la quantité varie selon le prix. Souvent, pour rompre cette monotonie, des hommes vendent du pain pour acheter des fruits ou du fromage. Cependant la ration de pain est calculée sur les besoins de l’économie, et la vente d’une partie de cette ration affaiblit le corps sans donner à l’alimentation une sérieuse variété. Ces deux soupes éternelles sont une des plus fortes raisons, — j’en ai acquis la certitude, — qui empêchent le soldat libéré de se réengager.

En 1847, la cherté des vivres a doublé le nombre des malades ; le cinquième des effectifs régimentaires était dans les hôpitaux et les infirmeries, 92 scorbutiques sont entrés au Val-de-Grâce, et quoique, les congés de convalescence fussent littéralement prodigués, le nombre des décès s’est élevé à 29 sur 1,000, au lieu de 14. Pendant cette même année, les corps d’élite, la garde municipale, les sapeurs-pompiers, qui pouvaient reporter sur leur nourriture une partie de leur haute-paie supplémentaire, ont échappé aux maladies qui sévissaient sur la troupe de ligne, réduite à la simple solde. De même en 1855 le scorbut a pris au camp de Saint-Omer des proportions assez graves pour nécessiter la présence d’un médecin inspecteur, et n’a cédé que devant des améliorations exceptionnelles dans le régime alimentaire. On a constaté en Algérie et en France que les soldats occupés à un travail manuel, au nivellement ou à l’empierrement des routes, étaient mieux portans : outre l’influence efficace et incontestable du travail physique sur la santé, le fait s’explique par la rétribution que les soldats recevaient pour ces travaux, et dont une partie profitait à l’alimentation.

On dit communément que le soldat est mieux nourri au régiment que dans sa famille : cela n’est pas d’une vérité aussi générale qu’on le pense. D’ailleurs ne faut-il pas que la somme de nourriture s’accorde avec la somme des forces dépensées ? Les ouvriers anglais qui ont commencé nos chemins de fer, et dont la vigueur infatigable étonnait nos ouvriers, mangeaient par jour 2 livres de viande. La chair nourrit la chair. Le soldat français, défalcation faite des os, reçoit tout au plus 120 grammes de viande par jour. J’admets qu’il en mangeait moins chez lui, surtout s’il vient des contrées pauvres : du moins avait-il à discrétion du pain, des choux, des légumes, du lard, des oignons. Le beurre variait son alimentation. Le lait, le cidre, à tout le moins la piquette, valaient mieux que l’eau qu’il boit au régiment. Il travaillait plus librement sans la contrainte disciplinaire, il ne faisait pas de marches forcées, portant un équipement dont le poids en campagne n’est pas moins de vingt-cinq kilogrammes ; , il se reposait quand il était fatigué, il mangeait quand il avait faim ; la nuit, au lieu de faire faction, il dormait, et en dormant, fût-ce dans une écurie, il aspirait à pleins poumons une quantité d’air qui n’était pas rationné comme dans les chambrées de la caserne.

Le budget alimentaire d’une compagnie de 80 hommes est pour un mois de 860 francs, qui se décomposent ainsi : 840 fr., total des 35 centimes pris chaque jour sur la paie de chaque homme ; 20 fr. au moins, provenant de la vente des eaux grasses ou apportés par les soldats qui travaillent en ville et par les ordonnances dont les services payés profitent à la masse. La compagnie consomme chaque jour du pain de soupe pour 6 fr. 50 cent., de la viande pour 18 fr., des légumes pour 1 fr. 50 c, du sel et du poivre pour 55 c. Ces 26 francs par jour font au bout du mois 793 fr. 50 c, qui se grossissent de 53 fr. 70 c. affectés au blanchissage, à l’éclairage, au cirage, aux balais et aux honoraires du perruquier. Il reste donc 12 fr. 50 c. d’excédant pour quelques frais éventuels. Beaucoup de capitaines commandans ont une fâcheuse tendance à réaliser des économies sur les dépenses de l’ordinaire, économies qui se traduisent finalement par une mortalité plus grande. Je m’étonne aussi qu’on confie à un caporal le soin d’acheter les vivres. Un caporal est rarement insensible aux séductions d’un petit verre d’eau-de-vie, et les marchands, qui connaissent sa faiblesse sur ce point, la font tourner à leur avantage et au détriment de la compagnie. Il vaudrait mieux qu’une commission spéciale fût chargée de la nourriture du régiment. Elle pourrait s’aboucher directement avec les producteurs et, par la suppression des intermédiaires ; faire bénéficier le régiment tout entier des profits prélevés par les revendeurs de deuxième et de troisième main. Achetée sur pied, la viande serait moins chère et pourrait être de meilleure qualité ; les soldats la dépèceraient eux-mêmes et s’initieraient ainsi à la vie des camps. On objecte que le soldat est soupçonneux et qu’il faut le laisser disposer à sa guise des fonds destinés à sa nourriture ; mais la commission pourrait renfermer dans son sein un membre et un représentant de chaque compagnie. D’ailleurs l’état, son bailleur de fonds, réserve dans toute son intégrité ses droits de contrôle ; ses intérêts et ceux des soldats sont identiques.


