Souvenirs de Mexique

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Souvenirs de Mexique
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 904-924).
SOUVENIRS DE MEXIQUE


I. — PREMIÈRES IMPRESSIONS

Le Mexique est une fois de plus en révolte. Sur ce sol de constantes éruptions volcaniques et de continuelles révolutions, l’effervescence augmente. Aussi le regard du monde entier se tourne-t-il avec anxiété vers ces lointains parages et on se demande, non sans angoisse, quand prendront fin ces sanguinaires massacres et quelle sera l’issue, de ces troubles.

Si inquiétante que soit la situation actuelle, elle n’est pourtant nullement surprenante pour tous ceux qui ont quelque notion de ce pays. Il suffit d’en feuilleter rapidement l’histoire pour se rendre compte qu’à la première révolution, en 1810, le brasier de la révolte s’est allumé pour ne plus jamais complètement s’éteindre. Depuis qu’au début du XIXe siècle, Hidalgo souleva la nation, les révoltes se succèdent sans interruption. Tour à tour les chefs des insurgés se proclament présidens ou même empereurs. Lopez de Santa Anna, Yturbide, Benito Juarez, Porfirio Diaz, Madeiro, s’emparèrent tour à tour du pouvoir par la guerre civile. L’état des choses est resté le même aujourd’hui, avec le général Huerta.

La révolution est passée au Mexique à l’état endémique : aussi les menues occupations de la vie quotidienne s’y déroulent-elles comme en temps normal.On peut s’entre-tuer devant la porte de la ville, souvent même dans la rue voisine, entendre les coups de feu échangés, sans qu’on s’en préoccupe le moins du monde. On va à ses affaires, on visite ses amis, on travaille, et on se distrait comme à l’ordinaire. Souvent je me trouve témoin de rixes violentes, les trains sont constamment exposés à être attaqués ou dévalisés. Un jour, à peu de kilomètres de distance de Cuernevacca, la locomotive et plusieurs wagons furent complètement démolis par l’explosion d’une bombe lancée par les insurgés.

Mais n’est-ce pas un trait caractéristique de la nature humaine que, plus elle est près du danger, moins elle semble s’en rendre compte ?

Durant mon séjour au Mexique, cet état d’esprit m’a vivement frappé. Au milieu du trouble et de l’émeute, la routine quotidienne de l’existence suit inaltérablement son cours. On déplore la mort de quelques victimes, on s’apitoie sur les malheurs publics, et puis l’intérêt personnel reprend tous ses droits. Ombres et lumières, larmes et sourires se succèdent sans transition. Il semble que, sous ces ardentes latitudes, les passions sont encore plus violentes. Aux rayons de ce soleil magique la vie est plus intense et plus fiévreuse. Cet astre, bénédiction de ce sol, idole de ce peuple, par son éclat et sa chaleur tropicale éblouit à la fois l’œil et l’esprit.

C’est au foyer même de l’agitation, dans l’historique palais de Chapultepec, que je passai le premier jour de cette triste année. Véritable Eden, si jamais il en fut sur terre ! A la fois coin de forêt vierge et jardin fleuri, des plates-bandes multicolores s’étalent au pied des cèdres au sombre feuillage, des cascades éblouissantes jaillissent au milieu de rochers moussus dont le sommet est couronné par l’ancien palais des rois Aztèques. Depuis l’époque de Montézuma, cette royale demeure a subi bien des changemens, et il n’en reste guère que les soubassemens. Mais, quoique souvent restauré, ce palais présente encore un ensemble grandiose.

Que dire de l’intérieur meublé pour l’empereur Maximilien ? Il offre toute la banalité du style et du goût du second Empire. C’est dans une grande salle mal décorée que le Président de la République recevait les hommes importans du pays et le Corps diplomatique. Réception d’ailleurs fort simple, où deux domestiques habillés de noir offraient aux invités des verres d’eau pour tout rafraîchissement. Au reste, le monde alors au pouvoir, ami du Président Madeiro[1], est très modeste. La classe soi-disant dirigeante, les grands capitalistes, les propriétaires fonciers, ces familles connues par leurs vastes richesses dans le monde entier, toutes partisans de Porfirio Diaz, vivaient soit retirées, soit au-delà des frontières. Quant aux rares descendans de l’ancienne noblesse espagnole, ils sont généralement appauvris et ne jouent plus un rôle important.

En somme, la puissance est entre les mains d’une classe moyenne très peu instruite, encore moins cultivée, agissant sous l’impulsion de la passion plus que de la raison, issue généralement de métis, héritant pour l’ordinaire plus largement des défauts que des qualités de ses ancêtres. On s’explique par là les tristes événemens qui remplirent le siècle dernier et qui semblent devoir se prolonger encore.

Le sentiment patriotique disparaît devant l’ambition personnelle : chaque fois qu’un homme de valeur surgit à cet horizon trouble, immédiatement il forme un parti et tâche de renverser le pouvoir pour s’en emparer. C’est ainsi que nous assistons à ces changemens continuels de présidence. Quelles que soient les dénominations des différens partis, une fois qu’ils sont arrivés au suprême pouvoir, leur programme de gouvernement ne varie que dans la forme : le fond est toujours le même.

Le peuple, en majeure partie de race indienne, végète dans un état de profonde apathie. Perdu dans ses forêts et labourant ses champs immenses, il est resté fidèle à ses traditions. Mais ces Indiens de l’Amérique centrale nous montrent, même au milieu de leur décadence, les traces d’une civilisation disparue. D’allure svelte, avec des traits remarquablement fins, de manières avenantes, ils gagnent vite la sympathie. Telle était, il y a trois ou quatre siècles, l’opinion des conquérans eux-mêmes.

De mes voyages dans les différentes parties de cette vaste contrée, dans le Nord aride et sous la chaleur tropicale de ses régions méridionales, j’ai conservé les souvenirs les plus agréables. Loin des centres agités, dans de petites villes calmes et tranquilles comme Moreillia, Colima, Orizaba, Puebla, Oaxaca, et tant d’autres, grand fut mon étonnement de rencontrer des monumens remarquables et d’agréables conditions d’existence.

