Souvenirs de Provence, Poésies

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SOUVENIRS DE PROVENCE.


I.

LA CIGALE.

 

Je suis le noble insecte insouciant qui chante
Au solstice d’été dès l’aurore éclatante,
Dans les pins odorans, mon chant toujours pareil
Comme le cours égal des ans et du soleil ;

De l’été rayonnant et chaud je suis le verbe,
Et quand, las d’entasser la gerbe sur la gerbe
Les faucheurs, étendus sous l’ombrage attiédi,
Dorment, en haletant des ardeurs de midi,
Alors, plus que jamais, je dis, joyeuse et libre,
La strophe à double écho dont tout mon être vibre,
Et tandis que plus rien ne bouge aux alentours,
Je palpite, et je fais résonner mes tambours ;
La lumière triomphe, et dans la plaine entière
L’on n’entend que mon cri, gaîté de la lumière !

Comme le papillon, je puise au cœur des fleurs
L’eau pure qu’y laissa tomber la nuit en pleurs.
Je suis pur le soleil tout-puissant animée ;
Socrate m’écoutait, Virgile m’a nommée ;
Je suis l’insecte aimé du poète et des dieux.
L’ardent soleil se mire aux globes de mes yeux ;
Mon ventre roux, poudreux comme un beau fruit, ressemble
A quelque fin clavier d’argent et d’or, qui tremble ;
Mes quatre ailes aux nerfs délicats laissent voir,
Transparentes, le fin duvet de mon dos noir,
Et, comme l’astre au front inspiré du poète,
Trois rubis enchâssés reluisent sur ma tête.


II. LES TAMBOURINAIRES.


Ils sont deux. Un enfant, tout ravi, les précède,
Et marche à pas comptés, fier de porter sans aide
Un bâton que couronne un cercle horizontal
Où l’on a suspendu des choses en métal,
Montre et couvert et puis des écharpes en soies,
Les prix des jeux, ces prix qu’on appelle « les joies, »
Parmi lesquels reluit parfois, fort engageant,
Un saucisson à l’ail dans son papier d’argent.

L’enfant marche, et respire un peu d’air que dérange
L’écharpe balancée où frissonne une frange.
 
Un homme enfin les suit, souriant, et portant
Une corbeille en paille à fond rose éclatant.

Dès qu’ils ont pénétré sous la grande avenue,
Ils entament l’air gai d’une danse ingénue

Qui s’avance et qui fait sourire encor parfois
L’aïeul, sur les carreaux tambourinant des doigts.

Le groupe tout entier est là sur la terrasse.
Les deux musiciens s’agitent, non sans grâce ;
Chacun d’eux frappe sec le vibrant parchemin
De la main droite et fait jouer de l’autre main,
En soufflant de tout cœur, la musiquette vive
Du « galoubet, » qui n’est qu’une flûte naïve.
Long cylindre léger, le tambourin tremblant
Sous la baguette noire au bout d’ivoire blanc,
Suspendu par sa corde au bras qui tient la flûte,
A chaque coup frappé résonne une minute ;
Il frémit tout entier en de profonds accords,
Suit la flûte en sourdine et marque les temps forts,
Et cela fait un bruit de ménage en querelle :
Deux voix parlent ; tantôt c’est lui, tantôt c’est elle
Qui domine, disant : « Qui donc commande ici ? »
Et chacun, tour à tour, par un mot radouci,
Honteux d’être méchant, avec tendresse implore,
Et l’un s’est tu déjà que l’autre gronde encore…
Ainsi le tambourin sonne encore à la fin,
Quand la flûte a jeté son cri suprême et fin.

Les enfans tout joyeux, les servantes alertes,
Paraissent les premiers aux fenêtres ouvertes ;
La dame vient ensuite, et le maître du lieu ;
Le porteur de corbeille alors, grave, au milieu
Du groupe pavoisé des pieds jusqu’à la tête,
Demande « quelques sols pour les frais de la fêté, »
Et tend d’un air ami la corbeille en avant,
Dont les rubans, drapeaux mignons, vibrent au vent.

Dès qu’une pièce tombe au fond de la corbeille,
Le tambourin, content, s’exalte et s’émerveille
Du don trop généreux qu’on fait aux villageois ;
Mais la petite flûte alors, haussant la voix,
Exprime qu’après tout l’offrande est peu de chose,
Qu’on n’emplira jamais le joli panier rose
Et que le tambourin avec son « gramaci »
L’étonné, et qu’on n’est pas obséquieux ainsi.
Le tambourin répond : « Paix ! paix ! petite folle ! »
Et, voulant à tout prix lui couper la parole,
Il redouble d’entrain et force les accords,

Puis, las enfin, s’éloigne, et l’on entend alors
Décroître à travers champs la charmante dispute
Du tambourin qu’on sait amoureux de la flûte.

