Souvenirs de Rome/05
De toutes les églises de Rome, Sainte-Marie-des-Anges est à mon sens la plus grandiose, la plus austère, la plus solennellement religieuse. L’origine en est pourtant profane, puisqu’elle n’est autre chose qu’une vaste salle des thermes de Dioclétien consacrée au culte par le pape Pie IV ; mais je ne puis apercevoir rien de païen dans son caractère actuel. Le génie de Michel-Ange a passé par là, et a posé sur ce magnifique débris son cachet sévère, biblique, quelque peu puritain. Une majesté froide, telle est l’originalité de Sainte-Marie-des-Anges, et cet aspect est augmenté encore par l’exceptionnelle nudité de ce temple sublime. Il ne faut point y chercher le fouillis de richesses des autres églises de Rome ; on n’a point essayé de l’embellir de tableaux et de statues, soit que les artistes aient été découragés et rebutés par cette architecture de physionomie si grave, soit que les pontifes aient respecté instinctivement cette imposante nudité, plus éloquente que ne pourrait l’être tout un monde d’images. A l’entrée, deux tombeaux, ceux des peintres Maratta et Salvator Rosa, qui, ce nous semble, dormiraient mieux couchés ailleurs que dans cette croix grecque, où Michel-Ange, son auteur, aurait seul mérité de reposer. A l’extrémité de l’imposant vestibule qui forme un des bras de la croix, se dresse une gigantesque statue de saint Bruno, fort belle œuvre de notre sculpteur Houdon. En face, le chœur, vaste comme une seconde église qui serait annexée à la première, forme l’autre bras de la croix : il est orné de quelques peintures de Romanelli et de Maratta qu’on n’a nulle envie de regarder, et de la belle fresque du Martyre de saint Sébastien du Dominiquin, qu’on est presque fâché d’y rencontrer, et qu’on aimerait autant examiner ailleurs. Aussi cette fresque ne fut-elle-jamais faite pour cette église, elle n’y fut transportée qu’au XVIIIe siècle par un ouvrier mécanicien dont l’habileté est restée traditionnellement célèbre à Rome, Zabaglia, qui se chargea de l’enlever adroitement du Vatican, où elle était beaucoup mieux à sa place. Les autres tableaux qui ornent les chapelles sont également de provenance étrangère, et y ont été, comme la fresque du Dominiquin, transportés à diverses époques. C’est à peine s’ils invitent le regard, tant le génie du lieu, comme épris de solitude et de silence, repousse la garrulité colorée de la peinture. Lorsque les yeux, frappés de cette majesté religieuse, s’arrêtent sur quelqu’une de ces toiles, on éprouve la même désagréable sensation que si l’on était interrompu par quelque conte de vieille femme ou quelque enfantin discours populaire pendant qu’on écouterait avec recueillement le discours d’un métaphysicien profond.
Cette salle de bains, par un hasard singulier, s’est en effet trouvée apte à exprimer des sentimens de l’ordre métaphysique le plus abstrait. Sainte-Marie-des-Anges ne laisse soupçonner en rien un culte populaire aux gaies et dramatiques complications, aux cérémonies heureuses et passionnées. Le langage de cette architecture est froid aux sens, sans couleur pour l’imagination, émouvant pour la raison seule, c’est-à-dire pour la partie méditative de l’être humain. C’est essentiellement une église de monothéisme. Elle ne parle pas du Christ, et on pourrait dire qu’elle a conservé son caractère païen, si elle ne parlait de Jéhovah avec une incomparable majesté. L’esprit du Dieu un, à la fois personnel et abstrait, immatériel et visible, cause agissante et distincte des effets qu’elle produit, père de toutes choses et en dehors de toutes choses ; solitaire au sein des mondes qu’il peuple, immense comme l’infini et cependant circonscrit par son unité même, se meut vraiment sous cette voûte élevée et massive qui ne fuit pas sous le regard, entre ces huit piliers énormes dont il a fallu laisser cachée sous terre une partie. Force, simplicité, majesté, les trois caractères du Dieu un, se trouvent merveilleusement représentée par l’architecture de Sainte-Marie-des-Anges. « Nous t’élèverons un temple solide comme l’œuvre de tes mains ; la voûte en sera haute comme le dais de ton trône et les colonnes en seront robustes comme les inébranlables fondemens de la terre, » me suis-je surpris à murmurer pendant que j’errais à travers Sainte-Marie-des-Anges, comme si le spectacle de cet édifice m’avait contraint à imiter instinctivement le langage des vieux prophètes hébreux. Une seule particularité jure avec l’auguste austérité de ce temple : il a été mal nommé. Ce n’est pas Sainte-Marie-des-Anges qu’il devrait s’appeler, mais l’église de Dieu le père. La douce mère du Christ et tous les sentimens de tendresse qu’éveille son nom, le gracieux cortège des anges et toutes les images de juvénile beauté qu’ils évoquent n’ont rien à faire dans cette église, qui n’exprime de la religion que ce qu’elle a de plus sévère et de plus redoutable, qui repousse comme choses enfantines tout ornement et toute gaie décoration. Aussi n’est-ce que par accident qu’elle porte ce nom, et simplement à cause d’une figure de la Vierge entourée d’anges peinte en haut de la tribune.
