Souvenirs d’une station dans les mers de l’Indo-Chine – Les ports de la Chine

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Souvenirs d’une station dans les mers de l’Indo-Chine – Les ports de la Chine
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 14 (p. 456-501).

SOUVENIRS D'UNE STATION


DANS LES MERS DE L'INDO-CHINE




LES PORTS DE LA CHINE. - NING-PO. - CHOU-SAN. - AMOY.[1]




I

Le 11 février 1849, après avoir déployé pendant quinze jours aux yeux étonnés des Chinois du nord un drapeau que, depuis la campagne de l’Alcmène, ils n’avaient pas vu flotter, nous avions quitté le port de Shang-hai. Mouillés à la hauteur du village de Wossung et prêts à reprendre la mer, nous attendions depuis vingt-quatre heures que le vent et la marée nous permissent de franchir la barre du Wampou pour rentrer dans le Yang-tse-kiang, quand un clipper américain, donnant à pleines voiles dans la rivière, vint jeter l’ancre près de la Bayonnaise.

Les nouvelles que ce navire apportait de Hong-kong étaient faites pour nous rappeler la nécessité d’éviter tout délai inutile, si nous voulions, fidèles à nos premiers projets, visiter, avant de reprendre notre station sur les côtes méridionales de la Chine, les ports de Ning-po, de Chou-san et d’Amoy. — On se rappelle que la convention conclue entre sir John Davis et le vice-roi Ki-ing avait fixé au 6 avril 1849 l’ouverture des portes de Canton ; la population turbulente de cette grande ville n’avait point ratifié un arrangement qui froissait tous ses préjugés.. Les marchands chinois, réunis par corporations, se concertaient pour frapper d’interdit les produits des manufactures britanniques ; les braves des villages n’attendaient qu’un signal pour courir aux armes, et des placards menaçans étaient chaque jour affichés sur les murs des factoreries. Pendant que les mandarins de Canton cherchaient dans cette effervescence un prétexte pour éluder la principale clause d’un traité consenti à regret, pendant qu’au nom de la paix publique ils disputaient aux Européens l’accès de la ville intérieure, les Anglais, de leur côté, se montraient décidés à briser les portes qu’on refusait de leur ouvrir. Les graves complications que cette contenance hostile des Cantonais faisait prévoir imposaient au ministre de France le devoir de se retrouver à son poste plusieurs jours avant l’échéance du traité de sir John Davis. Aussi, dès que la marée nous permit de tenter l’appareillage, nous empressâmes-nous de mettre sous voiles. Quelques heures après l’arrivée du clipper américain, la Bayonnaise, poussée par une belle brise de nord-ouest, avait laissé derrière elle l’embouchure vaseuse du Wampou et se dirigeait vers les ports de Ning-po, de Chou-san et d’Amoy, qu’elle devait visiter avant de rentrer à Macao.

Nous avions appris, en remontant le Yang-tse-kiang, combien il était dangereux de s’approcher des bancs de sable mouvant qui limitent vers le nord le chenal navigable : nous voulûmes cette fois serrer d’aussi près que possible la rive méridionale du fleuve. De ce côté, la sonde ne rencontre que des pentes douces et régulières ; la profondeur est moindre qu’au milieu du chenal, mais on n’est pas exposé à voir le fond diminuer subitement, si ce n’est cependant sur un point, le seul peut-être qui présente ce danger, situé à dix-huit milles environ du mouillage de Wossung. En cet endroit, le Yang-tse-kiang forme un coude assez brusque, et le plateau sous-marin, tranché d’une façon plus abrupte, s’étend aussi à une plus grande distance de la côte. Nous nous préparions à contourner ce point critique, signalé à notre attention par la carte du capitaine Béthune, quand le fond monta rapidement de huit brasses à sept brasses, puis à six. Nous mouillâmes à l’instant, et la corvette s’arrêta sur le talus qu’elle allait gravir. Il restait encore près de dix pieds d’eau sous la quille de la Bayonnaise ; mais la mer était haute et devait baisser de quinze pieds avant la fin du jusant. Un canot que nous envoyâmes sonder autour de la corvette retrouva heureusement le chenal, et les dernières lueurs du crépuscule nous guidèrent vers un meilleur mouillage. La nuit fut orageuse, et de violentes rafales du nord-ouest nous firent craindre souvent de chasser sur notre ancre. Aux approches du jour, le temps s’éclaircit, et le vent épuisé tomba presque complètement. Dès que le soleil eut percé le brouillard matinal qui couvrait les bords humides du Yang-tse-kiang, nous ouvrîmes de nouveau nos voiles à la brise. Le peu de rapidité de notre sillage, qui ne dépassait pas quatre ou cinq milles à l’heure, nous permit de faire éclairer notre route par une des embarcations de la corvette jusqu’au moment où les îles Sha-wei-shan et Gutzlaff se montrèrent à l’horizon. Nous eûmes dès-lors des amers certains pour nous conduire en dehors du fleuve, et nous franchîmes les derniers hauts-fonds du Yang-tse-kiang sans avoir rencontré moins de vingt-quatre pieds d’eau sur notre passage. Le soleil cependant allait bientôt disparaître sous l’horizon. Nous ne voulûmes point, à l’entrée de la nuit, nous engager au milieu de l’archipel de Chou-san, et nous laissâmes tomber l’ancre près de l’île Cutzlaf. Le lendemain, aux premiers rayons de l’aube, nous poursuivîmes notre route. La marée nous entraîna rapidement entre le groupe des îles Rugged et celui des îles Parker. À onze heures du soir, nous avions doublé les écueils qui entourent les îles Volcano, et, avant que l’obscurité fût complète, nous étions mouillés sous les hautes terres de, l’île Kin-tang, à deux milles environ des receiving-ships qui occupent la station d’opium de Lou-kong.

Les dernières bouffées du vent de nord nous avaient conduits à ce mouillage. Avec le jour, nous vîmes s’élever une brise d’est qui ne tarda point à fraîchir : c’était une circonstance favorable pour entrer dans le fleuve qui porte, sous les murs de Ning-po, le nom de Yung-kiang, et celui de Ta-hea quand, près de se jeter à la mer, il vient baigner les remparts de Chin-haë. Ce fleuve est moins profond que le Wampou ; l’accès en est aussi moins facile. Trois îlots granitiques se dressent presque en face de l’entrée, à moins d’un quart de mille de la côte. Deux de ces îlots sont si rapprochés l’un de l’autre, qu’ils semblent se confondre. Le troisième s’élève solitaire à une égale distance de ce premier groupe et de la péninsule escarpée que couronnent à la fois une citadelle et un temple. Trois passes distinctes sont donc ouvertes au navigateur qui se présente à l’embouchure du Yung-kiang. Les alluvions du fleuve ont presque comblé la passe occidentale, à peine praticable aujourd’hui pour les barques du Che-kiang. La profondeur des deux autres passages a été préservée par la violence des marées qui les creusent sans cesse. Ce n’est cependant qu’à la condition de se maintenir dans un chenal sinueux dont la largeur n’excède pas cent vingt mètres qu’un navire européen peut arriver sans encombre devant Chin-haë. Nous avions franchi les huit ou neuf milles qui nous séparaient du continent chinois ; nous avions dépassé l’île Square et l’écueil de la Blonde[2] ; nous donnions à pleines voiles dans la Ta-hea, après avoir évité heureusement les récifs de la Némésis et la roche du Sésostris : déjà nous apercevions les murs de Chin-haë et les jonques dont les rangs pressés semblaient barrer la rivière, quand la Bayonnaise, serrant de trop près la côte, s’arrêta doucement sur la vase. Jamais lit plus moelleux n’avait été préparé pour un échouage. Il nous fallut néanmoins attendre la marée montante pour sortir de ce mauvais pas. Pendant ce temps, nous avions reconnu avec soin la limite des bancs qui entourent la côte, et lorsqu’à midi la mer en se gonflant vint nous remettre à flot, nous pûmes enfiler sans hésitation le milieu du chenal. Deux heures après avoir quitté le mouillage de Kin-tang, la Bayonnaise jetait l’ancre sous la citadelle de Chin-haé, à quelques encâblures d’une flottille chinoise presque aussi nombreuse que celle que nous avions laissée à Shang-hai.

On prétend que des jonques ont visité jadis les côtes du Kamschatka et les bords de l’Océan Indien ; mais depuis plusieurs siècles les nefs du Céleste Empire ont cessé de s’aventurer au-delà des îles du Japon et du détroit de la Sonde. Les longues traversées effraient ces navigateurs, qui n’ont aucun moyen de mesurer le chemin qu’ils parcourent ou de déterminer la position de leur navire par l’observation des corps célestes. La boussole, dont les marins chinois furent, dit-on, les premiers inventeurs, cette aiguille merveilleuse qui montre le sud[3], leur est d’un faible secours quand un orage ou le vent contraire les a détournés de leur route. C’est alors que la science du ho-chang[4] se trouble et se déconcerte, que le to-kung[5] commande vingt manœuvres à la fois, que les matelots, sourds à son appel, vont offrir de nouveaux bâtonnets à la reine du ciel[6] ou jettent à la mer du papier enflammé, des poules même, s’ils en ont encore. La plupart des jonques qui approvisionnaient autrefois des produits de la Malaisie les marchés de Canton et d’Amoy ont dû se retirer devant la concurrence des bâtimens européens, et ont renoncé aux voyages de Singapore, de Manille ou de Batavia ; mais il reste aux navires chinois un immense commerce, le commerce de cabotage, que la navigation étrangère n’est point admise à leur disputer. La crainte des pirates rassemble d’ordinaire ces barques timides en nombreux convois. Ne perdant jamais la terre de vue, suivant tous les détours de la côte, s’enfonçant dans tous les golfes, ces caboteurs sont habitués à jeter l’ancre chaque soir. Leurs koangs ou étapes ont été fixés à l’avance ; ils ne les quittent qu’après avoir décidé l’appareillage d’un commun accord. Les jonques qui opinent pour le départ hissent une de leurs voiles, celles qui sont d’avis de rester au mouillage laissent toutes leurs voiles ferlées. Si, malgré le vœu de la minorité, le départ est résolu, la flottille tout entière se met en mouvement et cingle vers une nouvelle étape, semblable à ces longues files d’oiseaux voyageurs que l’on voit aux approches du printemps prendre leur vol vers le nord. Malgré tant de précautions, les pirates, qui ne cessent de rôder autour de ces convois, enlèvent souvent quelques-unes des brebis du troupeau. Les côtes du Che-kiang, au moment où nous les visitâmes, étaient plus particulièrement infestées par la piraterie. En vain le général tartare qui commandait à Ning-po les forces de terre et de mer, le mandarin Chan-lou, multipliait-il les croisières de tous les tchuens destinés à protéger les eaux extérieures[7], en vain la Gazette de Pe-king prodiguait-elle les récompenses et les encouragemens aux braves qui se distinguaient dans les combats dont l’archipel de Chou-san était chaque jour le théâtre : les pirates n’en étaient ni moins entreprenans ni moins nombreux, et les jonques chinoises n’osaient plus se montrer sur la côte. Cette situation menaçait de se prolonger, si des marins portugais, que la décadence commerciale de Macao laissait depuis plusieurs années sans emploi, n’eussent conçu un projet qui semble inspiré par les traditions du XVIe siècle. S’associant pour leur entreprise quelques matelots indigènes, ces aventuriers chargèrent de vieux canons de fonte le pont de leurs lorchas[8] réarmées à la hâte, et vinrent offrir aux jonques de Ning po et de Hang-tchou-fou une escorte plus sûre que celle de tous les tsang-ping[9]et de tous les fou-tsiang[10] du Céleste Empire. Les jonques se cotisèrent pour payer le prix stipulé par leurs protecteurs, et l’on vit, chose étrange ! d’immenses convois entrer dans le Yang-tse-kiang, doubler le promontoire du Shan-tong, et pénétrer jusque dans le golfe du Petche-ly sous la conduite de deux ou trois barques européennes. Ce fut le pavillon de dona Maria qui fit désormais la police sur les côtes du Che-kiang. Également redoutées des mandarins et des pirates, ces lorchas abusèrent quelquefois de la terreur qu’elles inspiraient ; leur intervention irrégulière n’en fut pas moins un bienfait pour le commerce maritime de Ning-po, qui dut à ces singuliers spéculateurs une sécurité qu’il eût en vain demandée aux flottes de l’empereur Tao-kouang.

Le convoi de jonques qui était rassemblé devant Chin-haë quand nous vînmes mouiller dans la Ta-hea, n’attendait qu’un vent favorable pour sortir du port. Affourchées sur deux ancres, ces jonques occupaient toute la largeur du fleuve ; on n’eût point trouvé dans ce front de bataille un interstice à travers lequel pût se glisser la Bayonnaise. Nous eûmes d’abord recours aux négociations pour obtenir qu’on nous livrât passage : tous nos efforts vinrent échouer contre l’apathique fatalisme des marins auxquels nous avions affaire ; mais lorsqu’à trois heures du soir la Bayonnaise, soulevant son ancre, se laissa emporter par un courant rapide vers cette flotte opiniâtre, lorsque les premières jonques que nous abordâmes commencèrent à sentir le contact de nos côtes de fer, la scène changea soudain. Toute cette forêt, jusque-là impassible, sembla s’animer comme par enchantement. On n’entendit plus de tous côtés que les cris aigus des Chinois mêlés aux jurons de nos matelots, que le grincement des cabestans et le craquement des bordages. Ce ne fut point sans peine que nous franchîmes le premier rang des jonques : vingt lignes non moins compactes s’étendaient encore entre nous et le mouillage de Chin-haë. C’était une rude et brutale besogne que celle qu’il nous fallait accomplir. Chaque fois que la corvette, s’enfonçant comme un coin au milieu de la flotte chinoise, avait réussi à percer une nouvelle phalange, plus d’une poupe veuve de ses lanternes aux écailles transparentes, plus d’un mât dépouillé de ses étendards qui flottaient en lambeaux au bout de nos vergues, indiquaient encore le chemin qu’avaient suivi les barbares. Tous ces dégâts pourtant étaient bien moins sérieux qu’on eût pu le croire. Il y avait là plus de fracas que de dommage réel. Les Chinois maltraités acceptaient avec une sombre résignation ces inévitables coups du sort, et, quant à nos matelots, je dois confesser à regret qu’ils semblaient n’avoir jamais rencontré de distraction plus agréable.

Nous gagnions cependant du terrain, et l’agitation croissait sur notre passage. Autour des navires menacés par la corvette rôdaient de nombreux bateaux que montaient les marins des autres jonques. Au premier choc, c’était le plus souvent quelque faisceau de bambou suspendu le long du navire abordé qui tombait en s’éparpillant dans le fleuve. Alors, — touchant témoignage de la sympathie que s’accordent en pareille occurrence les marins chinois ! — les bateaux qui nous entouraient fondaient avec avidité sur ces misérables épaves, et Dieu sait quels cris, quelles affreuses imprécations excitait de la part des propriétaires cette conduite déloyale ! Tout se passait cependant sans voies de fait : on s’injuriait, on se pillait effrontément ; on ne se battait pas. La force brutale est le dernier argument des Chinois : conséquence naturelle d’une législation qui m’admet point d’excuse pour l’homicide involontaire, et qui ne se montre implacable qu’envers les actes de violence !

