Souvenirs de 1848/2/10

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 365-370).



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LA BIBLIOTHÈQUE UTILE


Nos lecteurs apprendront certainement avec une vive satisfaction que, sous le nom de Bibliothèque utile, les hommes les plus honorables de la démocratie vont publier une collection de livres à très bas prix, destinés à l’instruction nationale.

Il est utile, assurément, d’assainir les cités et de distribuer partout l’air et la lumière. Mais il est non moins utile et plus glorieux de distribuer à tous le pain de l’intelligence. Si la monarchie a bâti Versailles, et si l’Empire veut faire de Paris une des merveilles du monde architectural, d’autres doivent, de leur côté, préparer la nation à ses futures destinées, et élever son intelligence au niveau des devoirs qui lui sont imposés, dès à présent, par l’égalité politique que nos pères ont conquise au prix de tant d’efforts.

Nous avons l’habitude de déclarer à tout propos que la France est la première des nations par la science, la littérature et les arts, comme elle est la première par le dévouement et le courage. Il serait plus modeste et plus vrai de dire que nous possédons une sorte d’aristocratie de l’intelligence, laquelle donne souvent le ton à l’Europe, brille au premier rang par le génie des découvertes, et cherche, avec une infatigable activité, à faire progresser toutes les branches du savoir humain. Mais ici, comme aux bords du fleuve Jaune, nous avons nos mandarins : la science est le monopole d’une classe peu nombreuse, et ses docteurs n’ont pas tous, il s’en faut, le désir et la faculté de répandre sur la foule, comme le pratiquait si bien notre regrettable François Arago. les bienfaits de leur enseignement. Ceux qui le pourraient ne le veulent peut-être pas ; ceux qui le voudraient ne le peuvent pas toujours. Aussi la diffusion et la vulgarisation des sciences sont-elles beaucoup plus en arrière chez nous que dans certaines contrées, et la moyenne intellectuelle du peuple français très inférieure à celle des cantons suisses, des États-Unis d’Amérique, et même d’une partie de l’Allemagne.

Or il est impossible de diriger une société vers cet état de perfection qu’on nomme la démocratie, sans l’y préparer en répandant partout l’instruction, cette puissante armure au moyen de laquelle le faible et le pauvre peuvent, sans trop de désavantages, lutter pour conquérir leur place au soleil. Les hommes ne pourront devenir à peu près égaux, libres et frères, que lorsque leur développement intellectuel leur donnera la force et le pouvoir d’y arriver, avec la sagesse et la volonté de s’y maintenir. Une nation instruite et policée à tous les degrés de l’échelle sociale n’est plus un rêve impossible : les ouvriers de nos grandes cités ont donné, en ces dernières années, la preuve (surabondante pour tout homme de cœur et de raison), que le savoir n’est pas et ne peut pas être le privilège d’une caste, et que la naissance, pas plus que la fortune, n’élargit le cerveau humain. Notre nation est comme une terre féconde : il ne s’agit que de la labourer, et c’est l’œuvre de nos instituteurs primaires, puis d’y jeter de bonnes semences, et c’est ce que se proposent de faire les auteurs de la Bibliothèque utile.

Rendons en passant justice à la monarchie constitutionnelle : c’est elle qui a le plus fait pour cette préparation intellectuelle du peuple. Elle a exécuté, sans le vouloir peut-être, ou du moins sans en prévoir toutes les conséquences sociales, le grand programme élaboré par la Révolution. Les lois d’instruction primaire ont hâté et facilité le travail d’enfantement de la démocratie. Mais ce n’était pas tout que d’ouvrir des écoles : c’était le début. Ce qu’on y enseigne, c’est le moyen d’apprendre ; ce qu’on y donne, c’est l’instrument du savoir, et non la science elle-même. C’est donc à compléter l’œuvre qu’il faut s’attacher.

