Souvenirs de 1848/1/15

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Calmann Lévy, éditeur (p. 185-202).



XV

PRÉFACE
AUX TRAVAILLEURS ET PROPRIÉTAIRES


DE


VICTOR BORIE


I


Il y a des formules qu’on cherche longtemps et qu’on tarde à trouver, parce qu’elles sont d’une simplicité élémentaire, et que l’esprit humain est ainsi fait, qu’il procède par le compliqué avant d’arriver au simple. Dans les choses d’application immédiate, les détails frappent tout le monde, et l’analyse est déjà l’œuvre de tous, que la synthèse est encore vague et flottante dans l’esprit de ceux qui s’en inquiètent.

Une constitution est une œuvre essentiellement synthétique, dont les lois organiques sont l’analyse. La Constitution de 1848 fera-t-elle honneur au génie synthétique de la France ? D’amendements en sous-amendements, sous l’inspiration de la peur et de la violence (deux émotions solidaires l’une de l’autre en politique), l’Assemblée nationale aura-t-elle trouvé la formule de vérité relative au temps où elle prend place dans l’histoire ?

Nous en doutons un peu. La fatalité a voulu que le plus grand problème de l’humanité fût débattu dans un moment de trouble et de malaise indicible. Les esprits se sont buttés de part et d’autre, et les deux faces de la question sont devenues chacune la formule de deux écoles opposées, lesquelles se subdivisent elles-mêmes en partis de diverses nuances.

Or, il ne faut point deux formules à une synthèse, il n’en faut qu’une, et on ne fait point une constitution durable avec le mariage monstrueux de deux formules qui se contredisent.

Depuis cinquante ans, nous tournons autour de cette contradiction, et nous venons de la consacrer de la manière la plus flagrante. Depuis cinquante ans les constitutions et les chartes nous disent : « Français, vous êtes égaux devant la loi. » Chaque loi ajoute : «Vous êtes présumés tous égaux. » Mais l’ensemble des lois conclut que nous ne pouvons pas être égaux, et la société que ces lois régissent nous montre chaque jour que l’égalité, même devant la loi, est encore un privilège auquel ne doivent prétendre que ceux qui sont riches.

Cependant le bon sens public nous crie à cette heure : « Il est facile de critiquer. Socialistes, qui voyez si bien la cause du mal, pourquoi n’en apportez-vous pas le remède ? »

Alors chaque socialiste se croit obligé d’apporter son remède, c’est-à-dire son système. Il y a de grandes vérités et de grands efforts d’intelligence dans leurs théories ; mais laquelle choisir ? Car elles se contredisent toutes essentiellement, et il n’y a rien de plus intolérant et de plus personnel qu’une théorie signée d’un nom propre. Et puis ces théories sont longues et difficiles à exposer ; et, en somme, fussent-elles parfaites, elles n’en sont que plus inapplicables à une société corrompue et troublée.

Le bon sens public a raison d’être fatigué d’entendre parler de l’idéal dans un moment où les maux sont à leur comble, et où le moindre adoucissement pratique nous vaudrait mieux que toutes les promesses et tous les rêves de l’avenir. Ce n’est donc pas le moment de rêver, on le sent, et on se plaint de l’impuissance des théories.

Et pourtant les théoriciens auraient tort de se croire forcés de répondre à des exigences désespérées. Le plus grand théoricien du monde ne peut donner que ce qu’il a, et, s’il n’a point la panacée universelle, il n’en a pas moins le droit de critiquer, au point de vue de sa croyance, ce qui se fait de mauvais et d’erroné sous ses yeux. Le xviiie siècle n’a fait que de la critique, et le xixe siècle s’en est bien trouvé ; c’est que la critique, c’est l’analyse, par laquelle l’esprit humain procède toujours dans les masses avant d’arriver à la synthèse.

C’est là le malheur de l’humanité, la cause de ses temps d’arrêt et de ses déviations dans la route du progrès ; et ce n’est point un malheur incurable ni éternel, autrement il n’y aurait point de progrès véritable. Le progrès lui-même (une éducation publique meilleure) produira peu à peu des hommes à la fois plus pratiques et plus théoriciens. Il établira dans nos facultés un équilibre qui n’a peut-être jamais bien existé, ou qui, du moins, est violemment ébranlé aujourd’hui par les orages et les malheurs publics. On s’étonne de voir tant d’intelligences produire si peu par leur réunion, ce qu’isolément on avait attendu d’elles ; cela était fatal. Nous avons trop de théoriciens et trop duplicateurs. Nous n’avons pas assez de théoriciens pratiques, pas assez d’applicateurs théoriciens.