Nous vîmes enfin le terme de cette forêt mouvante à travers laquelle nous tracions depuis deux heures un si cruel sillon ; mais pas un souffle de brise n’agitait l’air en ce moment, et la marée n’avait déjà plus le pouvoir de nous entraîner. Les mandarins de Chin-haë nous vinrent gracieusement en aide. À leur voix, une cinquantaine de petites barques débordèrent du quai, et roulant, comme des poussahs, sous l’impulsion de leur longue godille, vinrent s’atteler sur deux files à la remorque de la corvette. Trois officiers subalternes au bouton de cristal animaient, en véritables élèves de corvée, les efforts de cette escadrille. Aussi, grace à leur zèle, grace surtout aux vigoureux rameurs qui mataient nos propres embarcations, une heure environ après le coucher du soleil, l’ancre de la Mayonnaise tombait à moins d’une encâblure de la rive gauche du fleuve, en face de la ville de Chin-haë. Ce n’était point toutefois à la hauteur de Chin-haë que nous comptions nous arrêter : nous avions formé le projet de remonter le Yung-kiang jusqu’à Ning-po, et deux marées devaient, suivant nos calculs, nous faire franchir les treize milles qui nous séparaient encore de cette grande ville, à laquelle l’occupation momentanée des Anglais n’avait rien fait perdre, disait-on, de sa physionomie primitive. Le succès de notre tentative était cependant des plus douteux. Pour diminuer les chances contraires que nous offraient un chenal peu profond et une rivière étroite, il eût fallu réduire notre tirant d’eau ; mais c’eût été accepter des délais auxquels notre impatience ne pouvait consentir. Nous nous fiâmes à notre heureuse étoile, et, dès que le jour parut, nous fîmes voiles vers Ning-po. Une légère brise de nord-est enflait nos huniers, et ridait à la fois les eaux jaunes du fleuve et la verdure naissante des rizières. On voyait le Yung-kiang, encaissé près de son embouchure entre des coteaux granitiques, serpenter, non loin de Chin-haë, au centre d’une vaste plaine bornée à l’horizon par un demi-cercle de collines noirâtres. L’azur à demi voilé du ciel prêtait un nouveau charme aux beautés un peu mélancoliques de ce paysage. Pendant près d’une heure, notre navigation fut facile : guidés par nos canots, nous suivions avec soin le milieu du chenal ou la rive que le courant avait le plus profondément creusée ; mais, après avoir dépassé le premier coude du Yung-kiang, nous cherchâmes en vain d’une rive à l’autre les dix-sept pieds d’eau dont nous avions besoin pour flotter. Labourant le fond avec sa quille, complètement insensible à l’action de son gouvernail, la Bayonnaise se traînait péniblement vers le haut du fleuve. Un remous de courant nous saisit dans cette position et nous jeta sur la rive gauche. Bientôt, en dépit de tous nos efforts, notre pauvre corvette se trouva enfoncée de plusieurs pieds dans la vase. Heureusement une lorcha portugaise avait été envoyée par le vicaire apostolique du Che-kiang au-devant du ministre de France. Nous confiâmes à ce navire le soin de transporter à Ning-po M. Forth-Rouen, et nous attendîmes patiemment, pour sortir d’embarras, le secours de la marée montante.

Ce ne fut que le lendemain que nous pûmes nous arracher à la fange tenace dans laquelle la corvette commençait à s’enfouir. Arrivés près du second coude que forme ; par un détour subit, le cours du Yung-kiang, le vent de nord-est nous contraignit encore une fois de jeter l’ancre. Nous luttions depuis trois jours contre des difficultés imprévues. En nous opiniâtrant davantage, nous courions le risque de consacrer à remonter et à descendre ce fleuve bourbeux tout le temps qu’il nous était permis de passer sur les côtes du Che-kiang. Nous prîmes enfin le parti le plus sage : trouvant, à six milles de Ning-po, à cinq milles et demi de Chin-haë, un mouillage où la profondeur, au moment de la plus basse mer, était encore de quatre et cinq brasses, nous nous tînmes pour satisfaits d’avoir poussé jusque-là notre entreprise, et ce fut au milieu de ce bassin que, le 18 février 1849, nous nous décidâmes à venir affourcher la Bayonnaise.


II

À moins d’une encâblure de ce dernier mouillage s’étendait, sur la rive droite du fleuve, un village dont le plus imposant édifice était un mont-de-piété institué par l’industrie des prêteurs sur gage pour exploiter la misère des cultivateurs du Che-kiang. Notre imagination se plut à voir dans la position qu’occupait ce village chinois l’emplacement du premier comptoir qu’aient fondé les Européens sur les côtes du Céleste Empire. Non loin de ce détour si bien marqué du fleuve avait dû s’élever, entre Chin-haë et Ning-po, la cité portugaise que visita, en 1542, Fernan Mendez Pinto. Là, trois siècles avant que la Bayonnaise pénétrât dans la Ta-hea, on comptait plus de mille maisons européennes dont quelques-unes n’avaient pas coûté moins de trois ou quatre mille ducats à bâtir. Le sceptre était alors à la veille d’échapper aux mains débiles de la dernière dynastie chinoise. À la faveur des troubles qui agitaient l’empire, le comptoir étranger, enrichi par le commerce du Japon, avait pris en quelques années un développement que les habitans de Ning-po ne pouvaient voir sans ombrage. Quant aux Portugais, ils se croyaient aussi en sûreté sur les bords du Yung-kiang que sur les rives du Tage. La colonie avait ses échevins, ses auditeurs, ses consuls et ses juges. On ne s’y souciait guère de la dynastie des Ming ou de l’autorité de ses mandarins, et les étrangers de l’Océan Occidental (Sy-yang-koue) prenaient de singulières licences envers les habitans de l’empire du milieu. Ces aventuriers héroïques avaient l’enthousiasme religieux et les mœurs dissolues de l’armée de Godefroi de Bouillon. Aussi bien que les croisés, ils savaient allier la dévotion à la cruauté et à la débauche. Se croyant tout permis envers des infidèles, on les vit plus d’une fois s’associer sur les côtes de Chine avec les pirates indigènes pour saccager les villes, piller les flottes marchandes ou violer les tombeaux des empereurs. La patience des Chinois finit cependant par se lasser. Les colons portugais du Che-kiang disparurent comme avaient disparu les Mongols, victimes d’une conjuration populaire. Leur cathédrale, leurs sept églises, leurs maisons « tant grandes que petites » furent démolies pour leurs péchés, suivant la naïve expression d’un chroniqueur du XVIe siècle, et l’on chercherait en vain aujourd’hui les débris d’une ville sur laquelle la charrue et les inondations de trois cents hivers ont passé.

Si, sous les moissons alors verdoyantes, il existait encore quelques vestiges de cette cité détruite, il eût fallu pour les reconnaître plus de loisir que ne nous en laissait l’impatience avec laquelle nous étions attendus à Ning-po. Dès que la Bayonnaise fut assurée sur ses deux ancres, nous dûmes aviser au moyen de répondre à la double invitation qui nous avait été adressée par le consul anglais et par le vicaire apostolique du Che-kiang. M. Sullivan voulait réunir à sa table le ministre de France et les officiers de la Bayonnaise ; Mgr Lavaissière nous offrait l’hospitalité dans l’enceinte de l’édifice jadis octroyé aux missionnaires jésuites par l’empereur Kang-hi, et dont les enfans de Saint-Vincent-de-Paul, leurs héritiers d’après les décrets du saint-siège, venaient d’obtenir la restitution. Le temps avait changé depuis le matin ; le vent de nord-est avait amené des bords brumeux de la Mer Jaune de gros nuages qui commençaient à se résoudre en torrens de pluie. Si M. Sullivan n’avait eu la bonté de mettre à notre disposition une grande barque chinoise, gondole élégante et surtout comfortable, nous eussions fait une triste entrée dans la ville de Ning-po ; mais, assis dans une chambre bien close et près d’un bon feu de coke, pendant que nos bateliers tiraient le meilleur parti possible du vent et de la marée, nous ne quittâmes ce merveilleux abri que pour monter dans des chaises à porteurs qui nous déposèrent vers sept heures du soir sous le toit hospitalier du consul anglais. Nous trouvâmes chez cet agent étranger l’accueil franc et ouvert que l’on pouvait attendre d’un ancien officier de marine. Cependant, à peine sortis de table, il nous fallut nous remettre entre les mains de nos guides pour aller chercher, avec M. Forth-Rouen, que nous avions rejoint au consulat britannique, le gîte qui nous avait été préparé, sur l’autre rive du fleuve, par Mgr Lavaissière. La nuit était si noire, le ciel couvert d’une si épaisse couche de nuages, que pas un rayon ne tombait d’en haut pour éclairer notre route. Il fallait nous laisser conduire en aveugles sur le fleuve comme sur la terre ferme. Nous étions entrés dans des barques disposées à l’avance par les soins des bons lazaristes ; nous les avions quittées pour remonter dans nos chaises, tout cela au gré de nos coulis et sans que nous eussions songé à leur adresser la moindre observation. Nous sentions bien qu’on nous emportait à travers des ruelles sinueuses, aux murs desquelles se heurtaient parfois nos palanquins ; mais, en dépit des lanternes suspendues aux brancards de chaque chaise, nous ne pouvions distinguer aucun des objets que nous laissions rapidement derrière nous.

Tout à coup une lueur bleuâtre perce l’obscurité, les reflets d’un incendie semblent enflammer tout un coin du ciel. Nous touchons au terme de notre course. La chaise de M. Forth-Rouen nous a devancés, et une explosion de fusées, de soleils fixes et de soleils tournans vient de saluer l’entrée du ministre de France dans la cour de la chapelle catholique. La plupart d’entre nous arrivèrent trop tard pour jouir dut spectacle de ce feu d’artifice ; mais il nous restait le coup d’œil vraiment oriental d’une large façade sur laquelle d’innombrables lanternes versaient, au milieu de cette nuit sombre et pluvieuse, le magique éclat de bougies de diverses couleurs. Nous trouvâmes sous le péristyle de la chapelle Mgr Lavaissière entouré des lazaristes dont se composait en ce moment la mission du Che-kiang : le père Huc, revenu avec nous de Shang-hai à Ning-po ; le père Danicourt, missionnaire intrépide, qui, lorsque le choléra décimait à Chou-san les régimens irlandais, avait su conquérir l’estime et l’affection de l’armée anglaise ; le père Fan, prêtre chinois, qui avait visité la France et que nous avions souvent entendu citer avec le père Li comme une des lumières du clergé indigène. Ces hôtes trop bienveillans avaient voulu évacuer leur demeure pour nous y laisser plus à l’aise. Les appartemens qui nous étaient destinés étaient tous décorés par le zèle des chrétiens chinois de mille offrandes volontaires. C’étaient de longs rouleaux de papier appendus aux murs, des meubles incrustés, des coussins d’écarlate qu’une aiguille patiente avait chargés de broderies en soie bleue, des fauteuils et des tables, des vases de porcelaine, des lanternes surtout, au centre desquelles, fichées sur une pointe de fer, d’énormes bougies de cire et de suif végétal consumaient lentement un lumignon fumeux. Tout ce luxe d’emprunt devait disparaître avec nous. Les missionnaires ne l’avaient jamais connu pour eux-mêmes. Ce n’est point seulement par le martyre que les prêtres des missions sont appelés à confesser leur foi ; il est d’autres épreuves que le zèle évangélique leur apprend à supporter, et qui lasseraient aisément des convictions moins profondes. Je ne voudrais point affirmer que tous les prêtres catholiques qui ont entrepris d’annoncer aux Chinois les vérités du christianisme soient nécessairement condamnés à la dure existence dont Mgr Lavaissière semblait chérir les rigueurs : tous n’ont pas un si rude terrain à exploiter. Les néophytes dont le jeune prélat du Che-kiang avait à diriger la foi naissante étaient pour la plupart de pauvres pêcheurs avec lesquels il devait affronter sans cesse les flots troublés de l’océan et les émanations pestilentielles du rivage : il aimait à partager leurs périls, à partager surtout leur misère. Mgr Lavaissière, dont les missions eurent à pleurer la perte peu de mois après notre départ, avait, à l’âge de trente-quatre ans, conquis le pénible honneur de l’épiscopat par dix années de fatigues et de prédications. Sans cesse occupé à parcourir d’une extrémité à l’autre son immense diocèse, fuyant la vie douce et honorée qui l’eût attendu à Ning-po, il avait conservé, bien que souvent miné par les fièvres, une étonnante vigueur de corps et d’esprit. Quand nous admirions cette démarche martiale, ce pas infatigable, cette gaieté charmante qui souriait à toutes les intempéries du climat et semblait railler notre mollesse, nous étions loin de prévoir la catastrophe qui allait bientôt répandre le deuil parmi les chrétiens du Che-kiang.

Pour mieux recevoir les hôtes trop nombreux que lui envoyait la Bayonnaise, Mgr Lavaissière, nous l’avons dit, s’était réfugié avec le père Huc et le père Danicourt dans un bâtiment séparé du corps-de-logis principal. C’était là que les cuisiniers de la corvette, appelés par le digne évêque au secours de nombreux marmitons indigènes, s’occupaient déjà des apprêts d’un festin qui devait rassembler, dans le réfectoire de la chapelle française, les protecteurs des chrétiens chinois et les autorités de Ning-po. Puisqu’ils n’avaient point voulu se réserver d’autre asile, les lazaristes eussent peut-être mieux fait de coucher en plein air. Dans cette salle enfumée et ouverte à tous les vents, le père Huc dut regretter, je le crains ; les tentes de feutre de la terre des herbes et le kang[11] des auberges tartares. Pour nous que n’avait point endurcis à toutes ces misères la pénible existence des missions, nous maudîmes plus d’une fois le treillis qui décorait de ses lignes capricieuses les croisées de nos chambres, et nous passâmes une partie de la nuit à exprimer le regret qu’on n’eût point opposé à la bise le transparent obstacle du papier de soie appliqué d’ordinaire, à défaut de vitres ou d’écailles de placune, sur les découpures de ces pittoresques châssis. Les pâles rayons du jour ne vinrent point cependant troubler notre sommeil avant huit heures du matin. À peine fûmes-nous habillés que nous nous hâtâmes de demander, comme de vrais marquis de Molière, nos porteurs et nos chaises. Au premier appel, les marauds accoururent, et, en dépit d’une pluie battante, nous nous mîmes en route avec l’intention de parcourir dans tous les sens cette grande ville, dont nous n’avions pu, la veille, que traverser les faubourgs au pas de course et au milieu de l’obscurité la plus profonde.

Aussi bien que Canton, Ning-po a une célébrité de vieille date et un long passé historique. On sait que, vers la fin du XIIIe siècle, la dynastie des Soung s’était vue contrainte de transporter de Nan-king à Hang-tchou-fou le siége de l’empire. À la rive droite du Yang-tse-kiang s’arrêtaient alors les possessions des souverains chinois. Les provinces du nord appartenaient déjà aux Tartares. Dotée par la nature d’un excellent port, reliée à Hang-tchou-fou par des canaux intérieurs, la ville de Ning-po eut pendant cette période le rôle que le voisinage de Pe-king assure aujourd’hui à Tien-tsin. Elle venait de subir le joug de Koubilaï-khan, lorsqu’en 1274, Marco Polo la visita et nous la décrivit, sous le nom de Ganpou, comme le centre du commerce, de la Chine méridionale. Deux cent soixante ans plus tard, Fernan Mendez Pinto vint aborder à son tour aux ports de Liampoo. L’aventurier portugais ne fut pas moins ébloui que le voyageur vénitien du spectacle de cette activité commerciale qui avait survécu à la dynastie mongole comme elle devait survivre à la dynastie chinoise. Situé à proximité des côtes du Japon et des rivages de Formose, Ning-po vit encore grandir sa prospérité sous les règnes des premiers princes mantchous. Les colons du Fo-kien lui apportèrent leur misère industrieuse, les marchands de fourrures du Chan-si leurs immenses capitaux. Jusqu’en 1759, les navires européens furent admis dans la Ta-hea ; mais, à cette époque, la factorerie que les Anglais avaient établie a Ning-po fut détruite, les marchands chinois avec lesquels les étrangers avaient trafiqué reçurent l’ordre de quitter la ville, et des jonques de guerre croisèrent à l’entrée de l’archipel de Chou-san pour en éloigner les navires des barbares. Les côtes du Che-kiang cessèrent donc d’être visitées par les Européens pendant près d’un siècle. Quand les Anglais revinrent à Ning-po, ce fut en vainqueurs qu’ils y reparurent. Au mois d’octobre 1841, la flotte de l’amiral Parker mouilla sous les murs de Chin-haë, et, pendant que les troupes de sir Hugh Gough massacraient sans pitié l’armée chinoise qui avait osé les attendre dans ses retranchemens, les soldats de marine et les matelots de l’escadre escaladaient les remparts de la ville. Découragés par la prise de ce poste avancé, les Chinois n’essayèrent pas de défendre Ning-po. Les Anglais y entrèrent, sans coup férir, le 13 octobre 1841 pour l’évacuer le 6 mai 1842.

Nous avons indiqué dans une autre partie de ce travail[12] avec quelle facilité les Anglais auraient pu établir à cette époque leur domination sur les côtes du Che-kiang. Nous n’avons point dit par quelle circonstance providentielle ces vainqueurs trop confians furent préservés du sort des Portugais et des Mongols. Les mandarins de Ning-po, réfugiés à Hang-tchou-fou, employèrent cinq mois à ourdir la trame d’un complot qui devait purger le territoire céleste du dernier des barbares : ces projets avortèrent ; mais cette tentative cruellement réprimée n’en fait pas moins comprendre quel serait le plus grand danger qui peut menacer en Chine toute occupation étrangère. C’est sur les lieux mêmes où vit encore dans toute son horreur ce lugubre souvenir que nous voulûmes entendre raconter jusque dans ses moindres détails un épisode qui fut, après le sac de Chin-kiang-fou, le plus terrible de la dernière guerre.

