Souvenirs de 1848/2/3-16

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Calmann Lévy, éditeur (p. 407-410).



XV

LE DROIT AU VOL


PAR
NADAR


La vérité a deux modes d’existence marqués par deux phases distinctes : celle où elle n’est pas démontrée, et celle où elle peut être prouvée.

Dans la première, elle s’appuie, d’abord sur la foi, qui est l’instinct du bon et du beau, et puis sur le raisonnement, et enfin sur la certitude intellectuelle. Dans la seconde, elle repose sur l’expérience, sur le fait accompli. — Honneur aux hommes d’initiative qui dégagent l’hypothèse première, la souveraine induction, du chaos des rêves, des mille tâtonnements de la pensée aux prises avec l’inconnu ! Quand ces grands et généreux esprits ont réussi à bien poser la question à résoudre, ils ont déjà fait un grand pas. Ils ont ouvert la voie.

Arrivent alors les hommes d’application, non moins utiles, non moins admirables, qui, par d’habiles et patients essais, font que l’hypothèse devient découverte. Le génie est devenu dès lors une force matérielle, l’idée qui n’était encore que promesse est devenue le grand bienfait dont s’enrichit l’espèce humaine.

Ainsi de toutes nos conquêtes dans le domaine de la science et de l’industrie. Toute lumière a son crépuscule précurseur, et qui aperçoit l’un peut prédire l’autre. Mais tous ne voient pas poindre la première aube d’une vérité, et c’est à ce premier état de lueur indécise qu’elle est contestée, parfois repoussée avec passion, tant est formidable l’apparition de ces grands astres de progrès qui bouleversent les notions de l’habitude, détruisent en quelque sorte le monde du passé, et font, le jour où leur rayonnement éclate au-dessus de l’horizon, entrer l’homme dans de nouvelles conditions d’existence.

Ainsi de la vapeur, de l’électricité, et de tout ce qui, depuis moins d’un siècle, a modifié si essentiellement la vie générale et particulière en nous et autour de nous.

Lisez, dans le travail qui suit nos courtes réflexions et dans les Mémoires du Géant, ce livre si naïvement dramatique, les protestations, les persécutions même que soulève toute vérité à l’état de recherche et de démonstration. C’est quand elle a besoin de recueillement, d’étude et d’encouragement, que l’ironie et l’impatience de tuer se dressent autour d’elle.

« Fais-toi preuve ! lui crie-t-on de toutes parts, et nous croirons en toi. »

La vérité répond :

« Aidez-moi à mûrir, à me manifester. Donnez-moi les moyens d’être un fait, et, pour cela, connaissez-moi, ne me niez pas. Je ne suis qu’une idée, une âme, pour ainsi dire, et vous voulez me toucher avant de m’avoir permis de prendre un corps ! J’existe, pourtant ; j’existe dans une sphère aussi réelle pour les yeux de l’entendement que si j’étais déjà le fait palpable. Respectez-moi, hélas ! car me nier, c’est vous nier vous-même. Je suis vôtre, puisque je vous apporte l’avenir, et dire que je ne serai jamais, c’est dire que vous ne voulez jamais être. »

Parmi les adeptes, vulgarisateurs ardents et serviteurs dévoués de la vérité à l’état de démonstration, Nadar, ni savant ni spéculateur, mais grand logicien, selon moi, et homme de solide vouloir, apporte ici sa parole à la fois émue et réfléchie. Cette parole, résumée dans le Droit au vol, a une valeur, une force véritables. Qu’on la pèse sans prévention, et tout esprit sérieux sentira qu’il y a là une de ces questions magnifiques qui ne peuvent pas être insolubles, du moment qu’elles sont bien posées.

Paris, 2 novembre 1865.