Souvenirs de 1848/2/18

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Calmann Lévy, éditeur (p. 417-420).



XVIII

JEANNE PICAUT
DRAME EN TROIS ACTES


PAR MAXIME PLANET


Le public de la Châtre a accueilli avec bienveillance un essai dramatique, intitulé Jeanne Picaut, de M. Maxime Planet, tiré d’un roman célèbre d’Alexandre Dumas. D’abord, l’auteur de la pièce porte un nom aimé au pays et presque partout en France. Ensuite il est jeune et sans prétentions. Enfin il donne un bon exemple que devraient suivre ses contemporains de la province ; il essaye. Essayer leur intelligence, n’importe dans quel genre, et livrer avec confiance ces essais naïfs au jugement de leurs amis et de leurs compatriotes, c’est ce que devraient faire tous les jeunes gens aux heures de loisir si nombreuses qu’ils perdent souvent en promenades sans but et en flâneries sans résultat. Les parents auraient tort de croire que le travail du loisir porte préjudice au travail de la profession. Tout travail exerce au travail, et plus on s’habitue à ne pas perdre une heure de sa vie, mieux on vaut, plus on est capable et actif. Si vous recherchez la vie des hommes de talent et de mérite, vous y verrez dès le jeune âge une surabondance d’occupations et mille essais dans tous les sens. L’esprit cherche sa voie, et un peu d’inconstance au commencement est chez eux l’indice d’une forte persévérance dans l’âge mûr. Le temps n’est plus où la jeunesse, docile à la coutume et à la loi de famille, acceptait sans raisonner l’état que ses parents lui choisissaient. Certes cela était bon, alors qu’il n’y avait pas encombrement et que la profession était une sorte d’héritage respecté de tous. Il n r en est plus ainsi ; la route est couverte d’aspirants à toutes les carrières, et, pour s’y faire jour, il faut plus de facultés, de volonté et de luttes qu’autrefois. De là le découragement de beaucoup d’enfants excellents et bien doués, que la famille presse et gourmande, mais ne peut plus aider bien efficacement à percer la foule. On les voit alors s’éteindre dans l’ennui ou s’étourdir dans le désordre.

Le remède serait peut-être de leur donner le temps de se former et de se connaître. Aux sacrifices que l’on fait — et que l’on doit faire — pour leur éducation première,, il faudrait joindre la patience d’attendre que l’arbre puisse porter ses fruits. Ce n’est pas au lendemain du baccalauréat qu’un garçon est capable de savoir à quoi il est propre. Et, d’ailleurs, si la vie de Paris leur est dangereuse, la vie de province ne l’est pas moins dans un autre sens. Elle engourdit parce qu’elle est triste, parce qu’on ne sait plus s’amuser, parce qu’on ne s’entend plus, parce qu’enfin, la vie étant devenue très positive et très âpre, on a oublié que la jeunesse a droit au plaisir et qu’elle en a besoin. Faites-lui des plaisirs honnêtes et intelligents ; ayez un théâtre, et, quand vous en aurez un, allez-y ; encouragez les artistes, et vous en aurez de bons, qui feront de vrais efforts pour répondre à vos sympathies. Ouvrez des conférences, organisez des lectures. Ayez des collections d’histoire naturelle et des ouvrages qui permettent aux vocations de prendre tous ces chemins-là. En vous obstinant à faire de vos fils des gens d’affaires, des médecins ou des fonctionnaires, vous étouffez toutes les autres vocations qui sont pourtant tout aussi méritoires et tout aussi honorables. Si vous poussiez les jeunes gens à se faire connaître, à s’instruire les uns les autres et à instruire le peuple par des cours gratuits, par de la musique enseignée méthodiquement, par des représentations de théâtre, par une revue littéraire locale, que sais-je ? par tous les moyens qui n’ont d’essor qu’à Paris, vous verriez se révéler des aptitudes que vous ne soupçonnez pas, et, si ces aptitudes manquaient, vous auriez du moins des enfants capables de se mesurer avec le public et habitués à manifester simplement et librement la tendance de leur esprit.

La ville de la Châtre semble avoir fait d’elle-même les réflexions que je lui suggère, en se portant en foule au spectacle de dimanche dernier et en applaudissant avec une sympathie marquée l’essai dramatique d’un de ses enfants. Les acteurs ont joué avec zèle, conscience et ensemble cet essai inspiré par de bons sentiments et l’amour du vrai.

17 juin 1868.