Dans cette église si légitimement placée sous la garde des chartreux, je n’ai pris réellement plaisir qu’à contempler la statue de saint Bruno, qui se dresse au bout du large vestibule comme un géant de la vie solitaire dont le cœur, fermé à la pensée de la foule bigarrée des mobiles créatures humaines, est tout entier rempli de la lumineuse et froide vision de l’être incréé. Cependant, comme c’est la seconde fois que nous rencontrons sur notre route le Dominiquin, arrêtons-nous devant le ravissant artiste, ne fût-ce que pour faire contraste à cette impression un peu pénible de grandeur que vient de nous faire éprouver Sainte-Marie-des-Anges.
Le Dominiquin a été pour moi la grande surprise, le grand charme de Rome. Gravures, photographies, copies, descriptions de toute nature, m’avaient dès longtemps préparé à admirer Michel-Ange et Raphaël ; mais rien ne m’avait réellement initié et n’avait pu m’initier au génie du Dominiquin. Sa couleur, attendrissante comme une lumière qui s’affaiblit, son insinuante douceur, sa grandeur modeste et virginalement timide, échappent à toute reproduction par la gravure et la description. Il est semblable à ces rares personnes dont on ne peut juger sur leur renommée, qu’il faut voir en chair et en os pour en comprendre le mérite, et qu’on n’apprécie dignement que lorsqu’on arrive à les aimer. Quiconque a seulement admiré le Dominiquin ne parlera jamais de lui que froidement ; il rendra justice à ses grandes qualités de peintre, à sa science de composition, à son ingéniosité d’esprit, à sa maestria de pinceau ; mais fera-t-il comprendre l’attrait de cette élévation constante et si libre cependant de toute prétentieuse ostentation, de cette noblesse ingénue qui semble ne se révéler que par contrainte, de ce talent à la pudeur naïve qui ne connaît jamais l’art des provocations ? Le sentiment qu’il m’a inspiré est non pas l’admiration, mais la sympathie, une sympathie vivante comme celle qu’on éprouve pour quelqu’un dont l’âme se trouve harmonieusement appariée à la vôtre, et dont on garde un ineffaçable souvenir. Après l’avoir contemplé, les visites des poètes aux limbes et aux séjours des âmes heureuses, cessant d’être une fiction poétique, sont devenues pour moi une tout aimable réalité, car il m’a semblé qu’il m’arrivait aussi l’aventure d’Ulysse, d’Énée et de Dante, et que je m’entretenais avec une ombre toujours quittée à regret, et dont l’éloquence possédait une musique que mes oreilles ne se lassaient pas d’entendre.