Les quêteurs de ce pas vont chez le paysan
Qui, les voyant venir, se dit : « Allons-nous-en ! »
Et monte à la « fénière » odorante, et s’enferme.
Les demandeurs sont là, debout, devant la ferme ;
La querelle éternelle et tendre va son train
De la flûte bavarde avec le tambourin,
Et les musiciens marquent le pas sur place.
A force de souffler, le sang monte à leur face,
Et, tout suant, gonflant la joue, ils font si bien
Qu’ils excitent les cris éclatans du gros chien
Qui, toujours aboyant, la gueule toute large,
Fuit, s’approche, recule, et revient à la charge…
L’enfant, qui n’est plus fier, tremble de tout son corps ;
Les deux musiciens s’épuisent en efforts ;
L’enfant crie en pleurant, et l’homme au panier rose
Avec de gros jurons, heurte à la porte close,
Pendant qu’au « fenestron » tout obstrué de foin,
De ce vacarme affreux et gai joyeux témoin,
Se tient coi, si content qu’il en rit en silence,
Le fermier, qui maudit les impôts et la danse,
Et, sous du foin qui bouge, on pourrait entrevoir
Malin, et tout brillant de plaisir, son œil noir.


III. L’AIRE.


Sur l’aire dont on a brûlé l’herbe et les mousses
Qui poussèrent, tout l’an, entre les briques rousses,
Et dont un parapet décrépi fait le tour,
En plein août, sous l’azur torride d’un beau jour,
On étale l’amas des gerbes déliées,
Et les pailles au loin brillent ensoleillées,
S’enchevêtrant, croisant leurs mille barbes d’or,
Si bien qu’on croirait voir luire, vierges encor,
Au seuil de l’Orient entassés pêle-mêle,
Des traits de feu tout prêts pour l’aurore nouvelle.

O trésor des moissons mûres ! vivant trésor !
O chaleur de la vie ! éclat des blés ! seul or

Que le paysan voie et qu’il touche à son aise !
Pain que le bon soleil prépare à sa fournaise !

Mais il faut que l’épi gonflé donne son grain,
Et le ciel dur est trop cruellement serein
Pour qu’on soulève et qu’on abatte dans la paille
Les lourds fléaux de bois sous qui l’aire tressaille.
Aussi le paysan, au beau milieu du rond,
L’air grave, et son chapeau très large ombrant son front,
Le fouet au cou, sifflant des chansons incertaines,
Et derrière son dos changeant de mains les rênes,
Fait tourner sur le blé les chevaux de labour,
Qui, les deux yeux bandés, en trottant, tout le jour,
Foulent avec lourdeur, plus vifs quand le fouet claque,
Le grain qui sous leurs pieds sort de l’épi qui craque.

Midi s’approche, il monte, il invite au sommeil ;
La verdure des pins reflète le soleil ;
La mouche, au corselet d’azur et d’émeraude,
Bourdonne, et le frelon rayé de jaune rôde
Et poursuit les chevaux ennuyés et plus lents.
L’air flotte épais autour des arbres somnolens,
Où, vibrante, accrochée à l’écorce inégale,
Joyeuse de l’été, résonne la cigale ;
Le chaume, coupé ras, montre un sol crevassé,
Et l’horizon entier languit, presque effacé
Sous le rideau tremblant et fin de la lumière
Qui, diffuse, ressemble à de l’or en poussière.

Les chevaux arrêtés, sous le fouet tout à coup
Reprennent, inclinant et relevant le cou,
Leur lenteur fatiguée au rhythme monotone ;
Toute leur peau, qu’irrite une mouche, frissonne ;
Et tels, jusqu’aux jarrets dans la paille enfoncés,
A chaque pas d’un flot d’épis embarrassés,
Ils soulèvent du pied des pellicules fines
Qui, s’envolant, leur vont agacer les narines.
Ils soufflent ; mais le fouet s’est tu ; leur guide est las ;
Plus de jurons sonnant quand ils font un faux pas ;
Immobile et muet, l’homme, comme en un songe,
De l’une à l’autre main fait circuler leur longe,
Et, fermant à moitié ses grands yeux assoupis,
Ne voit plus que l’éclat du ciel et des épis,
Un flamboîment brutal entrant sous sa paupière,

Des chevaux tout luisans piétinant la lumière,
Et, devant lui, couchée au fond d’un trou du mur
Qui borde l’aire, tiède en son réduit obscur,
Projetant, bien qu’à l’ombre, un éclair, sa bouteille
Qui l’appelle et lui rit en vain, car il sommeille…


IV.

LA MOUSTOUÏRE. — VENDANGES PROVENÇALES.



« Holà, voisin ! ma vigne est mûre ; qu’on se prête :
Aidez-nous, et demain, notre vendange faite,
Nous irons vous aider de même à notre tour. »

C’est pourquoi le coteau, dès la pointe du jour,
Est plein d’éclats de rire et de chansons alertes ;
Cachés jusqu’à mi-corps parmi les vignes vertes,
En groupes espacés, on voit les paysans
Se courber pour cueillir la grappe aux grains luisans.
Les filles, que poursuit l’œil des malins, sont gaies.
Leur jupe à mille plis, fort courte, à longues raies,
Montre la fermeté de leur jambe, et vos yeux
Sont brillans de plaisirs, ô travailleurs joyeux !
La serpe va et vient. Parfois l’un d’eux se dresse,
Appelle, et dans sa main, prétexte à la paresse,
On admire un moment, lourde et pareille à l’or,
Une grappe où le pampre en festons tremble encor,
Fruit rare et mieux venu, qui se garde ou se mange.

