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Souvenirs d’une vieille femme/Anaïs

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 124-156).


ANAÏS




J’arrivais de l’Opéra avec M. Charles de L…, comptant trouver chez moi les cinq ou six personnes qui venaient ordinairement y finir leur soirée ; mais il y avait un grand bal ce jour-là, et nous restâmes seuls. Assis tous deux près d’une table à thé, à cette heure où la conversation ne peut plus être interrompue par les visites, où les confidences arrivent sans qu’on pense à se rien confier ; une question assez indiscrète de ma part m’attira une de ces confidences : le souvenir m’en est resté comme une preuve de plus des bizarreries du pauvre cœur humain. Voici ce que me dit M. de L… :

— Vous voulez savoir si j’ai eu plus de bonnes chances que de mauvaises en amour : c’est tenter ma franchise et ma vanité ; mais puisque vous avez voulu établir entre nous une fraternité fort ennuyeuse, j’y gagne au moins le plaisir de vous parler comme à ma sœur. Eh bien, vous saurez que l’aventure la plus intéressante de ma première jeunesse est un véritable revers, et le revers le moins probable et le plus douloureux.

Je venais de chercher mon passe-port, dans l’intention où j’étais de m’embarquer au Havre pour me rendre à l’île Bourbon, où de grands intérêts de famille m’appelaient. Désespéré comme on l’est à vingt-trois ans lorsqu’on s’éloigne du pays où l’on sait le mieux s’amuser, je cherchais à m’étourdir par tous les moyens possibles. Plusieurs jeunes fous de mes amis m’en proposèrent un, peu honnête, il est vrai, mais fort à la mode à cette époque. Il s’agissait d’un souper joyeux, chez une vieille matrone, dont le sobriquet n’était rien moins que le titre de maréchale. Cette femme, d’une laideur qui ne lui permettait pas de travailler pour son compte, avait un goût exquis dans ses choix complaisants. À la piste des trésors de beauté et même d’innocence, elle faisait les éducations les plus honnêtes, les plus distinguées, sous le même toit, et à côté d’un troupeau de jeunes filles les moins chastes ; enfin, on était sûr de trouver chez elle du plaisir, des grâces, des talents, et même de la vertu, tout cela selon le prix qu’on voulait y mettre.

J’avais reçu du banquier de mon père une somme considérable que je devais lui porter à l’île Bourbon ; une partie de cette somme m’avait été donnée pour subvenir aux frais de mon voyage et à l’emplette de plusieurs objets de fantaisie. Vous pensez bien que l’occasion d’employer mon argent en cet instant était trop favorable pour faire la moindre économie en plaisir : je fis les frais du souper. La tête déjà fort étourdie par les fumées du vin de Champagne, je demandai, pour ma part, ce que le sérail de la vieille renfermait de plus beau, de plus miraculeux ; bref, je fus traité en jeune marié, et c’est dans l’ivresse la plus complète que je passai le reste de la nuit.

Prévoyant bien que ce souper m’entraînerait plus loin que je ne le voulais, j’avais dit à mon valet de chambre de venir me chercher le lendemain de grand matin ; car je n’avais pas de temps à perdre pour me rendre au Havre, le bâtiment devant mettre à la voile dans les vingt-quatre heures. C’est encore hébété des suites de cette élégante débauche, que je me suis mis en route, n’en gardant d’autre souvenir que le vide énorme qu’elle avait laissé dans ma bourse.

Après avoir passé un an dans ma famille, à l’île Bourbon, je témoignai le désir de profiter du voisinage pour faire un petit voyage dans l’Inde : mon père y consentit. Il avait d’anciens amis à Calcutta, auxquels il me recommanda, en les autorisant à me compter les sommes nécessaires à ma dépense ; car son orgueil paternel voulait que j’eusse de quoi briller dans un pays où lui-même avait eu des succès dans sa jeunesse.

Je partis la joie dans l’âme, car j’allais voir un pays enchanteur, des bramines et des bayadères !

Arrivé à Calcutta, je fus assez déconcerté de n’y rencontrer que des Anglais : les amis de mon père, lancés dans la meilleure compagnie de la ville, me conduisaient chaque jour à des dîners ou à des fêtes ; mais tout cela donné par les autorités anglaises.

Un jour, que j’étais invité à un grand dîner chez le gouverneur, je remarquai, auprès de deux jeunes personnes, une femme dont la parure, beaucoup plus simple que celle des autres, avait quelque chose de si élégant qu’elle dénotait une Française : son maintien était modeste, presque humble ; une teinte de tristesse répandue sur son beau visage y ajoutait un charme indicible. Je m’étonnai de voir qu’avec tant de moyens d’attirer l’admiration, elle fût si peu entourée. Chaque personne qui entrait la saluait respectueusement, mais aucune ne lui adressait la parole. Elle n’en paraissait ni surprise, ni blessée ; j’en conclus qu’elle n’était ni vaine, ni coquette, et que ne faisant point de frais pour plaire, on ne prenait pas garde à tout ce qu’elle avait de séduisant.