L’armée anglaise occupait la ville de Ning-po depuis cinq mois. La sécurité des vainqueurs ne pouvait être égalée que par la résignation apparente des vaincus. Sir Hugh Gough s’était rendu à Chou-san, où l’amiral Parker avait déjà conduit son escadre, et si la police du docteur Gutzlaff recueillait parfois des rumeurs inquiétantes, ses rapports ne rencontraient qu’une railleuse incrédulité. La Providence, qui avait sans doute ses desseins, envoya aux Anglais un dernier avertissement qui les sauva. Quand l’armée était entrée dans Ning-po, les soldats avaient trouvé errans dans les rues de pauvres enfans couverts de haillons et à demi morts de faim. Ils les avaient adoptés, les avaient nourris du superflu de leurs rations, et employés au service intérieur des casernes. Dans la matinée du 9 mars 1842, ces enfans montrèrent une agitation qui parut étrange. On les pressa de questions, mais on ne put leur arracher d’autre réponse que ces seuls mots : « Demain ! demain ! c’est demain qu’ils viendront ! » Ces paroles, accompagnées, il est vrai, d’une pantomime expressive, suffirent pour donner l’éveil aux soldats, qui se promirent de faire bonne garde pendant la nuit. Les heures cependant s’écoulèrent sans qu’aucun symptôme inquiétant se manifestât dans la ville. Le jour allait bientôt paraître, et déjà les Anglais souriaient de leurs vaines terreurs, lorsqu’un des factionnaires postés sur les remparts aperçut un homme qui se glissait dans l’ombre vers la porte d’un des bastions. Après trois sommations inutiles, le soldat irrité abaisse son arme, le coup part, et l’inconnu s’affaisse sur lui-même. Comme à un signal attendu, de chaque maison du faubourg sort alors un flot d’assaillans ; des colonnes épaisses se pressent dans les rues et se précipitent vers les murs de la ville. Une des portes qui donne sur la campagne est forcée par les Miao-tsis[13], sauvages recrues que les mandarins ont placées à l’avant-garde. Les Chinois se précipitent à la suite de ces féroces phalanges ; mais, averties par la fusillade, les troupes anglaises avaient pris les armes. Au moment où les Miao-tsis allaient déboucher sur la place du marché, ils rencontrent une compagnie d’infanterie qui leur barre le chemin. C’est en vain qu’ils essaient de répondre avec leurs arquebuses à mèches à la mousqueterie des Anglais ; cédant bientôt à ce feu supérieur, ils fuient de rue en rue et cherchent à regagner la campagne. De nouvelles masses conduites par les mandarins les repoussent sur l’ennemi. À l’arrière-garde, on se croit encore vainqueur ; on se presse avec de grands cris, on marche en avant avec toute l’ivresse du succès ; les premiers rangs, en proie à une terreur panique, font pour fuir d’incroyables efforts. Une multitude innombrable se trouve ainsi entassée par deux courans contraires dans la rue la plus large et la plus droite de Ning-po. Un obusier de montagne est braqué sur ce mur vivant. Trois volées tirées à mitraille le foudroient à la distance de vingt ou trente mètres. En quelques minutes, la rue est encombrée d’un monceau de cadavres ; le canon ne trouve plus un ennemi debout. Cependant les soldats anglais ont franchi cette sanglante hécatombe, et un feu de deux rangs ajoute encore à tous ces morts et à tous ces blessés de nouvelles victimes.

On s’est demandé souvent, — la chambre des communes s’est elle-même posé cette question, — pourquoi le commerce européen n’avait pu prendre racine à Ning-po ? Vivement sollicitée par les négocians anglais, l’ouverture des cinq ports[14] fut impérieusement exigée, en 1842, par sir Henri Pottinger. À Ning-po, en particulier, tout semblait justifier les espérances du plénipotentiaire. L’entrée de la Ta-hea ne présente point de difficultés sérieuses. Les navires marchands du plus fort tonnage peuvent arriver, grace à la marée, jusque sous les murs de Ning-po. Les deux rivières au confluent desquelles est assise cette grande ville traversent les districts où se récolte la soie et ceux d’où viennent les meilleurs thés verts. Les conditions du marché ne sont donc pas moins favorables à Ning-po qu’à Shang-hai ; mais, bizarre anomalie qui confond l’observateur européen, c’est de Shang-hai et de Sou-tcheou-fou que la population de Ning-po reçoit les draps étrangers qu’elle consomme. Dans ce dernier port, la valeur des importations directes n’a jamais dépassé 300,000 francs, et le chiffre des exportations atteignait à peine, en 1849, 3,000 piastres. Mgr Lavaissière croyait que le massacre du 10 mars 1842 n’était point étranger à la stagnation du commerce anglais sur les côtes du Che-kiang. Suivant lui, après le récit d’un pareil événement, récit qui ne leur fut transmis qu’exagéré au fond de leur province natale, les marchands du Chan-si durent considérer la ville de Ning-po comme frappée par la colère céleste. Cette ville fut inscrite parmi eux au nombre des lieux néfastes. Le traité de Nan-king n’y ramena donc qu’un petit nombre des marchands qu’en avaient éloignés les horreurs de la guerre et qu’une faible partie des capitaux qui eussent, en d’autres temps, imprimé un rapide essor aux transactions commerciales.

Le consul de sa majesté britannique n’admettait point la fâcheuse influence que Mgr Lavaissière attribuait à ce souvenir funeste. Il refusait d’ajouter foi à un déplacement de capitaux qui eût dû se trahir avant tout par la décadence du commerce indigène. La mauvaise foi du gouvernement chinois lui semblait fournir une explication plus plausible d’un désappointement qu’on avait éprouvé au même degré à Fou-tchou-fou et à Amoy. Pendant que la cour de Pe-king feignait de consentir à l’ouverture des cinq ports, elle avait, disait-il, par d’hypocrites mesures, atténué autant que possible les effets de cette concession. Le gouvernement chinois ne se croit plus assez fort pour résister ouvertement aux exigences des étrangers : il lui reste l’emploi des influences occultes. On ne trouverait pas dans le Céleste Empire un seul capitaliste qui osât traiter avec les barbares sans l’aveu de l’autorité locale. Si ce spéculateur imprudent pouvait se rencontrer, ce n’est point par un éclat inutile que la cour de Pe-king punirait le scandale d’une pareille conduite. Il existe en Chine plus d’un moyen détourné d’atteindre et de châtier quiconque a encouru le déplaisir du souverain ou de ses représentans. Les persécutions violentes répugnent à ce gouvernement sournois. De perfides faveurs peuvent porter des coups non moins sûrs. C’est ainsi que la charge de percepteur de l’impôt du sel, un de ces bienfaits célestes qu’il faut recevoir à genoux, est plus redoutée des négocians chinois que la prison ou la cangue. Le malheureux auquel son opulence ou la haine de ses ennemis a valu ce dangereux honneur voit en moins d’une année sa fortune compromise. Ce n’est point assez qu’il soit obligé de subir les emprunts forcés de tous les mandarins de la province, sans le concours desquels il lui serait impossible d’exercer le monopole qui lui est conféré ; un contrat arbitraire lui impose en outre le devoir de verser en argent les fonds qu’il a recueillis en monnaie de cuivre et l’obligation de payer chaque mois le douzième d’un impôt dont le recouvrement ne s’opère que par des ventes lentement effectuées. Le privilège de fournir de nids d’oiseaux, d’ailerons de requins et d’holothuries la table impériale est encore une de ces distinctions désastreuses, — toujours accompagnées, il est vrai, d’un avancement dans la hiérarchie officielle, — par lesquelles la cour de Pe-king aime à faire expier aux négocians chinois les profits d’un commerce que la force des choses la contraint de tolérer à Canton et à Shang-hai, mais qui n’a point cessé d’être odieux à sa politique ombrageuse.

Quand on veut étudier ce monde étrange vers lequel la guerre de l’opium a tourné les regards de l’Europe, on oublie trop facilement combien les ressorts secrets de la société chinoise sont encore peu connus des étrangers, de ceux mêmes qui ont passé la majeure partie de leur existence sur les côtes du Céleste Empire. Les missionnaires catholiques auraient pu, mieux que d’autres, nous instruire à cet égard ; mais ce n’est plus dans le palais des empereurs que résident les nouveaux apôtres. Depuis près d’un siècle, ils se sont trouvés plus souvent à portée d’observer les mœurs des classes populaires que les habitudes des lettrés, les exactions des petits mandarins que la politique du fils du ciel. La véritable cause qui a concentré à Shang-hai et à Canton les transactions européennes a donc pu échapper aux conjectures de nos missionnaires aussi bien qu’à la pénétration des fonctionnaires anglais ; mais, à côté de ces points si difficiles à éclaircir, il en est d’autres dont l’évidence saisirait l’esprit le moins attentif. Il suffit d’avoir erré pendant quelques heures en touriste distrait dans les rues de Ning-po, d’avoir contemplé du rivage les deux fleuves rapides qui, après avoir uni leurs eaux au pied des murs à demi ruinés de cette ville, emportent à la mer des milliers de barques chargées des produits de l’industrie ou de l’agriculture chinoise, pour apprécier le rôle tout-à-fait secondaire que joue dans l’extrême Orient le commerce extérieur. L’Europe n’a point de part à cette agitation féconde dont les quais de Ning-po offrent le spectacle. Il n’est guère de ville un peu considérable qui ne soit en Chine le centre d’un commerce presque aussi actif que celui qui anime les bords du Chou-kiang ou les rives du Wampou. Sur tous les points du territoire, on rencontre un peuple affairé : des cultivateurs dans les champs, des artisans dans les villes, des portefaix le long des sentiers, des bateaux sur les lacs et sur les fleuves ; les uns sèment, labourent ou récoltent les moissons, d’autres tissent la soie, pétrissent le kaolin ou l’argile, d’autres enfin charrient ce butin dans leurs barques ou sur leurs épaules. On dirait une nation d’abeilles. D’un bout de l’année à l’autre, les hommes sont en mouvement, la terre est en travail. Une masse énorme de produits divers, produits de tous les climats, des contrées les plus brillantes comme des régions les plus glacées, est le prix de cet incessant labeur. Les provinces de l’empire se suppléent l’une à l’autre. Le nord est le débouché du midi, l’orient est le marché de l’occident. C’est la circulation du sang dans le corps humain : le commerce extérieur ne recueille pour ainsi dire que le trop plein qui s’échappe par les pores.

Le jour où la culture du pavot, acclimaté dans les plaines du Yunnan ou du Fo-kien, aurait affranchi le Céleste Empire du tribut que prélève sur ses finances l’opium de l’Inde anglaise, il est difficile de concevoir par quel lien mutuel, par quel besoin impérieux la Chine se trouverait encore rattachée à l’Europe. Replié sur lui-même, ce peuple, que la cour de Pe-king s’obstine à parquer sur un sol insuffisant, rentrerait dans un isolement dont les résultats se montreraient chaque jour plus désastreux. La passion de l’opium, source de tant de désastres et de tant de crimes, a du moins l’avantage de maintenir lia race chinoise en communication avec le reste de l’humanité. Comme la guerre, comme tant d’autres fléaux que nous maudissons sans les comprendre, ce funeste trafic a donc peut-être aussi sa portée providentielle.

Telles étaient les réflexions que nous suggérait l’aspect de cette vaste cité, qui ne voit flotter au confluent de ses deux fleuves d’autre pavillon étranger que celui qu’arbore sur sa demeure le consul britannique. Ning-po est le chef-lieu d’une des préfectures entre lesquelles se partage la riche province du Che-kiang. Une enceinte fortifiée l’environne ; cette enceinte affecte la forme d’un losange dont deux côtés regardent la campagne ; les deux autres faces sont baignées par le Yung-kiang ou par la rivière qui a déjà passé sous les murs de Tsi-ki et de You-yao. Un pont de bateaux unit les deux rives du Yung-kiang ; on traverse l’autre fleuve dans des barques. C’est sur la rive gauche de ce fleuve tributaire que le consulat britannique élève la croix de Saint-George en face des remparts de la ville. Des canaux s’embranchent de toutes parts sur les deux fleuves ; des faubourgs se pressent de tous côtés autour de l’enceinte.

Nous avons entendu des missionnaires qui avaient visité Sou-tchcou-fou et Nan-king proclamer que Ning-po était encore la plus belle ville de la Chine. S’il en est ainsi, le Céleste Empire n’a point de cité qu’on puisse comparer, je ne dis pas à nos villes européennes, mais aux plus modestes enceintes embellies par la fantaisie capricieuse des Osmanlis ou des Maures. Une tour dont les galeries ont été détruites par un incendie, des portes dont les frontons de granit offrent de bizarres ébauches de sculpture, tels sont, si vous parcourez la ville de Ning-po, si vous vous enfoncez au sein de ses faubourgs, les seuls objets dont l’aspect monumental arrêtera un instant vos regards. Ce que vous ne manquerez point cependant de remarquer dès le premier jour, ce qui justifiera peut-être à vos yeux l’admiration de nos missionnaires, c’est la largeur, c’est la régularité de quelques-unes des rues, c’est aussi la splendeur inusitée du double rang de boutiques alignées comme au cordeau de chaque côté de ces voies romaines. La boutique ! voilà ce qui vaut la peine d’être étudié dans une ville chinoise, voilà ce qu’il faut retourner et fouiller dans ses plus intimes profondeurs. L’étalage le plus pompeux n’est point toujours en Chine l’indice des plus riches trésors, Ce sera peut-être au fond de l’échoppe enfumée d’un marchand de fer, ou dans l’arrière-boutique d’un revendeur de robes et de pelisses fanées, que vous rencontrerez le bronze le plus antique, l’urne la mieux contournée, la statuette la plus étrange. N’oubliez pas surtout qu’à Ning-po vous êtes au centre des districts producteurs de la soie ; le damas, le satin, le crêpe inimitable, toutes ces étoffes que nous n’achetons que de seconde main à Canton se tissent ou se brochent ici sous vos yeux, des ateliers d’hommes sont occupés à broder des tabliers et à festonner des bourses. Le tempérament lymphatique des Chinois convient merveilleusement à ces œuvres de patience, et l’on peut tout attendre d’une dextérité de main qui va jusqu’à forer sans l’aide du poinçon, sans l’emploi d’aucun moyen mécanique, l’œil imperceptible d’une aiguille. À côté de cette grande industrie de la soie, Ning-po, comme la plupart des villes chinoises, possède son industrie spéciale. C’est dans ses murs que se fabriquent les plus riches cercueils et les plus beaux meubles de l’empire. Entrez dans ces magasins qui s’ouvrent dans le faubourg à quelques pas de la chapelle catholique, vous y trouverez mille objets d’ébénisterie tout chargés d’incrustations de rotin ou d’ivoire, des lits que la cale de la Bayonnaise n’eût pu malheureusement contenir ; car ce sont moins des lits que des chambres à coucher complètes, des fauteuils raides et rectangulaires comme des chaises curules, des armoires, des boites, des étagères et des tables. C’est dans ces immenses magasins que le vernis précieux recueilli dans la province du Che-kiang revêt d’une couche imperméable les meubles les plus délicats et les plus grossiers ustensiles. La province du Kiang-si confine de trop près à celle du Che-kiang pour que les nombreux objets de porcelaine qu’on rencontre à Canton ne se retrouvent pas aussi à Ning-po en plus grande abondance et à des prix plus modérés. C’est encore vers Ning-po qu’affluent les riches fourrures que le Chan-si envoie au Japon pour les échanger contre l’or et le cuivre, qui abondent au sein des mystérieux états du Xo-goun.

Ning-po avait vu sans doute de plus profonds sinologues que nous rechercher sur ses monumens dégradés quelques traces de l’empire des Soung ou du rapide passage de la dynastie mongole ; mais je ne crois pas que son industrie eût jamais rencontré des amateurs plus enthousiastes. À part les queues postiches et les bagues d’archers qui ne séduisirent personne, je ne sais trop de tous ces objets, dont la forme et l’usage variaient à l’infini, quel est celui, — si les ressources pécuniaires d’un officier de marine n’avaient des bornes, -qui n’eût pu trouver un acheteur. Je n’en excepterais pas même ces beaux cercueils de bois de teck, de bois laqué, ou de bois de camphre, si épais, si bien joints, si soigneusement ajustés, dans lesquels il semble qu’on doive attendre plus doucement qu’ailleurs l’heure fatale où résonnera la trompette de l’archange.