III. – LES CAMPS ET LES ABRIS.

Les trois camps de l’armée française étaient placés sur des sites élevés, dans d’excellentes conditions hygiéniques. L’air y circulait librement, la constance de la ventilation les purifiait. Toutefois l’enceinte en était trop exiguë ; les tentes se touchaient presque. Il eût fallu au contraire laisser entre elles un espace suffisant pour les changer souvent de place et assainir le sol, infecté par l’habitation. Pour les baraques, le mal était fait et restait irrémédiable. C’est une funeste habitude que d’agglomérer dans un petit espace les tentes et les baraques. En Crimée, l’intérêt de la défense pouvait nécessiter cette agglomération ; mais à Constantinople, loin du théâtre de la guerre, les baraques des camps, celles des hôpitaux, étaient trop rapprochées, et c’est à ce resserrement, qui entretenait le méphitisme, que l’on doit la persistance du choléra, les ravages de la pourriture d’hôpital et du typhus. Au médecin qui demande de l’espacement, on répond qu’il faut avant tout faciliter le service, et pour ménager quelques pas on viole les lois les plus simples et les plus importantes de la prophylaxie.

Le médecin trouve aussi que la situation des camps, même quand rien ne gêne la liberté du choix, n’est pas toujours heureuse. À Constantinople, un camp baraqué avait été établi à un kilomètre d’une plaine marécageuse. L’invasion de la fièvre intermittente l’a fait abandonner. On peut remarquer de plus que jamais deux camps, deux casernes, deux hôpitaux, ne sont créés sur le même modèle ; souvent un perfectionnement réel est remplacé par une innovation malheureuse. Il serait pourtant assez logique d’imposer un plan tracé par une commission qui se composerait d’officiers du génie et de membres du corps médical.

La permanence des camps amène rapidement l’infection. On ne peut toujours en changer l’assiette : en hiver, le sol trop détrempé empêche souvent d’opérer un déplacement ; d’autres fois les camps occupent des positions militaires qu’on ne saurait abandonner. Ce sont là des nécessités qu’il faut subir, mais à la condition de s’y soustraire dès qu’on le peut. La signature de la paix a permis de porter nos camps le long de la vallée de la Tchernaïa, sur un sol neuf, élevé, exposé à la brise de mer. Les officiers n’étaient pas contens de déménager et de quitter l’installation définitive que chacun s’était faite ; mais le maréchal Pélissier commanda, et fut obéi.

Quand on ne peut changer de bivouac, il faut redoubler de vigilance pour chasser les miasmes organiques et purifier l’air en arrosant le sol des tentes avec un lait de chaux, en plaçant dans un coin un petit baquet rempli de chlorure de sodium, en abattant les tentes quand le temps le permet, ou tout au moins en relevant le tablier circulaire, pendant une grande partie du jour, à la hauteur de 80 centimètres. Les soldats ont si peu de souci de leur santé, qu’il fallait les forcer de sortir de leurs tentes, où ils restaient blottis même par le beau temps, et les contraindre à sécher au soleil leurs vêtemens et leurs couvertures imprégnés d’humidité. Les cavaliers étaient plus dociles que les fantassins (les zouaves exceptés) à ces simples prescriptions, qui furent mises à l’ordre de l’armée. Aussi l’infanterie a-t-elle été la plus éprouvée.

Les cimetières ont été placés assez loin des camps pour que le rayonnement délétère en fût inoffensif. Toutes les recommandations du conseil de santé des armées ont toujours été observées à l’égard des cimetières. On y a répandu largement de la chaux vive et des chlorures dont l’armée n’a jamais manqué. Il en était de même pour les abattoirs. On a dit et écrit que les cadavres d’animaux empoisonnaient l’atmosphère de nos camps. C’est une erreur : ils étaient immédiatement enterrés. Le général Canrobert, dans les commencemens, encourageait par une prime ces sépultures, qui furent bientôt régularisées.

Les habitudes de propreté qui distinguent l’armée anglaise devraient bien s’introduire dans nos camps. Les Anglais lavaient à l’eau chaude leur linge de corps et en changeaient deux fois par semaine. Nos soldats étaient loin de prendre de tels soins. La malpropreté empêche les fonctions de la peau et engendre la vermine. Quand un malade arrivait à Constantinople, on commençait par tremper ses habits dans un bain d’eau bouillante. Au jour d’une revue, nos soldats montrent des habits neufs et bien brossés, un équipement militaire irréprochable ; cependant ces beaux bataillons laissent sur leur passage une odeur de caserne bien connue : la propreté est-elle incompatible avec le métier de soldat ? Le Turc trouve moyen, même en campagne, de faire chaque jour, à plusieurs reprises, les ablutions prescrites par sa religion ; la discipline militaire serait-elle moins puissante que la loi de Mahomet ? Si elle remportait un triomphe si méritoire, l’éducation militaire introduirait peu à peu dans les familles des ouvriers et des paysans ces bonnes habitudes qu’il faut envier aux Anglais ; ce serait une réforme nationale qui tournerait au profit de la santé publique. Nos casernes reluisent d’une crasse séculaire. Il est défendu, (le croirait-on ?) de gratter les parquets, les bancs et les tables de peur, de les user. Pourquoi la caserne ne serrait-elle pas tenue aussi proprement qu’un vaisseau ? Pourquoi des parquets, cirés et frottés par les soldats, ne remplaceraient-ils pas le carrelage si défectueux des chambrées ? Ce luxe est parvenu enfin à s’introduire dans les hôpitaux militaires malgré les résistances de la routine. Il peut entrer dans nos casernes, et quand il y sera, on se demandera avec étonnement pourquoi une réforme si utile a tardé si longtemps.