Au moment de se mettre à table, lady Wel… dit en anglais :

— Miss Denneville, mettez-vous à côté de M. de L…, vous pourrez causer ensemble de votre cher Paris, car lui aussi le regrette.

Ravi de l’occasion qui m’était offerte, je voulus en profiter en entamant la conversation avec ma jolie voisine. Le sujet était indiqué ; la patrie qui nous était commune allait me fournir une série de phrases charmantes dont l’effet ne me semblait pas douteux ; mais le difficile était de les faire entendre ; car miss Denneville s’obstinait à causer avec une des filles du gouverneur qui était placée à sa droite, et je ne pouvais obtenir ni un mot ni un regard. Enfin, piqué de cette marque de dédain, je m’en plaignis avec une sorte d’amertume polie, qui me valut cette singulière réponse :

— Au nom du ciel, ne me perdez pas !

Stupéfait de cette prière faite d’un ton suppliant, je veux voir si c’est bien sérieusement à moi qu’on l’adresse : miss Denneville s’est retournée, je ne puis apercevoir son visage ; j’écoute ce qu’elle dit à la jeune Clara, je n’y comprends rien ; mais sa voix est tremblante : cette voix émue me trouble à mon tour ; je devine quelque chose de dramatique dans la situation de cette femme, dans la mienne, peut-être. La curiosité la plus vive s’empare de moi, je me sens prêt à tout braver pour la satisfaire. Cela n’était pas facile, au milieu d’une conversation générale, interrompue à chaque instant par les questions obligeantes des maîtres de la maison, par le service des gens de lord Wel… Enfin, saisissant un moment favorable :

— Moi, vous perdre, madame, dis-je à voix basse ; moi, qui n’ai pas même l’honneur de savoir qui vous êtes !

— Ah ! si vous l’avez oublié, reprit-elle en baissant les yeux, puissiez-vous ne jamais vous le rappeler !…

— Oui, cette voix si douce, je la reconnais ! repris-je comme frappé d’une étincelle électrique. Bonté divine !… serait-il possible !…

— Taisez-vous, reprit-elle avec l’accent de la terreur.

La conversation générale continuait.

— Est-il vrai, me demanda le capitaine B…, que les plaisirs reviennent en France, et que l’on commence à oublier les échafauds de 93 ?

— Les plaisirs ? répondis-je d’un air presque imbécile.

— Oui, les plaisirs.

— Ah ! les bals, les concerts, vous voulez dire ? Certainement, ils étaient déjà fort brillants lorsque j’ai quitté Paris ; mais ces plaisirs bruyants ne sont pas ceux dont j’ai le mieux gardé le souvenir, ajoutai-je en lançant un regard sur ma voisine.

— Si vous continuez, dit-elle d’un ton à la fois implorant et impérieux, je quitte à l’instant même cette maison, et Dieu sait où j’irai mourir.

— Quelles étaient alors les femmes les plus à la mode ? continua sir B… On dit que rien n’approche de la beauté de madame Ta…

— Si ce n’est celle de madame R…, que beaucoup de gens lui préfèrent, répondis-je.

Puis, m’adressant à miss Denneville :

— Par quel hasard vous retrouvé-je ici ?

— Plus tard, je vous dirai tout.

— Un mot seulement… ; et nous fûmes interrompus de nouveau. Je ne me décourageai point. — Vous êtes donc attachée à cette maison ?

— Oui.

— En quelle qualité.

— Comme institutrice des filles de lady Wel…

Cette réponse fut à peine articulée, tant elle causait d’embarras à celle qui la faisait.

Faut-il l’avouer ? je ne pus l’entendre sans rire, et ce rire, quoique aussitôt comprimé, remplit de grosses larmes les yeux de mademoiselle Denneville.

— Vous êtes institutrice, vous, Anaïs ?

— Ah ! je le vois, reprit-elle d’un ton amer, le sort est implacable ; le repentir, le courage, les sacrifices, rien ne le touche.

— Par grâce, calmez-vous, lui dis-je en la voyant près de se trahir ; ne craignez rien de moi ; je vous jure… sur l’honneur. Jamais on ne saura… Quand pourrai-je vous parler ?

— Demain, de grand matin, près de la terrasse qui borde le Gange.