Partout de belles églises et des palais artistiques, des places publiques fleuries et ombragées, des voies larges et droites. Dans la moindre de ces villes, une petite société locale fort polie. Les familles ont conservé beaucoup de leurs anciens usages ; la vieille culture latine a laissé son empreinte, et le matérialisme moderne n’a pu encore entamer cette mentalité idéaliste.

Réminiscences du passé, vestiges de la civilisation d’antan, évocation de cette Espagne glorieuse des XVIe et XVIIe siècles, que je découvre à chaque pas et qui me frappe même en ses ruines, si cet immense empire sur lequel le soleil ne se couchait pas a établi sa conquête par l’épée de ses vaillans conquistadores, sa suprématie réelle fut assurée par la supériorité de sa culture. Ici comme partout, nous saluons l’idée planant victorieuse et vivante sur les empires déchus et sur la force matérielle anéantie.


II. — L’ARRIVEE

A la première aube du jour, le 18 décembre 1912, j’arrivai au Mexique. Le train sans fin roulait lentement sur l’énorme pont de fer jeté sur le Rio Grande. C’était un matin gris et froid. Tout autour de moi le paysage apparaissait triste et sombre, sans végétation et peu cultivé. Les deux villes sœurs de Loredo, dont l’une construite sur la rive gauche du fleuve appartient aux Etats-Unis, l’autre située en face fait partie du Mexique, sont peu attrayantes. Comme tous les centres de commerce à leur début, elles ne possèdent ni beauté, ni originalité.

Je m’étais représenté le Mexique tout autrement, plus riant et plus chaud que ces mornes cités du Nord et que leurs banlieues glacées et désertes. Heureusement la triste impression diminua d’heure en heure à mesure que je pénétrai dans l’intérieur. Mes espérances furent même en fin de compte dépassées. Il serait difficile de trouver pays plus ensoleillé et peuple plus original. A notre époque si prosaïque, le Mexique est resté un pays de rêve.

Mais pour en revenir à Loredo, je n’y trouvai rien de tout cela. Sa construction et son emplacement me rappelèrent les villes des Etats-Unis. Sa gare semblait aussi désolée et sale que celles du Texas. La même foule vulgaire et mal tenue se presse ici comme là-bas sur le quai. Chacun crie en anglais, ou plutôt en américain, avec un accent nasillard bien marqué.

Les règlemens de douane sont tracassiers au dernier point et, loin de les adoucir, on les aggrave partout. Dans le grand hall de Loredo, les employés plongent dans tout le contenu des malles, le retournent de haut en bas et abîment à plaisir, autant qu’ils le peuvent, les bagages des voyageurs les moins suspects de contrebande. Les trains sont organisés comme ceux de l’Amérique du Nord. Dans les wagons, tous prennent place les uns derrière les autres comme dans les omnibus. Dans les célèbres Pullman car, l’installation est encore moins confortable, il faut s’asseoir les uns en face des autres dans le voisinage le plus proche. Mais c’est le soir que la situation devient le plus incommode, quand les sièges sont transformés en lits et que tous les voyageurs, jeunes et vieux, hommes et femmes, s’allongent en rangées superposées et que les voitures ressemblent à d’immenses dortoirs.

Ce qui ajoute à l’inconfort des trains, c’est l’importunité des marchands de gâteaux, de boissons et de cigares qui continuellement vous harcèlent. Quant aux conducteurs noirs, on dirait qu’ils veulent se venger sur les malheureux voyageurs de l’injustice faite à leur race. Leur impolitesse et leurs mauvaises manières sont toutefois moins irritantes que l’empressement obséquieux déployé dans l’espoir d’un pourboire.

Par les portières, j’aperçois des steppes comme dans « l’Est » américain, du moins les prairies étendues du Mexique rappellent les pays annexés en 1847. Nulle trace d’habitation, pas même un arbre. Tout au plus, quelques broussailles basses couvrent le sol. La moindre végétation paraît desséchée. L’herbe rare est jaune comme de la paille et sous un soleil de feu toute la nature semble brûlée comme sur une planète anéantie.

Le soleil offre la seule consolation sur cette terre déserte, soleil éclatant du tropique qui répand, avec toute sa puissance, dans un ciel sans nuages, ses rayons éblouissans. L’atmosphère est d’une pureté merveilleuse. Nulle part dans l’univers, même dans les régions alpestres, l’air n’est plus clair que sur les hauteurs du Mexique, et, en aucun lieu, le soleil n’y est plus incontestablement le maître de la nature. Dès les premiers jours de mon arrivée, je compris le rôle décisif que l’astre éclatant a joué de tout temps au Mexique et parmi ses habitans.

Le train stationne dans ces longs espaces, mais aucune trace de villes ou de villages. Ces haltes aux noms indiens sont très modestes et entourées tout au plus de quelques huttes. La population couverte de guenilles est à demi nue ; mais ces gens ont une douce physionomie et des traits remarquablement délicats ; ce sont des indigènes ou des métis espagnols. La gendarmerie forme un grand contraste parmi cette foule tranquille. Ces gardiens de la paix sur leurs petits chevaux de race sont très pittoresques ; leur costume répond au goût national. La jaquette courte et le pantalon en forme d’entonnoir sont ornés de nombreux boutons ; les paremens sont d’un rouge éclatant. Le costume est complété par un énorme chapeau, représentant assez bien un pain de sucre posé sur un large plat.

Lampazo, avec ses quelques milliers d’habitans, est le premier endroit à l’aspect indubitablement colonial, ou plutôt espagnol. Ses maisons recouvertes de couleurs vives ont des toits en forme de terrasses plates. Des coupoles élevées couronnent les églises.

Mon premier arrêt fut Monterey ; son nom lui vient d’un titre de la famille Zuniga, dont un des membres fut le neuvième vice-roi de la Nouvelle-Espagne. La ville doit son importance actuelle aux nombreux habitans venus des Etats-Unis, qui forment la plus grande partie de la population. Dans les rues, on entend autant d’anglais que d’espagnol. La direction des aciéries et des grandes brasseries est entre les mains étrangères et journellement, le nombre des riches mines et des grandes propriétés achetées par des sociétés américaines augmente.

La ville prospère est commerçante. Quoique les nouvelles constructions soient d’un goût douteux et s’allient mal aux anciens bâtimens, l’aspect général est pourtant sympathique. Les quartiers habités par les classes privilégiées ont conservé beaucoup de leur charme d’antan. Ainsi la vieille résidence épiscopale, sur une hauteur près de la porte de la ville, forme un spectacle délicieux, malgré la ruine complète du palais.