Est-il donc cependant absolument impossible de faire la synthèse du présent, et de trouver la formule de la vérité applicable aujourd’hui ? Nous sommes persuadés qu’avant peu d’années, ce problème qui nous agite et nous torture sera éclairci. Ce ne sera ni par un théoricien, ni par un homme pratique, ni par un savant, ni par un esprit inculte, ni par une secte, ni par une assemblée législative ; ce ne sera pas l’œuvre d’un homme ni d’un concile : ce sera l’œuvre de tout le monde, car les vérités ne se découvrent pas autrement.

Chacun cherche à sa manière la formule de la vie, depuis le laboureur à sa charrue, l’ouvrier à son chantier et le marchand dans sa boutique, jusqu’au philosophe dans sa cellule, au légiste dans ses livres et à l’artiste dans ses contemplations. Chacun se trompe dix fois par jour dans ses diverses appréciations ; et pourtant un jour vient où personne ne se trompe plus sur un certain point donné, qui est devenu évident pour tous, et que chacun s’imagine aussitôt avoir connu et admis de tout temps. Comment cela se fait-il ? Par le miracle du progrès, providence qui combat sans cesse la fatalité, et qui, au milieu de mille défaites, remporte à chaque phase du temps quelque victoire signalée, et inscrit dans ses archives quelque formule impérissable.

Quand la formule est trouvée, la vérité se démontre d’elle-même, et l’application n’est plus rien, parce qu’au moment où cette formule devient claire et acceptable pour tous, les expériences sont déjà faites. On a souffert longtemps et beaucoup avant d’en venir là. On peut apprécier les causes du mal et les détruire sans combat. Ceux qui sont restés par trop en arrière n’ont plus la force morale. On n’a qu’à secouer l’arbre ; la question est mûre, le fruit tombe.

Nous disions tout à l’heure que, du mariage impossible de deux formules contradictoires, la vérité ne pouvait naître. Ces deux formules, qui luttent dans l’humanité depuis tant de siècles, sont celle du pauvre et celle du riche. De tout temps, les riches ont dit : Nous voulons tout avoir. Les pauvres ont dit : Nous voulons avoir autant que vous.

Les tyrannies, les révolutions, les religions les sophismes, la foi et l’impiété, l’oppression et la révolte, tout y a passé, et la guerre dure encore. Le riche veut rester riche ; le pauvre ne veut pas rester pauvre. L’égalité est son vœu éternel, comme l’inégalité est l’éternel rêve du riche.

Heureusement nos mœurs sont plus avancées que nos idées. Tel homme, qui combat officiellement l’abolition de l’esclavage et de la peine de mort, est doux et humain dans la vie privée. Tel autre, qui porterait volontiers le bonnet sanglant de 93, ne saurait guillotiner qu’en effigie ses adversaires politiques. On se fusille dans de certains jours, et, le lendemain, on s’embrasse dans la rue. Aux deux côtés, d’une barricade, il y a de la rage et de la générosité, de la haine et de la pitié, de la grandeur et de l’aveuglement, du courage, et, ce qui est éminemment français, de la lâcheté nulle part.

Il n’y a donc point à désespérer d’une nation où le sentiment du beau et du bien atténue et répare sans cesse les égarements et les désastres de ses convulsions politiques. Il y a erreur, ignorance ou prévention dans tous les partis. Il y a peut être dans tous bravoure, bonté, désir du vrai. Il y a des individus méchants, traîtres et cupides : les masses valent mieux que les individus, et rien ne prouve mieux que nous sommes faits pour la république.

La lumière est donc proche, car les sentiments sont généralement supérieurs aux idées, et l’humanité mérite que Dieu se révèle et la guérisse de ses erreurs. Mais l’erreur est grande, il ne faut pas se le dissimuler.

L’erreur consiste généralement à traiter les questions comme si elles n’avaient qu’une face, tandis qu’elles en ont deux. Tout le monde le sait, pourtant, depuis que le soleil et l’ombre existent, depuis que l’homme est esprit et matière, depuis qu’il faut chaud et froid sur la terre où nous vivons.