À peine ces mots finissaient, que la maîtresse de la maison ayant donné le signal, les femmes se retirèrent ; alors les hommes se mirent à boire, à politiquer, et moi je rêvai, en buvant comme les autres, au singulier hasard qui me faisait rencontrer dans l’institutrice des filles de lord Wel…, ma dernière intimité parisienne ; car vous avez déjà deviné que cette miss Denneville, ajouta M. de L…, n’était autre que la personne charmante qui m’avait coûté tant de louis.

Ma première idée fut que lord Wel…, séduit par la beauté, l’esprit et les talents d’Anaïs, avait imaginé ce moyen de la voir sans cesse chez lui ; mais le caractère connu de lord Wel…, son respect pour les mœurs et pour sa famille, ne me laissèrent pas longtemps ce soupçon, et je me perdis en conjectures jusqu’au moment de me rendre au pied de la terrasse.

Anaïs m’y attendait depuis les premiers rayons du jour. Son empressement me parut d’un bon augure, et, tout à la puissance d’un tendre souvenir, je voulus la serrer dans mes bras avant de rien entendre.

— Vous avez le droit de m’insulter, dit-elle en me repoussant avec dignité, mais sans affectation dramatique. Hélas ! sans l’avoir autant mérité que vous le supposez, j’ai votre mépris ; mais s’il ne dépend pas de moi d’y échapper, je puis au moins ne pas l’accroître ; et comme ce mépris est ma plus grande douleur, vous trouverez tout simple que je préfère la mort à une nouvelle ignominie.

En disant cela, Anaïs se tourna vers le fleuve, comme pour m’expliquer mieux sa pensée. Un autre aurait sans doute traité ces mots de discours à effet, et il aurait persisté dans ses désirs ; moi je crus reconnaître l’accent de la vérité dans cette menace faite du ton le plus simple.

— Écoutez-moi, dit-elle en me conduisant vers un banc abrité par deux platanes et entouré de magnolias odorants ; écoutez-moi et croyez-moi, car je ne vous dirai que la vérité.

» Je suis née de bons bourgeois de province, négociants de leur état, et ruinés par la Révolution. Une sœur de ma mère ayant pris soin de moi lorsque le chagrin et la maladie m’enlevèrent mes parents, je fus amenée à Paris, où ma tante espérait faire un bon mariage ; trompée par l’homme qui devait l’épouser, elle s’enfuit un jour avec un jeune lieutenant-colonel, et me laissa à la merci d’une vieille servante ; celle-ci crut m’assurer le sort le plus heureux en me livrant à la femme chez laquelle vous m’avez vue.

» On me donna une gouvernante sévère, des maîtres de français, d’anglais et d’italien. Je devins, en peu d’années, fort bonne musicienne, et celle qui chantait le mieux de toutes les élèves de ce singulier pensionnat. Lorsque j’arrivai à quinze ans, on me sépara de mes compagnes ; ma vieille gouvernante fut dès lors mon unique société, et je n’ai compris que depuis les conversations étranges qu’elle avait avec moi : c’était un mélange de pruderie et d’immoralité au-dessus de mon innocence. La seule chose qui me fut bien démontrée, c’est que n’ayant ni parents ni fortune, je serais mariée subitement, au caprice de la maîtresse, et qu’il me faudrait obéir aveuglément à ma destinée. Quoi ! disais-je, on ne me fera point connaître mon mari avant de l’épouser ? Si, peut-être bien une heure avant d’être à lui, répondait la vieille gouvernante : allez, mon enfant, c’est tout autant qu’il en faut pour savoir à qui l’on a affaire. Mon ignorance lui répondait de ma soumission ; vous savez jusqu’où j’ai porté l’une et l’autre.

» Mais, à peine ai-je été éclairée sur ma position et sur le honteux métier pour lequel on m’avait si chastement élevée, que, prenant en horreur tout ce qui m’entourait, je résolus de m’enfuir de cet antre de corruption, au risque de mourir de froid et de faim à la porte d’une église. Deux jours après votre départ, munie d’un tout petit paquet, et portant à mon cou la chaîne d’or que vous m’avez laissée, cette chaîne dont vous aviez détaché votre montre, et que vous… Enfin, je gagnai sans obstacle la rue Royale ; je me rappelai qu’un médecin fameux y demeurait ; il avait été appelé auprès de moi à une époque où je faillis mourir : je lui devais la vie ; il me sembla que je pouvais lui demander de m’aider à la passer honorablement. On m’indiqua sa maison ; j’entrai avec plusieurs malades qui venaient le consulter. On me fit asseoir dans un salon d’attente : je tremblais assez vivement pour qu’on me crût la fièvre. Une personne, touchée de ma pâleur, voulut me céder son tour pour que j’eusse plus tôt ma consultation. Mais les secours que j’allais demander exigeaient trop de réflexion ; j’attendis. Quand je fis au docteur B… l’aveu de ma triste situation, je me sentis près de suffoquer. Il eut pitié de moi ; il me plaça chez une lingère qui faisait un grand commerce de mousseline de l’Inde. Je ne sais si ce fut pour m’éprouver ; mais alors on me fit parvenir plusieurs propositions qui auraient tenté plus d’une pauvre fille : j’y résistai sans peine ; car j’éprouvais une horreur invincible à la seule idée d’une association de ce genre.