Cependant c’est la vue environnante qui exerce le plus grand attrait. Des montagnes aux lignes fantastiques se dressent devant le regard. Leurs sommets sont abrupts et se détachent sur le bleu du ciel comme les dents aiguës d’une scie. Les éruptions volcaniques de jadis ont tout bouleversé et offrent au spectateur une vision étrange : gouffres profonds, cimes altières s’enchevêtrent suivant le hasard d’éboulemens préhistoriques.

La vie, elle aussi, ne manque pas de romanesque dans cette contrée. Les troupes gouvernementales sont en train de chasser les insurgés du général Reyes. La révolution règne de nouveau dans le pays. Dans le Sud, un certain Zapata est à la tête des révoltés ; à l’Est, ils suivent Orizco, tandis qu’ici, c’est l’ancien ministre mécontent, le général Reyes, le chef de l’émeute. Aussi bien, il semble généralement admis que dès qu’un personnage important a quelque grief contre le gouvernement, il provoque un soulèvement.

Quoi qu’il en soit, voilà encore le Mexique entier du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, le théâtre de la guerre et du pillage. De tous côtés, arrivent les tristes détails de nouveaux massacres et de combats livrés entre l’armée nationale et les troupes en révolte. La propriété et la vie des habitans est menacée au plus haut point et le peuple témoigne d’une attitude très dangereuse en faisant souvent cause commune avec les attaquans et en partageant le butin avec eux.

Aussitôt que la paix est assurée avec l’étranger, la guerre civile reprend. On m’a assuré que pendant la présidence, ou plutôt la dictature de Porfirio Diaz, l’ordre avait régné dans le pays. Ceci n’empêcha point que son long gouvernement, qui débuta par la révolution et la guerre civile, finit soudainement dans le sang.

Monterey ne me cause pourtant pas une impression belliqueuse : tout au contraire, avec ses hautes cheminées, elle paraît industrielle et commerçante. En réalité, les rencontres ennemies ont lieu dans les environs et les Registes attaquent de préférence les grandes propriétés isolées. Celles-ci sont surtout exposées à leurs coups. Ils emportent tout ce qui leur tombe sous la main et, en cas de résistance, ils emploient la plus impitoyable violence.

Je passai à San Luis-Potosi mon premier dimanche au Mexique. La ville possède une cathédrale spacieuse et un palais épiscopal remarquablement beau. Les églises sont nombreuses, et la population se fait remarquer par une édifiante piété. Le lieu est agréable et plaisant. Les bâtimens ont beaucoup de caractère, les rues gardent le cachet du Moyen âge. Toutes les places publiques sont autant de jardins merveilleusement entretenus.

San Luis-Potosi doit aux mines d’or et d’argent des montagnes voisines son épanouissement et son opulence. Par la conquête au XVIe siècle, des immîgrans prirent possession de l’endroit. Malheureusement, leur rapacité épuisa beaucoup de riches gisemens. Mais de nouveaux filons furent constamment découverts et jusqu’à aujourd’hui, le territoire est resté le district minier le plus abondant du pays. C’est seulement depuis peu de temps que de longues étendues devinrent la propriété de sociétés américaines avec le droit d’exploitation.

Au point de vue artistique, la ville offre un coup d’œil pittoresque et attirant. Le spectacle des rues bariolées, pleines de vie et d’agitation, est enchanteur. Des détails, dignes du pinceau d’un peintre, surgissent de tous côtés. La grande place de la Promenade, recouverte d’une sorte de baldaquin en toile pour préserver de la chaleur, fait l’effet d’une salle de réunion, rendez-vous de la société élégante. Tout brille et étincelle dans la lumière éblouissante. La vie se déroule avec la gaieté et la grâce méridionales.

La population aisée et riche jouit visiblement d’une existence agréable. Au premier moment, on est étonné de voir combien l’humanité paraît plus contente de son sort que de l’autre côté du Rio Grande, où la lutte pleine de tristesse et de soucis, résultat du désir unique d’amasser de l’or jusqu’à ce qu’il en soit devenu l’esclave, absorbe l’homme. Ici au contraire, sous les rayons en feu d’un soleil brillant, ce sentiment âpre disparaît.

J’erre à travers les rues nombreuses. Elles se ressemblent toutes par leur disposition et sont pourtant toutes différentes. A chaque instant, je rencontre des détails charmans et l’image d’ensemble est toujours harmonieuse. Nuestra señora del Carmen est le monument le plus remarquable de la ville. Les coupoles vertes de l’église, ornées de faïence, sont d’une parfaite pureté de lignes. La façade, décorée de riches sculptures, offre le type du style baroque local, nommé charrigueresque par les architectes espagnols. Tout n’est pas de bon goût, loin de là, mais l’impression générale ne manque pas de grandeur et de pittoresque. La claire lumière du pays exige des profils plus accentués ; le manque de simplicité augmente en quelque sorte et rehausse davantage ombres et lumières.

De San Luis-Potosi partent plusieurs lignes dans les diverses parties du pays. L’une conduit directement vers le golfe du Mexique à Tampico, la plus importante à Vera-Cruz et à la baie de Campêche, port en croissance continuelle, particulièrement favorable et commode aux vaisseaux arrivant de toutes les mers et dont les rapports commerciaux avec les Etats-Unis sont des plus importans.

Je poursuis mon voyage au cœur du pays vers les hauts plateaux. Bien que la région me paraisse sèche et brûlée, nous sommes en plein hiver. La contrée que je traverse devient de plus en plus montagneuse. Les chaînes s’élèvent à une hauteur toujours plus grande et font une impression singulière par leur merveilleuse configuration. La plaine, au sol remarquablement fertile, est, par endroits, très bien cultivée. De grandes fermes ou haciendas s’étendent, semblables à des oasis, au milieu de ce pays plat, inculte et peu habité.