Et pourtant toutes les divisions, toutes les guerres, toutes les controverses sont nées de cette fatale opération de notre esprit, qui procède toujours par la négation d’une vérité aussi banale. On nous présente un objet ; nous le voyons du côté qui nous fait face, et nous le décrivons aussitôt tel qu’il nous apparaît ; ceux qui sont vis-à-vis de nous le voient sous un autre aspect, qui est tout aussi réel, mais qui nous échappe ; et nous voilà à disputer les uns contre les autres, aucun ne voulant faire le tour de cet objet pour en prendre une notion exacte et complète. « Il est blanc », disent ceux qui voient le côté lumineux. « Il est noir ! » disent ceux qui voient le côté sombre. Et la controverse dure des siècles, à travers des flots d’encre, de sang et de larmes.

À l’heure qu’il est, nous sommes absolument ainsi autour de la question de la propriété. « Elle est sacrée ! » disent les uns. « Elle est un vol[1] ! » disent les autres. « Donc, consacrons le droit de propriété dans son acception la plus absolue, dit la Constitution, sauf à la défendre comme nous pourrons contre ceux qui disent qu’elle est un vol. — Détruisons le principe de la propriété, disent ceux que froisse le principe ainsi entendu, sauf à respecter le fait tant que nous ne pourrons le combattre et le détruire. D’un côté, des propriétaires furieux qui défendent leur droit avec passion et arrogance, ne sachant comment le concilier avec le droit de vivre accordé au prolétaire ; de l’autre, des prolétaires indignés qui commencent à se repentir d’avoir trop respecté le fait de la propriété, et à perdre la conscience des droits respectifs méconnus par la société officielle.

Qu’y a-t-il pourtant au fond de cette question insoluble au premier abord ? Il y a une vérité qui a deux faces, et qui ne serait pas une vérité si elle ne les avait pas.


II

J’ai dit que toute vérité abstraite, comme tout objet sensible, avait deux faces, et je me suis exprimé ainsi pour simplifier la démonstration ; car toute idée comme tout objet a autant de faces et d’apparences diverses qu’il y a d’individus placés pour l’observer et le comprendre, à des points de vue différents. Mais ne prenons que les deux points de vue extrêmes, et diamétralement opposés. Tous ceux qui seront intermédiaires pèseront d’autant plus dans la balance d’un côté ou de l’autre.

À un de ces points de vue, nous trouvons la formule de la richesse : « La propriété est une chose imprescriptible, personnelle, dont celui qui possède a le droit d’user et d’abuser. » De l’autre, nous trouvons la formule du communisme : a La propriété est une chose essentiellement modifiable et impersonnelle, dont tous les hommes ont le droit d’user, dont nul n’aie droit d’abuser. »

La question ainsi posée est fausse de part et d’autre ; elle est insoluble parce qu’elle n’est point posée sur sa véritable base.

Je crois que la véritable définition de la propriété serait celle-ci : « La propriété est sacrée parce qu’elle est toujours le fruit d’un travail, d’une conquête ou d’un contrat auxquels l’humanité antérieure ou contemporaine ont adhéré. Le consentement est une sanction imprescriptible, même pour les richesses dont la source ne serait point pure. Nul ne peut dire : « J’ai fait un mauvais marché avec vous : je reprends ce que je vous avais cédé, vendu ou donné. »

Mais il faudrait ajouter aussitôt : « La propriété est de deux natures. IL y a une propriété personnelle et imprescriptible. Il y a une propriété modifiable et commune. La définition générale donnée plus haut à la propriété est également applicable aux deux natures de propriété qu’il faut reconnaître. »

Le travail auquel ces réflexions sont annexées traitera et développera cette proposition à un point de vue qui n’est pas le point de départ de mes opinions. Parti du principe de la propriété, comme j’étais parti du principe du communisme, l’auteur de ce travail rejette absolument le mot que je tiens à maintenir, et s’attache à prouver que l’admission du principe de deux natures de propriété éloigne à jamais le communisme de nos institutions. Sans doute, si le communisme est ce que ses adeptes veulent qu’il soit. Mais, s’il est autre chose, s’il est ce que je crois, le mot oublié ou transformé, la chose doit rester, et l’idée doit faire son temps et son œuvre dans le monde.

