Souvenirs de 1848/1/2

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Calmann Lévy, éditeur (p. 11-24).



II

LA JOURNÉE DU 16 AVRIL 1848


RÉACTION DE LA SECTE ET RÉACTION DE LA CASTE CONTRE L’ÉGALITÉ


Qu’est-ce qu’une secte ?

Si c’était seulement une réunion de croyances et de volontés ayant pour but la prédication ou la démonstration de certains principes non encore acceptés par la société, mais vaguement répandus dans la conscience publique, une société, avide de s’éclairer, pourrait et devrait, au moment où elle se transforme, chercher dans toutes les sectes les éléments de son progrès volontaire. Chaque chef de secte, ou chaque disciple éminent, devrait être appelé comme membre d’une haute commission chargée d’examiner les problèmes que le temps a mûris, ou que l’avenir évoque. Le pouvoir gouvernemental, le pouvoir vraiment politique, aurait pour mission de faire au temps présent, dont il serait, par sa nature, à même de bien connaître la situation morale, intellectuelle et matérielle, l’application convenable de ces principes. Un troisième pouvoir serait chargé de l’exécution. Ainsi, quelque forme que prît la société, elle serait inspirée par la pensée libre et sans bornes, gouvernée par le sens pratique, agissante par ses propres forces vivement excitées d’une part, sagement employées de l’autre.

Cet idéal est-il immédiatement réalisable dans la forme ?

Non : parce que les sectes actuellement existantes n’étant pas nées sous le régime de la liberté, mais, au contraire, sous celui de la compression, et réduites à l’impuissance d’agir dans leur sphère de haute inspiration, sont devenues quelque chose de personnel qu’il importe de bien définir.

La secte, qu’elle se constitue en société secrète sous le régime de la persécution, ou en petite église sous le régime de l’étouffement, perd son caractère d’enseignement général ; d’utile et de fraternelle qu’elle serait dans le grand air de la liberté, elle devient nécessairement amère, intolérante ou superbe sous le régime de l’intolérance qui la comprime.

Alors la secte ne se renferme plus dans la prédication des principes ; elle veut pratiquer, réaliser son idéal dans son propre sein, pour montrer aux hommes qu’elle ne se repaissait point de chimères, et que ses membres sont, au milieu de la société qui les nie, les plus savants, les plus purs, les plus heureux des hommes.

C’est un mal que les sociétés stationnaires engendrent et qu’elles ne peuvent détruire, sous peine de devenir odieuses. C’est un mal qui survit à ces sociétés, et qui les trouble au moment où elles renversent l’obstacle qui les empêchait de vivre.

En effet, toutes ces pensées ardentes ou romanesques, généreuses ou fanatiques, avaient une œuvre à tenter sous le régime de la compression ; une œuvre utile sans doute ; car, de quelque manière que se manifeste l’esprit, l’esprit est nécessaire, et souvent il arrive que les sectes, au milieu de mille erreurs et de mille égarements, conservent et entretiennent, le feu sacré dans le temple désert et fermé de l’intelligence. Mais, quand le temple s’ouvre et que la foule y revient, les sectes devraient se transformer, rompre leur pacte d’exclusion et se précipiter à bras ouverts dans cette foule qui est venue les délivrer, et leur apporter le bienfait de la pensée libre, de la pensée en commun. Elles devraient alors disparaître en quelque sorte et chercher dans ce monde des vivants, dont elles s’étaient séparées, les formes nouvelles de la vérité vivante. Elles devraient comprendre que leur temps est fait en tant que sectes, se contenter d’avoir été les instruments courageux et persévérants d’une lutte épuisée, et bannir toute pensée de lutte matérielle désormais inutile.

Pour mieux nous faire comprendre, nous dirons que, sous la tyrannie, la société secrète, la secte à l’état de conspiration peut être un devoir, et que, dans une vraie république, une telle secte devient un crime ; de même que la secte, à l’état de pratique individuelle, qui était un droit sous la tyrannie, devient, sous la république, un abus. Les sectes disent :

« Nous avons la vérité.

» Si nous n’en étions pas persuadés, nous n’existerions pas. C’est grâce à nous que la société, après s’être débattue dans les liens de l’erreur, commence enfin à ouvrir les yeux. Nous qui avons protesté contre la société aveuglée, nous sommes donc les initiateurs véritables, et, maintenant, si on nous conteste cette supériorité, on nous fait injure, on manque au respect et à la reconnaissance qu’on nous doit.