» Ma conduite, mon caractère, inspirèrent à la maîtresse lingère le désir de m’emmener avec elle,

» — Venez avec moi à Calcutta, me dit-elle ; mes affaires m’obligeront à y faire un long séjour, vous en profiterez pour trouver quelque condition meilleure que celle que vous avez chez moi ; et, puisque vos parents se sont ruinés pour vous faire acquérir tant de talents, vous pourrez donner des leçons de musique, et peut-être même devenir la dame de compagnie de quelque riche Anglaise. Sa prédiction ne fut pas longue à s’accomplir. Recommandée par tous les amis qu’elle avait dans ce pays-ci, on m’offrit bientôt plusieurs places : je choisis la meilleure. Je croyais la remplir dignement en consacrant tous mes soins à l’éducation des filles de lady Wel…, et je commençais à oublier ma faute involontaire, quand votre apparition m’a rendue à toute la honte d’un souvenir dont je rougirai éternellement.

— Eh ! pourquoi le maudire, ce souvenir qui me rend si heureux ? m’écriai-je en essuyant les larmes qui tombaient des yeux d’Anaïs ; qui sait si ce souvenir ne sera pas la source d’un bonheur pur et durable ?

— Non, reprit-elle ; ce que je souffre depuis que je vous ai revu ne me laisse aucune espérance.

— Mais si je consacrais toute ma vie à vous consoler ? dis-je avec l’accent le plus pénétré ; car le récit d’Anaïs, sa beauté, sa candeur sauvée de tant de corruption, m’avaient rendu amoureux passionné. Je me sentais capable de toutes les folies pour reconquérir mes droits sur cette femme adorable ; mais, loin de profiter de mon entraînement, elle exigea de moi un sacrifice au-dessus de mes forces.

— Puisque vous me conjurez de ne point m’éloigner de chez lady Wel…, comme j’en avais formé la résolution, il faut, dit-elle, pour que j’y consente, me donner votre parole de ne jamais parler aux autres ni à moi de ce qui s’est passé entre nous ; il faut me traiter avec la plus parfaite indifférence, sinon je pars dès ce soir, et vous ne serez plus exposé à me rencontrer.

Il y avait une volonté si ferme dans son regard, dans son accent, que je promis tout ce qu’elle exigea.

Les jours qui suivirent cet entretien, je ne trouvai pas une seule occasion de la voir ; renfermée avec ses élèves, elle ne descendait plus le soir dans le salon, et se dispensait sans cesse, sous un nouveau prétexte, de les suivre dans le monde, où j’aurais pu la rencontrer. Ne pouvant m’expliquer cette obstination à me fuir, je finis par demander à lady Wel… la raison qui me privait du plaisir de voir chez elle mon aimable compatriote.

— Elle est bien souffrante depuis quelque temps, répondit-elle ; j’en suis inquiète, et je voudrais qu’elle prît plus de soin de sa santé ; mais elle est si exacte à remplir sa tâche auprès de mes enfants, que nous ne pouvons obtenir d’elle de prendre un seul jour de repos ; et pourtant nous serions bien affligés de la voir en danger ; c’est une personne si bonne, si distinguée ! En vérité, nous l’aimons tous comme si elle était de la famille.

J’étais ému au dernier point en entendant cet éloge ; il justifiait mon amour, et par cela même l’augmentait encore.

— N’est-il point ici de médecin qui pourrait lui inspirer quelque confiance ? repris-je.

— Si vraiment, mais elle n’en veut consulter aucun ; et ce qui redouble notre inquiétude, c’est que dans l’état de dépérissement où nous la voyons, elle prétend se porter fort bien, et n’avoir besoin d’aucun secours, Entre nous, j’ai peur qu’il n’y ait un grand chagrin caché sous cet excès de résignation ; cela ressemble au spleen.

— Elle est si heureuse près de vous, milady, repris-je en rougissant, qu’elle y perdrait le souvenir de toutes ses peines.