Au reste, peu importe que l’auteur de ce travail voie l’avenir avec d’autres yeux que lés miens. Quand on en est à prophétiser, les discussions sont oiseuses et insolubles. Ce que je regarde comme important pour le principe que j’ai posé tout à l’heure, c’est qu’un autre que moi y soit arrivé en voulant combattre le communisme, comme j’y étais arrivé de mon côté en voulant le défendre. C’est que, apparemment, fatigués de contempler l’idée sous la face qui nous était toujours apparue, il nous est arrivé à l’un et à l’autre d’en faire le tour, et d’en voir les deux faces opposées. Je souhaiterais que tout le monde pût en faire autant ; et, comme il y a partout des yeux au moins aussi bons que les miens, la vérité, l’esprit de justice, et la possibilité de s’entendre, y gagneraient certainement.

Je n’entreprendrai donc pas de définir ce qui est essentiellement personnel et absolu dans le domaine de la propriété privée ; ce qui est essentiellement impersonnel et modifiable dans le domaine de la propriété publique. C’est l’objet du travail qu’on va lire : mais je placerai ici, pour ma satisfaction particulière, quelques réflexions sur le communisme et sur le rôle que je le crois appelé à jouer dans l’avenir.


III

Le communisme est une doctrine qui n’a pas encore trouvé sa formule : par conséquent ce n’est encore ni une religion praticable ni une société possible ; c’est, jusqu’à présent, une idée vague et incomplète. C’est pour cela qu’à l’état d’aspiration elle est très répandue, et qu’à l’état d’église elle est fort restreinte. L’idée est puissante à l’état d’aspiration, et l’avenir est à elle ; à l’état d’église, elle ne peut rien, et disparaîtra peut-être sans avoir rien trouvé d’applicable hors de son sein.

Le communisme, lorsqu’il aura trouvé sa formule, deviendra donc une religion. La question est de savoir si, étant une religion, il pourra être une forme de société.

L’humanité peut admettre et professer un idéal, bien des siècles avant que sa constitution sociale soit l’expression de cette doctrine, et même sans qu’elle le soit jamais d’une manière absolue. La logique absolue voudrait pourtant que ce divorce entre la foi et les actes n’existât plus, et l’idéal d’une société parfaite serait un état social dont les institutions seraient en harmonie parfaite avec la religion professée par tous ses membres.

Mais le règne de la logique absolue n’est point encore de ce monde, et nul n’a le droit de nier ni d’affirmer qu’il en sera jamais. Il ne faut prendre l’homme ni absolument tel qu’il est aujourd’hui, car ce serait nier le progrès, ni absolument tel qu’il devrait être, car ce serait trop présumer d’un avenir voilé pour nous. Il faut le prendre tel que nous pouvons raisonnablement le concevoir, même en nous laissant aller à un peu d’optimisme ; c’est la tendance des âmes aimantes : il ne faut point que cette tendance dégénère en folie.

Nous ne pouvons donc affirmer dogmatiquement que les hommes arriveront un jour à une telle unité de vues, à un tel accord de raison et de sentiment, qu’une religion puisse s’établir parmi eux sans rencontrer de dissentiments et de résistances. Aussi loin que nos regards peuvent porter, nous voyons le principe de la liberté humaine indissolublement basé sur le principe de la liberté de conscience. Toute religion étant une idée plus ou moins absolue, nous ne voyons donc pas qu’il soit possible d’identifier la loi sociale à la loi religieuse, la politique à la philosophie, car ce serait la destruction de la liberté humaine. Que la religion, l’idéal servent de base et même de but au législateur, il le faut ; autrement, la loi est athée, et la société le deviendra ; mais il y aura toujours (les conservateurs l’ont dit eux-mêmes et avec raison) une distinction essentielle à maintenir entre la loi divine et la loi humaine.

La religion est, de sa nature, une libre inspiration de la conscience individuelle, et, s’il plaît à la conscience individuelle de s’imposer une croyance absolue, erronée même, elle le peut. Il ne tiendra qu’à elle de reprendre ses droits à l’examen, et de modifier sa doctrine. Mais la loi sociale, qui ne peut point se soumettre aux opérations journalières de la conscience de l’individu, doit être à la fois plus tolérante pour le principe, plus absolue dans le fait que la loi religieuse.