Ici et là, s’élèvent de modestes villages et des villes insignifiantes. San Miguel de Allende attire particulièrement mon attention par la bizarrerie de ses monumens. Les citadins montrent avec une grande fierté leur église San Miguel, aux tours élancées. Elle est l’œuvre d’un architecte du lieu, Cefferino Gutierrez, fils de pauvres Indiens, qui vécut au milieu du XIXe siècle et, visiblement, s’éprit du style néo-gothique qui, en Europe aussi, eut un si fâcheux développement. Plusieurs églises construites par lui rappellent les gâteaux montés des pâtisseries.

A part cette confusion du goût, ces constructions sont bien dans leur cadre. Les murs blancs sont d’un très bel effet dans les pays ensoleillés, et la végétation semi-tropicale forme un fond admirable. Des palmiers toujours plus nombreux, des cactus couvrent l’étendue dans toutes les directions. Quoique la température soit sur ces hauteurs généralement agréable, je me trouve pourtant dans le pays chaud et il prend de plus en plus un aspect exotique.

Je m’aperçois alors combien banal paraît ici mon Pullman car. Et ce qui m’est particulièrement désagréable, c’est la vulgarité bruyante de mes compagnons de voyage : marchands étrangers, commis voyageurs, tous gens d’affaires se rendant en masse au Mexique pour y faire fortune. Ils sont de toutes classes sociales, mais de mauvaise éducation, gagnant de l’argent moins par le travail que par la spéculation. On les trouve partout et ils sont devenus un vrai type.

Leur ton et leur manière de parler sont extrêmement fatigans. Ils jugent de tout uniquement au point de vue pratique et méprisent toute opinion opposée à la leur. Civilisation est pour eux synonyme de richesse. Ils trouvent que les indigènes qui ne s’habillent pas à la mode américaine sont des barbares, et, quand ils ne payent pas de coktail, ne fréquentent pas les bars ou autres établissemens de ce genre, leur mépris pour eux n’a plus de bornes.

Fatigué de la conversation, de la désagréable odeur de tabac et d’eau-de-vie, de la fausse élégance du wagon-salon avec ses garnitures de peluche et ses ornemens de fer-blanc, je me rends dans une voiture portant l’inscription : Primero classe. Elle est occupée par des gens plus simples, mais de bien meilleure tenue. Ils peuvent être beaucoup plus pauvres, mais leurs rapports avec autrui témoignent d’une bonne éducation et d’une grande cordialité.

Parmi eux, je trouve des personnes de toutes conditions. On voyage beaucoup dans ce pays ; aussi les compartimens sont-ils toujours pleins. Cependant, tout le monde est de bonne humeur et on s’aide mutuellement avec une parfaite politesse. Tous se saluent et s’offrent immédiatement des provisions de voyage. Quelques paroles aimables, mais sans indiscrétion, sont échangées ; chaque voyageur se sent à l’aise et au milieu de ses semblables.

Les ouvriers indiens, les peons, sont installés dans des voitures à peine mieux pourvues que celles qui sont destinées au transport des bestiaux, sauf qu’il y a plus de longs bancs de bois. Je leur fais de fréquentes visites pour m’entretenir avec ceux qui y voyagent. Outre leur langue maternelle, ils parlent tous espagnol et répondent clairement à mes questions. Ils ne manquent pas d’intelligence, bien que naturellement peu cultivés. Pauvres, ils paraissent contens et joyeux. Leur amour-propre, joint à un sens religieux très développé, les guide et les préserve de bien des erreurs. En les voyant parqués dans ces cages roulantes, j’admire leur patience et leur bonne humeur. Cela me rappelle les trains qui, dans l’Inde, transportent les Kulio, ou mes voyages dans les diverses parties de l’Extrême-Orient.

En considérant à fond cette foule aux membres délicats, à la couleur cendrée, je suis de plus en plus persuadé qu’elle est issue, à l’origine, de la même souche que ces peuples asiatiques. L’affirmation des savans que les Peaux-Rouges du Mexique, enfans de l’Asie, ont quitté leur pays en s’embarquant sur l’océan Pacifique, ou l’autre supposition qu’ils ont émigré par la mer de glace, sont également plausibles. L’essentiel est de savoir qu’ils sortent du même berceau.

Plus le train s’avance sur une voie sinueuse vers Queretaro, plus la campagne devient belle, boisée et fertile. Les champs sont partout bien cultivés et animés de nombreux et magnifiques troupeaux. La contrée est souriante et reflète le bien-être.


III. — QUERETARO

Le triste souvenir qu’évoque la ville est en vive opposition avec son aspect riant. Entouré de jardins fleuris et d’une riche campagne, Queretaro est bien un des plus ravissans endroits du Mexique ensoleillé. Une profusion de couleurs variées éclate dans les rues, sur les places ornées de fleurs et de partout se dressent, dans un ciel resplendissant, les flèches blanches des églises et leurs lumineuses coupoles.

Queretaro peut être regardée comme le type d’une ville de la Nouvelle-Espagne. Nulle part la manière andalouse, gaie autant que gracieuse, ne se révèle d’une manière plus frappante. Ce siège déchu des anciens hidalgos ou chevaliers garde encore dans sa décadence un trait de grandeur. Les palais, souvent abandonnés, ont toujours conservé l’empreinte intacte d’une dignité et d’une splendeur disparues.

En effet, l’origine de ce lieu est très aristocratique. Après la conquête de 1531, le Roi le concéda comme récompense à quatre Indiens nobles, avec le titre de Grands d’Espagne et le nom sonore de : caballeros, conquistadores de la villa. De nombreuses maisons particulières qui datent de cette époque ont conservé leur aspect d’autrefois et montrent, au-dessus de leur porte monumentale, les armes de quelque ancienne famille, célèbre dans l’histoire de la ville.

Comme centre de la grande révolution au commencement du siècle dernier, Queretaro gagna beaucoup d’importance. Sous le titre d’une Société des Beaux-Arts, les citoyens mécontens formèrent un groupe ayant pour but de renverser le gouvernement espagnol et de proclamer l’indépendance du pays. Les habitans les plus en vue prirent part au mouvement. Un de ses membres éminens fut la célèbre Josefa Ortiz de Dominguez, dont l’effigie se voit encore sur les pièces de monnaie mexicaine.