Échauffés par la vue de tant de merveilles, nous ne rentrâmes à la chapelle catholique que pour accorder quelques minutes au déjeuner que nous avait fait préparer Mgr Lavaissière. Munis d’un guide, pauvre chrétien chinois qui portait sur son épaule huit ou dix chapelets de sapecs, monnaie aussi lourde et d’une aussi faible valeur que celle de Sparte, nous nous lançâmes de nouveau à la poursuite des vases de porcelaine et des urnes de bronze. Aucun de nous n’avait à se reprocher vis-à-vis des rangs inférieurs de la société chinoise un excès de préventions favorables. Nous étions habitués à considérer tout ce qui portait en ce pays la livrée de la misère comme aussi vicieux et aussi abject pour le moins que les Juifs qui rampent dans la fange de Smyrne ou de Constantinople. Notre guide cependant, malgré l’humilité de son costume, nous séduisit dès la première vue. Il y avait dans sa physionomie et sa contenance je ne sais quoi de candide et d’honnête que nous n’étions guère habitués à rencontrer chez les habitués du Céleste Empire. Au bout de quelques instans, ce couli chrétien avait entièrement captivé notre confiance. Nous n’eûmes point à nous repentir de la lui avoir accordée. Le pauvre garçon prit nos intérêts avec tant de chaleur, qu’à Canton ce beau zèle n’eût point manqué de le signaler à la vindicte publique ; sur les côtes du Che-kiang, une conduite aussi étrange parut causer plus d’étonnement que de colère. Nous ne fûmes pas nous-mêmes médiocrement surpris de cette probité si prompte à s’échauffer en faveur des barbares. Ce n’était point pourtant la première fois que nous avions lieu d’apprécier la métamorphose complète qui s’opère chez les sujets du Céleste Empire dès qu’ils sont convertis à la foi catholique. Les étrangers, les Français surtout, ne sont plus pour eux des ennemis que les enfans apprennent à fuir ou à maudire ; ce sont, au contraire, des êtres supérieurs, des esprits bienfaisans, qu’on ne saurait entourer de trop de déférence et de respect. — Si la prédication de l’Évangile, me disais-je en voyant notre guide nous défendre contre l’astuce mercantile de ses compatriotes ; a la puissance d’éteindre à ce point dans le cœur des Chinois les préjugés hostiles que le gouvernement met tous ses soins à entretenir, il ne faut plus chercher ailleurs la source et le motif des persécutions qui ont assailli en Chine le catholicisme. Ce n’est point un culte qui en proscrit un autre, c’est une civilisation usée qui se défend ; c’est le Céleste Empire qui repousse de toute sa haine et de tout son orgueil l’influence politique et morale des barbares. Je suis loin de croire, quant à moi, que l’orthodoxie ombrageuse de certains missionnaires ait nui à la cause du christianisme dans l’extrême Orient. Ce n’étaient point, à mon sens, des progrès bien sérieux que ceux qui pouvaient s’accomplir à l’ombre du sceptre impérial. La mission du christianisme en Chine, sa mission humaine, si je puis m’exprimer ainsi, n’est-elle pas de contraindre cette société pédante et sensuelle à rompre complètement avec le passé, à renier la loi de Confucius pour accepter l’idée des progrès qu’appelle impérieusement une population qui grandit toujours à côté d’institutions qui dépérissent sans cesse ? Les tempéramens exigés par une aristocratie littéraire toute gonflée de sa fausse science, les concessions au prix desquelles les jésuites se flattèrent de gagner la confiance des empereurs ne pouvaient, je le crains, qu’affaiblir la portée des nouvelles doctrines et qu’en émousser le tranchant. L’oeuvre de nos missionnaires dans le Céleste Empire n’est point de ces œuvres qui puissent s’accomplir à demi. Je ne comprends guère sur ce terrain quelle serait la différence entre un échec complet et une transaction. Si la foi catholique ne doit pas être la condamnation éclatante des préceptes égoïstes et du matérialisme grossier sous l’influence desquels se dissout aujourd’hui la société chinoise, cette foi n’est plus en Chine qu’une complication, qu’une cause d’agitation inutile. Les empereurs ont eu raison de la proscrire. Pour moi, je l’avouerai, dussé-je inscrire ici une illusion à laquelle l’avenir réserve peut-être un cruel démenti, je crois fermement que les prédications évangéliques finiront par opérer dans l’extrême Orient ce que le canon anglais ne pourrait jamais accomplir. Dans ma pensée, en révélant aux Chinois les vérités du christianisme, les missionnaires abaissent la barrière qu’avaient élevée contre tout progrès et toute amélioration l’orgueil des lettrés et le culte de Confucius. Entre les Chinois chrétiens et les étrangers des mers lointaines, l’obstacle d’une intraitable routine n’existe plus. Nous apportons à ce peuple immense, avec les grands dogmes consolateurs, l’idée féconde de la fraternité humaine ; nous ne venons pas compliquer de nouveaux rites les superstitions des bonzes ou les hommages hébétés des sophistes.

On comprend sans peine le culte que la reconnaissance d’un peuple décerna jadis à la mémoire de Confucius : jamais la philosophie n’avait mieux mérité ces honneurs suprêmes ; mais ce culte est aujourd’hui la pierre angulaire de la civilisation chinoise. Le tolérer, pactiser avec ses pratiques, ce serait souscrire à l’immobilité dans laquelle se complaît cette race léthargique. Tant qu’un Chinois se prosternera devant la tablette où brillent ces caractères sacrés : Tièn, — Tii, — Kùn, — Tsin, — Sze, -Koui, — le ciel, la terre, l’empereur, les ancêtres et le maître, il pourra se conformer aux rites extérieurs du christianisme, il n’aura pas l’esprit de sa foi nouvelle ; il sera ce que serait un Turc auquel on conférerait le baptême en lui permettant d’invoquer encore le nom et les préceptes de Mahomet.

Il faut bien le reconnaître, si le Coran est en réalité toute la loi musulmane, les livres de Confucius sont aussi toute la loi chinoise. Chaque ville, chaque village possède un temple élevé en l’honneur de ce grand philosophe ; les vice-rois, les gouverneurs sont tenus de lui offrir deux fois l’an un sacrifice solennel ; ils remplissent eux-mêmes l’office sacerdotal ; des lettrés leur présentent l’encens, le sam-chou et les fleurs, qu’ils déposent après neuf prostrations devant la tablette appendue au fond du sanctuaire. C’est aussi au père de la sainte doctrine que les étudians couronnés vont rendre grace de leurs succès ; c’est devant le nom du maître qu’ils inclinent jusqu’à terre leur front décoré du bouton académique. Si tous ces mandarins nourris de la morale de Confucius étaient des administrateurs intègres et des fonctionnaires capables, si le peuple qu’ils gouvernent jouissait des fruits de son travail, obtenait des tribunaux bonne et prompte justice, voyait les impôts qu’il subit appliqués aux grands travaux d’intérêt public, si la misère des classes inférieures, si les disettes qui désolent la Chine étaient un mal inévitable, et non la conséquence d’un mauvais gouvernement, ce n’est point sans quelque scrupule que je seconderais de mes vœux la moindre atteinte portée à une organisation qui a procuré des siècles de paix à une portion si considérable de l’humanité. Malheureusement la vénalité et l’incurie de l’administration chinoise ne sont aujourd’hui contestées par personne. Un nouveau Chi-hoang-ti[15] proscrirait sans pitié tous ces commentateurs des king, que la prospérité de l’empire n’en souffrirait guère.

En Europe, où l’on croit encore la nationalité chinoise frémissante sous le joug mantchou, c’est surtout aux inquiétudes d’une dynastie mal affermie sur un trône usurpé que l’on attribue le système d’isolement dans lequel cherche à s’enfermer le Céleste Empire. Il serait plus juste de laisser la responsabilité de cette politique à la présomption puérile des élèves de Confucius. Les lettrés chinois méprisent l’Occident ; ils sont sincèrement convaincus que des hommes qui ont conquis leurs grades en argumentant sur le Livre des vers (Chi-King) ou sur le Livre des annales (Chou-king), n’ont rien à apprendre des docteurs européens. Les Tartares ne sont pas infectés au même degré de ce bigotisme scientifique : ils tournent souvent des regards curieux vers ce monde inconnu où leur esprit rêveur pressent des clartés nouvelles. Les ambassadeurs étrangers qu’à diverses reprises les empereurs admirent à la cour de Pe-king ont toujours eu à se louer des mandarins tartares, à se plaindre au contraire des mandarins chinois. Ce contraste a frappé tous les diplomates, tous les officiers que les traités de Nan-king et de Wam-poa ont mis en rapport avec les autorités chinoises. On serait donc tenté de regretter que l’élément indigène ait continué à prédominer dans le Céleste Empire en dépit d’une double conquête. L’invasion des barbares infusa un sang plus généreux dans les veines appauvries de la société romaine : rien de semblable ne s’est passé en Chine. Les Mantchoux se sont humiliés devant une civilisation dont ils étaient depuis long-temps tributaires ; ils se sont faits les disciples du peuple vaincu et ont aspiré à la gloire des lettrés. Leur esprit, naturellement plus vif, plus enclin au progrès que celui des Chinois, a dû subir le joug d’une routine prétentieuse. Je ne sais à quels signes la Chine pourrait s’apercevoir que ce sont des Tartares qui la gouvernent, et par quel manque de déférence envers des préjugés séculaires les souverains mantchoux auraient mérité que les oulémas de l’extrême Orient évoquassent le souvenir des Ming ou rêvassent l’établissement d’une dynastie nationale. Les Taï-thsing ont donné, dans l’espace de deux siècles, sept souverains à l’empire[16], et chaque règne a vu les conquérans se fondre davantage dans la masse du peuple chinois. Le taou-tai Lin et le vice-roi Ki-ing sont des types qui s’effacent insensiblement, et dont la politique du nouvel empereur désavoue les tendances.

Les Mongols étaient des conquérans plus farouches que les Tartares orientaux. Leur passage en Chine ne fut qu’une occupation militaire. Ils vécurent d’abord dans des camps entourés de leurs coursiers et de leurs bestiaux ; puis, gagnés par les raffinemens de la vie chinoise, ils ployèrent leurs tentes et vinrent s’établir dans les villes au milieu d’un peuple cauteleux et habile en trahisons. Des révoltes soudaines les surprirent endormis dans une imprudente confiance. Sur quelques points, ils opposèrent aux rebelles une résistance désespérée ; mais lorsqu’en 1352 le fondateur d’une nouvelle dynastie, sorti d’un couvent de bonzes, se fut joint aux insurgés et eut franchi le Yang-tse-kiang, la cause des Mongols put être considérée comme perdue. Cinq années plus tard, se voyant sur le point d’être investi dans sa capitale, l’empereur Chun-ti prenait avec les débris de ses armées le chemin du nord, et les petits-fils de Genghis-khan s’abritaient de nouveau sous les tentes de feutre.

Ning-po, qui avait partagé avec. Hang-tchou-fou les bienfaits de la dynastie des Soung, ne pouvait supporter qu’impatiemment le joug de la dynastie mongole. Cette ville fut des premières à lever l’étendard de la révolte. Les conquérans tombèrent sous le glaive des rebelles ou rachetèrent leur vie au prix de leur liberté. On prétend qu’à dater de ce jour les descendans de ces fiers Tartares formèrent dans Ning-po une caste inférieure à laquelle le Chinois le plus pauvre eût refusé de mêler son sang. C’est à cette caste proscrite qu’appartenaient, dit-on, les coulis qui, depuis huit heures du matin, emportaient nos chaises d’un bout de la ville à l’autre. J’ignore si les parias de Ning-po ont gardé la mémoire de leur origine, mais j’avoue que les souvenirs de Koubilaï-khan et du grand général Pe-yen[17] traversèrent plus d’une fois ma pensée pendant que je hâtais la marche de mes porteurs. Pour venger ces Mongols de l’humiliation à laquelle ils sont descendus, j’aimais à me figurer leurs pères entrant, quelques siècles auparavant, dans les murs de Ning-po, la molle et voluptueuse cité, leur arc à la main, leurs flèches sur l’épaule, et foulant d’un pied barbare tout ce luxe efféminé des Chinois. Ce sont aussi des femmes mongoles, ces discrètes messagères qui à Ning-po se chargent d’appareiller les deux sexes et de former des unions sortables. Vous les rencontrez dans chaque rue courant d’un pas furtif à leurs graves affaires et portant sous le bras, pour signe distinctif, cette enseigne qui fait battre le cœur de toutes les jeunes filles à marier : un petit paquet bleu et blanc.

La chapelle catholique ne nous revif qu’au coucher du soleil. Pendant trois jours, nous nous dévouâmes à étudier les grandeurs et les misères de Ning-po. Les deux ou trois rues qui font l’orgueil de cette ville chinoise ne suffisent point pour lui mériter un rang à part entre les cités du Céleste Empire. À quelques pas de ces larges chaussées où la foule circule comme un fleuve dans un lit profond, on retrouve les ruelles tortueuses de Shang-hai et les cloaques qu’on croyait avoir fuis pour toujours. On s’irrite alors, on en veut à Ning-po de l’admiration que sa fausse splendeur a surprise, et l’on croit reconnaître dans ses rues un peuple plus hâve et plus scrofuleux, sur la façade et le seuil de ses maisons plus de traces de négligence et de souillures. Comment se défendrait-on en effet d’un sentiment de colère et de dégoût quand de hideux bourbiers encombrent les carrefours, quand l’engrais destiné à féconder les campagnes vous poursuit en tous lieux de ses miasmes infects, lorsque, — singulier outrage à la décence publique, — on peut rencontrer, non point dans les plus secrets replis des faubourgs, mais au milieu même de la ville, des fumeurs éhontés qui, perchés à la suite l’un de l’autre sur un long bâton scellé dans deux murs parallèles, offrent aux regards des passans un spectacle que je n’oserais décrire ? Tels sont les ignobles points de vue ménagés au voyageur par les soins de l’édilité chinoise. Il n’est certes pas besoin d’être Anglais pour s’échauffer la bile en présence de pareilles horreurs, et pour déclarer avec une légitime indignation que rien au monde ne saurait être plus shocking !

Il est certains côtés par lesquels se laisse aisément séduire l’étranger qui observe et juge : la corruption peut avoir son élégance, et la grace dans le vice a souvent désarmé la rigueur des censeurs les plus austères ; mais le peuple chinois, celui du moins qui habite les villes, n’a rien qui puisse excuser à nos yeux ses faiblesses. Il n’est point de race au monde dont les habitudes semblent plus sordides, dont les instincts aient été plus ravalés par la misère. Si nous avions pu croire un instant que le travail suffisait pour moraliser un peuple, l’aspect de cette immense agglomération d’hommes tout occupée à gagner sa subsistance nous aurait bientôt désabusés. Trois jours d’une exploration minutieuse nous confirmèrent d’ailleurs à Ning-po dans l’opinion que nous avions déjà emportée de Shang-hai. Nous comprîmes que c’était dans les provinces septentrionales de la Chine qu’il fallait étudier l’avenir désastreux qui attend cette population exubérante, si elle continue à repousser la main que lui tend l’Europe, si elle s’obstine à rester confinée, comme Ugolin dans sa tour, entre l’océan et la grande muraille. À Canton, la clémence des saisons adoucit les traits du tableau ; mais à Ning-po l’indigence dans la fange, la misère qui grelotte, la pauvreté qui rassemble ses haillons, provoquent douloureusement la pitié et font pressentir de cruelles souffrances. Lorsque sur les côtes de l’Asie Mineure, dans les champs où fut Troie, dans la plaine marécageuse d’Éphèse, ou près du promontoire que couronnaient les temples de Gnide, on rencontre des fûts brisés, des chapiteaux épars et quelque pâtre errant avec ses chèvres au milieu des ruines, lorsqu’on évoque par la pensée les races disparues qui peuplaient jadis ces déserts, on se sent moins attristé peut-être, moins frappé du néant des choses humaines qu’à la vue de ce peuple pour lequel la paix est un fléau, les unions fécondes un nouveau gage de famine, et qui se dévorerait un jour, si les nations qu’il méprise ne devaient le sauver de lui-même.


III

Nous connaissions la ville de Ning-po autant que nous la voulions connaître ; nous étions impatiens de chercher dans les campagnes baignées par le Yung-kiang de moins tristes spectacles. M. Sullivan voulut bien mettre encore une fois à notre disposition l’arche qui nous avait, par une nuit affreuse, déposés sur les rives de ce fleuve, et nous prîmes le parti de nous diriger vers des lacs, vers des temples dont on nous avait souvent entretenus, et qu’avait visités, lors de son passage à Ning-po, M. de Lagrené. Cependant, avant de nous mettre en route, il fallait assister an banquet officiel qu’avaient préparé les lazaristes et que devait présider M. Danicourt. Mgr Lavaissière avait refusé, malgré nos instances, de se montrer à cette fête. Il voulait que son existence fût un secret pour tous les mandarins du Che-kiang. Cet apôtre zélé craignait trop d’être entravé dans ses courses évangéliques pour consentir à s’asseoir à la même table que les autorités de Ning-po.