— Ah ! les agréments d’une vie douce ne triomphent pas toujours d’un sentiment… Pourtant cela m’étonne ; car, lorsqu’elle est entrée ici, elle ne paraissait troublée d’aucun regret ; la gaieté de mes enfants la faisait sourire ; elle semblait calme et heureuse… Il faut…

— Si c’est ainsi, interrompis-je, elle reprendra bientôt sa bonne humeur en recouvrant la santé. Insistez, madame, pour qu’elle consulte le docteur R…, qui vient d’arriver de France : je le connais beaucoup ; et si vous le permettez, je le lui recommanderai.

Lady Wel…, saisissant cette idée, chercha un motif pour attirer miss Denneville dans le salon, et je la vis le soir même à l’heure du thé.

— J’ai tant fait, me dit lady Wel…, qu’elle s’est déterminée à entendre parler du médecin de son pays ; dites-lui que vous le connaissez pour un véritable savant.

Je m’approchai d’Anaïs ; le cœur me battait si vivement, que je fus quelque temps dans l’impossibilité d’articuler un mot.

— D’après ce que m’a répété lady Wel…, me dit-elle, j’ai craint que, impatienté de ma résolution, vous ne fissiez quelque démarche imprudente, et je suis venue vous conjurer de nouveau de m’oublier ; car, vous le savez, c’est à cette condition que je reste ici.

— Oui, j’ai promis de vous obéir, répondis-je en cherchant à me donner l’air d’un indifférent qui supplie pour une grâce à laquelle il attache peu de prix. J’ai promis de ne plus vous parler de moi ; mais comme ma vie dépend d’un mot de vous, ce mot il faut que je l’entende ; il faut que vous me promettiez de revenir demain au pied de la terrasse qui borde le Gange, sinon, je ne réponds pas de ce que la passion peut me faire faire. Je n’ai plus ma tête. Si vous saviez quels projets insensés me viennent à l’idée ! vrai, j’ai besoin d’être guidé, d’être plaint surtout, et vous seule pouvez me sauver des extravagances que je médite.

— Ah ! mon Dieu ! taisez-vous, dit-elle avec effroi ; si l’on vous entendait !…

— Accordez-moi ce dernier entretien, ou je vous rends responsable de…

— Eh bien, oui, dit-elle d’une voix étouffée, oui ; mais, par grâce, éloignez-vous.

J’avais trop peur de la voir se rétracter, pour désirer en entendre davantage ; je me levai, ma place fut aussitôt prise par lord Wel…, qui vint demander à miss Denneville si ce que je lui avais dit du docteur français ne la déterminerait pas à le consulter. Je devinai la question à l’embarras qui se peignit sur le visage d’Anaïs lorsqu’il fallut répondre ; l’entretien se prolongea par instances réitérées de lord Wel… Enfin, il vint dire à sa femme que miss Denneville s’était rendue à la raison, et qu’elle recevrait le docteur dans quelques jours si elle était encore souffrante.

Cet entretien d’une demi-heure, auquel l’intérêt le plus pur avait donné lieu, eut un effet cruel sur ma destinée. Dans cette partie de l’Inde, comme dans toutes les provinces de l’Europe, le commandant, celui qui représente le pouvoir, est le point de mire de toutes les ambitions, l’âme de tous les amours-propres ; c’est à qui pourra surprendre ou captiver sa confiance ; c’est à qui en sera connu et préféré. La portion de femmes galantes, qui fait le fond de la société de tous les pays, se croit des droits à ses infidélités, et malheur à lui s’il dédaigne leurs agaceries, car elles ne manqueront pas de calomnier sa sagesse, et d’y donner pour cause quelque intrigue abominable.

C’est ce qui arriva. L’amour de lord Wel… pour sa femme, suffisamment expliqué par tout ce qu’elle possédait d’agréments et d’esprit, parut à ces dames un calcul de sa part pour mieux cacher sa véritable préférence ; elles épièrent ses démarches, ses moindres preuves d’intérêt, et celui qu’il témoigna pour l’état de santé de miss Denneville suffit pour fixer leurs malignes conjectures, et pour les porter à une action des plus viles.

Cependant le jour commençait à poindre, Anaïs ne venait point. Cette fois, ne voulant pas être devancé par elle, j’avais passé la nuit sous les platanes à entendre les flots du Gange se briser sur la grève. Ne pouvant m’empêcher de comparer cette nuit à celle où j’avais connu Anaïs, je tombai d’abord dans un accès de rage contre ma passion extravagante, contre ma situation ridicule ; je voulais partir sans la voir, ou me venger de ce que j’appelais ses caprices vertueux, en la traitant avec le mépris le plus injurieux. Puis, rougissant d’un si honteux projet, je ne pensais plus qu’à obtenir de sa pitié ce que j’aurais tant voulu devoir à son amour. Mais elle tardait bien à venir, et les suppositions que peut enfanter l’inquiétude remplacèrent bientôt toute autre idée dans mon esprit.