Les abris de l’armée d’Orient étaient de diverses sortes. À défaut de maisons, on se procurait des habitations plus primitives. En Crimée, il y avait des huttes, des tentes-abris, des tentes coniques. Les huttes, que les soldats appelaient des taupinières, étaient creusées à un mètre au moins de profondeur ; c’étaient des carrés longs de sept mètres, larges de trois, hauts de deux mètres et demi. Le sol et les parois étaient garnis de pierres, quand on pouvait s’en procurer. On élevait des murs au-dessus du sol avec de jeunes branches tressées qu’on recouvrait d’une épaisse couche de terre argileuse ; sur ces murs se plaçait une toiture à double pente composée des mêmes matériaux. Un ou deux troua pratiqués dans la toiture donnaient passage à la lumière. S’il venait à pleuvoir, on les bouchait avec du gazon. Partout où le combustible manquait, ces huttes étaient dangereuses à habiter. Les Piémontais, qui habitaient des huttes, ont fourni beaucoup de malades. En revanche, la division cantonnée dans la forêt de Baïdar ne pouvait trouver de meilleures habitations, parce qu’ayant du bois en abondance, elle faisait du feu jour et nuit. Rien ne réjouit autant qu’un grand feu de bivouac ; le bois en campagne, c’est la moitié de l’existence. Pendant qu’il se chauffe en plein air, le soldat échappe aux émanations de l’habitation en commun ; de même, avec du feu, il peut se bien porter dans une hutte. Un jour à venir peut-être il faudra compter avec les rhumatismes ; mais à la guerre on n’est pas si prévoyant.

J’ai visité un camp russe. Toutes les troupes vivaient dans des huttes construites de même, mais beaucoup plus longues et plus larges que les nôtres et enterrées plus profondément, avec des morceaux de papier huilé en guise de vitres. Le bois étant devenu rare, l’atmosphère, non purifiée par le feu, y était : lourde, humide, nauséabonde ; le scorbut et le typhus s’y répandirent.

C’est le maréchal Bugeaud, on le sait, qui a trouvé l’ingénieux système de la tente-abri, faite avec le sac de campement du soldat. Il a remplacé les coutures du sac par des boutonnières, et l’on peut ainsi le convertir à volonté en une pièce de toile carrée. Quand on a boutonné ensemble deux sacs ainsi déployés, on les maintient, avec un bâton, soulevés à un mètre de terre ; les angles sont attachés par de petits piquets, et les deux possesseurs des deux sacs ont un abri sous toile. Ainsi s’est trouvé résolu un grand problème ; on a évité le double inconvénient de trop charger les épaules du soldat, ou de transporter les tentes derrière l’armée par des moyens dispendieux et souvent impraticables. Nos soldats sont devenus mobiles et nomades comme les Arabes qu’ils poursuivaient. Cette tente a rendu de grands ; services en Crimée ; cependant elle a peu servi au milieu des rigueurs de l’hiver. Placée à la surface du sol, elle est trop froide ; ensevelie sous une couche de neige, elle est trop chaude, et l’air s’y corrompt trop rapidement.

La tente conique est faite pour seize hommes. Un seul montant, placé au centre, en soutient la voûte ; dans toute sa circonférence, elle est très solidement fixée au sol par deux systèmes de cordages. L’un est à demeure, l’autre est mobile et permet de soulever de 80 centimètres le tablier circulaire pour aérer l’intérieur. Ces tentes résistent victorieusement à la violence du vent. Les Turcs les préfèrent à toutes les autres ; ils y emploient un tissu très serré. Le sultan « nous en a livré un très grand nombre, qui étaient excellentes. Les nôtres étaient faites d’une toile à mailles ouvertes qui laissait tamiser la pluie. Moins chaudes et plus hygiéniques en été parce qu’elles étaient perméables à l’air, elles étaient froides en hiver ; pour remédier à cet inconvénient, on en mettait deux l’une sur l’autre.

Les tentes-marquises sont d’un établissement plus compliqué que les tentes coniques, et résistent mal aux coups de vent : c’est pourquoi on ne s’en est pas servi en Crimée pour abriter les soldats. Cependant elles sont plus hygiéniques et plus agréables à habiter. Les parois verticales des tentes-marquises cubent une masse d’air bien plus considérable ; elles sont extrêmement faciles à aérer, et l’on s’y meut comme dans une chambre ordinaire : aussi en a-t-on fait usage pour les malades. Les Anglais avaient dressé en été, pour leurs infirmeries régimentaires, des tentes-marquises de grande dimension. Chacune contenait vingt-quatre lits en fer et autant de tables de nuit. Le plancher était mobile et d’une extrême propreté. Chaque malade avait une descente de lit et un costume d’hôpital. Malheureusement une armée en marche ne pourrait traîner un matériel si lourd. Pour transporter une de ces tentes avec son mobilier, il eût fallu au moins vingt-cinq mulets. En hiver, ces tentes ont été remplacées par des baraques.