Le 20 février, à six heures du soir, nous vîmes arriver dans la cour de la chapelle catholique le mandarin Chan-lou, général de terre et de mer, commandant les forces militaires dans la province du Che-kiang, mandarin de première classe, au bouton rouge. Un officier d’ordonnance accompagnait ce général tartare, auquel une indisposition du gouverneur de Ning-po laissait en ce jour le premier rang. Le lieutenant-gouverneur Hieun-lin, mandarin de quatrième classe, au bouton bleu opaque, intendant et collecteur des grains dans les trois départemens de Ning-po-fou, Tchao-hiun-fou et Taï-tcheou-fou, — le préfet de Ning-po, le mandarin Tchen-taï-laï, également décoré du bouton bleu opaque, — le sous-préfet du district, Ning-tchin-kiang, — le magistrat de la ville, Wang-pi-hié, tous deux mandarins de cinquième classe, au bouton de cristal, suivirent de près le général et son officier d’ordonnance. Ils vinrent représenter l’élément chinois à côté de l’élément mantchou, l’autorité civile à côté de l’autorité militaire. Si notre curiosité n’eût été déjà émoussée par notre long séjour à Shang-hai, nous eussions trouvé dans la réunion de tous ces mandarins une excellente occasion d’étudier le personnel administratif d’une province chinoise ; mais le souvenir de Lin-kouei nuisait au général Chan-lou, et la politesse affectée, le sourire cauteleux de nos autres convives, nous inspiraient une impatience que l’attrait de la nouveauté ne se chargeait plus de combattre. Le dîner, qui avait coûté tant de soins et occasionné tant de frais à nos hôtes, fut donc triste et maussade : les mandarins ne se trouvaient point à l’aise sous ce toit qui abritait les autels et les ministres du maître du ciel[18]. Toutes leurs démonstrations obséquieuses ne suffisaient pas à dissimuler la contrainte morale à laquelle ils avaient obéi en dérogeant pour un jour à des préjugés invétérés. Quant à nous, nous étions fatigués de singer les habitudes chinoises. Plus d’une fois déjà, nous avions agité la question de savoir s’il ne valait pas mieux laisser à l’intelligence des sujets du Céleste Empire le soin d’étudier et de comprendre nos rites européens que de nous exposer constamment à quelque gaucherie par une imitation servile de coutumes étrangères. Français et Chinois, nous vîmes avec un égal plaisir la fin de ce repas, et, lorsque les mandarins témoignèrent l’intention de se retirer, nous rassemblâmes nos forces pour un dernier tchin-tchin, accompagné d’un sincère et cordial : Dieu vous conduise !

Rendus à nous-mêmes, nous songeâmes à exécuter sans plus tarder notre grand projet. Il était dix heures du soir, la pluie tombait par torrens ; mais la barque du consul anglais se trouvait dans le canal sur lequel nous devions nous embarquer. Un plan incliné rachetait, à défaut d’écluse, la différence de niveau qui existait entre ce canal et le fleuve, et notre barque, cédant à l’effort de deux cabestans, avait à l’avance accompli cette ascension périlleuse. Nous étions destinés, pendant notre séjour à Ning-po, à voyager au milieu des ténèbres. Nous partîmes, au nombre de cinq, de la chapelle catholique, emportant les vœux de nos compagnons et les instructions des bons missionnaires. Nos chaises nous transportèrent sur la berge du canal, et c’est là que nous fûmes reçus par les bateliers de M. Sullivan. À la première tentative que nous fîmes pour exposer au patron notre plan de campagne, ce Palinure chinois s’empressa de nous épargner un soin inutile. Mi sabi, mi sabi, nous dit-il d’un ton magistral. Il ne nous restait plus qu’à dormir ; c’est ce que nous fîmes jusqu’au jour. Quelques minutes avant le lever du soleil, nous sortîmes de nos chambres et vînmes nous établir sur le toit de la gondole, que nous avions senti glisser doucement toute la nuit, pour étudier du haut de cet observatoire la topographie du pays. Notre barque voguait sur un large canal creusé au milieu de fertiles rizières. Une immense plaine s’étendait à perte de vue derrière nous et venait mourir au pied d’une longue chaîne de montagnes, vers laquelle nous avancions rapidement. Des canaux semblables à celui qui portait notre fortune sillonnaient de tous côtés ce terrain d’alluvion et formaient autour de nous comme un réseau inextricable. Des plongeons, des poules d’eau cinglaient sans méfiance à portée de nos fusils. L’étourneau chinois ou la pie bleue de Ning-po passaient avec leur vol saccadé au-dessus de nos têtes. La pluie avait cessé, mais les nuages enveloppaient encore le sommet des montagnes, et un dais de vapeurs se traînait lourdement dans le ciel. Ce paysage, qu’un rayon de soleil eût égayé, avait alors quelque chose de sombre et de mélancolique. Une chaîne de montagnes se dressait comme un mur devant la proue de notre bateau, et bornait tristement l’horizon. De quelle façon nos bateliers s’y prendraient pour tourner cet obstacle, c’était ce que nous nous demandions depuis quelques minutes sans pouvoir trouver à cette question une réponse satisfaisante. Le canal cependant se rétrécissait peu à peu ; ce large cours d’eau sur lequel vingt barques comme la nôtre auraient pu passer de front allait bientôt se transformer en fossé. Notre perplexité augmenta quand nous vîmes un village se dessiner devant nous et des maisons s’élever en travers de notre route. Encore quelques coups d’aviron, et nos doutes cessèrent il n’y avait plus de canal. Notre barque s’était engagée dans une impasse, et si nous devions arriver à des lacs, ce n’était point par cette voie que nous y pouvions parvenir. Nos bateliers avaient sauté à terre, nous laissant dans ce détroit sans issue ; nous rappelâmes ces serviteurs discourtois et entrâmes en explications. « Vous êtes arrivés, » disaient-ils. Mais où donc étaient les lacs, les temples qui nous étaient promis ? Où étaient les points de vue dont on nous avait parlé, les bonzes qui devaient nous recevoir ? « Misérables ! vous avez abusé de notre confiance, vous vous êtes joués de notre sommeil ! Nous devrions vous livrer au tché-s-hien !… Avisons plutôt à un prompt remède. Que faut-il faire pour rentrer dans le droit sentier ? Par quel circuit peut-on retrouver le chemin des lacs ? — Il faut d’abord retourner à Ning-po. — Ah ! perfides, voilà donc où devait aboutir votre outrecuidance ! » Ici les avis se partagèrent : quelques-uns d’entre nous voulaient bien retourner à Ning-po, mais pour y rester ; d’autres étaient décidés à pousser jusqu’au bout l’entreprise et avaient dans leur ferveur adopté la devise des soldats de marine anglais : Per mare, per terram. Il faut qu’on sache que dans tous les villages chinois les voyageurs peuvent requérir, moyennant salaire, des chaises et des porteurs, comme on requiert chez les maîtres de poste européens des chevaux et une voiture. Il y a des limites cependant à l’exercice de ce droit : tel village entretient deux ou trois chaises, tel autre ne doit en fournir qu’une. On avait proposé de prendre des chaises qui nous feraient franchir en moins de deux heures la montagne, si escarpée qu’elle pût être : derrière cet obstacle se cachaient, disait-on, les lacs et les temples que nous poursuivions ; mais nous étions cinq, et le maire du village, le ti-pao, n’avait que deux chaises à nous offrir. Il fallut donc renoncer à ce beau projet. En ce moment, une épouvantable averse vint fondre sur notre troupe infortunée et mit un terme à nos indécisions. Il fut arrêté d’un commun accord que, puisque le ciel conspirait aussi contre nous, nous retournerions à Ning-po, pour reprendre dès le lendemain le chemin de la Bayonnaise. Puisque c’était ainsi que devait se terminer notre voyage, — o lame and impotent conclusion ! — nous avions du temps devant nous : la brise nous ramènerait facilement à Ning-po avant le coucher du soleil, et nous pouvions parcourir le village qui avait arrêté notre essor.

Pendant les trois années que nous avons passées sur les côtes du Céleste Empire, nos courses dans la campagne ont toujours eu le don de nous réconcilier avec les Chinois. Ces bons villageois qui nous accueillaient avec un sourire, et dont l’humble demeure semblait l’asile, sinon d’un grand luxe, au moins d’un modeste bien-être, qu’avaient-ils de commun avec la foule cupide et misérable qui se pressait dans les rues de Ning-po ? Nous ne pouvions toutefois oublier que la province du Che-kiang, grace à sa fertilité admirable et aux débouchés que lui offrent de toutes parts ses fleuves et ses canaux, n’est qu’une heureuse exception dans l’empire. Ce petit coin de la Chine, entrevu à la dérobée, ne pouvait donc prévaloir long-temps contre les impressions qu’avait laissées dans notre esprit le récit des famines du Kiang-nan, du Su-tchuen et du Shan-tong, contre les assertions des hommes dont le dévouement avait sondé toutes les corruptions et toutes les infamies de cette société païenne.

Le village au milieu duquel nous errions n’avait point de rues régulières : c’était un groupe de cinquante ou soixante maisons jetées çà et là, entrecoupées de jardins et de rizières. Le fusil sur l’épaule, nous poursuivions de malheureux oiseaux jusque sur les faites de ces habitations rustiques, et nous nous laissions conduire par le vol capricieux de nos innocentes victimes. C’est ainsi que nous arrivâmes à l’entrée d’une vaste grange dont une longue table occupait toute l’étendue. Quelques pièces froides et des bols de riz posés sur la table expliquaient la présence de la foule rassemblée dans cette salle lugubre, qui ne recevait de jour que par la porte, et dans laquelle la brise s’engouffrait en gémissant. Chacun des convives avait la tête ceinte d’un linge blanc ; quelques-uns même n’avaient pour tout vêtement qu’un sarrau de toile grossière qui les enveloppait comme un linceul. Nous étions trop familiarisés déjà avec les coutumes chinoises pour ne pas reconnaître à ces signes les apprêts d’un repas funèbre. Un jeune homme que son deuil rigoureux nous signalait comme un des proches parens du défunt, — son fils ou son petit-fils peut-être, — s’avança vers nous, pendant que nous nous tenions respectueusement à la porte, et d’un air doux et bienveillant, sans embarras comme sans insistance, nous invita par un geste plein de grace à prendre part à ce triste banquet. Cette offre hospitalière avait de quoi nous surprendre ; elle s’alliait mal avec les sentimens hostiles que notre séjour à Canton nous avait habitués à prêter aux Chinois vis-à-vis des barbares. Nous allions peut-être accepter, mais un honnête scrupule nous retint : nous craignîmes de troubler par notre présence l’accomplissement de ce rite pieux qui, sous une forme étrange, n’en était pas moins un suprême hommage rendu par les vivans à la mémoire des morts.

Les institutions littéraires tiennent sans doute une grande place dans l’organisation de la société chinoise ; mais le principe essentiel de cette société, ce n’est pas le culte de la science, c’est celui des traditions. Depuis des siècles, les habitans du Céleste Empire se transmettent avec la vie les mêmes idées et le même flambeau. Il devait en être ainsi sous un gouvernement qui cherchait son point d’appui dans la constitution de la famille, et qui prenait pour base du pouvoir souverain l’autorité paternelle. « En Chine, nous répétaient souvent les missionnaires que nous interrogions, le père est aux yeux de ses enfans comme un dieu domestique. Non-seulement on obéit avec ponctualité à ses ordres, mais on vénère jusqu’à ses caprices. » Ces habitudes de soumission précoce ne font point des générations révolutionnaires ; aussi les Chinois ont-ils joui des bienfaits de la paix avec plus de constance qu’aucun autre peuple. À défaut du sentiment religieux, le respect filial, élevé à la hauteur d’une institution politique, est devenu le lien de cette immense monarchie. Pour recueillir des sujets paisibles, le gouvernement chinois a voulu donner à chaque père de famille des enfans dociles et respectueux. À l’élan de la nature il a substitué ce qu’on pourrait appeler un sentiment légal. L’accomplissement du plus saint, mais aussi du plus doux des devoirs, s’est trouvé placé par les législateurs du Céleste Empire sous la surveillance de la police. Ceci n’est point une exagération : de hauts fonctionnaires ont été dégradés pour un deuil négligent, et chaque jour vous verriez, si vous fréquentiez les prétoires, des jeunes gens qu’un père offensé vient traduire devant le magistrat du district. Cette vénération dont le chef de l’état a pris soin d’entourer le chef de la famille, il a voulu qu’elle le suivît jusque dans la tombe. Les rites des funérailles étaient fixés par le Tcheou-li[19] plusieurs siècles avant Confucius ; le bouddhisme n’a fait qu’y joindre ses pratiques superstitieuses. Les Chinois n’ont point, on le sait, l’habitude de creuser très profondément les idées qu’ils acceptent, et les cérémonies funèbres dont les Européens sont journellement témoins à Canton ne sont qu’un mélange incohérent de superstitions incomprises qui se sont accommodées complaisamment aux anciennes coutumes de l’empire.

De nos jours, dès qu’un Chinois est sur le point d’expirer, on lui met dans la bouche une pièce d’argent, et on s’empresse de lui boucher le nez et les oreilles. À peine est-il mort, qu’un trou pratiqué au toit ouvre une issue aux ames, car, s’il faut en croire les bonzes, chaque homme en a trois, qui viennent de se séparer de leur enveloppe terrestre. Le fils aîné se rend à la source la plus proche, y puise de l’eau, qu’au prix de maint lingot de papier il achète de je ne sais quel génie infernal, — eau sacrée qui doit seule laver le corps et la figure du défunt. Les bonzes cependant ont eu le temps d’accourir avec leurs tamtams et leurs cymbales. Ils rédigent et consacrent la tablette de l’ame c’est ici l’un des mystères les plus compliqués de la religion bouddhique. Dans cette tablette, où le ciseau du menuisier a creusé une laconique épitaphe, résidera une des ames qui viennent de s’envoler. Une autre ame habitera le monde des esprits ; une troisième ira, pour mettre d’accord le dogme de la transmigration et les prescriptions du Tcheou-li, habiter un nouveau corps. Pendant trois fois vingt-quatre heures, ces bonzes assourdissent le voisinage de leurs lamentations et de leurs concerts. Le jour des obsèques est enfin arrivé ; la nécromancie a désigné le lieu favorable à la sépulture. Le mort, revêtu de ses plus beaux habits, est déposé au fond de son cercueil. C’est encore un prêtre de Bouddha qui conduit le défunt à sa dernière demeure. Il s’avance en tête du cortége funèbre, récitant des prières, semant sur la route des lingots de papier pour apaiser les mauvais génies, frappant l’un contre l’autre deux bassins de cuivre pour les effrayer. Quatre hommes portent sur un brancard l’épitaphe du défunt ; le corps vient ensuite, et derrière ces restes inanimés marche un autre bonze ceint d’une écharpe rouge. Au moment où le cercueil est descendu dans la fosse, des boîtes d’artifices et de nombreux pétards le saluent d’un dernier adieu. La tablette de l’ame reprend alors le chemin de la maison mortuaire, et la famille compte un ancêtre de plus.

Pendant vingt-sept lunes, les enfans du défunt ne quitteront point les vêtemens de deuil ; mais, le jour même des obsèques, on les verra s’asseoir avec insouciance à la table où l’usage rassemble autour des mets divers dont l’ame du mort a savouré les prémices tous les amis accourus le matin à l’appel d’une famille en pleurs. La douleur officielle fera trêve à ses cris pour présider à ce repas funèbre ; le rite est accompli, et les regrets sont apaisés. Les Chinois, il faut bien le reconnaître, ne sont qu’imparfaitement doués des qualités du cœur ; la plupart de leurs vertus sociales ne sont que des liens égoïstes. Leur sensibilité s’éveille à la naissance d’un fils, futur appui de leur vieillesse, gardien du tombeau paternel et de la tablette des ancêtres ; mais lorsque, par une amère ironie, c’est une fille que le ciel envoie à leurs voeux, ils n’hésiteront point, si la misère les y excite, à sacrifier ce funeste présent, à jeter dans le fleuve cet enfant inutile pour s’épargner la peine de le nourrir. Des mandarins se sont élevés avec indignation contre cette barbare coutume. « Les filles, disent-ils, appartiennent aussi bien que les enfans mâles à l’harmonie qu’ont instituée les deux grandes puissances, le ciel et la terre. Noyer sa fille parce que l’on est pauvre, ou parce que, désireux d’avoir un fils, on craint que l’allaitement ne retarde une seconde grossesse, c’est marcher dans une voie pernicieuse, c’est agir contre toute moralité et toute civilisation. » Les juges ont beau menacer d’un châtiment sévère les parens qui voudront s’abstenir de remplir les devoirs de la vie : l’infanticide est un des droits de cette société païenne où l’autorité paternelle s’est, comme les autres despotismes, enivrée de sa puissance. Fût-il vrai, ainsi que l’ont affirmé certains voyageurs, que l’Europe immole plus d’enfans nouveau-nés que le Céleste Empire, il n’en resterait pas moins entre les deux civilisations une distinction profonde : chez nous, c’est la plupart du temps la pudeur et l’honneur égarés qui commettent le crime ; c’est un sordide calcul, un froid raisonnement qui conduit en Chine le bras de parens dénaturés.