C’est à Queretaro que les premiers mouvemens révolutionnaires ont agité les esprits et fait éclater l’émeute. Les écrivains de l’époque ont laissé de longues descriptions de ces temps troublés. Les chefs : Hidalgo, Morelos, Arellaro, nous sont tour à tour représentés comme des héros ou comme de dangereux rebelles. Quoique ces dénominations contraires soient toutes deux exagérées, il reste incontestable qu’ils ont peu contribué à la grandeur du pays et au bien du peuple. Le Mexique a perdu la moitié de son étendue première et fut forcé de céder aux Etats-Unis toute sa partie septentrionale. Jamais son peuple n’a été plus pauvre que depuis le début de la guerre civile.

L’incendie une fois allumé ne s’éteignit plus. Sous le drapeau de Hidalgo ou d’Iturbide, de Santa Anna ou de Benito Juarez, le pays entier fut en flammes. Ni l’intervention des Etats-Unis, ni l’expédition française, ne purent ramener l’ordre dans le peuple soulevé. Pendant la courte domination de l’empereur Iturbido et celle de Maximilien Ier, des troubles continuels régnèrent, jusqu’à leur fin tragique. Diaz lui-même, qui avait cru avoir rétabli l’ordre et la paix pour toujours, fut finalement chassé par les révoltés. Et c’est ainsi qu’aujourd’hui la révolution dure encore sous différons chefs.

Une grande place, centre de cette ville mexicaine, forme comme le foyer de Querctaro. Là, s’élève l’hôtel de ville, un des plus anciens bâtimens de l’endroit. Sa cour est une belle imitation du patio espagnol, d’un style sévère, mais noble. C’est un modèle parfait de l’architecture coloniale. Tout près, un autre palais, plus richement exécuté avec ses décorations de faïence, rappelle les plus beaux monumens de l’Andalousie.

La place de la Independencia elle-même est un ravissant jardin. Au centre, un magnifique jet d’eau s’élève devant la statue du vice-roi d’Aquila, qui fit construire des aqueducs à ses propres frais. Les bordures de fleurs autour des bassins, les plates-bandes aux tons variés, font de cette place un parterre embaumé. Elle est une preuve de l’habileté des jardiniers indiens, et mérite les plus hautes louanges. Dans tout le pays, les jardins sont merveilleusement cultivés. Cet art particulier semble chez ce peuple se transmettre de père en fils.

Parmi les nombreuses églises et les monumens religieux, le couvent de Santa Rosa est réputé le plus célèbre. C’est l’œuvre du Bernin mexicain, Eduardo de Tresguerras. Né en 1765, mort à Celaya en 1833, on peut le considérer comme le plus grand architecte du pays. Dès sa jeunesse, il donna libre cours à sa fantaisie. Il serait intéressant d’étudier le développement, puis la décadence, des différens styles, suivant les latitudes. C’est ainsi que, lorsque le baroque introduit en Espagne par Churriguerra semble avoir atteint les limites de l’ornementation et l’excès de larocaiilo, Tresguerras, dans la colonie lointaine, le pousse plus loin encore et va parfois jusqu’au fantasque.

L’effet d’ensemble de Santa Rosa sous ce ciel méridional est toutefois imposant. En art, spécialement dans l’architecture, l’impression dépend en grande partie du cadre naturel où s’élève le monument.

L’intérieur de Santa Rosa est, si possible, plus chargé encore que l’extérieur. Voûte, murailles, chœur, autels, tout est couvert d’innombrables ornemens. De plus, les colonnes, les dessus de portes, les sculptures en bois, les ferrures sont toutes dorées. Mais, on peut oublier la laideur des détails, en face de l’ensemble qui, à l’heure du soleil levant ou au crépuscule, ne manque pas de noblesse et de grandeur. Toutes les constructions de Tresguerras méritent la même critique. On le constate particulièrement à Celaya, son pays natal, dans l’étrangeté de ses monumens.

Quand j’arrivai là, par un clair de lune, la ville avec ses nombreuses coupoles, ses hautes tourelles et ses arcades me fit l’effet d’une vision féerique. Les contours se dessinaient avec une merveilleuse hardiesse sur le ciel étoile. Mais, à l’aube du jour, comme par une baguette enchantée, toute la magie disparut : Celaya ne fut plus qu’une sorte de mystification. Je trouve, à ce propos, dans mon journal : « En pleine lumière, la patrie célèbre de Tresguerras fait l’effet d’une ville de carton. »

Les environs de Queretaro invitent à de nombreuses excursions. De riches haciendas s’étendent au milieu de la campagne fertile et parfaitement cultivée. Beaucoup de propriétaires passent l’année entière au milieu de leurs ouvriers et de leur bétail. Ils mènent sans altération la même vie pastorale que lors de la conquête et se regardent comme maîtres absolus sur leurs terres.

El Cerro de las Campanas, la montagne de la Cloche, est le lieu le plus connu du voisinage ; aucun visiteur de Queretaro ne manque de s’y rendre. C’est là que se déroula la sombre tragédie de l’empereur Maximilien. Le 19 juin 1867, le malheureux prince, et les deux généraux Miramon et Mejia, furent fusillés à Cerro de las Campanas.

Sur cette place sinistre une chapelle fut érigée. Tout autour, la campagne est déserte, à peine quelques chèvres grimpent à travers les broussailles. Rien ne rompt la tranquillité de ce lieu, La clé de la chapelle est déposée chez un voisin chargé d’ouvrir la porte aux pèlerins qui viennent s’agenouiller et prier pour le repos éternel des trois infortunés.


IV. — LA CAPITALE

La première impression que me produisit Mexico ne fut, je l’avoue, pas trop favorable.

La Estacion de la Colonia, où je quittai le train, se trouve dans le nouveau quartier. Les bâtimens environnans sont imités des cottagesvanglais ou des petits hôtels parisiens. Mais, construits sans exception avec des matériaux de moindre valeur, ils semblent d’une distinction fausse et prétentieuse.