La loi, dans son application, est donc quelque chose d’arrêté et d’absolu qu’il n’est permis à personne d’interpréter à sa guise dans les actes de la vie civile. C’est pour cela qu’une religion qui serait imposée par les lois civiles ou politiques serait une tyrannie à laquelle, grâce à Dieu, nous avons juré d’échapper, et ce n’est pas pour retomber sous le joug d’une théocratie que l’humanité a tant souffert et tant combattu. L’idéal religieux nous enseigne la fraternité ; la loi humaine ne peut nous prescrire l’exercice de cette vertu que jusqu’à un certain point. Elle peut sévir contre nous quand nous tuons notre frère par le meurtre, la calomnie ou la diffamation. Elle doit réprimer tous les actes extérieurs qui violent le contrat de la fraternité humaine ; mais elle ne peut atteindre nos sentiments et nos instincts dans les actes qui ne portent point directement atteinte à la vie et à l’honneur de notre semblable. Moïse a dit : Tu ne tueras point, et il a pu faire de cette prescription une loi civile. Jésus a dit : Tu ne haïras point, et il n’a pu faire de ce précepte qu’une loi religieuse. Respecte ton semblable, disait le premier. Aime-le, a dit le second. On voit la différence. Au nom de la divinité, on peut commander au sentiment ; mais c’est de Dieu seul que nous pouvons recevoir un ordre qui n’a son critérium que dans le sanctuaire même de notre âme. Au nom de la loi humaine, qui est notre propre ouvrage, nul ne peut dire à son semblable, qui est désormais son égal : « Je commande à ta conscience, et je te veux forcer d’être bon. »

Ce raisonnement, les conservateurs l’ont fait, je le répète ; mais toute vérité devient un sophisme dans les esprits prévenus. Ils ont conclure cette distinction, irréfutable en elle-même, que l’État ne pouvait pas prescrire la charité, c’est-à-dire l’exercice de la fraternité sous forme d’impôt. Non certes, l’État n’en aura jamais le droit, si ce droit n’existe pas dans l’humanité à l’état de droit du pauvre. Mais ce droit existe, et il n’est pas question ici de charité. La charité individuelle pourra toujours s’exercer sans que la loi s’en mêle ; la loi ne pourra jamais ni l’augmenter ni la restreindre. Mais la charité n’a rien à faire dans la consécration d’un droit, et le riche ne peut pas dire au pauvre : « Tu n’as pas le droit de vivre. C’est ma charité seule qui te le permettra. »

Honte à l’humanité et malheur à la richesse si c’est là sa formule !

Mais non, ce ne l’est point. Les hommes ne sont pas si méchants qu’ils sont aveugles. Pardonnez-leur, mon Dieu, ils ne savent ce qu’ils disent !

L’auteur du livre auquel ces réflexions servent de préface s’est chargé de démontrer le droit de celui qui ne possède pas, corrélatif au droit de celui qui possède. Nous examinons ici le communisme à l’état de doctrine religieuse ; voyons s’il peut et s’il doit passer un jour à l’état de doctrine politique et sociale.

Non, le communisme ne peut pas devenir une loi politique et sociale comme la plupart des communistes l’ont cru jusqu’à ce jour. L’auteur du Voyage en Icarie pourra faire un roman et réaliser le rêve d’une colonie où régnera la fraternité modèle. Moi aussi, j’ai fait des romans. Il est permis à tout le monde d’en faire, et de lancer son âme à travers tous les rêves de l’idéal. Il est bon même que ces sortes de fantaisies généreuses et naïves, plus ou moins bonnes, plus ou moins folles, viennent de temps en temps chanter un cantique de fraternité évangélique à l’oreille de l’homme qui rêve loin du tumulte des passions égoïstes. Il est permis aussi à tout le monde de fonder une communauté où les âmes fraternelles viendront mettre en commun leurs croyances, leurs pensées, leurs sentiments et les fruits de leur travail. Honte à l’intolérance brutale qui menace et persécute les adeptes inoffensifs d’une croyance individuelle ! Mais honte et blâme aussi à ces adeptes, s’ils croyaient jamais avoir le droit d’imposer, par surprise ou par violence, à la société, une loi morale et religieuse que la société n’aurait point consentie ! Ils recommenceraient donc l’œuvre de l’inquisition, car le temps est passé où l’homme osait dire à l’homme : « Je t’ordonne de croire. »

Mais ne craignons rien de semblable : les romans sont des romans, et non pas des constitutions. Les associations ne sont pas des sociétés, et une communauté n’est pas une nation. Le communisme serait bien peu de chose s’il n’avait pour organes que des romans et des essais de ce genre. Le communisme est une idée aussi ancienne que le monde. C’est une des deux faces de la vérité. Il est le côté d’une idée dont une moitié du monde n’a jamais voulu regarder que l’autre côté. Voilà pourquoi il n’a point encore trouvé sa formule. Voilà pourquoi, tant qu’il ne l’aura pas trouvée, il pourra faire des adeptes à l’état d’idée religieuse, et ne pourra constituer une société.