Cette foule immense qui maintenant sait lire n’a rien ou presque rien à lire de sérieux et de profitable. Les livres de science ne sont pas à sa portée : à peine les tire-t-on à quelques centaines d’exemplaires. Les livres d’histoire, un peu plus répandus, sont très chers. Il ne reste donc pour le public des industriels, des commerçants, des employés, des ouvriers, c’est-à-dire pour le gros de la nation, que les journaux politiques et les publications de romans illustrés, aliment intellectuel des oisifs et des grands enfants. Les exceptions sont rares, et, quand on a nommé le Magasin pittoresque et deux ou trois autres feuilles qui rendent de véritables services, on est conduit à reconnaître que la lecture, ce puissant moyen de civilisation, reste aux mains du grand nombre un simple instrument de distraction. Le lecteur d’aujourd’hui s’amuse, il ne s’instruit pas. Quelquefois il se corrompt, et alors on pourrait dire, avec Jean-Jacques Rousseau, qu’il aurait mieux valu ne pas apprendre à lire.

Des ouvrages compréhensibles pour tous, et à bas prix, tel est donc le besoin impérieux du moment, et il nous a semblé tout naturel qu’il y fût répondu par d’anciens représentants du peuple. En fondant la Bibliothèque utile, ils n’ont pas voulu faire une étroite manifestation de parti : la politique du moment n’a rien à voir dans cette œuvre, dont le but et la portée ont un bien plus haut caractère. Ces hommes ont servi la France au moment de la tourmente : ils veulent la servir encore, et ils ne peuvent mieux choisir le temps et saisir l’occasion, dussent-ils, comme Moïse, ne jamais voir la terre promise vers laquelle ils ont à diriger les générations actuelles.

Il nous reste à dire quelques mots du plan et des moyens d’exécution de cette excellente pensée. La Bibliothèque utile résumera ce que chacun doit savoir sur les principales branches des connaissances humaines, et, dans son développement, elle suivra l’ordre naturel qu’indique la raison. Elle mettra ses lecteurs au courant de ce que la science la plus avancée a découvert jusqu’ici touchant le monde extérieur ; elle leur fera connaître les lois magnifiques qui président aux grands mouvements de l’univers, les mondes qui le peuplent, les éléments qui le constituent. Puis, revenant à ce grain de sable qui nous porte, elle le décrira sous tous les aspects, dira quelles formes multipliées y revêt la vie, depuis le plus humble végétal jusqu’à l’animal le plus savamment perfectionné. Après les sciences physiques et naturelles viendront les sciences morales, et notamment l’histoire des sociétés humaines. Notre France sera surtout l’objet d’une prédilection facile à comprendre, et son histoire prendra, sous la plume des plus éminents de nos historiens et hommes politiques, une forme neuve et saisissante.

Tous les grands faits de notre passé : la formation laborieuse de notre nationalité, la féodalité, les communes, le tiers état et ses luttes, les états généraux, les croisades, les guerres des Anglais, les guerres de religion, la monarchie despotique, la philosophie du xviiie siècle, la Révolution, seront l’objet de travaux distincts, reliés entre eux par une bonne chronologie de notre histoire. Chacun des écrivains y mettra sa pensée propre avec la plus entière liberté. D’autres raconteront aussi l’histoire de notre pays sous d’autres aspects : finances, commerce, industrie, corporations ouvrières, littérature, poésie, beaux-arts.

Puis viendra l’histoire générale, les modifications successives des sociétés humaines se dérouleront dans le récit des faits du passé : les conquêtes pacifiques de la science ; la civilisation et ses divers instruments, depuis le sabre jusqu’à la presse et au crayon ; les diverses lois religieuses, sociales, politiques ; les brillantes individualités qui se sont élevées de temps à autre au sein de l’humanité pour lui tracer sa route, tout cela sera embrassé dans sa généralité et développé dans ses détails, avec simplicité et concision.

Quelques chiffres diront éloquemment à quelle pensée élevée est due la création de la Bibliothèque utile. Les volumes dont elle se composera, élégants, portatifs, contenant plus de sept mille lignes et près de trois cent mille lettres, coûteront cinquante centimes.

Février 1859.