Une heure après, devant la cathédrale, je me disais que Mexico était une des villes les plus ravissantes de l’univers. Les plantations et les parterres, au milieu de la place énorme, l’appellent un jardin botanique. Des arbustes de toute sorte, des fleurs de toutes couleurs s’y épanouissent dans une riche abondance. Derrière, s’élève la façade de l’église flanquée de deux tours fières. Bâtiment monumental sous tous rapports. Ses proportions architecturales sont d’une parfaite beauté et les matériaux employés des plus précieux. Des fondations jusqu’à la magnifique coupole et aux tours élancées, ils se composent de fines pierres de taille. Peut-être, peut-on reprocher quelque chose au style un peu chargé ; néanmoins, l’exécution est si remarquable que cette église doit être rangée parmi les monumens les plus saillans du XVIIIe siècle. La plupart des architectes espagnols ont le sens de la grandeur et de l’harmonie, et, ici, ils n’ont point été dépassés.

Alonso Perez de Castanada dessina, en 1573, le premier plan de la cathédrale de Mexico. La conception et la forme de la Renaissance s’y épanouissent. Dans le cours des siècles, bien des retouches furent faites au plan original. D’abord par Gomez de Mora, successeur de l’architecte royal. Le bâtiment ne fut consacré qu’à la fin du siècle suivant, et les deux tours, comme le prouvent leurs décorations, ne furent achevées qu’après. Mais elles sont d’un très bel effet, quoique d’une époque plus récente.

En face de la cathédrale, la place est limitée par l’Hôtel de Ville et, à droite, par la Résidence. Du quatrième côté courent les arcades de vos Mercadores. Le vaste quadrilatère, avec tous ces monumens publics, est d’un effet solennel et singulier. L’Hôtel de Ville a été restauré dernièrement dans le style colonial avec des réminiscences mauresques, tandis que la Résidence a conservé presque intact son aspect primitif. Sans particularités notables, l’ensemble en est imposant. La façade extrêmement longue et, à part sa frise crénelée, très simple, prête au bâtiment une certaine grandeur. Semblable jugement ne peut être porté sur l’intérieur. Tout ce qui peut être acquis avec de l’argent a été largement dispensé : meubles sculptés, tentures de soie sont entassés à l’excès. Si l’on a reproché au gouvernement impérial d’avoir trop dépensé pour le luxe, la République est coupable d’une non moins grande prodigalité. La nouvelle salle à manger et le fumoir ont à eux seuls coûté plusieurs milliers d’écus et le service d’argent du Président, commandé à Paris, absorba, à ce que l’on me dit, plusieurs centaines de mille dollars.

Dans les Mercadores, le long des arcades, règne le va-et-vient animé d’un perpétuel bazar. Sous les arches de pierre, des marchands ambulans font un bruyant trafic : jouets de toutes sortes, bonbons, fleurs, parfumerie. Spectacle mouvementé et plein de couleur. La foule joyeuse et agitée se presse et se bouscule du matin au soir. On discute les prix, on admire les étalages, on parle et on rit, uniquement pour passer le temps.

Dans les vingt-quatre heures du jour, tout bon citoyen de la capitale, on pourrait le croire, doit traverser une fois au moins la Plaza de la Constitucion. Le Président comme l’archevêque, le bourgeois comme le ministre y apparaissent. L’un se rend à la cathédrale, l’autre à son palais. Nombreux sont les promeneurs, plus encore ceux qui, sans rien faire, se reposent paresseusement sur des bancs. Pauvres et riches paraissent parfaitement satisfaits quand ils achèvent là le cours de leur journée. Comme elle a commencé avec la messe de la première heure, elle se termine invariablement par la promenade quotidienne du soir.

Le zocalo[2], comme on l’appelle vulgairement, a toujours formé le centre de la vie de la capitale et même de tout le pays. Depuis les temps les plus reculés, les souverains y avaient leur siège, et, tout à côté, s’élevait le temple de leurs dieux. Les Espagnols ne pouvaient assez exprimer leur admiration sur les imposans monumens qu’ils y trouvèrent. Dans les anciens récits, nous lisons de longues descriptions du palais royal de Montézuma entouré de magnifiques jardins. Le célèbre temple du Soleil, la haute pyramide, teocatli, où des cœurs humains étaient offerts en sacrifice, devaient exciter un plus grand étonnement encore[3].

A part des détails de cruauté de ce genre, les Aztèques avaient atteint un haut degré de civilisation. Bien que leur soi-disant culture soit surfaite et que leurs écrits, comme leurs fameux codes et autres ouvrages, témoignent d’une science très limitée, il n’en est pas moins vrai que leurs institutions politiques et administratives, que tout leur développement social était très perfectionné.

L’ancienne capitale Tenochtitlan doit avoir été très importante. Les Aztèques ont été avant tout de remarquables architectes. Leurs maîtres, les Toltec, leur transmirent leur manière, dont les restes excitent l’admiration des archéologues de tous pays. Les monumens de la capitale, la population très nombreuse et la vie quotidienne fort active ont dû faire cette vive impression si pittoresquement rendue dans les écrits des premiers arrivans. À cette époque comme aujourd’hui, le zocalo était le lieu de réunion du peuple ; les Indiens ont hérité de la coutume de leurs ancêtres et passent des heures entières accroupis sur les escaliers à se chauffer au soleil ; les Espagnols ont adopté aussi ces mêmes usages. La vie atteint son apogée quand la musique commence à jouer dans le petit temple central. C’est une vraie fête populaire : de tous côtés arrivent des ouvriers, qui s’assoient sur les bancs, tandis que la jeunesse danse ou mime les tours d’adresse des toréadors.

Le rendez-vous de la société élégante se trouve un peu plus loin, dans le nouveau quartier. La place de la Réforme est un peu à Mexico ce qu’est à Paris la place de l’Étoile. Elle forme aussi une rotonde, mais, au centre, au lieu d’un arc de triomphe s’élève la statue en pied fièrement campée du roi Charles IV, monument remarquable à tous égards. Il fut érigé au XVIIIe siècle par Tolosa. Le piédestal en bronze doré a été fait aussi dans le pays même. Cette œuvre est indubitablement la plus belle création de l’art mexicain.

Avant d’occuper sa place actuelle, cette statue eut une véritable odyssée. Sous la domination espagnole, érigée sur la place principale, elle fut confinée pendant les troubles dans la cour isolée de l’Université. Quand Humboldt eut déclaré qu’elle n’était dépassée en beauté que par celle de Marc-Aurèle au Capitole, on résolut de la faire sortir de sa prison. Alors on la plaça sur des roues et on la promena à travers la ville. Dès lors, elle reçut le surnom de « cheval de Troie. »

L’Avenida de la Reforme mène en une ligne droite de deux kilomètres jusqu’au parc de Chapultepec. Cette large avenue bordée de corbeilles fleuries et de statues est à bon droit l’orgueil du Mexicain ; elle est en vérité une Via triumphalisv Parmi les nombreux monumens, celui de l’Indépendance est le principal.