Le choix de l’emplacement pour une tente est d’une extrême importance. Il faut chercher l’air et éviter l’humidité, se porter sur des, lieux élevés et non dominés, faire des canaux de dérivation pour les eaux. Si en hiver, pour se préserver du froid, on entoure la tente d’un mur de pierres sèches, il faut l’abattre dès qu’arrivent les beaux jours. C’est une faute d’enterrer les tentes à une certaine profondeur pour les rendre plus chaudes ; elles sont alors difficiles à purifier et humides. En Crimée, dans un certain nombre de tentes, le sol a été boueux pendant tout l’hiver.

Pour se coucher, chaque soldat doit, aux termes du règlement, recevoir une botte de paille tous les quinze jours ; il est bien rare en campagne que ce règlement soit exécuté. Peut-être vaudrait-il mieux remettre à chaque homme un morceau de toile imperméable dont il ferait un manteau quand il pleut et un préservatif contre l’humidité de la terre pendant les nuits de bivouac. La peau de mouton, qu’on a donnée au lieu de botte de paille, s’imprègne d’humidité, la conserve, et propage la vermine. Les ambulances et les infirmeries régimentaires avaient des planchers mobiles et des espèces de lits de sangle. Après la prise de Sébastopol, quelques colonels couvrirent le sol des tentes avec des morceaux de bois rapportés de la ville ; on le couvrait aussi avec des claires-voies faites de branches de noisetiers, dont la forêt n’était pas avare.

Le camp du 81e régiment était un vrai modèle d’installation. Les tentes, très espacées, s’alignaient sur de larges rues en pierre, bordées de sapins qu’avait plantés le régiment. Elles étaient toujours ouvertes pendant le jour, et contenaient un lit de camp circulaire dont les planches articulées étaient relevées dans la journée contre les parois et se rabattaient le soir à l’heure du coucher. La plus grande propreté y régnait. Rien ne faisait défaut. On voyait même à l’entrée des décrottoirs faits de sabres brisés. Dans l’infirmerie, le régiment, avec ses seules ressources, avait improvisé cinquante lits ; des ventouses bien ménagées renouvelaient l’air, et une bonne cheminée entretenait une chaleur de 14 à 16 degrés centigrades. La visitant à l’improviste, j’y trouvai le colonel, M. de Clonard, qui présidait à une distribution d’oranges achetées pour les scorbutiques. Sous un hangar, j’ai compté trente ou quarante pièces de vin mises en réserve pour les jours de grande fatigue. Des champs d’orge, de blé, de pommes de terre, étaient ensemencés pour les besoins communs ; on avait même fabriqué au bivouac des charrues à la Dombasle ! Chaque jour, la musique du régiment faisait entendre des airs joyeux sur une belle esplanade plantée d’arbres par les soldats et ornée d’un joli café rustique. Sur le front de bandière se déployaient de petites cases en pierre ; les boîtes de légumes conservés avaient fourni la toiture et s’étaient même façonnées en tuyaux de poêle : c’étaient les cuisines des compagnies. M. de Clonard a su faire tourner au profit de son régiment les milliers de bras qui étaient à sa disposition quand la guerre les laissait inoccupés ; il a su éloigner la nostalgie et les maladies, entretenir la gaieté et la santé. Son effectif est resté presque intact.

L’armée anglaise tout entière a passé l’hiver de 1856 sous des baraques bien closes. Chaque matin, le plancher sur lequel les soldats couchaient était saupoudré de sable fin qu’on balayait le soir. Un poêle sans cesse bourré de charbon de terre permettait de tenir les ventouses toujours ouvertes. Deux baraques servaient de cabinets de lecture. On y trouvait des livres, des bancs, une table, des plumes, du papier et de l’encre. Seulement le soldat anglais, qui se plie mal aux corvées, brûlait les ordures, tandis que les nôtres les enterraient. En hiver, ces tas d’ordures brûlaient difficilement, et une fumée noire, infecte, se répandait autour des cantonnemens.

Les matériaux de construction enlevés des ruines de Sébastopol ont été d’abord partagés également entre les Anglais et les Français, ensuite répartis entre les divers régimens. Sans ces matériaux, l’armée eût souffert bien plus cruellement pendant l’hiver de 1856. Il fallait voir avec quel entrain les soldats cherchaient le bois sous les décombres et le chargeaient sur leurs épaules ou sur les arabas. Planches, poutres, fenêtres, portes brisées, briques, tuiles, tout était bon. Les Russes, les voyant si ardens, essayaient de les inquiéter à coups de canon ; nos soldats ne se dérangeaient pas pour si peu. J’en ai vu grimper sur la toiture d’un haut bâtiment pour arracher les feuilles de zinc ; les Russes tiraient sur eux comme à la cible, ils répondaient par un geste moqueur bien connu des gamins de Paris.


IV. – LES VETEMENS.

De même que les guerres de l’Algérie ont apporté dans le costume militaire certaines modifications qui l’ont approprié au climat, de même dans la guerre de Crimée on a emprunté aux indigènes tartares certains vêtemens qui prémunissaient mieux nos soldats contre les rigueurs de l’hiver.