De tous les fruits tardifs de l’Italie que produisit Bologne, et que Rome fit éclore sur son magnifique espalier, le Dominiquin est le plus savoureux et le plus parfumé. Il y a plus de force et d’initiative chez les Carrache, mais il n’y a pas la même harmonieuse simplicité, et leur originalité ne sort pas aussi naïvement que la sienne de la fécondité d’une nature heureusement douée. Le Guide a bien de la facilité et bien de la sensibilité, mais il n’a ni sa conscience, ni sa sûreté, ni surtout son égalité de talent. Le Guerchin a souvent bien de la profondeur et de la passion douloureuse ; mais comme cette profondeur si facilement emphatique et cette passion si facilement mélodramatique sont loin de cette noblesse à la mélancolie constamment radieuse que nous admirons chez le Dominiquin ! L’esprit de système est fortement marqué chez les Carrache, on ne le sent pas chez le Dominiquin. L’abus et le charlatanisme du procédé sautent aux yeux dans le Guide, le Dominiquin ne nous offense jamais par ce choquant défaut. Relativement parlant, le Dominiquin est l’harmonie même, et il est eh toute réalité le plus irréprochable des grands artistes de second ordre.
Quel que soit le mérite de sa peinture de chevalet, quelle que soit la célébrité de telle de ses toiles, la Communion de saint Jérôme par exemple, c’est par ses fresques qu’il doit surtout être jugé. Celui qui ne connaîtrait le Dominiquin que par ses tableaux n’aurait aucune idée du charme et surtout de la singulière variété de son coloris. Ses tableaux brillent plus en général par la pensée, l’art de la composition, la finesse du dessin que par l’éclat ; froids de ton, ternes de couleur, ils plaisent plus à l’esprit qu’à l’œil. Dans ses fresques au contraire, et elles sont en nombre infini, la diversité de son coloris est extrême[2]. Que les fresques de Saint-André-della-Valle sont d’un beau ton, clair et harmonieux ! Cela est doux à la vue comme la lumière d’un tiède jour de printemps qui sourit à l’œil avec tendresse, sans l’éblouir ni l’offenser, et insinue amoureusement dans l’âme les images des choses. Peu de peintures provoquent la rêverie à l’égal de ces fresques de Saint-André-della-Valle, qui, pareilles aux apparitions des esprits bienfaisans, se présentent au sein d’une lumière pure et comme tamisée, d’une fine fleur de lumière, pourrait-on dire. On reste commodément accoudé sur la rampe de la tribune sans se lasser de regarder ces aimables figures, en se laissant aller à des pensées d’une nature presque musicale, tant elles sont à la fois vagues et pénétrantes. L’âme physique est finement émue, l’âme morale s’embarque avec une innocente volupté sur l’océan des songeries. C’est le coloris caressant de ces fresques qui, en passant sur l’imagination, y fait éclore cette musique de la rêverie. D’autres fois, comme sur les lunettes du portique de Saint-Onuphre et dans la fresque de Saint-Grégoire, le Dominiquin affectionne un ton uniformément pâle, et peint toute sa fresque d’une seule couleur jaunâtre qui tient le milieu entre la nuance paille et le blanc nuance de chair. Ce qu’il y a de singulier, c’est que cette couleur blafarde qu’on ne peut faire mieux apercevoir au lecteur qu’en le priant de se rappeler la nuance de la peau de chamois bien préparée, loin de déplaire, possède au contraire un charme véritable. Il serait assez difficile de dire pourquoi le Dominiquin affectionnait cette couleur ; à Saint-Grégoire, on peut croire qu’il ne l’a employée que par opposition à la fresque éclatante du Guide, peinte en face de la sienne sur l’autre paroi de la muraille, et pour se servir d’autres armes que celles de son adversaire. Quelques raisons tirées du cadre des lunettes et de la manière dont elles sont frappées par la lumière auront sans doute déterminé pour Saint-Onuphre le choix de cette même couleur ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle se prête merveilleusement à exprimer les scènes d’une nature purement morale telles que les épisodes de la vie de saint Jérôme dont l’artiste a décoré ces lunettes de Saint-Onuphre. Le coloris le plus éclatant serait impuissant à rendre avec autant de vérité l’esprit de ces épisodes, dont le drame fut tout psychologique. Ce sont les révolutions morales de l’âme de saint Jérôme que retracent ces peintures, et en les regardant il semble en effet que l’on ait pénétré dans un monde où les contingences bigarrées de la nature extérieure n’existent plus ou n’existent qu’à l’état d’ombres. Deux d’entre elles, qui se rapportent aux visions de saint Jérôme, sont des visions en toute réalité. Dans l’une, saint Jérôme, encore tout brûlant des ardeurs de son jeune zèle, est renversé par le tonnerre de la voix divine qui lui crie la célèbre parole : « Toi, un chrétien ! tu n’es qu’un cicéronien ! » Dans l’autre, le bouillant docteur, au début de ses austérités, voit dans la chaleur de ses rêves les voluptés de Rome qui l’appellent sous la forme d’un groupe de jeunes filles qui jouent et dansent à l’ombre d’un arbre, dans un élégant paysage digne du Décaméron. Il semble que l’on voie ces figures par les yeux de l’esprit, tant elles font l’effet d’ombres, estompées, enveloppées comme elles le sont d’un nuage par le ton blafard de la peinture. Tout autre est le coloris de la fresque du Martyre de saint Sébastien à Sainte-Marie-des-Anges, vigoureux et éclatant comme la lumière qui doit éclairer cette scène tout extérieure.