Pendant que le cours de ces réflexions ramenait sur nos lèvres l’anathème, et que nous nous sentions prêts à maudire de nouveau une civilisation qui, semblable aux feux tournans allumés sur nos côtes, nous présentait sans cesse, après une face obscure, un de ses côtés éclairés, le moment était venu de reprendre le chemin de Ning-po. Le vent, après un dernier grain, s’était fixé au nord-est, le ciel s’était éclairci, et notre barque descendait gaiement le canal dont les rives s’animaient d’une foule plus active à mesure que nous approchions de la ville. Des bateaux chargés de nombreux passagers croisaient notre route ou voguaient de conserve avec nous ; les nus déployaient une large voile de nattes, les autres étaient traînés par les matelots qui marchaient près du bord, attelés à la file comme les chevaux d’un bac. Des arcs de triomphe, formés par une architrave reposant sur deux piliers de granit, décoraient de distance en distance ce chemin de halage : honneur accordé, suivant le texte des inscriptions, au parfum virginal de la chasteté ou à l’agréable odeur de cent ans. Le crépuscule commençait à peine quand nous arrivâmes à Ning-po. Notre brusque retour ne laissa point de surprendre les missionnaires, qui nous avaient crus partis pour un voyage de plusieurs jours. Nous ne pouvions songer à tenter une nouvelle campagne dans les plaines du Che-kiang ; nos instans étaient trop comptés pour cela. Dès le lendemain, nous chargeâmes deux énormes bateaux de toutes nos emplettes, et, prenant congé des hôtes généreux qui nous avaient si gracieusement livré leur demeure, nous regagnâmes avec une secrète satisfaction la corvette que nous avions quittée depuis cinq jours.

Pour redescendre le fleuve, il fallait épier le moment où le vent et la marée viendraient seconder une manœuvre qui pouvait nous exposer encore à plus d’un échouage. Cet heureux concours de circonstances ne se fit point attendre. Le jour même qui suivit notre retour à bord de la Bayonnaise, les vents passèrent au sud. Nous levâmes à l’instant une de nos ancres, et, vers neuf heures du matin, nous nous tînmes prêts à border nos huniers. La marée montante gonflait lentement les eaux du fleuve, la brise fraîchissait ; encore quelques minutes, et nous pourrions appareiller. Tout à coup du village près duquel nous étions mouillés accourt sur le bord du fleuve une foule agitée de transports frénétiques. Des gongs, des cymbales, des trompettes déchirent l’air de leurs vibrations lugubres : les murs de Jéricho n’y résisteraient pas. Que se passe-t-il donc ? quel ennemi s’agit-il d’épouvanter ou de combattre ? — Eh ! ne voyez-vous pas le soleil qui pâlit et ce disque à demi rongé que le dragon céleste dévore ? — Oui, vous avez raison, une lueur blafarde a remplacé l’éclat du jour ; une large échancrure s’étend peu à peu sur l’astre sanglant dont les rayons s’éteignent l’un après l’autre. Ne vous découragez pas, braves Chinois ; sauvez l’astre qui éclaire les fils de Sem comme les fils de Japhet : le monde entier vous tiendra compte de cet important service. Et l’empereur Tao-kouang dans son palais, que va-t-il dire ? Quel avertissement pour le fils du ciel, pour l’unique gouverneur de la terre ! En haut, les astres perdent leur lumière ; en bas, la misère afflige le peuple. Quel empereur sincère ne reconnaîtrait à ces signes son peu de vertu ? Le dragon cependant ne lâche pas sa proie : du globe qui rayonnait tout à l’heure au sein de l’espace, il ne reste plus qu’un anneau lumineux qu’un dernier effort va faire disparaître… O terre abandonnée ! ô malheureux univers ! mais, que dis-je ? le jour renaît ; le soleil échappe aux étreintes du monstre ? Oui, le disque s’est agrandi, les feux de l’astre se sont rallumés ; victoire ! le soleil vit encore, et ce sont les Chinois qui l’ont sauvé ! Puisque les clartés célestes nous sont rendues, il ne nous reste qu’à marcher en avant ; aussi bien, qui sait si quelque astrologue malveillant ne pourrait pas nous impliquer dans cette affaire et nous représenter comme complices de l’attentat dont le flambeau du monde a failli être victime ? Nous levons notre ancre, et nos voiles nous entraînent. Au premier coude du fleuve, le courant nous prend en travers et nous jette sur la rive droite ; malgré cet échouage, deux heures après avoir appareillé, nous sommes devant Chin-haë.

Arrivés sous les murs de cette ville, nous laissâmes encore une fois tomber l’ancre. Il avait été convenu que M. Forth-Rouen viendrait nous rejoindre dans la soirée, et que nous sortirions du fleuve le lendemain. C’était, on s’en souvient, pour visiter une pagode célèbre que nous nous étions embarqués sur les canaux de Ning-po ; la fatalité qui s’attache quelquefois aux pas des voyageurs avait fait échouer ce pèlerinage : nous voulûmes prendre notre revanche à Chin-haë. La dévotion des marins du Fo-kien et la libéralité des empereurs ont doté cette ville maritime de plusieurs édifices religieux. Une pagode occupe le sommet de la péninsule escarpée qui domine l’embouchure du fleuve. Un autre temple est bâti sur l’isthme qui relie cette péninsule à la ville. Nous prîmes, sans que personne songeât à contrarier nos desseins, admirer à loisir ces divinités étranges auxquelles le sculpteur, poursuivant un hideux idéal, a donné de petits yeux à fleur de tête, un nez épaté, un gros ventre et de longues oreilles. Ni bonze ni gardien ne se trouvait là pour défendre ces pieux simulacres. Assise au fond du sanctuaire, l’idole de bois doré n’avait pour protecteurs qu’une foule de génies subalternes, monstrueux blocs de laque rouge dont les grimaces formidables avaient paru suffisantes pour épouvanter les profanes.

Les marins doivent à leurs longs voyages une certaine tolérance philosophique qui les porte à respecter les préjugés des autres peuples ; ces citoyens de l’univers ont des égards pour les magots de tous les pays. Nous traitâmes donc ces affreux poussahs avec autant de considération que nous en eussions témoigné à la Minerve de Phidias ou au Jupiter olympien. Cependant, par je ne sais quelle offense involontaire, nous dûmes provoquer le courroux de quelques-uns de ces génies irritables. Fut-ce au dieu des nuées, Kuei-iun-xam, à la reine du ciel, Tien-haou, ou au protecteur de la ville, Ching-wang, que nous fûmes redevables des contrariétés qui, après ce fatal pèlerinage, vinrent nous assaillir ? Je l’ignore et ne chercherai point à le savoir ; mais le fait est certain : c’est au moment même où, franchissant la porte du temple, nous allions descendre par un gigantesque escalier de granit vers la plage, que le vent de sud changea brusquement, et dans un tourbillon soudain vint à souffler du nord-est. Quand nos passagers arrivèrent à bord de la corvette, il n’y avait plus moyen de songer à sortir du fleuve. Pendant huit jours, nous fîmes des efforts désespérés pour tenter un appareillage ; la brise nous retint impitoyablement au port. Nous étions littéralement pris dans une souricière. La configuration du chenal que suit à son embouchure le cours de la Ta-hea ne nous laissait le choix qu’entre deux partis : nous faire remorquer par nos embarcations, s’il survenait un instant de calme, ou attendre un vent favorable. Ce dernier parti eût été le plus sage ; il nous eût épargné bien des fatigues inutiles. Ce n’était point malheureusement celui que nous conseillait notre impatience. Chaque matin, à la moindre variation de la brise, nous concevions un fol espoir, et nous nous remettions en route traînant notre chaîne comme un forçat échappé. Nous lancions devant nous un canot comme ballon d’essai, et, quand l’insuccès de ses manœuvres nous avait convaincus de l’inutile danger d’une tentative qui ne nous sauverait pas d’une odieuse prison, nous retournions, mornes et résignés, au poste que nous avions quitté le matin. Ce fut un des épisodes les plus irritans de notre campagne. Le cabestan de la Bayonnaise ne connaissait plus de relâche ; ce n’était que manœuvres de jour et de nuit, qu’imprécations contre la mousson. Enfin la colère des dieux eut un terme. Le 5 mars, au moment où le soleil se leva, la mer était calme et unie comme une glace ; aucun souffle n’agitait l’air. Nous saisîmes cette occasion aux cheveux. Dès que le courant de flot eut cessé, nos canots nous remorquèrent avec une ardeur et un enthousiasme qui nous firent bientôt dépasser la roche du Sésostris. En cet instant, une légère brise de sud-est commençait à rider la surface du fleuve ; nos voiles étaient déjà établies, et le premier souffle qui parvint jusqu’à nous les trouva orientées. La Bayonnaise s’inclina doucement, et, se sentant désormais sûre de sa manœuvre, se vit portée sans crainte vers les récifs de la Némésis. La marée commençait à nous seconder ; un sillage plus rapide nous permettait de mieux serrer le vent. Nous n’eûmes pas besoin de virer de bord. En quelques minutes, les têtes de roches qui veillaient, noirâtres et menaçantes, à l’entrée de la passe se trouvèrent dépassées. Nous étions hors de la Ta-hea.


IV

Lorsque la brise de nord-est nous retenait dans la Ta-hea, nous avions plus d’une fois juré que, le jour même où nous sortirions de ce fleuve infernal, nous ferions directement voile pour Macao ; mais à peine la mer libre se montra-t-elle devant nous, que nous oubliâmes et notre long dépit et nos nombreux sermons. Ce fut pour ainsi dire sans y songer que nous revînmes à nos premiers projets. Nous n’étions qu’à dix-huit milles de la grande île de Chou-san, et, bien que le vent soufflât directement du point que nous voulions atteindre, la marée, dont la vitesse dans tous les canaux de cet archipel est d’au moins trois ou quatre nœuds à l’heure, pouvait facilement nous conduire avant la nuit au mouillage de Ting-haë. Toutefois, pour arriver jusque-là, nous avions un labyrinthe dangereux à parcourir : il fallait donc se tenir prêt à manœuvrer avec autant de rapidité que de précision, et notre premier soin devait être de nous débarrasser de l’escadrille que nous traînions après nous depuis notre départ.

Pour procéder plus aisément à cette opération, nous mouillâmes pendant un quart d’heure sous l’île Kin-tang. Après avoir embarqué à bord de la corvette ou hissé sur leurs arcs-boutans extérieurs notre chaloupe et nos cinq canots, nous fîmes route de nouveau vers le sud. La marée était alors dans toute sa force. La pointe méridionale de l’île Kin-tang fut bientôt doublée, l’écueil de Just-in-the-Way dépassé, et, vers quatre heures du soir, emportés par le courant bien plus encore que par la brise, nous donnâmes entre les îles Bell et Towerhil[20]. Après avoir franchi ce passage, nous crûmes ne pouvoir mieux faire que de jeter l’ancre au milieu du canal de Tea-island, remettant au lendemain la recherche d’un meilleur mouillage. Le lendemain en effet, dès le point du jour, nous fîmes explorer par un de nos canots le fond de la baie, et nous vînmes occuper, à quelques encâblures de la côte, le poste qu’avait choisi en 1841, pour canonner les batteries de Ting-haë, la flotte de l’amiral Parker.

L’île de Chou-san, que l’on considère avec raison comme la clé du Yang-tse-kiang, a été deux fois conquise par les Anglais. Au mois de juillet 1840, le commodore sir Gordon Bremer se porta sur cette île, où les Chinois ne s’attendaient guère à une pareille attaque. Le vaisseau le Wellesley vint mouiller dans le port intérieur à portée de canon des quais de Ting-haë, foudroya les jonques de guerre qui adent paru prendre une attitude agressive, et fit débarquer, sous la protection de ses batteries, des troupes qui entrèrent sans coup férir dans une ville abandonnée. Lorsqu’au mois de janvier 1841 l’astucieux Ki-shan eut obtenu des Anglais la restitution de Chou-san, le premier soin des Chinois fut de mettre en état de défense une île dont la perte avait douloureusement affecté l’empereur Tao-kouang. Une fonderie de canons fut organisée à Ning-po, et bientôt une artillerie aussi formidable qu’avait pu la faire une grossière imitation des procédés européens fut transportée par de nombreuses jonques à Ting-haë[21]. Les Anglais, à la reprise des hostilités, songèrent encore une fois à s’emparer d’une île qui sera toujours, sur les côtes du Céleste Empire, l’inévitable pivot de toute expédition maritime : ils trouvèrent les Chinois sur leurs gardes ; mais il faut avoir vu les naïves dispositions par lesquelles les mandarins de Chou-san s’étaient promis de décourager ou d’anéantir les barbares pour apprécier toute la puérilité d’une stratégie qui, malgré tant de sanglantes leçons, ne semble point encore avoir pris la guerre au sérieux.

Nous avons étudié avec intérêt ce fameux champ de bataille, théâtre de la victoire la plus décisive et la moins disputée. La ville de Ting-haë est éloignée d’un kilomètre de la mer. Les murailles qui l’entourent sont peu élevées ; elles n’ont jamais été destinées à porter de l’artillerie. Da côté du nord-ouest, la ville, assise sur l’emplacement d’un marais desséché, est dominée par une chaîne de collines qu’embrasse en partie le mur d’enceinte. Un large canal serpente à travers la plaine, et introduit jusqu’au centre de Ting-haë les barques du Che-kiang. Une route pavée, luxe peu ordinaire aux cités chinoises, relie la ville au double rang de maisons dont se compose le faubourg maritime. De l’extrémité occidentale du faubourg jusqu’à la hauteur d’un îlot qui marque la limite du port et de la rade, bassins distincts, mais contius, auxquels les matelots anglais avaient donné les noms de Portsmouth et de Spithead, sur un espace de près d’un kilomètre, règne une large chaussée élevée de quelques pieds à peine au-dessus du niveau des hautes mers. Cette chaussée avait été garnie d’un parapet en terre battue, et formait une batterie rasante de cent cinquante ou deux cents pièces de canon, aux feux de laquelle les Chinois se flattaient qu’aucune escadre ne pourrait résister. Ce fut donc sans effroi que les mandarins de Chou-san apprirent que la flotte anglaise venait de reparaître, le 29 septembre 1841, à l’entrée de l’archipel. Les canons furent chargés jusqu’à la gueule, les joss-sticks[22] allumés, et l’on attendit les diables rouges de pied ferme ; mais, insigne lâcheté de ces fan-kouei ! pendant qu’on les attendait dans le port intérieur, ils jetaient l’ancre sur la rade. Tous les préparatifs de défense, ouvrage d’une année d’industrie et d’efforts, devenaient dès-lors inutiles. L’immense batterie de la plage, qu’on n’avait songé à flanquer ni d’un mur ni d’un tertre, se trouvait enfilée par les feux de l’escadre et prise à revers par une colonne anglaise ; une autre colonne escaladait les remparts sur un point entièrement dégarni de canons et de soldats. En moins d’une heure, les Anglais étaient maîtres de Ting-haë ; les mandarins étaient en fuite, les tigres se dépouillaient à la hâte de leur tunique au fier blason, pour rentrer dans la classe des non-combattans. Il n’y avait plus dans Chou-san ni chefs ni armée. Jamais on ne vit de déroute plus complète. On ne put cacher à la cour de Pe-king ce nouvel échec : les barbares avaient encore une fois vaincu, mais par ruse, par un vil détour que n’avait pu soupçonner la candeur des mandarins ; l’honneur de l’artillerie chinoise était intact.

De tous les gages de modération qu’ait donnés récemment à l’Europe une puissance long-temps signalée par sa politique envahissante, l’évacuation de Chou-san est assurément celui qui doit le plus surprendre. Les prétextes n’eussent point manqué aux Anglais pour retenir entre leurs mains cette position militaire dont une occupation prolongée leur avait permis d’apprécier tous les avantages ; mais déjà les économistes d’outre-Manche songeaient à substituer à l’emploi de la force brutale la puissance insinuante des doctrines du libre-échange. C’est donc moins peut-être l’honnêteté que la prudence de l’Angleterre qu’il faut admirer dans la loyale exécution du traité de Nan-king. En présence de l’unité politique qu’il avait trouvée si fortement constituée dans le Céleste Empire, le gouvernement britannique avait cru qu’il devait renoncer à tenter, sur les côtes de Chine, un démembrement pour lequel il n’eût point rencontré, comme dans l’Inde, le concours des rivalités indigènes. La conservation de Chou-san perdait une partie de son intérêt du moment qu’on cessait d’y rattacher l’espoir d’établir la domination anglaise dans les provinces maritimes. Il ne restait donc plus qu’une question commerciale ; les frais d’occupation furent placés en regard du chiffre des transactions, chiffre aussi insignifiant à Ting-haë qu’à Hong-kong, et l’abandon de Chou-san fut décidé. Depuis cette époque, les Anglais se sont souvent repentis d’une mesure qui les privait d’un puissant moyen d’action, et semblait livrer leurs intérêts commerciaux à la mauvaise foi du gouvernement de Pe-king. Nous les avons entendus comparer avec amertume cette île féconde, dont la superficie est d’au moins cent soixante milles carrés, au rocher stérile de Hong-kong, énumérer les avantages d’une possession qui dominait à la fois l’embouchure du Yang-tse-kiang et la route du Japon. Nous ne doutons pas qu’une nouvelle rupture ne ramenât les Anglais sous les murs de Ting-haë, et cette fois leur escadre n’y trouverait pas même le simulacre de résistance qui, en 1841, essaya de sauver l’honneur des armes chinoises. La ville de Ting-haë est à la merci de la première flotte qui la voudra prendre. Les murs de la ville, lézardés de toutes parts, menacent ruine, et la grande batterie de la plage semble plutôt un monument grandiose de l’ignorance militaire des Chinois qu’un ouvrage destiné à protéger les abords d’une place de guerre.