En cet instant, la brise, qui s’éleva, m’apporta les parfums des daturas qui bordaient la terrasse, et les bruits confus qui venaient de la maison ; j’entendis craquer la rampe d’un pont chinois qui conduisait au pavillon ; bientôt la petite porte du jardin s’ouvrit, je vis Anaïs se soutenant à peine et n’ayant pas la force de refermer la porte ; je courus l’aider, la soutenir, et je la conduisis vers le banc.

— Votre émotion est la mienne, m’écriai-je ; oui, je la reconnais ; Anaïs, vous m’aimez ! Ah ! ne me refusez pas le bonheur de vous entendre le dire ; croyez que ma vie sera le prix de cet aveu, que vous en pourrez disposer comme de la vôtre. Anaïs, acceptez-la.

— Non, dit-elle en cachant sa tête dans ses mains ; non, je vous aime trop pour accepter un si grand sacrifice ! votre honneur m’est plus cher qu’à vous-même, et jamais je ne consentirai à le voir flétrir par une alliance indigne de vous. M. de L…, vous, le mari d’une pauvre fille prostituée !…

— Arrêtez, m’écriai-je, je vous défends d’insulter mon amour, de calomnier celle que j’aime… La victime d’un infâme trafic, la femme assez noble pour s’être affranchie, par sa vertu, son courage, d’un joug honteux, a plus de droits à notre estime que celle dont le cœur n’a jamais combattu.

— Cela est vrai, dit-elle ; mais cette justice, le monde ne la rend jamais. Pour que cette femme avilie retrouve l’estime, il faut qu’elle renonce au bonheur ; il faut que sa conversion soit désintéressée ; et je le sens, mon ami, je perdrais à mes yeux le mérite de tout ce que j’ai souffert, si je pouvais accepter une si grande récompense.

Je ne saurais vous répéter tout ce que la passion me fournit d’arguments, de prières, pour combattre une résolution si noble. J’étais aimé, j’avais l’éloquence que donne une exaltation vraie ; mais je ne pus rien obtenir d’Anaïs, car c’était dans son amour même qu’elle puisait sa force à me résister.

Au moment où elle s’apprêtait à me quitter, malgré mes prières, malgré mon désespoir, un coup de vent poussa vers la grève un corps inanimé : c’était celui d’une jeune fille que ses parents, trop pauvres pour lui donner les honneurs du bûcher, avaient ensevelie dans le fleuve sacré, selon la coutume du pays[1]. La vue de cette belle morte, dont les cheveux, accrochés aux débris d’un canot, la fixaient là près de nous, comme un pressentiment funèbre, me glaça d’effroi. Je tombai à genoux, et m’attachant par un mouvement involontaire au bras, au vêtement d’Anaïs, je me traînai à ses pieds en la conjurant par tout ce qu’il y a de sacré sur la terre de ne pas m’abandonner.

— Vous le voyez, dit-elle en me montrant le cadavre ; eh bien, si vous manquez à votre promesse, si vous abusez de cet amour que tous mes efforts n’ont pu dissimuler, si vous me rendez à l’ignominie ; ou si, méconnaissant le dévouement qui m’inspire, vous voulez m’en punir en trahissant mon secret, c’est ainsi que vous me reverrez.

— Anaïs, grâce, Anaïs, m’écriai-je, ne m’accable pas d’un affreux soupçon, d’une menace plus horrible encore ; je jure de tout sacrifier à ta volonté barbare ; oui, tout, jusqu’à mon amour. Puisque tu veux mon malheur, le tien, qu’ils s’accomplissent ; que je meure du regret d’avoir été heureux… heureux un seul instant, et pour expier ce moment d’ivresse par une éternité de douleur… Anaïs, peux-tu exiger cet indigne serment ?… Ah ! reviens ; dis que c’est blasphémer, que tu ne le veux pas ; que ton courage expire à l’idée d’un tel supplice ; oh ! reviens !

Mais elle ne m’entendait plus ; le bruit de plusieurs voix l’avait fait rentrer subitement dans le jardin ; la crainte de la compromettre m’empêcha de la suivre.

Je restai longtemps encore à cette même place où elle m’avait enivré de désespoir et de joie ; car, en dépit de sa volonté, de ma raison même, l’aveu de son amour était pour ma souffrance ce qu’est la foi dans l’immortalité de l’âme pour les agonisants. Je comptais sur cet amour pour me la rendre, et ce mélange de chagrin, de colère, d’espoir et d’adoration, me plongeait dans une agitation qui tenait de la folie.