La Via San Francisco unit les différentes parties de la ville. Elle renferme les plus beaux magasins, les brillans étalages et par suite le plus grand nombre de promeneurs. À toute heure du jour, elle est animée, on y flâne, on s’y entretient à loisir.

Évidemment, les Méridionaux sont sociables. La solitude leur est insupportable, il leur faut de continuelles distractions. Le reproche fait en général au Mexicain de n’être point hospitalier n’est pas fondé. Certainement, ils ne tiennent pas maison ouverte et n’invitent pas souvent les étrangers, mais ceci a lieu moins par manque de bienveillance que par fausse honte. Ordinairement, leurs maisons sont mal installées, ils n’ont qu’un service médiocre et n’osent pas recevoir. Au lieu de faire des dépenses pour leur intérieur, ils préfèrent y vivre simplement et employer leur argent en voyages.

De plus, on ne doit pas oublier que la vie de société n’a jamais été développée dans les colonies espagnoles. En revanche, la vie de famille y a conservé son intimité. En général, la porte ne s’ouvre qu’aux parens ou aux amis intimes. A part quelques fêtes, quelque événement de famille, elle reste toujours fermée. Tout au plus les femmes se font quelques visites entre elles, les hommes jamais. Même celles qu’ils rendent à leur fiancée se passent dans la rue et le futur époux n’a le droit de lui parler qu’à travers le grillage de la fenêtre.

Même aujourd’hui, on reconnaît là l’influence orientale. De la domination arabe, il reste en Espagne des monumens célèbres, et leur civilisation a laissé son cachet indélébile sur la mentalité du peuple. Jusqu’aux colonies, éloignées de la métropole, des souvenirs de l’époque des califes demeurent toujours. Les merveilleuses azulejos sont des débris mauresques. Les incrustations de faïence blanche et bleue proviennent de l’architecture musulmane. La pierre rougeêtre, la célèbre tezoutle avec laquelle presque tous les palais sont construits ici, est d’un ton riche et agréable. Le basalte ou le marbre sont employés pour les frises et les décors des fenêtres et des portes. L’ancien collège des Jésuites, les palais du comte Santiago de Colimaya ou de l’empereur Iturbide rappellent tous le style mudejar ou hispano-mauresque. Actuellement, le collège des Jésuites, avec sa masse sombre, occupe encore un grand quadrilatère ; quoique mutilé, il nous fait pressentir sa splendeur disparue. Le palais Colimaya sert de dépôt de fer ; son patio entouré d’une double rangée de colonnes et son escalier d’honneur tombent en partie en ruines. Mais les gargouilles originales, en pierre taillée imitant l’affût d’un canon, servant de gouttières, sont encore en place.

Le fier palais Iturbide, le plus grand de la ville, est devenu depuis longtemps une fonda ou casa de huespedes dans la signification locale du mot, à coup sûr, pas un hôtel ! A l’époque des diligences, les auberges n’offraient guère aux voyageurs que leurs quatre murs, c’étaient des sortes de caravansérails ou des fondak du désert. Plus d’un demi-siècle après, la fonda Iturbide continue le même système primitif, n’ayant fait comme unique progrès que transformer son enseigne en « Grand Hôtel Iturbide. » Ne possédant aujourd’hui encore ni restaurant, ni chauffage, les voyageurs y viennent pourtant volontiers, attirés par le pittoresque de l’endroit, la beauté du patio et l’originalité de ses sculptures. Nul confort, et la domesticité fait complètement défaut. Les muchacho, jeunes Indiens, arrivent le matin pour balayer les chambres et, leur besogne finie, disparaissent au plus vite. Le soir, apparaissent les serenos, braves veilleurs de nuit, munis de lanternes et de longues hallebardes, tout comme dans un opéra-comique, qui font infatigablement leur ronde nocturne à travers les longs corridors et les nombreuses cours jusqu’aux premières lueurs de l’aurore.

La direction de l’établissement est tout entière entre les mains d’un seul vieillard, à peu près momifié. Depuis plus d’un demi-siècle, il encaisse, comme un automate, le montant très approximatif des frais d’hôtel. Il ne se donne pas même la peine, apparemment superflue, d’écrire les comptes. Quant au patron de cette maison hospitalière, il n’en a jamais franchi le seuil ; il vit, loin des privations de la si originale fonda Iturbide, dans l’opulence de Paris.

Presque en face, de l’autre côté de la Via San Francisco, s’élève un ancien bâtiment, peut-être le plus joli de la ville. Tout orné de faïences rares, on pourrait l’appeler la maison de porcelaine. Cette demeure seigneuriale est aujourd’hui le siège du Jockey-Club. Sa belle cour, avec sa fontaine jaillissante et son escalier d’honneur aux rampes de fer forgé, nous donne le meilleur spécimen du goût de cette époque et de la magnificence des descendans des colonisateurs. Cela nous prouve une fois de plus combien ils restaient en contact avec les meilleurs artistes de la patrie et que ni leur art, ni leur culture ne dégénéraient dans les colonies lointaines.

Le club est le centre de la jeunesse distinguée ; comme tous les établissemens de ce genre, il procure à ses membres bien des privilèges, dont le premier est la satisfaction de lui appartenir. À ce point de vue, l’humanité est bien identique dans toutes les parties du monde ; chez les peuples civilisés comme chez les sauvages, le plaisir est également grand et l’orgueil également satisfait lorsque, par des qualités réelles ou imaginaires, on peut s’élever au-dessus d’autrui. Il est à regretter que les règlemens moraux de ces clubs soient aussi étroits qu’élastiques.


V. — MŒURS ET USAGES

En général, la vie à Mexico est plutôt tranquille. Les larges rues sont, le soir, calmes de bonne heure, les magasins fermés tôt, et l’éclairage éteint. Au surplus, la température s’abaisse considérablement et fait rentrer chez eux les retardataires.