Ainsi le coloris si divers du Dominiquin se trouve toujours en parfaite harmonie avec la nature des sujets qu’il traite : clair et doucement lumineux s’il s’agit de faire saillir des personnages isolés comme ceux des allégories de Saint-André-della-Valle, uniformément pâle s’il s’agit de faire apercevoir des visions ou de retracer des sujets de nature psychologique, éclatant et vigoureux lorsque la scène est de nature extérieure et en quelque sorte physique. Et ne croyez point que cette harmonie n’ait pas été cherchée et méditée par le peintre, et qu’elle soit un hasard dû seulement au caprice du pinceau ou aux dispositions des lieux qu’il s’agissait de décorer. Les artistes de cette heure tardive sont pleins de ces raffinemens, de ces habiletés cherchées de loin ; ils n’ont plus la grandeur et la simplicité des artistes de l’époque précédente ; leur art n’est déjà plus une industrie de nature, c’est une science hermétique pleine de secrets. Le Guide par exemple abonde en finesses du genre de celles que nous venons d’attribuer au Dominiquin. Qu’il nous suffise d’indiquer l’Ame bienheureuse de la galerie du Capitole. Dans cette toile, le Guide a essayé de représenter une âme sans corps, et il a créé un grand fantôme blanc, de forme fluide, de substance en apparence impalpable, lumineusement incolore, à ravir d’aise M. Jeammot de notre école de Lyon. On ne se douterait certes jamais, si l’en n’était averti, que ce long fantôme blanchâtre est sorti du même pinceau qui peignit la riante fresque de l’Aurore et le très substantiel petit saint Sébastien, pareil à un beau torse grec, pris pour cible par des flèches barbares.
Comme chez tous les peintres de l’école de Bologne, il y a dans les œuvres du Dominiquin un élément dramatique très fort, mains marqué cependant que chez les Carrache et surtout moins expressif. La beauté pure suffit encore au Dominiquin, tandis qu’elle ne suffit plus aux Carrache ; il se rattache encore à la tradition par mille liens subtils, tandis que les Carrache rompent définitivement avec elle ; en toutes choses, il forme la transition entre le grand art du passé et l’art nouveau inauguré par Bologne. Si son originalité y perd quelque chose en franchise, elle y gagne en revanche Beaucoup en charme et en tendresse. C’est surtout par l’expression des nuances des caractères que se recommande ce génie dramatique du Dominiquin, dont un des plus remarquables spécimens est la fresque du Martyre de saint André, peinte en concurrence avec le Guide à l’église de Saint-Grégoire. Il y a là tel personnage d’une observation forte et subtile à la fois qui est digne de Shakspeare. Ce peintre, qui semble avoir eu peu de goût pour les spectacles sanglans devant lesquels ne recule pas l’école de Bologne, a choisi pour sujet de sa fresque les préludes du martyre de saint André. Le saint est étendu tout nu sur un échafaud pour subir la flagellation. Au-dessus