La criméenne est une ample et longue capote à capuchon et à petit collet, tombant jusqu’à mi-jambe. Le drap en est grossier, mais chaud et presque imperméable. Sauf les officiers généraux, qui se couvraient d’un pardessus garni de fourrure, tout le monde portait la criméenne : elle remplaçait le burnous et le caban africains. Ce vêtement a été fort utile, et peut-être sera-t-il définitivement adopté. Il préservait le soldat des maladies qu’il gagné si souvent en passant brusquement de la haute température du corps-de-garde au froid de l’air extérieur pour monter sa faction de nuit. Le capuchon garantit la tête et le cou contre le froid, le vent, l’humidité ; il prévient les engorgemens des glandes cervicales et les bronchites engendrées par les refroidissemens. Une préparation de caoutchouc rendrait facilement imperméable le petit collet qui recouvre les épaules. La criméenne remplacerait avantageusement la couverture que le soldat porte sur son sac et qui y fait une figure si disgracieuse. Cette couverture, si mal aisée à placer sur le sac, sèche très difficilement quand elle est mouillée et devient alors d’un poids écrasant. Non mouillée, elle pèse déjà 2 kilog. 650 grammes. Aussi, en été, pour ne pas trop charger les épaules du soldat ne lui donne-t-on qu’une demi-couverture ; l’autre moitié lui est remise à l’approche de l’hiver. L’emmagasinage de ces demi-couvertures est très difficile, et l’armée risque d’en être privée si les magasins ne peuvent la suivre. La criméenne n’a pas ces inconvéniens ; elle est moins lourde, on pourrait même en réduire encore le poids. Le sac serait déchargé de la différence.

Le goût français, qui se trompe quelquefois, a souvent dénaturé ce vêtement. Pour le plaisir de le rendre plus élégant, les officiers l’ont porté moins long, moins ample, sans collet ou sans capuchon. Ce n’était plus la criméenne ; elle perdait ainsi son caractère particulier, et perdait aussi ses qualités utiles. La seule modification qui paraîtrait convenable serait d’y mettre une patte en arrière, comme à nos anciennes capotes de fantassin, afin de lui donner à volonté plus ou moins de largeur, sans lui retirer ces grands plis tombans qui drapent noblement nos braves soldats et les rendent presque majestueux. La criméenne composerait avec la tunique l’habillement d’hiver. La tunique me paraît étriquée, serrant la taille d’une façon prétentieuse. L’ampleur de l’uniforme est à la fois plus hygiénique et plus militaire ; le costume des zouaves en est un exemple.

Les Russes, officiers et soldats, portent une capote grise, d’un tissu assez grossier, mais chaud et résistant bien à la pluie, qui descend jusqu’au bas de la jambe. Des rubans à coulisse, qui permettent d’en diminuer l’ampleur à volonté, la font froncer dans le dos, et ce froncement ne lui donne pas une grâce extrême. J’aime mieux la patte que nous avions, et qu’ont encore les Autrichiens. La capote de l’officier et même du général ne diffère de celle du simple soldat que par un petit galon étroit placé sur l’épaule. Le galon du général est orné de deux ou trois étoiles, selon le grade. Les Anglais n’ont pas pris la criméenne, ils nous ont emprunté la tunique, et ont adopté comme pardessus un long spencer de tricot brun, protégeant efficacement la poitrine et les reins, laissant aux mouvemens une parfaite liberté. La liberté des mouvemens est un grand avantage, mais qui ne compensait pas les qualités de la criméenne. Nos alliés y ont suppléé par diverses pièces d’habillement. Au lieu du capuchon, ils portaient une casquette de loutre rabattue sur les oreilles et les joues, et ne laissant voir que les yeux et la bouche ; le collet était remplacé par une grande toile de caoutchouc imperméable, qui servait de drap de lit dans les nuits de bivouac. Nos soldats portaient aussi, au commencement de la guerre, des espèces de spencers à manches, faits de peaux de mouton. La laine était en dedans, en contact avec le corps. Ce costume était peu gracieux, et, ce qui est plus grave, il donnait souvent une chaleur trop grande et entretenait la peau en transpiration. Quand le grand froid cessait, il y avait danger à le quitter, le corps s’étant habitué à cette moiteur. La laine retenait l’humidité, le suin crassait le second vêtement, la vermine s’y mettait. On y a renoncé.

La ceinture de flanelle est le meilleur préservatif contre les flux diarrhéïques, précurseurs des dyssenteries, si fatales aux armées. Les vieux soldats habitués à la guerre d’Afrique n’ont garde de la quitter. Les conscrits n’en connaissent pas encore les bienfaits ; ils la perdent ou la laissent dans leur sac. Dans ce cas, le blâme doit remonter aux commandans et aux médecins du corps. Une mesure étant prescrite par le ministre, c’est à eux de la faire exécuter.

Les soldats anglais avaient chacun deux chemises de flanelle. Rien n’est plus hygiénique que la laine ; en hiver, elle donne une douce chaleur et entretient les fonctions cutanées ; en été, elle prévient les arrêts de transpiration. L’Arabe ne porte guère que des vêtemens de laine. Nos soldats de marine en font usage sous toutes les latitudes. Deux chemises de laine ne sont guère plus pesantes qu’une chemine ordinaire de soldat ; elles pourraient en prendre la place dans le sac. Quand le soldat serait mouillé, il en mettrait une, et éviterait les bronchites si fréquentes, les pneumonies si souvent mortelles ; En attendant qu’on adopte la chemise de laine pour les soldats en campagne, je demande qu’on la donne à tous les malades des hôpitaux et des ambulances.