Cependant je résolus de ne point paraître chez lady Wel… que je n’eusse repris un peu d’empire sur moi ; je me dis malade pour me dispenser de recevoir ou de rendre aucune visite. Je passais toute la journée enfermé, et je ne sortais la nuit que pour venir prendre l’air sur les bords du Gange, au pied de la terrasse, où j’espérais toujours qu’une attraction invincible devait la ramener.

Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi ; elle ne revint point, et je conçus un ressentiment tel, que je partis peu de temps après avec un jeune Anglais de mes amis, dans l’intention de parcourir diverses contrées de l’Inde, au delà du Gange. Mais arrivé à Bénarès, je n’eus pas le courage de poursuivre ma route ; j’inventai je ne sais quelle raison puissante pour laisser partir seul mon compagnon de voyage, et dès que je l’eus embarqué avec sa petite caravane, je retournai à Calcutta.

J’avais mis tant de faste dans les apprêts de mon départ, j’avais tant parlé de ma longue absence, et cela dans l’espoir de désoler Anaïs, que j’éprouvais une sorte de honte à me remontrer si tôt aux yeux des gens qui venaient de recevoir mes adieux. Ne voulant rentrer dans la ville que lorsqu’il ferait nuit, j’envoyai mon nègre, mon cher Zaméo, en avant, avec la recommandation de tenir mon retour secret aussi longtemps qu’il serait possible.

Je me fis descendre à quelque distance du fort Williams, et, côtoyant les bords du fleuve, j’arrivai bientôt près des murs du jardin de lord Wel…

L’obscurité commençait à se répandre sur tous les objets ; ils avaient encore leurs formes, mais ils n’avaient plus de couleur. On ne reconnaissait plus les fleurs qu’à leurs parfums, et la nature des arbres qu’au bruit de leur feuillage ; car c’était l’heure où la brise vient relever la tige des plantes accablées par l’ardeur du jour. J’éprouvais une sorte de langueur pleine de charme à me retrouver sur ces bords fleuris, à cette place que j’avais pensé ne plus revoir. Cette longue absence, imposée par l’orgueil, il me semblait l’avoir réalisée ; je me sentais ému comme au retour d’un long voyage, quand on se demande : « Seront-ils heureux de me revoir, ceux que j’aime tant ! »

Tout en m’abandonnant à ma douce et triste rêverie, je m’appliquai à deviner les sentiments qui occupaient en cet instant l’âme d’Anaïs : Elle me pleure peut-être, pensai-je ; elle m’en veut de n’avoir pas mis plus de persévérance à combattre sa résolution ; elle médit de mon courage à m’éloigner d’elle, tandis que je suis là, auprès de la maison qu’elle habite, peut-être uniquement séparé d’elle par ce mur de jardin ; car c’est l’instant où elle aime à se promener. La nuit est si belle ! Ah ! si le regret, le souvenir l’amenaient de ce côté… si je voyais tout à coup flotter son voile sur la terrasse, si je voyais son ombre gracieuse se dessiner sur la grève… si j’entendais cette porte céder aux efforts de sa main craintive ; si, conduite par le même sentiment qui me ramène, elle venait…

En ce moment, un bruit étrange me fit tressaillir. Je me retournai vivement du côté de la rive :

— Encore ! m’écriai-je en apercevant un objet dont je ne pouvais distinguer la forme, que les flots jetaient avec un bruit sourd sur la grève, et venaient presque aussitôt ressaisir pour le rendre au courant. C’est quelque pauvre Indou, pensai-je.

Et, reportant mes yeux vers la terrasse, je cherchai à reprendre le cours de mon rêve d’amour et d’espérance ; mais le même bruit se fit entendre et me glaça de terreur. Honteux du tremblement qui s’emparait de moi, je voulus le vaincre en marchant vers l’objet de mon effroi ; c’était un corps dont la chevelure recouvrait le visage. Comme je m’en approchais, la force du courant l’éloigna de nouveau. Quelque chose de blanc resta sur la rive ; je m’en saisis, et je ne saurais peindre ce qui se passa en moi lorsque je m’aperçus que je tenais un voile de mousseline… un voile qui ne pouvait être celui d’une pauvre femme, car il était richement brodé. Alors une horrible pensée frappa mon esprit ; le désir de disputer au fleuve ce corps que je voyais, comme un point noir, paraître et disparaître au caprice des flots, cet affreux désir me fit jeter mon habit pour m’élancer plus vivement dans le Gange, et me donna le courage de parvenir jusqu’à ce corps flottant. Poussé par un mouvement convulsif, ma main se cramponna à ses cheveux ; tout mon sang se retira vers mon cœur en sentant l’impression d’une chaîne d’or parmi la touffe de cheveux épars sur le sein de la morte ; je la traînai sur l’eau jusqu’au rivage ; là, succombant à l’émotion, à la fatigue, mes forces m’abandonnèrent.