du portique, un magistrat est assis présidant aux apprêts du supplice avec l’impassible gravité qui convient à sa charge. Dans l’enceinte, des bourreaux d’aspect aussi honnête que les bourgeois de la complainte du Juif errant vont et viennent, apportant des paquets de cordes et disposant toutes choses avec soin pour que leur besogne soit proprement faite. Comme nous sommes loin ici des tortionnaires de l’art flamand à l’aspect ignoble et brutal, démons sous forme d’hommes ! Ces bourreaux du Dominiquin, comme ceux de l’art italien en général, sont de braves gens, sans autre vulgarité que celle de leur condition, d’acceptables gredins qui exercent leurs talens de par l’autorité de la loi, non des tricoteurs de la croix et du chevalet. Un de ces aides du supplice surtout est un chef-d’œuvre de vérité et de pénétrante observation. C’est un vieil agent de la police païenne qui, le gourdin à la main, repousse le groupe des amis chrétiens qui voudraient se presser autour du martyr. Sa physionomie est un mélange de bonhomie italienne et de dureté professionnelle. Sa brutalité est celle qui naît de l’habitude de ses fonctions et non des instincts d’une nature perverse. Le peintre a si finement marqué cette nuance, qu’il semble qu’on entend parler son personnage avec toute la variété des intonations de sa voix, d’abord doucement familières, ensuite violentes comme la force. « Allons, mes enfans, reculez-vous un peu, je vous prie. — Reculez-vous, vous dis-je. — Reculez-vous, ou je vous assomme. » Ce personnage du Dominiquin m’a rappelé la scène de l’Henri VIII de Shakspeare où le portier du palais s’efforce, avec l’aide de son valet, de repousser le peuple de Londres, accouru pour voir le cortège du baptême d’Elisabeth. « Vous allez finir votre tapage tout à l’heure, eh ! polissons ! Eh ! là-bas, l’homme à l’habit de camelot, sautez hors de la barrière, ou je vais vous flanquer par-dessus la palissade. »
La fresque du Martyre de saint Sébastien est un autre remarquable témoignage de cette douce nature du Dominiquin, qui recule devant tout ce qui est cruel ou violent. Là encore le peintre n’a représenté que les apprêts du supplice. Le cortège vient d’arriver à sa destination, et les deux foules, païenne et chrétienne, qui ont suivi, l’une par curiosité, l’autre par affection, se pressent autour du martyr. Ce premier moment de pêle-mêle qui suit l’arrivée de tels cortèges a été dramatiquement saisi et reproduit par le peintre ; chrétiens en larmes, oisifs curieux, soldats, bourreaux, dominés par un officier à cheval qui va tout à l’heure les faire rentrer tous dans leurs rangs respectifs, se sont un instant confondus dans un pittoresque désordre. En bas, sur le premier plan, des jeunes gens préparent ou ramassent des flèches. — C’est une belle œuvre, mais qui parle moins au cœur que la fresque de saint André, qui pourtant est inférieure pour la composition et le coloris.