» Nous voulons l’autorité ; nous y avons droit par nos travaux, nos lumières et le long martyre que nous avons subi : nous voulons prendre la direction de cette société nouvelle qui, sans nous, va marcher au hasard et se perdre dans les ténèbres. »

Voici ce que nous, peuple, nous avons le droit de répondre aux sectes qui raisonnent ainsi :

Vous avez une portion de la vérité, vous n’avez pas toute la vérité. Les hommes ne l’ont jamais tout entière ; ce serait nier le progrès et proclamer l’infaillibilité d’une papauté nouvelle. Mais consentons, pour hâter la discussion, à nous servir de votre langage superbe et à vous reconnaître possesseurs de la plus grande somme de vérité possible. Le peuple n’est pas ergoteur, admettons que vous ayez la vérité. Mais nous, ne l’avons-nous pas aussi ? nous qui, par notre sang versé, assurons toujours son triomphe, sommes-nous dans les ténèbres ?

Si vous avez plus de science, si vous connaissez mieux l’histoire, si vous avez lu et écrit plus de livres que nous, en résulte-t-il que nous n’ayons aucune lumière naturelle ? Tenez, gens habiles que vous êtes, il y a deux manifestations de la vérité de Dieu dans l’homme, la vérité qui vient dans la méditation et celle qui vient dans l’action, la vérité de l’esprit et la vérité de l’instinct. Eh bien, nous avons l’une et vous avez l’autre, et ces deux vérités ne peuvent rien de complet l’une sans l’autre. Il est bon que vous instruisiez, il est bon que nous agissions. Mais consultez nos instincts et ne les frappez pas d’anathème sans les connaître. Donnez-nous un idéal, nous le voulons bien, mais ne nous l’imposez pas. Si vous voulez l’autorité, n’y prétendez qu’autant que nous vous l’aurons concédée librement et après vous avoir connus et examinés avec attention. Cela est d’autant plus nécessaire que vous-mêmes vous ne nous connaissez pas. Vous avez vécu renfermés dans la secte et l’esprit de la secte vous a isolés de notre esprit. Vous n’avez pas vécu dans le peuple, en croyant y vivre ; une petite fraction du peuple, dogmatisée par vous avec soin, et dressée par vous au mécanisme d’une société de votre invention, modèle en petit de la grande société que vous faisiez à votre image, n’est pas le peuple. Vous n’avez eu là que des disciples, et les disciples sont des flatteurs sincères, dévoués, naïfs, bien différents des courtisans qui trahissent, mais encore plus dangereux pour l’homme d’intelligence qui les consulte, car leur encens, moins grossier, monte plus haut et persuade à l’homme qu’il est plus que les autres hommes Voilà votre mal, chefs de secte, vous méprisez l’ignorance et vous froissez sans charité, non seulement ceux qui vous contredisent, mais encore ceux qui ne vous comprennent pas. Vous avez eu des ennemis, il est vrai, des ennemis injustes, aveugles ; mais, quand vous n’en avez plus, pourquoi combattez-vous encore ? Pourquoi vous êtes-vous drapés avant l’heure dans le manteau de la persécution ? Si vous la provoquez, elle vous atteindra, car la persécution est une force aveugle, poltronne par nature, et par cela même féroce. C’est un monstre qu’il faudrait laisser dormir. L’orgueil l’irrite et la déchaîne, cachez donc votre orgueil.

Sous la République rien ne doit conspirer, ni le progrès, ni la réaction. Le progrès est par lui-même la grande, la seule conspiration permise à la face du ciel. Que le peuple se rassemble par grandes masses, et qu’il émette ses vœux, sans autres armes que celles de la parole sincère et paternelle, il n’y a pas là de conspiration. Que des clubs, des associations se réunissent et s’entendent la veille pour exprimer en commun leurs désirs, il n’y a point là de conspiration. Que les sectes se joignent à ces manifestations avec la résolution de s’en remettre à la décision unanime, ou de se retirer calmes et silencieuses si le jour d’avènement de leur pensée n’est pas venu, tout cela est conforme à l’esprit de liberté, et c’est un grand progrès dans leurs mœurs, c’est une grande preuve que nous sommes mûrs pour la République.

Mais que la secte veuille profiter d’un épouvantable malentendu pour s’emparer du pouvoir par surprise, voilà une résolution qui, sous la tyrannie, peut être un acte d’héroïsme, et qui, sous la république, à l’aurore d’une république encore ébranlée par les irrésolutions, devient un acte de personnalité coupable.