C’est en suivant cette magnifique et inutile chaussée que nous arrivâmes à l’entrée du faubourg maritime, où Mgr Lavaissière, qui nous avait devancés à Chou-san, avait envoyé le père Fan pour nous attendre. Nous entrâmes dans la ville par la porte du sud, et, traversant Ting-haë dans toute sa longueur, nous trouvâmes, à quelques pas de la porte septentrionale, une ruelle fangeuse qui nous conduisit sous le modeste toit de chaume où Mgr Lavaissière cachait sa sainte vie. Quelle demeure pour un prince de l’église ! La terre pour parquet, le toit pour plafond, et pour compagnons des longues nuits fiévreuses des escadrons de rats affamés et des essaims de moustiques dont le dard percerait la peau d’un hippopotame ! Je connais un homme qui avait bivouaqué dans les plaines de la Grèce et partagé plus d’une fois le lit de feuillage des palikares, dont la constance n’a pu résister deux jours durant aux douceurs de ce palais épiscopal. Trop heureux cependant lorsqu’il pouvait se reposer de ses longues courses dans ce misérable asile, Mgr Lavaissière y apportait sa gaieté et sa douce égalité d’ame. Entouré des chrétiens qu’y attirait en foule sa présence, il ne songeait qu’à ses chers néophytes, auxquels il apportait quelquefois des secours, toujours des consolations. Les conversions qu’avait obtenues ce zèle infatigable étaient si nombreuses, que les païens en murmuraient, et plus d’une fois les fidèles de Chou-san s’étaient vus l’objet des violences populaires. Ces chrétiens chinois auraient pu résister à d’injustes agressions : les équipages des lorchas portugaises étaient toujours prêts à leur offrir un secours efficace, une fois même ce secours avait été accepté ; mais c’était à l’insu et pendant l’absence de Mgr Lavaissière, qui ne voulait point que le christianisme devint en Chine un sujet de discorde, et qui ne croyait, comme les premiers apôtres, qu’au succès de la mansuétude et de la résignation.

Parmi ses néophytes, le saint évêque comptait pourtant quelques insulaires dont il avait peine à réprimer l’ardeur belliqueuse, car ces braves avaient fait contre les barbares la grande campagne de 1841. Le métier des armes était dans leur famille un honneur héréditaire. En arrivant chez Mgr Lavaissière, nous trouvâmes une partie de cette légion thébaine réunie dans la cour. Il y avait là un mousquetaire avec son fusil à mèche, un archer avec son carquois et un fantassin habitué à combattre corps à corps. Mgr Lavaissière voulut bien autoriser ces vaillans soldats à nous donner un spécimen de leur savoir-faire. Le fantassin, le bras passé dans les courroies d’un bouclier, la main droite armée d’un sabre, s’avança vers nous à demi ployé sur ses jarrets comme un tigre qui rampe et guette le moment de s’élancer sur sa proie. Se couvrant de son écu, faisant voltiger son glaive au-dessus de sa tête, il simula pendant quelques minutes de rapides attaques et des retraites plus rapides encore. Je ne sais quelle figure eût pu faire un pareil soldat sur le champ de bataille, mais il eût été à coup sûr une précieuse recrue pour les comparses du Cirque-Olympique ou de l’Opéra. Après le vélite, l’archer devait avoir son tour. C’est l’archer qui forme la base des armées chinoises. Son carquois renferme deux espèces de flèches : l’une est armée d’une pointe d’acier, l’autre se termine par une boule percée de plusieurs trous et fend l’air avec un sifflement que l’homme le moins nerveux ne peut entendre sans tressaillir. Quand les armées sont en présence, cette flèche est celle qu’on lance la première. Si l’ennemi effrayé prend la fuite, on a remporté une glorieuse victoire ; s’il tient ferme, on peut essayer le pouvoir de traits plus meurtriers ou se retirer soi-même devant un adversaire trop opiniâtre. Il faut se méfier cependant, nous disait Mgr Lavaissière, d’une armée chinoise qui semble fuir ; cette manœuvre prudente peut être aussi une ruse de guerre. Souvent des fosses profondes, armées de longs épieux, ont été creusées sur le terrain où l’ennemi imprudent se laisse attirer. Un perfide gazon, supporté par de fragiles lattes de bambou, recouvre ces abîmes. Ardent à poursuivre le fuyard qui lui échappe, plus d’un vainqueur a vu la terre se dérober sous ses pas et s’est trouvé pris au piège comme une bête fauve.

Quand le jeune archer chrétien eut décoché assez gauchement plusieurs flèches contre le mur, nous voulûmes aussi essayer notre adresse ; mais cet arc chinois était indigne de notre vigueur : à la troisième flèche que nous lançâmes, il se trouva hors de service. Quant à l’arquebuse, jamais arme plus misérable ne figura aux mains d’un soldat. Le canon, mince et rongé par la rouille, devait mettre en péril la vie du malheureux qui osait, pressant le levier coudé auquel était adapté la mèche, enflammer le salpêtre enfermé dans un pareil tube.

Le culte catholique avait hérité, dans l’île de Chou-san, de plusieurs édifices qu’une piété superstitieuse avait consacrés au service du dieu Fo, et dont les propriétaires convertis s’étaient empressés de réclamer la possession. Mgr Lavaissière voulut nous faire visiter quelques-unes de ces chapelles rustiques, bâties dans les gorges les plus pittoresques de l’île. On oublie facilement qu’on est en Chine quand on parcourt les montagnes de Chou-san. On pourrait se croire, si l’on ne consultait que l’aspect général du paysage, sur les côtes de Provence ou sur le revers oriental des Pyrénées. Ce sont les mêmes arbres qui s’offrent à la vue, ce sont les mêmes oiseaux qui égaient le bocage. Sous les larges feuilles du noyer et du châtaignier, vous entendrez la voix des moineaux qui se querellent, vous verrez le merle se glisser dans les buissons, l’hirondelle se jouer autour des toits, le corbeau se promener gravement au milieu du sentier. Ne cherchez point d’ailleurs dans cette île les bois touffus et les verts ombrages des tropiques ou des climats du nord. L’ombre s’est réfugiée dans les vergers, où vous retrouverez, aux premiers jours de l’été, la plupart des fruits de l’Europe. Dans les campagnes, ne venez admirer que la plus intelligente culture le riz dans la plaine, les patates douces sur les hauteurs, le thé à mi-côte, l’arbre à suif sur le bord des routes, voilà ce qui vous rappellera le curieux empire au milieu duquel un circuit de cinq mille lieues nous a transportés.

Si nous n’eussions pas visité l’île de Chou-san, nous eussions pu,- le croira-t-on ? — quitter la Chine sans avoir jamais vu un arbuste à thé ; mais, dès la première promenade que nous fîmes sous la conduite de Mgr Lavaissière, notre curiosité à cet égard fut satisfaite. On devine que nous voulûmes tous examiner de près et toucher de nos mains cet arbuste précieux, qui a rendu l’Occident tributaire de la Chine. Mgr Lavaissière eut la bonté de faire préparer devant nous une des branches que nous avions cueillies, branches assez semblables à celles d’un camélia qu’émailleraient les blanches corolles du myrte. Nous vîmes rouler plusieurs fois sous une main rugueuse les feuilles, d’où s’échappait un suc verdâtre, et qu’on exposait de temps en temps, après les avoir placées sur un tamis de rotin, à la chaleur d’un feu de paille. Cette opération devait se répéter si souvent, que nous n’eûmes point la patience d’en attendre la fin, et que nous perdîmes ainsi le plaisir de goûter du thé récolté par nous-mêmes et préparé sous nos yeux.

Nous avions sujet de nous montrer avares de notre temps, car nous savions que dans cette curieuse île de Chou-san nous en trouverions aisément l’emploi. Le hasard nous servait souvent aussi bien que nos guides. Un jour, errant sans dessein avec le père Fan dans les environs de Ting-haë, nous nous trouvâmes tout à coup sur le bord d’un vallon au fond duquel, entouré de collines ombreuses, un lac reflétait le vif azur du ciel et la cime des grands arbres qui semblaient se pencher au-dessus de ces eaux limpides pour se voir. C’est là que le mandarin auquel l’empereur avait, en 1841, confié la défense de l’île, vaincu et désespéré, vint pleurer sa défaite. Les déserts d’Ili l’attendaient ; la colère impériale, en le frappant, ne manquerait point d’envelopper sa famille dans sa disgrace : mieux valait mourir. Les amis du malheureux mandarin approuvaient cette énergique résolution ; mais comment se résigner à sortir de ce monde, quand la nature est si belle et semble vous rattacher à la vie par son plus doux sourire ? Il fallut aider le courage de l’infortuné défenseur de Chou-san. On le noya dans ce lac, dont l’aspect enchanteur semble répudier un pareil souvenir, et l’on écrivit à l’empereur que, trahi par la fortune, le mandarin qui avait promis d’exterminer les barbares avait lui-même cessé de vivre.

On n’est plus tenté de rire des Chinois et de leur ignorance militaire, quand on passe sous les ombrages qui furent témoins de ce douloureux épisode. On songe plutôt aux sanglans sacrifices, aux traits de dévouement qui demeurèrent enfouis sous le ridicule de la défaite, et l’on prend en sérieuse pitié les martyrs d’une lutte inégale. Sur le bord verdoyant du cratère, on a élevé, par ordre de l’empereur, un pilier de granit pour perpétuer la mémoire de ce suicide honorable. Une longue inscription en relate probablement les circonstances. Nous espérions que la science du père Fan ne reculerait pas devant la lecture de cette épitaphe. Hélas ! ce lettré chinois n’en put pas épeler un caractère. Quelle langue, bon Dieu ! quel déplorable moyen d’exprimer ses pensées que cette écriture idéographique ! Par quels inconvéniens ce système antédiluvien ne fait-il point payer aux peuples de l’extrême Orient l’uniforme interprétation de ses hiéroglyphes[23] !

Le père Fan, élevé aux honneurs du sacerdoce, avait appris le français et le latin ; il ne lisait le chinois que dans son almanach. C’était une intelligence un peu lente d’ailleurs, difficile à émouvoir, et qui suivait d’un pas trop inégal notre curiosité impatiente. Nos questions le mettaient au martyre ; elles l’appelaient sans cesse sur un terrain où il n’avait jamais, songé à descendre, le terrain des pourquoi et des parce que. Le Chinois n’est pas investigateur de sa nature, le père Fan ne l’était pas devenu en acceptant les vérités du christianisme. Je suis convaincu que les mystères de notre religion ne l’avaient pas arrêté une minute. Sa foi était simple et docile, sans manquer de ferveur. La Providence avait donné pour auxiliaire au plus infatigable des prélats du Céleste Empire ce placide Chinois, dont le corps long et maigre allait comme par instinct se ployer au fond d’une chaise à porteurs, tandis que le bouillant évêque courait plutôt qu’il ne marchait en avant de son acolyte. Mgr Lavaissière ne s’apercevait guère que les rôles étaient de cette façon souvent intervertis. Il aimait dans le père Fan le compagnon fidèle de ses travaux ; il se plaisait à voir dans la simplicité et dans l’immuable douceur de ce flegmatique personnage le gage des vertus modestes que l’église pouvait attendre du clergé indigène. Mgr Lavaissière d’ailleurs aimait les Chinois ; un mot brusque adressé à l’un de ses néophytes le faisait souffrir : c’était bien là le pasteur qui eût donné sa vie pour sauver son troupeau. Les Chinois, de leur côté, avaient compris ce dévouement, et leur enthousiasme pour le saint évêque ne connaissait point de bornes. Si une mort prématurée n’eût enlevé Mgr Lavaissière an siége du Che-kiang, je crois que l’île de Chou-san tout entière fût devenue catholique. Jamais homme ne fut plus digne de marcher sur les traces des apôtres. Mgr Lavaissière avait les vertus, le courage, l’ardente sympathie de ces premiers prédicateurs de l’Évangile ; il était vraiment fait pour prêcher aux pauvres un Dieu crucifié.

Au milieu de l’allégresse que leur inspiraient la présence de leur évêque et celle du navire français, les chrétiens de Chou-san nous avaient semblé les gens les plus heureux et les plus satisfaits du monde ; les païens seuls se plaignaient de la sécheresse : après les averses qui nous avaient assaillis à Ning-po, c’était se montrer exigeant. Il fut cependant décidé que le dragon paraîtrait dans les rues et qu’on le prierait solennellement d’envoyer de la pluie aux campagnes. Au jour fixé, nous vîmes se dérouler dans la principale rue de Ting-haë les replis du monstre porté par cinquante ou soixante personnes, autour desquelles se pressait toute la canaille de la ville. Pas une femme n’eût osé se mêler à cette foule, mais aucune non plus n’eût voulu perdre une si belle occasion de se montrer dans ses plus magnifiques atours. Toutes les Chinoises de Ting-haë, bien fardées, bien enfarinées, avec leurs fleurs d’oranger dans les cheveux, se tenaient sur le seuil de leurs maisons. Si la Chine renferme de jolies femmes, où donc se cachent-elles ? Voici toute une population dans laquelle l’œil le plus indulgent chercherait en vain un type qui ne fût odieux.

Les Chinois, avec leur maudite procession, obtinrent de la pluie ; nous n’en avions que faire. Les vents de nord, après avoir hésité quelques jours, tournèrent insensiblement vers le sud, et notre départ, fixé au 11 mars, se trouva retardé. Nous profitâmes de ce délai involontaire pour recevoir à bord de la corvette M. Pi-tchén-tchao, préfet du département de Ting-haë, mandarin de cinquième classe au bouton de cristal, avec le commandant militaire et le magistrat de Chou-san. Ces deux derniers mandarins, dont je regrette infiniment que le nom m’ait échappé, offraient le plus complet contraste qu’on puisse imaginer. Le mandarin civil était originaire de la province du Pe-tche-ly. Nourri dans le voisinage de la cour, ce petit-maître chinois devait être, si les dames de Pe-king sont sensibles à l’élégance des manières et à la cajolerie du regard, un ennemi bien redoutable. Appelé à figurer pour la première fois dans un dîner européen, son tact avait deviné nos coutumes. Son collègue, le mandarin militaire, monstrueux géant du Chan-si, superbe échantillon des enfans de cette province montagneuse qu’on a nommée la Béotie de la Chine, parce qu’elle fournit plus de soldats que de lettrés, se conduisit au contraire avec une suprême indécence. Il engloutit à lui seul la moitié du dîner, et sans la moindre hésitation se mit à exprimer la satisfaction de son estomac à la chinoise. Les éclats de rire des uns, les regards graves des autres ne le déconcertèrent pas. Ce Gargantua ne semblait pas soupçonner qu’il pût y avoir à cinq mille lieues de distance deux manières différentes de manger et de digérer. Il fallut l’arracher de table. Qui n’eût cru qu’un pareil glouton avait au moins du cœur au ventre ? Nous conduisîmes, après le dîner, M. Pi-tchén-tchao et les deux autres mandarins dans la batterie, en face d’une pièce chargée, et leur mettant en main le cordon de la platine, nous voulûmes renouveler l’épreuve qui nous avait si bien réussi avec Lin-kouei ; mais M. Pi s’excusa gravement ; le petit-maître déclina cet honneur par un modeste sourire, et le général de terre et de mer se sauva comme si on en voulait à ses jours.

Le 13 mars, après une nuit orageuse, le vent revint au nord-ouest. Dès que la marée fut favorable, nous mîmes sous voiles, et choisissant, pour sortir de l’archipel, la passe de la Vernon, nous eûmes en quelques heures laissé derrière nous toutes ces îles dont nous vîmes bientôt les sommets élevés disparaître l’un après l’autre sous l’horizon. Nous passâmes, sans nous y arrêter, devant la rivière de Fou-tchou-fou. L’entrée du Min-kiang est trop périlleuse pour pouvoir être tentée sans de grandes précautions par un navire du tirant d’eau de la Bayonnaise, et nous n’avions point le temps de naviguer d’une manière prudente. Nous ne pouvions plus songer qu’à paraître devant Amoy, à nous y arrêter un jour ou deux, et à cingler sans plus de retard vers Macao.