L’armée tout entière a été pourvue de grandes guêtres bulgares. Faites en gros drap bien chaud, elles montaient jusqu’au-dessus du genou, à peu près comme celles des soldats de l’empire. Cette guêtre soutenait la jambe suffisamment pour faciliter la marche et prévenir les varices. La guêtre de cuir actuellement usitée se durcit par l’humidité, par la gelée, et excorie les malléoles ; Elle est froide en hiver, trop chaude en été. De son côté, la guêtre de drap, outre qu’elle s’use plus vite, conserve quand il pleut l’humidité, et fait sur le bas de la jambe l’effet d’une éponge. Le soldat, n’en ayant qu’une paire, ne pouvait pas toujours la faire sécher. Il y avait aussi des guêtres en peau de mouton, la laine en dedans ; mais elles conservaient également l’humidité, et, séchant devant le feu, se racornissaient et devenaient dures et cassantes. On eût difficilement deviné un soldat à voir un homme portant un spencer et des guêtres de peau de mouton, avec des sabots aux pieds. Du reste, cet accoutrement, qui n’était qu’un expédient temporaire, a été promptement abandonné.

Les bas de laine, excellens quand ils sont bien secs et bien propres, restaient souvent humides quand les soldats étaient privés de feu au bivouac, et beaucoup d’hommes ont eu les pieds congelés pour s’être endormis avec des bas de laine et des souliers mouillés. Les chaussons de laine contenus dans les sabots restaient toujours secs, et les sabots étaient souvent nécessaires, même dans les fortes gelées, quand les souliers, longtemps humides, avaient été tellement durcis par le froid qu’ils ne pouvaient être remis avant que le dégel les eût attendris. Le soulier ordinaire, couvert de la guêtre de cuir, était insuffisant en des contrées sans routes et profondément détrempées. Les Anglais, après les tristes expériences de l’hiver de 1855, ont donné à leurs troupes de grandes et fortes bottes de cuir jaune, souple, imperméable, montant au-dessus du genou, de vraies bottes de chasseur au marais. C’était un luxe exagéré ; des demi-bottes eussent même été préférables pour la marche.

Les Russes, qui connaissaient le pays, avaient adopté la demi-botte. La solidité et l’imperméabilité du cuir de Russie permettaient à nos ennemis de passer dans les bois taillis sans se déchirer et dans l’eau sans se mouiller. La tige de la demi-botte était assez large pour qu’on pût y enfermer le pantalon. Cette chaussure devrait être donnée à nos soldats. Le fourniment actuel comporte deux paires de souliers : l’une pourrait servir en été avec des guêtres de toile blanche ; l’autre serait remplacée par une demi-botte qui serait portée en hiver. Quand on a vu l’empressement que mettaient nos soldats à dépouiller de leurs demi-bottes les cadavres des Russes, on peut assurer que cette réforme serait de leur goût ; ils se laissaient guider par un instinct qui ne les trompait pas.

En temps de paix, le sac contient les objets de toilette et quatre cartouches sans balles ; le poids total est de 7 kilog. 550 grammes. Si l’on ajoute la couverture, la tente-abri, la petite gamelle, le petit bidon, la serpe, la veste, la cartouchière, le sabre, le fusil et la baïonnette, le pain pour deux jours, on trouve un poids de 24 kilog. 260 grammes. En campagne, ce poids, déjà considérable, s’élève encore, et va parfois jusqu’à 30 kilog. au moment du départ. Dans les guerres d’Afrique, le soldat emporte six paquets de cartouches et des vivres pour huit jours. En outre le grand bidon, la grande gamelle et la marmite doivent être répartis sur le dos des huit hommes d’escouade.

On ne contestera pas l’opportunité des études de détail auxquelles je me livrais en Crimée, si l’on se rappelle que l’armée entrait dans la saison rigoureuse, qu’elle avait beaucoup souffert pendant l’hiver précédent, et qu’il s’agissait de lui épargner, autant que faire se pourrait, de nouvelles épreuves, en mettant à profit les leçons de l’expérience et les conseils de la science hygiénique. À la suite de cette recherche des meilleurs moyens de préserver la santé de notre armée, je résumai mes vues dans le rapport suivant, écrit le 10 novembre 1855, soumis au ministre de la guerre :


« Monsieur le maréchal,

« Ma mission me préoccupe vivement au triple point de vue de la nourriture, des abris et des vêtemens.

« L’armée n’aura plus, il est vrai, à supporter les misères des tranchées ; mais au lieu de vieux soldats elle compte aujourd’hui un tiers, sinon moitié, de recrues, de jeunes soldats imberbes, ayant au plus un an de service. L’hiver dernier, chaque homme recevait une haute paie de 50 cent, par jour pour travaux de siège. Cette ressource fera défaut en grande partie au préjudice des ordinaires. L’armée a été nourrie l’hiver dernier avec une rare sollicitude, et cependant le chiffre des malades pour les cinq premiers mois de l’hiver[1] était élevé. Il est donc urgent d’aviser, et de ne pas perdre de vue que l’armée, bien plus nombreuse que l’an dernier, dépasse en ce moment 140,000 hommes.