Ceci n’a point encore eu lieu depuis l’avènement de notre jeune République. Nous ne pouvons croire aux accusations portées par la voix d’une panique trompeuse contre quelques hommes. Mais quelques hommes, il faut bien le dire, ont donné lieu à cette panique par une attitude et un langage que l’esprit de secte peut seul inspirer. Voilà pourquoi nous déplorons que l’esprit de secte ait survécu parmi nous au régime d’oppression qui pouvait le faire excuser. Voilà pourquoi nous disons au peuple : Si nous voulons pratiquer en commun quelques idées nouvelles, soyons avant tout dans la charité et dans la fraternité. Ne nous imposons point de papes, car tous les papes veulent être infaillibles, tous les papes disent : « Hors de mon église point de salut. » Et, quand un groupe d’hommes aura proclamé ce principe, il deviendra naturellement l’ennemi de tous les autres groupes, jaloux à leur tour d’avoir la vérité absolue.

Qu’on veuille bien faire attention à la distinction que nous tâchons d’établir. Nous ne repoussons pas les essais de doctrine particulière, quand ces doctrines sont pures et inoffensives. La société qui proclamera la liberté absolue des croyances n’aliénera point pour cela son droit, son devoir de haute tutelle et de saine police sur la pratique des croyances individuelles. Si Fourier revenait, sous la République, inaugurer son idéal des bacchants et des bacchantes, nul doute que le citoyen Caussidière n’eût le droit et le devoir d’intervenir pour modérer les orgies de la secte. Mais toutes les fois qu’une secte ne portera atteinte ni à la morale ni à la sécurité publique, elle aura le droit d’exister, et lui susciter une persécution de fait serait indigne du régime de tolérance véritable où nous devons entrer.

Mais ce que nous combattons, c’est le démon de l’orgueil qui s’est jusqu’à présent glissé dans les sectes, et qui a rompu le pacte de famille entre elles et la société. Un catholique n’a jamais voulu qu’un protestant fût aussi avant que lui dans les bonnes grâces du ciel. Allons-nous donc recommencer ces vieilles, ces misérables querelles de religion ? Le conformiste va-t-il être un sujet de scandale pour le non-conformiste ? Allons-nous avoir des puritains et des presbytériens ? Avec les noms qui changent, l’esprit des sectes ne va-t-il donc point changer ?

Tout cela nous paraît bien nécessaire à dire dans ce moment-ci, à propos d’un fait qui a mis Paris en émoi, dans un émoi presque ridicule le 16 avril dernier. À propos de quelques noms propres, on se fût égorgé entre frères, si nous eussions été au moyen âge. Une portion du peuple, armée et bouillante de courage, s’élançait vers l’hôtel de ville, croyant qu’on y égorgeait quelques membres du gouvernement provisoire. Une autre portion du peuple, désarmée, et par cela même aussi courageuse que la première, accourait aussi, avertie par je ne sais quelles criminelles rumeurs qu’on égorgeait une autre partie de la représentation nationale. Le peuple armé et le peuple désarmé se trouvèrent en présence, courant sur la même ligne, et là, se reconnaissant les uns les autres, ils se demandèrent la cause de leur concours et de leur effroi. L’alarme fut bien vite dissipée. Les deux portions du peuple marchèrent fraternellement au cri de Vive la République I et le gouvernement provisoire tout entier rassura la foule tout entière.

Pourtant deux idées distinctes conduisaient cette foule. Les ouvriers armés portaient sur leur bannière : Vive la République ! et marchaient au secours de la République faussement menacée. Les ouvriers désarmés portaient sur la leur : Vive l’égalité ! avec une définition formulée qui pouvait se prêter à diverses interprétations plus ou moins acceptées par l’unanimité populaire. Cette devise n’avait rien d’hostile, rien de menaçant pour la masse des dissidents. Ce n’est pas la première fois qu’une notable portion du peuple demande l’association libre et l’encouragement de l’Etat pour son principe de fraternité, l’État n’a ni le droit ni l’envie de s’y opposer. La masse, étrangère à l’adoption de certaines définitions, n’avait pas encore eu la pensée de voir dans cette sorte de grande secte née sous le souffle de la République, une menace à sa liberté de conscience et à ses habitudes d’organisation. Les deux opinions pouvaient donc marcher de front, sans se heurter, pour aller dire au gouvernement : « Protégez nos libertés ; à nous qui avons reconnu le principe d’association, le droit de nous associer ; à nous autres la liberté de ne pas nous associer si nous n’avons pas encore compris le principe de l’association. » Y avait-il là prétexte à un désaccord, à de mutuelles méfiances ? Il n’y avait point de prétexte possible, puisque, malgré de mutuelles défiances, les deux manifestations simultanées ont marché fraternellement et se sont dispersées ensuite sans hostilité aucune.