V

La mousson nous porta en vingt-quatre heures sur les côtes du Fokien. Des milliers de bateaux, dérivant autour de nous sous une seule voile carrée, occupaient toute l’étendue de l’horizon. Ce n’étaient plus les bateaux-pêcheurs du Kouang-tong, lourdes et vastes carènes qui semblent faites pour défier les rigueurs de l’hiver. Les bateaux du Fokien, montés en général par trois ou quatre hommes, ne sent ni moins intrépides ni moins constans que les barques de la province voisine ; ils sont plus frêles et renferment une population bien plus misérable. Leurs filets, qu’ils abandonnent souvent au milieu de la mer, sont alors soutenus par d’énormes pièces de bois, des poutres qu’on eût prises pour les débris d’une flotte, et dont la Bayonnaise avait grand soin d’éviter le redoutable choc. — Bientôt les hautes montagnes du continent chinois se montrèrent à nos yeux ; nous dépassâmes rapidement la rade de Chimmo, où de nombreuses jonques se montraient abritées à l’angle d’un promontoire, et, suivant à la distance de quelques milles la côte orientale de l’île Quemoy, nous vîmes s’ouvrir devant nous la vaste baie dans laquelle nous allions mouiller.

La baie d’Amoy, formée par une île considérable qui se développe au milieu d’une large échancrure du continent asiatique, est un des plus magnifiques mouillages qu’on puisse voir. Un îlot granitique situé à peu de distance de l’île d’Amoy, l’îlot de Ko-long-seu, encadre dans cet immense et tranquille bassin les eaux plus paisibles encore d’un port intérieur. Ce fut cet îlot que les Anglais occupèrent jusqu’en 1846. De là ils dominaient la ville d’Amoy, qui s’étendait en face de leurs batteries, et ils n’avaient point à craindre l’indignation et les complots de la population la plus belliqueuse de la Chine. Les Fo-kinois méritaient cet excès de précautions, car ils forment une exception remarquable parmi les peuples de race chinoise ; on les cite pour leur hardiesse et leur mâle fierté ; on se rappelle encore la résistance désespérée qu’ils opposèrent à l’usurpation tartare. Les habitans du Fo-kien ont colonisé Formose ; on les voit se porter sans cesse vers les côtes de Siam et de Cochinchine, vers les îles de la Malaisie, de Manille jusqu’à Singapore : ils ont, pour ainsi dire, le privilège de l’émigration. Les mandarins n’osent point inquiéter cette race remuante, et les édits de l’empereur ne sont pas faits, pour elle. Ce sont, il est vrai, les hommes seuls qui émigrent ; aucune femme ne les suit sur la terre lointaine. Les émigrans fo-kinois ne se marient qu’à leur retour et lorsque leur fortune est faite. Il ne faut souvent que quelques années pour satisfaire les vœux d’une ambition modeste : si des circonstances indépendantes de leur volonté retiennent cependant loin de la patrie ces courageux exilés, chaque année du moins une partie de leur gain est envoyée à leur famille. Un homme d’une probité éprouvée recueille les fonds de chacun des émigrans, et reçoit, moyennant un faible intérêt qu’il prélève, la mission de les distribuer en Chine. On a vu des jonques emporter ainsi de Batavia ou de Singapore jusqu’à 60,000 dollars.

Les Fo-kinois sont actifs et industrieux plutôt que cupides. Ils ont l’instinct du commerce et de la navigation : on ne trouve guère de lettrés parmi eux ; ils ne connaissent la plupart du temps que le nombre de caractères suffisant pour tenir leurs comptes. Leur dialecte, altéré par le mélange des idiomes étrangers, est barbare et incompréhensible pour les habitans des autres provinces. Quand un missionnaire récemment débarqué en Chine est obligé de voyager sous la conduite d’un guide chrétien dans l’intérieur de l’empire, on ne connaît pas de meilleur moyen d’assurer son incognito et de le mettre à l’abri des questions indiscrètes que de dire à tous les curieux : Que voulez-vous demander à ce pauvre homme ? Ne voyez-vous pas qu’il ne peut vous répondre ? C’est un Fo-kinois.

Nous ne passâmes que trois jours dans la baie d’Amoy, et ce peu de temps, nous l’employâmes à parcourir avec une fiévreuse impatience les rues de cette grande ville qui renferme, dit-on, près de deux cent mille ames. C’est dans les magasins d’Amoy qu’il faut venir faire ses provisions de lanternes et de parasols, car la fabrication du papier est une des industries spéciales de la province. Le coton, la paille de riz, l’écorce de mûrier et le bambou passent tour à tour sous les foulons du Fo-kien. Certains districts de la province produisent aussi pour la consommation intérieure des quantités innombrables de tuiles, de briques et de poteries grossières. Ce fut d’Amoy que nous emportâmes les plus belles racines sculptées et le meilleur thé. Un navire de commerce aurait pu y trouver également du camphre de Formose, de la rhubarbe, du gypse, de l’alun et d’autres denrées de moindre importance ; mais le produit qui semblait dans ce port promettre le plus bel avenir aux transactions européennes, ce n’était ni le thé, ni le papier, ni les tuiles : c’était le sucre. Les plaines du Fo-kien et de Formose conviennent admirablement à cette riche culture. Le bas prix de la main-d’œuvre permettait de livrer au taux de 44 centimes le kilogramme un sucre dont la blancheur faisait honte à l’aspect terreux des productions de Manille et de Java. Il semblait donc qu’il y eût à Amoy, non moins qu’à Canton et à Shang-hai, tous les élémens d’un commerce lucratif et prospère. Les importations anglaises dans ce port ne dépassaient point cependant, quand nous le visitâmes, le chiffre de 4 millions, et l’Angleterre, l’Inde, la Nouvelle-Galles du Sud n’avaient reçu d’Amoy que la valeur insignifiante de 173,000 francs. C’est encore au gouvernement chinois que les Anglais ont fait remonter la responsabilité de cette nouvelle déception. Ce qui reste incontestable, c’est que les spéculateurs étrangers n’ont point trouvé dans les ports du Fo-kien les intermédiaires qu’ils avaient rencontrés à Canton et à Shang-hai. Pour se défaire de leurs shirtings et de leurs long-cloths, il a fallu qu’ils se missent en relations directes avec le petit commerce et les détaillans. Aussi toutes les affaires se traitent encore au comptant, et le port d’Amoy est resté une place secondaire.

Ce fut le 18 mars que nous sortîmes de la baie profonde d’Amoy, où le souffle de la mousson n’arrive jamais qu’affaibli. La température étouffée que nous avions dû subir au fond de cet entonnoir entouré de gigantesques montagnes nous rendit plus précieux l’air vif et fortifiant que nous trouvâmes au large. Désormais nous ne pouvions plus conserver de doutes sur le moment de notre retour à Macao. Nous n’étions pas encore arrivés à l’époque où la mousson hésitante abandonne quelquefois le navigateur en vue même du port. La brise de nord-est ne cessa pas un instant d’enfler nos voiles et de nous porter rapidement vers le chenal des Lemas. Le 20 mars, à une heure, nous étions mouillés sur la rade de Macao. Avant de s’embarquer sur la Bayonnaise, M. Forth-Rouen avait remis le service de la légation à un jeune élève-consul, M. Duchesne, dont les tendances sérieuses et la maturité précoce justifiaient amplement cette flatteuse confiance. Ce fut M. Duchesne qui, impatient de revoir ses anciens compagnons de voyage, vint nous apprendre lui-même quels événemens s’étaient passés sur les bords du Chou-kiang pendant notre absence.

Les Anglais avaient concentré leurs forces à Hong-kong, et les chances d’une nouvelle collision semblaient s’accroître de jour en jour. Le vice-roi de Canton, le mandarin Sé-ou, jouait résolûment son rôle. Il ne se refusait point à exécuter le traité consenti par Ki-ing, il était prêt, disait-il, à ouvrir les portes de Canton ; mais il affirmait que le premier Européen qui en franchirait le seuil serait infailliblement massacré par le peuple. Les murs de Canton étaient en effet couverts d’appels aux armes, de placards incendiaires, d’excitations au meurtre des barbares : il y avait là une agitation réelle ou factice ; mais si les mandarins, par un calcul de leur politique astucieuse, avaient contribué à produire cette émotion, il était douteux qu’ils pussent retrouver le pouvoir de la contenir. Le vice-roi Sé-ou ne cessait cependant de protester de son impuissance et de sa bonne volonté. Il avait offert au gouverneur de Hong-kong d’en référer à l’empereur et d’essayer par cette souveraine influence de calmer les esprits excités. Les délais nécessaires pour recevoir de Pe-king l’édit impérial avaient été accordés, et les Anglais juraient que, si la réponse attendue n’était point favorable, c’en était fait de Canton et des forts du Bogue ; leurs boulets cette fois n’y laisseraient pas pierre sur pierre.

Le 3 avril, un courrier extraordinaire, porteur d’une plume ajoutée à ses dépêches, et qui avait parcouru en quatorze jours les douze cents milles qui séparent Pe-king de Canton, remit enfin au vice-roi Sé-ou l’édit que l’empereur avait touché du bout de son pinceau vermillon. « Les cités, disait le sage Tao-kouang, ont été élevées pour protéger le peuple, et la volonté du peuple sert de base aux décrets du ciel. Si les habitans de Canton refusent aux étrangers l’entrée de leur ville, comment puis-je promulguer un édit impérial qui méconnaisse ce vœu populaire ? » Lorsque cette décision fut communiquée au gouverneur de Hong-kong, M. Bonham avait pu apprendre par le courrier arrivé à la fin de mars quelles étaient, au sujet des complications dont les côtes de Chine étaient sans cesse le théâtre, les dispositions de la métropole il savait que le cabinet britannique, fatigué de toutes ces querelles locales, avait voulu prendre ses sûretés contre les entraînemens de son représentant dans les mers de Chine. Par une division inusitée de pouvoirs, le commandant des troupes et celui des forces navales avaient été soustraits à l’autorité du gouverneur. M. Bonham pouvait requérir la force armée pour la défense de la colonie, mais aucune mesure offensive ne devait être prise sans un ordre exprès venu de Londres. Les mêmes hommes d’état qui gourmandaient naguère la faiblesse de sir John Davis n’avaient pas craint d’enchaîner par ce moyen énergique le zèle de son successeur. C’est que les circonstances étaient singulièrement changées depuis le mois de mars 1847. L’Angleterre, alarmée par l’état d’agitation de l’Europe et par les troubles récens de l’Inde, rejetait bien loin de sa pensée des complications secondaires. En présence de pareilles dispositions, il ne restait plus à M. Bonham qu’à porter la décision de la cour de Pe-king à la connaissance des sujets britanniques. C’est ce qu’il fit le 5 avril 1847, en prescrivant aux négocians de Canton et de Hong-kong de se conformer scrupuleusement à cet arrêt suprême. Tel fut le premier pas rétrograde de la politique anglaise dans les mers de Chine, tel fut aussi le signal du déclin de l’influence européenne sur les côtes du Céleste Empire.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez les livraisons des 1er septembre, 15 octobre et 1er décembre 1851, du 15 janvier et du 15 mars 1852.
  2. La plupart des dangers sous-marins sur les côtes de Chine ont conservé le nom de quelque navire anglais dont ils ont déchiré les flancs ou terminé la carrière.
  3. Ting-nan-tchin, aiguille qui montre le sud : tel est le nom que les Chinois ont donné à la boussole.
  4. Le pilote.
  5. Le timonier.
  6. Tian-haou : — tel est le nom d’une vierge qui vivait, il y a quelques siècles, dans le Fo-kien, et que la superstition a divinisée. Chaque navire chinois possède une statuette de cette déité païenne, toujours entourée de hideux satellites. Devant elle brûle une lampe constamment allumée.
  7. D’après le dernier relevé officiel présenté à l’empereur, la flotte de guerre du Che-kiang compte 315 navires à voiles et à rames, savoir : 10 kan-tsang-tchuen, 49 kwaï-tchuen, 139 tung-ngan-tchuen, 4 hou-tchuen, 24 pah-tsiang-siun, 30 mi-ting, 56 tian-tchuen, 1 yang-poh-tchuen, 2 pung-kwaï.
  8. Grandes chaloupes-canonnières construites et voilées comme les barques chinoises.
  9. Contre-amiraux.
  10. Chefs de division.
  11. On appelle kang un vaste fourneau dans l’intérieur duquel on entretient un feu modéré. Dans la plupart des auberges de la Mongolie, c’est la voûte de ce fourneau qui sert de lit commun aux voyageurs.
  12. Voyez la livraison du 1er septembre 1851.
  13. Les Miao-tsis habitent, sur les confins du Kouang-si, des montagnes presque inaccessibles, où ils ont long-temps défié les efforts des armées tartares. Aujourd’hui même ils n’accordent à l’empereur qu’une obéissance à peu près nominale, et refusent encore d’adopter le costume que les Mantchoux ont imposé à tous les habitans de la Chine. Lors de l’exécution du complot de Ning-po, chacun de ces sauvages soldats avait reçu des mandarins une somme de six dollars, qu’il portait dans une bourse de cuir suspendue à sa ceinture.
  14. Canton, Amoy, Fou-tchou-fou, Nin-po et Shang-hai.
  15. Cet empereur, qui employa, dit-on, cinq cent mille ouvriers à bâtir la fameuse muraille de la Chine, et qui occupait le trône 200 ans avant Jésus-Christ, fut le plus audacieux et le plus impitoyable des novateurs. Lassé des représentations des lettrés et de la résistance qu’ils opposaient à ses projets, du même coup il proscrivit les docteurs et leurs livres ; mais cet acte despotique n’affranchit point la Chine du joug de la routine. Les livres se composaient alors de planchettes de bambou sur chacune desquelles le poinçon gravait une vingtaine de caractères. Les lettrés, avant de marcher au supplice, avaient pu enterrer quelques-uns de ces monumens, qui furent retrouvés après la mort de Chi-hoang-ti.
  16. Chun-tchi en 1644, Kang-hi en 1662, Youg-tching en 1723, Kien-long en 1736, Kia-king en 1796, Tao-kouang en 1821, Y-shing au mois de février 1850.
  17. C’est ce général qui acheva presqu’à lui seul la conquête de la Chine, et dont les préceptes pourraient prendre rang à côté de ceux de Confucius. « N’aimez ni le vin ni les femmes, disait ce farouche Tartare, et tout vous réussira. »
  18. Tien-chou : tel est le nom par lequel l’église romaine permet qu’on exprime en chinois l’idée du vrai Dieu. Elle rejette les expressions de tien (ciel) et de xang-ti (souverain empereur).
  19. Livre de rites de la dynastie des Tcheou.
  20. Ces noms anglais ne sont la plupart du temps que la traduction des noms chinois ; quelquefois ce sont des sobriquets imposés à ces îles par les premiers marins étrangers qui les visitèrent.
  21. L’ame des canons n’était pas forée ; au centre du moule se trouvait adapté un mandrin du calibre de la pièce autour duquel la fonte se refroidissait. La surface raboteuse qu’on obtenait par ce procédé était polie à l’aide d’une râpe en acier garnie de fortes pointes. Les affûts n’étaient que des blocs de bois massif qu’on ne pouvait mouvoir ni à droite ni à gauche.
  22. Les joss-sticks sont des bâtons d’encens que les Chinois brûlent devant leurs idoles, et qui leur servent aussi de mèches pour allumer leurs pipes et mettre le feu à leurs canons.
  23. Les habitans des diverses parties de la Chine ne se comprennent plus, lorsqu’au lieu de parler le dialecte de la cour, ils parlent le dialecte de leurs provinces. Un habitant du Fo-kien n’entendra pas le moins du monde un Cantonnais ou un citoyen du Kiang-nan ; mais les caractères écrits auront pour tous trois la même signification. Nous avons vu à Manille un curieux exemple de cette universalité de la langue écrite et des différences que présente la langue parlée. Le consul de France, M. Lefebvre de Bécour, avait emmené, en quittant Macao, une nourrice chinoise : cette femme parlait le dialecte cantonnais et ne savait pas lire. Quand elle recevait des lettres de son mari, elle les portait à un de ses compatriotes plus savant qu’elle ; mais ce compatriote était du Fo-kien. S’il eût épelé la lettre en fo-kinois, la pauvre nourrice n’en eût pas compris un mot : c’était donc en espagnol qu’il traduisait cette lettre chinoise. La nourrice, qui avait habité Macao et y avait appris un peu de portugais, comprenait bien mieux l’espagnol que le dialecte du Fo-kien. On serait donc en droit de conclure que le fo-kinois ressemble bien moins au cantonnais que le portugais au castillan.