Tout courbés sous le poids des mannes de vendange,
Les porteurs, leur coussin à l’épaule, là-bas,
Gagnent avec lenteur, car voici qu’ils sont las,
La cuve où des enfans dansent, les jambes nues,
Sur le flot de raisins épanchés des cornues.

La serpe va et vient. L’année est bonne : on rit.
Le soleil fait le vin, qui fait content l’esprit :
Merci, soleil ! on chante, on s’appelle, on babille.

Cependant derrière elle une oublieuse fille
Laisse un beau grappillon que, sous le pampre vert,
Un galant aux aguets a bientôt découvert.
« La moustouïre ! » dit-il, car la fille est jolie :
Il doit, ayant coupé la grappe qu’elle oublie,

L’en barbouiller d’abord pour l’embrasser après.
Déjà la fille court, mais il la suit de près,
La saisit par la robe, et la belle s’arrête ;
Dans ses bras repliés, elle a caché sa tête.
Il la prend par la taille ; elle veut de la main
Ouvrir les droits pressans du garçon, mais en vain.
Son beau corps prisonnier se tord, se glisse et ploie,
Et le jeune homme ardent, qui palpite de joie,
Attire près du sien le visage charmant,
Et, changeant en plaisir le juste châtiment,
Laissant à ses pieds choir la grappe redoutée,
N’inflige qu’à demi la peine méritée.
O vendange ! ô baisers ! sur son visage pur
S’il avait fait jaillir le jus du raisin mûr,
Vraiment la belle enfant ne serait pas plus rose !

La serpe va et vient. On chante, on rit, on cause…
On ne m’y prendra plus, — dit la belle en rêvant,
Mais n’importe, elle t’aime, ô jeune homme, et souvent,
Troublée au souvenir des baisers de ta bouche,
Elle oublie à dessein des grappes à la souche.


V. BÉNÉDICTION DU FEU. — LA NOËL.


Fête d’église ? non, mais fête de famille,
Voici Noël. Voici la bûche qui pétille ;
Le « carignié, » vieux tronc énorme d’olivier,
Conservé pour ce jour ; flambe au fond du foyer.
Si des rites romains on soigne l’observance,
On jeûne ce jour-là, mais, ô sobre Provence,
Peu t’importe, et souvent, libre, tu te souviens
Que nos pères, nos bons aïeux, étaient païens.

Aussi le « gros souper » sera bon, quoique maigre.
On ne mangera pas l’anchois rouge au vinaigre,
Mais on festinera ce soir avec gaîté,
De morue au vin cuit et de nougat lacté,
D’oranges, de raisins secs et de figues sèches.

Dans un coin, les enfans se construisent des crèches,
Théâtres où l’on met des pierres pour décor
Et de la mousse prise aux vieux murs, puis encor

Des arbres faits d’un brin de sauge, et sur ces cimes,
Le long des sentiers fins côtoyant ces abîmes,
Des pâtres et des rois se hâtent vers le lieu
Où vagit, entre l’âne et le bœuf, l’enfant-Dieu.

« A table ! » — L’on accourt. La sauce aux câpres fume ;
Le nougat luit ;… mais c’est une vieille coutume
Qu’avant de s’attabler on bénisse le feu.

La flamme rose et blanche avec un reflet bleu
Sort de la bûche où dort le soleil de Provence.
Le plus vieux, à défaut du plus petit, s’avance :
« O feu, dit-il, le froid est dur ; sois réchauffant
Pour le vieillard débile et pour le frêle enfant ;
Ne laisse pas souffrir les pieds nus sur la terre ;
Sois notre familier, ô consolant mystère !
Le froid est triste, mais non moins triste est la nuit ;
Et, quand tu brilles, l’ombre avec la peur s’enfuit ;
Prodigue donc à tous ta lumière fidèle :
Qu’elle glisse partout où l’on souffrit loin d’elle,
Et ne deviens jamais l’incendie, ô clarté !
Ne change pas en mal ta force et ta bonté ;
Ne dévore jamais les toits couverts de paille,
Ni les vaisseaux errans sur la mer qui tressaille,
Rien de ce qu’a fait l’homme, et qu’il eût fait en vain,
O feu brillant, sans toi, notre allié divin. »

Le vieillard penche un verre, et le vin cuit arrose
La longue flamme bleue au reflet blanc et rose ;
Le carignié mouillé crépite, et tout joyeux,
Constellant l’âtre noir, fait clignoter les yeux.
On s’attable. La flamme étincelante envoie
Aux cristaux, aux regards ses éclairs et sa joie ;
Le vieux tronc d’olivier qui gela l’autre hiver
Se consume, rêvant au temps qu’il était vert,
Aux baisers du soleil et même à ceux du givre ;
Tel, mourant dans la flamme, il se prend à revivre,
Et l’usage prescrit qu’on veille à son foyer,
Pour que, sans s’être éteint, il meure tout entier.


JEAN AICARD.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.