« 1° Des abris. — Aux troupes campées dans la forêt de Baïdar, je conseille de construire des huttes creusées dans le sol à une profondeur de 1 mètre 50 cent, avec toit à double pente fait à l’aide de branches recouvertes de terre tassée, ou mieux gazonnée. Au fond de la chambre doit être une cheminée opposée à la porte. Cette cheminée, sans cesse alimentée par le bois de la forêt, renouvelle l’air, même dans ses couches inférieures, sèche les parois, et fait d’une habitation qui, faute de bois, engendrerait des fièvres typhoïdes et le scorbut, un logement chaud et hygiénique. Là où l’eau et le bois abondent, le soldat est heureux. Au lieu de transporter dans les cantonnemens éloignés de Baïdar du pain, on y porterait des sacs de farine, et en faisant le pain sur place on économiserait le bois qui à Kamiesch arrive de Varna. La forêt est, au point de vue de l’hygiène, un campement de prédilection. Les six semaines que viennent d’y passer trois divisions du 1er corps ont été on ne peut plus favorables à la santé des soldats, surtout à celle des recrues.

« Les camps assis sur les plateaux accidentés de la Crimée sont dans des conditions parfaites de salubrité. Malheureusement il n’y a plus un seul arbre : les ressources de la forêt souterraine, c’est-à-dire les racines des arbres coupés il y a un an, vont manquer ; le défrichement est presque partout terminé. Il ne faut pas songer à faire ici des huttes, mais à installer simplement des tentes. Quand le sol est calcaire, on creuse une plate-forme circulaire profonde de 80 centimètres où la tente est établie. On fait à l’entour une large rigole pour l’écoulement des eaux pluviales ; les pierres extraite » servent à bâtir en dehors un mur circulaire haut de 60 centimètres, de sorte que le soldat, quand il est couché ; se trouve parfaitement abrité du vent et de la neige. Cet abri serait complet, si on y installait une cheminée comme dans la tente de l’officier. Si le sol n’est pas calcaire, l’installation marche plus vite, mais elle est moins bonne ; les terres disposées circulairement en forme de parapet au dehors de la tente ne valent pas le mur de pierres sèches, et la rigole, dans ce cas, doit être pavée, pour empêcher l’infiltration des eaux dans l’intérieur de la tente. Il est urgent de procurer aux hommes, pour les préserver du contact immédiat du sol, soit une peau de mouton, soit un plancher (des planches de caisses à biscuit suffiraient), soit une simple toile cirée qu’on pourrait convertir en manteau, forme roulière, pour les jours de pluie.

« La tente-abri est tout à fait insuffisante pour l’hivernage ; elle est d’ailleurs trop courte, et laisse passer les pieds des hommes ; on la remplace avantageusement par la tente conique, modèle turc, de toutes les tentes la plus chaude et la plus solide contre les coups de vent. Les tentes doivent toujours être assez espacées pour qu’on puisse, quand le temps le permet, les changer de place tous les quatre jours au moins. Quand le soleil paraît, les effets doivent être exposés au grand air. Les tentes elles-mêmes devraient être abattues ; malheureusement pas une de ces prescriptions si essentielles n’est exécutée, même dans les ambulances. Elles devraient être indiquées par le son du tambour, dont le roulement est toujours écouté du soldat.

« La baraque en bois vaut mieux que la tente, pourvu toutefois que les joints des planches de la toiture soient hermétiquement fermés. Cet abri, tout exceptionnel, est réservé presque exclusivement aux malades des hôpitaux, ambulances, et des infirmeries régimentaires.

« Si l’on aidait un peu le soldat, il s’aiderait lui-même. La pierre abonde presque partout, il ferait facilement les quatre murs de sa maison ; il n’y aurait qu’à lui fournir des planches pour la toiture : ainsi serait construite rapidement et à peu de frais une salle-chauffoir par bataillon, destinée à abriter les hommes contre la persistance des pluies et à sécher leurs vêtemens imprégnés d’humidité. Faute de feux ils les portent quelquefois humides pendant plus d’une semaine. C’est là une cause de maladies nombreuses, dont il faut au plus vite exonérer l’armée. À défaut de pierres, je conseille de faire des murs avec les gabions, les sacs à terre des tranchées, les tonneaux et les caisses à biscuit.

« Depuis trois jours, on distribue à l’armée des matériaux de construction provenant de Sébastopol. On va tirer un admirable parti de cette cité que dévaste chaque jour davantage le canon des Russes. J’ai examiné ces ressources en détail : j’ai trouvé une quantité très considérable de planches, de bois de charpente et de tuiles ; il y a même une grande quantité d’énormes marmites en fer : nous les utiliserons pour faire la soupe dans les ambulances. Ces ressources, réparties avec sagesse, seront un immense bienfait, et dans un mois, si le beau temps continue, les camps, où règne une incroyable activité, seront complètement transformés.

« 2° Des vêtemens. — La capote criméenne a rendu les plus grands services ; il est urgent d’en pourvoir tous les soldats. Ils ont toutefois eu le tort de la porter pendant l’été, au lieu de la réserver pour les mauvais jours d’hiver. Cet abus les rend impressionnables au froid, et les livre désarmés à l’influence des intempéries. — La ceinture de flanelle est indispensable pour prévenir et arrêter les diarrhées si fréquentes et qui dégénèrent si facilement en dyssenteries ou autres maladies souvent très graves. Elle doit être appliquée directement sur l’abdomen. Les vieux soldats expérimentés en font usage, mais il n’est pas aisé de la faire porter aux recrues. J’appelle sur cette infraction toute la vigilance des chefs de corps et des médecins de régiment.