S’il est une religion, j’y adhère de toute mon âme. Si je suis riche, tout ce dont je puis disposer est à tous ceux que je puis aider. Si j’ai peu, ce peu, j’en ferai le même usage relativement. Ma conscience et l’Évangile, qui est pour moi le plus beau des enseignements divins, me le commandent ; et c’est précisément parce que je possède quelque chose que j’ai le devoir d’être communiste. Mais, si le communisme est une société, je m’en retire, parce que je me vois aussitôt forcé d’être en guerre et en lutte incessante avec tous ceux de mes semblables qui ne reconnaissent pas l’Évangile, et me voilà obligé d’être leur persécuteur et leur oppresseur au nom de l’Évangile, c’est-à-dire de recommencer l’œuvre de Dominique, le brûleur d’hommes et de livres. Or, je ne conçois pas l’établissement d’une société pareille, et c’est pour le coup que je demande à me réfugier en Icarie, ou, du moins, quelques hommes sont probablement d’accord sur quelques points[2].

Mais le communisme, lorsqu’il aura trouvé sa formule, c’est-à-dire lorsqu’il ne sera plus la moitié d’une vérité, lorsqu’il aura fait le tour de l’idée dont il n’a encore contemplé qu’une face, sera-t-il forcément exclu de la forme sociale et de l’action politique ? Non ; tout au contraire, il y apportera l’équilibre qui manque à la société, et faute duquel, trop chargée d’un côté, elle s’écroule fatalement. Il est un des piliers nécessaires sur lesquels reposera l’édifice futur, et cela sera beaucoup plus tôt qu’on ne pense, si l’on ne continue pas à se battre sans savoir pourquoi, et à faire de part et d’autre d’inutiles et funestes prodiges d’héroïsme et d’aveuglement.

Il deviendra alors un élément régulier de reconstruction sociale, comme le christianisme, comme toutes les religions importantes le sont devenues en leur temps. Mais peut être, à l’heure qu’il est, serait-il difficile de faire admettre à ceux de ses adeptes qui se sont constitués en petite église qu’ils n’ont que deux partis à prendre : pu protester, comme religionnaires, contre tout ce que l’humanité professe et pratique, et se retirer au désert en communauté pour montrer qu’ils sont vraiment les disciples d’une religion de fraternité qui proscrît la guerre, les conspirations et les ambitions politiques[3] ; ou rester dans la société, en accepter le fait et garder leur idéal en silence. Il y en aurait un troisième qui serait d’examiner sincèrement si leur théorie est applicable, même dans l’avenir, et de reconnaître qu’elle ne l’est point, à moins qu’ils ne la modifient à mesure que la théorie contraire se modifiera par la force des choses ; car chaque école a la moitié du chemin à faire avant d’en venir à fonder une société durable. Mais il n’en sera point ainsi de part ni d’autre. Le temps seul fera ce miracle, et nous y aurons fort peu contribué. Mais nous aurons fait notre devoir en déclarant et en répétant qu’il y a deux natures de propriété : la part individuelle, qui est largement faite à quelques-uns, et qu’il faudra respecter quand même ; la part commune, qui a été envahie, dérobée à tous par quelques-uns et qu’il faudra restituer.

15 décembre 1848.
  1. Ceci n’est point une allusion au mot de M. Proudhon qui a soulevé tant de colères. M. Proudhon n’est pas communiste et n’a pas donné à ce mot le sens qu’on lui prête.
  2. Et pourtant, comme, dans le moment où nous vivons, on parle encore, dans les provinces, de pendre et de brûler les communistes, moi, personnellement, je ne répudierai point ce titre dangereux. Je ne le ferais que le jour où le communisme triompherait en politique, et m’adresserait les mêmes menaces que les conservateurs m’adressent aujourd’hui. Jean-Jacques Rousseau disait : « Je suis philosophe avec les superstitieux, religieux avec les athées. » Il est des temps d’anarchie morale où cette parole de Jean-Jacques est nécessairement la devise de tout esprit sincère et courageux.
  3. Je suis loin de les en accuser ; mais on les en accusera toujours ; puisqu’ils représentent et personnifient ce qu’il y a de plus absolu dans l’idée communiste, ils serviront toujours de prétextes aux terreurs des propriétaires et aux intrigues de la réaction.