Mais pourquoi ces méfiances ont-elle existé pendant quelques instants ? Pourquoi de fausses nouvelles ont-elles circulé pendant toute une matinée sur le pavé brûlant que foulait le peuple de Paris ? Pourquoi le soir, une manifestation isolée, armée, enflammée d’une sorte de méfiance sombre, a-t-elle repris le chemin de l’hôtel de ville, comme pour renier toute solidarité avec la manifestation qui s’était jointe à elle quelques heures auparavant ? On savait bien que cette solidarité dans la nuance des opinions n’existait pas, et il était beau d’avoir prouvé qu’on pouvait marcher d’accord pour maintenir et consolider la République, tout en la servant sous des bannières différentes. On l’avait si bien senti, que la même affluence, les mêmes cris avaient salué l’hôtel de ville, et qu’à des heures d’effroi avaient succédé pour tous des heures de calme. Pourquoi donc ce mouvement nocturne de quelques fragments de la garde nationale, mouvement qui, dans la pensée de presque tous les témoins, était une sanction donnée au bon résultat de la journée, mais qui pouvait, aux yeux des absents, passer bientôt pour une provocation insensée ?

Nous le dirons franchement sans nous occuper des questions de personnes et sans entrer dans la confusion des détails. Là, nous ne trouverions pas la vérité, parce que, quand on entre dans ces faits secondaires, on ne saisit jamais d’une manière absolue la connaissance du fait. On se trompe, on est injuste, on calomnie sans le savoir, on noircit l’histoire du fatras des interprétations. Mais nous trouverons la vérité plus haut, nous la trouverons dans l’esprit même qui préside aux faits.

Voici donc la cause première du grand malentendu du 16 avril :

C’est que, dans les deux portions du peuple qui ont comparu, le 16 avril, sur la scène de l’histoire, il s’était glissé des éléments de réaction contre la liberté. Nous ne savons pas, nous ne voulons pas savoir si ces éléments étaient représentés par des personnes. Ces éléments de discorde et de réaction, également empreints d’absolutisme de part et d’autre, se traduisaient par des clameurs, par des délations ou par des calomnies, par des noms propres jetés au vent, par de fausses nouvelles, par des alarmes puériles. Eh bien, d’une part, l’esprit de la contre-révolution s’efforçait de persuader au peuple armé en ce moment-là, que le peuple sans armes ce jour-là cachait des poignards dans son sein. Quel était cet esprit de réaction ? C’était le fantôme de la monarchie déchue, c’était l’esprit de caste et de privilège qui essayait d’armer le frère contre le frère, et d’amener le peuple républicain à s’égorger dans les ténèbres.

De l’autre côté, l’esprit théocratique, l’esprit de secte avait essayé d’agir et de mettre en méfiance la portion du peuple désarmé qui demandait la liberté d’association. Ainsi les préjugés du passé aveugle et obstiné travaillaient dans la haine, comme l’orgueil du progrès aveugle et intolérant, à étouffer le présent, l’égalité naissante, dans un déplorable conflit.

Heureusement le peuple est là, toujours sage, toujours généreux, et dégoûté, une fois pour toutes, de faire la guerre civile au profit des cupidités ou des ambitions d’autrui. Le peuple veut la liberté de conscience, et il l’aura en dépit du septicisme des uns, du fanatisme des autres. Il demande à être encouragé dans ses essais d’association, et il le sera sans nul doute. Il ne veut pas être forcé à s’associer malgré lui, et il ne saurait l’être. Laissez marcher les idées toutes seules, elles iront vite. Ne les faites pas accompagner inutilement de baïonnettes et de calomnies ; elles n’en ont pas besoin. Prêchez sans anathème, préservez sans exagération

Vous avez tous la liberté de la presse et de la parole. N’abusez pas de ce droit sacré pour vous élever sur le piédestal de votre ambition personnelle. Vous avez tous la mission de défendre l’ordre. N’abusez pas de la noble fonction du citoyen pour effrayer et menacer les ambitions personnelles qui se cachent. De part et d’autre, vous arriveriez à de déplorables méprises, ou vous y entraîneriez le peuple, ce qui serait le plus grand des crimes contre la liberté. Vous aurez beau faire, vous ne ressusciterez pas l’esprit d’intolérance du passé. La preuve que vous ne le pourriez pas au nom des idées, c’est que vous êtes forcés de calomnier les faits pour irriter le peuple ; et, si vous réussissiez dans vos affreux desseins, si le peuple commettait des actes d’imprudente persécution, c’est vous qui seriez coupables, et non pas lui, qui aurait cru faire son devoir en comprimant, dans quelques-uns de ses frères, les prétendus ennemis de la liberté. Le peuple est un noble enfant qui ne sait pas tout ce qui se cache derrière des mots. Ne versez pas le poison dans l’âme de l’enfant, il vous le reprocherait un jour.

18 avril 1848.