Mais quoiqu’il ait d’ordinaire esquivé habilement la violence de tels sujets, c’était encore trop, dirait-on, pour la nature du Dominiquin que de reproduire même les préludes de ces spectacles de brutalité. Son pathétique à lui, c’est celui des grandes scènes innocentes et pures de la religion. Saint Pierre aux liens miraculeusement délivré par les anges, saint François d’Assise s’affaissant sous la douleur volontairement cherchée des divins stigmates, saint Jérôme se faisant transporter à la table sainte pour recevoir sa dernière communion, voilà ses victimes et ses martyrs. De la Délivrance de saint Pierre, petite toile qui se voit à la sacristie de Saint-Pierre in vincolis, nous n’avons autre chose à dire sinon que c’est une œuvre des plus amusantes à regarder à cause de la lumière bleue qui émane de l’ange et qui remplit tout le tableau d’une diablerie de feu de Bengale. Ce genre de mérite pourra paraître puéril à beaucoup de lecteurs, mais il sera certainement apprécié de tous ceux qui auront vu, comme nous, quelque vieil édifice païen, les thermes de Caracalla par exemple, éclairé par les artifices de la pyrotechnie romaine. L’Extase de saint François à l’église des Capucins est une œuvre exquise qui ne jouit pas de toute la réputation qu’elle mérite par suite d’un concours de circonstances toutes plus désavantageuses les unes que les autres : le voisinage immédiat du beau saint Michel du Guide, l’obscurité de la chapelle où elle est placée, quelques légères altérations enfin ; mais les Romains ne s’y sont pas trompés. Ils ont fait à cette toile l’honneur de la compter parmi les belles œuvres du Dominiquin, et ils en ont exécuté la copie en mosaïque dans la basilique de Saint-Pierre. Le sujet qu’elle représente sera le sujet favori de la mode pendant tout un siècle ; peintres et sculpteurs s’en empareront à l’envi, ils en feront sortir tout un art qu’on peut en toute exactitude appeler l’art moliniste, et dont le chef-d’œuvre sera la sainte Thérèse du Bernin. Cet anéantissement mystique ou, pour mieux parler, cette liquéfaction de l’être humain sous la pression de l’amour divin va devenir au XVIIe siècle le sentiment préféré du catholicisme réformé sorti du concile de Trente ; mais dans l’expression de ce sentiment étrange combien d’autres sentimens d’équivoque nuance trouveront à se glisser, et combien de fois le profane Méphistophélès ne rira-t-il pas de voir qu’il a su maintenir ses droits là même où il était proscrit ! Sceptiques, critiques, incrédules ne manquent point pour tenir le rôle de Méphistophélès, et font remarquer à l’envi tout ce que le délicieux phénomène peut contenir d’alliage terrestre. J’en entends un qui demande devant la sainte Thérèse du Bernin si c’est sentiment qu’il faut appeler cet anéantissement mystique, ou si ce n’est pas plutôt sensation ? J’en entends un autre qui à la vue de ce triomphe de l’âme sur la chair s’écrie comme Pyrrhus : Il Encore une victoire comme celle-là, et l’âme est perdue ! » Cependant sceptiques et critiques incrédules ne pourraient trouver à exercer leur malignité devant l’œuvre du Dominiquin, qui reste de la plus délicate orthodoxie. En retraçant ce phénomène de très antique origine chrétienne, mais rajeuni par le XIIe siècle, le Dominiquin lui a conservé quelques-uns de ses anciens caractères ; la balance ne penche pas chez lui comme elle penche chez le Guide, comme elle penchera surtout chez le Bernin ; il a su tenir l’équilibre entre l’aimable austérité des maîtres du passé et le fondant séraphisme des artistes de son temps. C’est bien l’extase, c’est-à-dire la délivrance absolue de l’âme par la mort temporaire du corps, non l’anéantissement mystique, c’est-à-dire l’évanouissement de l’âme et l’oubli d’elle-même au sein de l’évanouissement physique. Le corps, privé de sa souveraine, ravie par la contemplation, chancelle et s’affaisse : il ne s’abandonne pas, il est abandonné ; mais il y a dans la manière dont il succombe un je ne sais quoi de tendre, d’élégant et de doux qui est bien de l’époque où peignit le Dominiquin.