« On distribue aux soldats pour l’hiver une deuxième demi-couverture, afin de compléter la demi-couverture laissée à leur disposition l’été. Cette demi-couverture charge beaucoup le soldat en route. Dès qu’elle est mouillée, ce qui arrive aux premières pluies, elle ne se sèche pour ainsi dire plus de tout l’hiver. J’ai la conviction qu’elle serait avantageusement remplacée par une chemise de laine rouge comme en portent les Anglais. La chemise de flanelle entretient une chaleur douce et uniforme ; Il en faudrait deux par homme à 4 fr. l’une, total 8 fr., à peu près le prix d’une demi-couverture. L’homme serait moins chargé, il aurait constamment sur la peau un vêtement chaud et sec parfaitement hygiénique. Ces chemises de flanelle devraient être d’un usage général dans nos infirmeries et ambulances : elles préviendraient et guériraient bien des maladies.

« Les sabots, que le soldat met en rentrant pour quitter ses souliers mouillés, sont indispensables dans ce pays, où la terre se détrempe à dès profondeurs considérables. L’hiver dernier, des hommes dont la chaussure est restée congelée pendant plusieurs jours n’auraient pu sortir, s’ils n’eussent eu des sabots. Les chaussons sont bien utiles ; ils ne sont pas seulement le complément indispensable de la chaussure en bois, ils ont en outre le précieux avantage, pendant la nuit, de préserver les pieds du froid et de prévenir les congélations. Il serait peut-être difficile d’en pourvoir toute l’armée, mais M. le général Bazaine m’a assuré que dans chaque compagnie on trouverait facilement des soldats qui en tricoteraient pour leurs camarades, moyennant un léger salaire. Du reste, avec une de ces ingénieuses mécaniques dont on a vu des modèles à l’exposition universelle, on n’en manquerait jamais.

« 3° Nourriture. — On ne saurait trop louer l’intendance militaire pour avoir si heureusement résolu le difficile problème de faire vivre l’armée à huit cents lieues de la France. À aucune autre époque de notre histoire militaire, les distributions journalières de vivres n’ont été faites avec une plus grande régularité. Elles n’ont pas manqué un seul jour ; la rotation entre le pain frais et le biscuit d’une part, entre le café, le vin et l’eau-de-vie d’autre part, et en troisième lieu entre la viande fraîche, la viande conservée et le lard, a facilité les approvisionnemens, rompu l’uniformité de l’alimentation, et profité à la santé générale.

« Ce qui manque, ce sont les légumes frais. C’est à l’absence de légumes frais, au froid humide des habitations, aux nuits d’insomnie passées dans les tranchées, qu’est due l’apparition du scorbut, dont l’armée se débarrasse si difficilement. Pour suppléer au défaut de légumes, il faut envoyer en abondance des conserves juliennes, les meilleures de, toutes les conserves légumineuses pour l’usage du soldat ; de la choucroute, des pommes de terre et des oignons. Des graines pour ensemencer des jardins potagers, surtout des graines de radis, devraient être distribuées aux compagnies… Il conviendrait de pourvoir les ordinaires de condimens, clous de girofle, poivre long, muscade, feuilles de laurier. Le thym est ici abondant ; je le recommande pour aromatiser la soupe… Des chargemens de citrons et d’oranges, dirigés sur la Crimée, seraient nécessaires pour combattre et même pour prévenir les affections scorbutiques. Les acides végétaux font depuis longtemps défaut à l’armée d’Orient… »


J’avais adressé copie de ce rapport au maréchal Pélissier et à l’intendant général de l’armée, M. Blanchot. Dans la réponse que l’intendant général m’adressa, il me disait : « J’ai vu avec satisfaction que la plupart des mesures hygiéniques que vous recommandez sont celles qui s’exécutent… Nous allons même plus loin que vos désirs en ce qui concerne les vêtemens : vous pensez qu’il serait difficile de pourvoir toute l’armée de chaussons ; je suis heureux de pouvoir vous dire que, dès que l’hiver sera venu, chaque soldat aura non-seulement une paire de chaussons, mais encore une paire de bas de laine et une paire de guêtres bulgares. » Mes observations hygiéniques concordaient parfaitement, on le voit, avec les projets de l’intendant général de l’armée. La suite de ces études montrera aussi que mes appréciations médicales et chirurgicales n’ont pas cessé d’être sanctionnées également par le ministre de la guerre et par le maréchal commandant l’armée d’Orient. On ne se fera jamais une trop haute idée des services que la science médicale peut rendre à une armée en campagne, de l’influence qu’elle peut exercer sur les vicissitudes d’une guerre. Ses conseils, qui ne sont pas toujours demandés ni écoutés tant que la souffrance et la mort n’en font pas cruellement sentir l’utilité, sauveraient bien des hommes qui perdent ou compromettent par imprudence une vie dont le pays a besoin. Conserver ses soldats, transportés à grand’peine, est le premier intérêt d’une nation qui fait une guerre lointaine ; c’est aussi le meilleur gage d’un succès définitif. Les maladies tuent plus d’hommes que le fer et la poudre, et il est souvent facile de les prévenir par de simples précautions hygiéniques.


L. BAUDENS.

  1. Voici l’état sanitaire de l’hiver 1854-55 :
    Mois Effectif Malades
    Octobre 46,000 hommes 3,200 hommes
    Novembre 55,000 8,000
    Décembre 65,000 6,600
    Janvier 75,000 9,000
    Février 86,000 8,000


    Dans ces chiffres ne sont pas compris les malades des infirmeries régimentaires.