Il faisait jour lorsque je revins à moi ; j’étais entouré de plusieurs personnes qui cherchaient à me ranimer. Un chirurgien qui venait de me saigner sans que je l’eusse senti, lord Wel… et sa femme aussi étaient là ; ils me firent transporter chez eux.

Dès que la pensée me revint :

— Où est-elle ? m’écriai-je ; pourquoi me l’avoir enlevée ?

Alors la douce main de lady Wel… se posa sur ma bouche.

— Calmez-vous, dit-elle ; quand vous serez en état de m’entendre, vous saurez tout.

Heureusement pour moi, la fièvre la plus dangereuse me tint plusieurs jours entre la vie et la mort. Quand je revins de cette crise terrible, j’étais dans l’état de faiblesse où l’on peut tout apprendre sans craindre un excès d’émotion, et lady Wel… me confia les dénonciations anonymes qu’elle avait reçues sur le compte d’Anaïs ; calomnies infâmes imaginées par les misérables femmes qui en étaient jalouses, et qui espéraient convaincre lady Wel… qu’Anaïs était la maîtresse de son mari. Mais cette imputation, dont elle pouvait facilement se justifier, ne l’aurait pas portée à un acte de désespoir, si des insinuations perfides, si ce mot, qui fait le fond de tous les écrits anonymes : On sait quel métier elle a fait avant de venir ici, ne lui avaient pas laissé croire que son secret était connu ; et que moi, grand Dieu ! moi qui l’adorais, je l’avais indignement révélé !…

Ici l’émotion la plus profonde empêcha M. de L… de continuer.

— Quoi ! m’écriai-je, elle est morte avec cette horrible idée !

— Tenez, reprit-il en tirant de sa poche un petit portefeuille, lisez cette lettre ; depuis que lady Wel… me l’a remise, elle ne m’a jamais quitté.

« J’avais trop présumé de mon amour en pensant qu’il obtiendrait de vous de garder un secret d’où dépendait ma vie. Vous l’avez trahi, peut-être sans y penser, par une légèreté, hélas ! trop excusable. Il est si naturel d’oublier ce qui ne commande pas le respect ! Aussi je vous pardonne, Charles ; je fais plus, je rends grâce au manque de foi qui me sauve d’un malheur plus cruel encore que ceux qui me tuent ; car, ces malheurs, j’en suis innocente. Mais en cédant à votre amour, en acceptant votre honte ou la mienne, je me placerais volontairement au rang de ces femmes dont l’avilissement m’inspire tant d’horreur. Et comment résister plus longtemps à vos prières, à vos larmes ? Comment échapper à votre mépris ?… Charles, je préfère vos regrets ; oui, vous pleurerez cette pauvre Anaïs, dont vous aurez été le premier, l’unique sentiment. Vous viendrez plus d’une fois sous les platanes de la terrasse. Ah ! puissé-je, portée par les eaux du Gange, venir mourir là, où j’ai entendu de votre bouche tant de douces paroles ; là, où j’ai cru être aimée, respectée ; où toutes les illusions du bonheur m’ont un moment éblouie pour me replonger plus cruellement dans le vrai de ma situation. Hélas ! ce vrai, c’est l’irrévocable arrêt du monde, c’est le souvenir qui nous sépare, c’est ma mort. Charles, votre pitié, un soupir, un regret, voilà tout ce que je réclame de vous… de vous que j’aime tant, et que je ne reverrai plus ! »

J’avais les yeux pleins de larmes en rendant cette lettre à M. de L… Il la prit, me serra la main en détournant la tête, puis il me quitta sans rien dire.



  1. Lorsque le bûcher est éteint, on l’arrose de lait, et les cendres sont transportées dans les fleuves sacrés, tels que le Gange, la Crirhna et autres. Souvent même on abandonne les cadavres au courant des eaux, où ils servent de pâture aux crocodiles ; souvent aussi lorsqu’un Indou est près de mourir, ses parents, ses amis l’exposent sur les bords de ce fleuve, et le flux enlève et engloutit le moribond avant qu’il ait rendu le dernier soupir. Celui-ci, au lieu de se retirer, emploie ses forces défaillantes à se rapprocher du fleuve afin d’avoir le bonheur d’expirer dans ses eaux saintes.
    (Voyage dans l’Inde, par M. Briand.)