La température est très différente entre les chaudes matinées et les soirées froides de la vallée de Mexico. Aussitôt que le disque du soleil disparait derrière le Monte de las Cruzesv tout devient sombre et glacial. La puissance magique de l’astre puissant ne se manifeste nulle part avec plus de rapidité et de violence.

Parmi les usages actuels, nous en retrouvons dont l’origine remonte à l’antique idolâtrie. Les Indiens sont très superstitieux et souvent ne peuvent se résoudre à abandonner le culte de leurs nombreuses divinités. Leur imagination féconde divinise une multitude de forces cachées. D’anciens monumens témoignent jusqu’à quel degré cette race a été sous l’influence de conceptions vraiment maladives. Des monstres de toutes formes remplissent ses temples et exigent des cultes divers et de cruels sacrifices. Huitzitopochtli, divinité de la guerre, couronna le sommet de la grande pyramide de Teocatli, déjà mentionnée, où un prêtre spécial, chargé de somptueux ornemens, arrachait le cœur d’une victime humaine vivante et sans défense, et l’offrait sanglant aux rayons du soleil. L’image de ce dieu cruel était aussi l’emblème protecteur de la capitale Tenochtitlan. On dit qu’aujourd’hui encore on célèbre, durant le cours de l’année, des fêtes en son honneur dans le désert.

Le peon a conservé beaucoup de ses particularités d’origine. Il parle encore l’ancien indien, en particulier la langue aztèque. Dans ses montagnes solitaires ou en ses forêts vierges, il mène à peu près la même vie qu’autrefois. Beaucoup n’ont pas de demeures et passent la nuit où ils se trouvent. Les portes cochères, les péristyles servent de dortoirs improvisés. Quoique bien doués par la nature, ces Indiens vivent, indifférens, au jour le jour : après une étude tant soit peu prolongée dans le pays, on découvre seulement que, sous cette apparente nonchalance et atonie, ils ont toujours le sang aussi chaud.

Les Mexicains contemporains, quelque aimables qu’ils soient, peuvent, d’un instant à l’autre, s’abandonner à la plus violente passion. L’histoire des derniers événemens en est une preuve nouvelle. Aucun autre pays ne perd comparativement par les luttes civiles autant de citoyens. Pour le moindre motif, la main saisit le compagnon inséparable, le pistolet. Griefs personnels ou discussions politiques du peuple se tranchent par le duel ou l’émeute. Le sang doit couler pour calmer les querelles.

Malgré tout, un séjour dans la capitale offre peu d’agrément aux touristes ordinaires, qui n’y passent généralement que quelques jours. Ni la vie politique ni la vie sociale n’exercent d’attrait : l’une est détruite, l’autre superficielle. Cependant, pour qui ne craint pas la peine d’en analyser les diverses manifestations, le désir d’une étude plus approfondie se fait sentir.

La transformation moderne de la cité n’est pas des plus heureuses. Dès le début, on a trop démoli pour reconstruire. Les Aztèques s’étaient eux aussi montrés impitoyables pour les importans souvenirs de leurs prédécesseurs les Toltecs ; et c’est avec le même aveuglement que l’on détruit maintenant les monumens historiques pour les remplacer par des bâtisses modernes. Les mœurs et les institutions suivent la même marche. Dans toute l’Amérique Centrale, l’influence des Etats-Unis gagne de plus en plus du terrain. Rien que dans la capitale, on compte plusieurs milliers d’Américains du Nord. Dans maints quartiers, on n’entend parler qu’anglais. Toutes les entreprises commerciales sont à peu près entre leurs mains. Avec l’argent, on acquiert forcément la puissance.

Les quartiers anciens et leurs ruines évocatrices s’emparent de notre esprit avec tout le prestige du passé. Les nouvelles rues commerçantes de la « ville américaine, » en elles-mêmes moins attirantes, sont pourtant des plus instructives. L’élément pittoresque et artistique y fait totalement défaut, remplacé qu’il est par l’esprit de trafic et l’activité mercantile. Antithèse frappante du passé et du présent, du rêve et de la réalité.

Forcément, l’invasion du Nord fait disparaître peu à peu la couleur locale. Toute cette capitale jadis si étrange est destinée à perdre rapidement tout son charme. Sort fatal de toute chose ici-bas ! Le passé doit prendre fin, et, pour l’antique Mexico, cette fin, hélas ! est arrivée.


VAY DE VAYA.

  1. En quelques mois, ce chef d’État et beaucoup de personnages présens à cette réception ont été fusillés dans les circonstances dramatiques que l’on sait.
  2. Les deux principaux monumens, la pierre zodiacale et la pierre du sacrifice furent trouvés sur la Plaza Mayor ou zocalo. Le colossal cadran solaire de porphyre, qui ressemble à une roue de moulin, pesait à l’origine plus de cinquante tonnes, on se demande par quels moyens mécaniques un bloc de (pareille dimension put être transporté. Quand on pense que les Indiens n’avaient à leur disposition ni bœufs, ni chevaux, le transport dut être effectué, comme c’est l’usage en Chine, au moyen d’un habile entrelacement de cordages. — Au point de vue scientifique, cette pierre est d’un haut intérêt. Le disque, mesurant douze mètres de diamètre, représente le soleil sous la figure d’un dieu aux yeux sauvages, à la langue pendante. Tout autour, en ordre, se suivent les signes du zodiaque. Les mois, les jours et les quatre élémens sont indiqués. Tout l’agencement en est habile, l’ensemble forme une sorte de cadran solaire géant, rappelant ceux des XVe et XVIe siècles fabriqués à Nuremberg et en Italie.
  3. Cette pierre d’autel, conservée aujourd’hui au musée, présente un creux profond en son milieu, qui semble avoir été la place des cœurs arrachés. Le roi Tizoc fit élever cette pierre en l’honneur du dieu de la guerre et pour immoler les nombreux prisonniers. Nous lisons dans les écrits de Zumarraya, premier évêque du Mexique, qu’annuellement le nombre des victimes dépassait 20 000. Mais le jour de la consécration du terrible autel, l’immolation s’éleva à 70 000 ! Le cortège des condamnés remplissait les rues, et le sanglant sacrifice dura tout le jour. Ces chiffres, peut-être exagérés, ces descriptions peut-être un peu fantaisistes, ont pourtant un effroyable fond de vérité.