La plus célèbre de ces peintures dramatiques du Dominiquin est certainement la Communion de saint Jérôme à la galerie du Vatican ; c’est aussi celle qui permet le mieux de surprendre et pour ainsi dire de forcer la modestie de ce génie, qui semble n’oser se laisser reconnaître pour ce qu’il est. Au premier abord, la toile est froide et plaît médiocrement. On se rappelle que cette sage composition a servi d’inspiration à Rubens pour sa Communion de saint François du musée d’Anvers, et le souvenir de la toile fougueuse nuit quelque temps dans l’imagination du spectateur à la scène plus paisible du Dominiquin. Ce n’est qu’à la réflexion, et après plusieurs visites, que l’on découvre tout ce qu’il y a de génie dans cette œuvre sans fracas. La figure principale, celle de saint Jérôme, a été comprise de la manière la plus originale, je dirais volontiers la plus sûre, en dépit des critiques qui lui ont été adressées. Le saint est bien là tel qu’il dut être à la suite de sa longue vie de luttes et d’austérités ; c’est une momie vivante desséchée par le soleil de Palestine et de Syrie. Sa peau est un parchemin, sa chair, chaque jour diminuée par le jeûne, s’est séchée autour de ses os ; ses articulations, pareilles à des gonds rouillés et descellés qui ne soutiennent plus leurs portes, laissent tomber inertes ses pauvres membres ; sur cette poitrine osseuse et aux creux profonds, il semble qu’on distingue les traces du caillou qui la frappait chaque jour. Cependant cette dessiccation si complète n’a pas atteint l’âme du violent Dalmate ; il n’y a ici de sénile que le corps, dont l’esprit, athlète victorieux, vient enfin de triompher. Elle est encore debout tout entière, cette âme ; on le voit à la mâle tranquillité du saint, même une sorte de jeunesse émane d’elle, car elle rayonne d’attendrissement à la pensée qu’elle reçoit pour la dernière fois sur la terre ce Dieu qu’elle va saluer dans un instant. Admirable aussi est le personnage de sainte Paule. Avec quelle véhémence italienne elle porte les lèvres sur la main de celui qui fut pour elle le père et le maître ! Rarement l’ardeur passionnée de la dévotion du midi fut rendue avec plus d’éloquence et de vérité. Les diverses nuances de sympathie et de respectueux intérêt des assistans qui entourent le saint ne peuvent certainement pas soutenir la comparaison avec les pathétiques expressions des assistans de la Communion de saint François de Rubens ; mais elles sont marquées néanmoins avec beaucoup de finesse et de variété. Cette scène d’agonie est semblable à la vie du saint, qui s’écoula tout entière dans une solitude active. A sa mort, comme pendant sa vie, quelques rares amis, serviteurs de son génie et messagers de ses volontés, l’assistent et le soutiennent : il expire au sein de son étroite famille, loin du monde et cependant encore au sein du monde, puisqu’il est entouré des vivans instrumens par lesquels il ne cessa jamais d’agir sur lui. Quant à ce vaste monde auquel le saint pensait toujours du fond de sa solitude pour l’enflammer de zèle et le troubler de disputes, il apparaît par l’arc du portique, qui laisse entrevoir un coin de paysage, peu oriental peut-être, mais bien italien, où se promènent deux graves personnages en turban. L’œuvre n’est pas belle seulement au point de vue de l’art, pathétique au point de vue de la sympathie humaine générale ; elle est encore scrupuleusement conçue selon le véritable esprit de l’histoire. Les quatre anges qui, suspendus au-dessus de la scène, paraissent appeler saint Jérôme à la gloire céleste, ont été fort critiqués comme trop profanes et faisant contraste avec la sévérité du sujet. Je ne puis partager cette opinion. Je ferai remarquer combien ils sont graves, et qu’ils ne ressemblent guère à ces confrères du petit dieu païen dont, sous prétexte d’anges, les Italiens de la dernière heure ont trop souvent gâté le sérieux de leurs œuvres. Avec quelle attention recueillie regarde le premier ! comme le second prie avec dévotion ! et le dernier, avec quelle aimante insistance il appelle saint Jérôme, et que son frère céleste qui le tient par la main a de la peine à l’entraîner ! Ce dernier ange ne serait-il pas l’âme récemment partie de ce monde de la noble Eustochium ? et celui qui le tire par la main avec tant de force ne serait-il pas la première Paula ? et les deux autres ne seraient-ils pas les âmes de Fabiola et de Marcella ? La nudité du saint a été aussi fort critiquée ; on n’a pas réfléchi que cette nudité est traditionnelle, et que, l’ascétisme étant le caractère du grand docteur, la nudité est le seul moyen d’en montrer les divins ravages. Saint Jérôme vêtu ne laisserait plus reconnaître le grand jeûneur de la grotte de Bethléem.
On peut prêter sans crainte beaucoup d’intentions au Dominiquin, car il est plein d’esprit. La galerie du palais Rospigliosi contient un tableau qui est loin d’être excellent comme facture, mais qui offre un singulier intérêt à qui veut connaître les subtiles ressources du génie de son auteur, Saül et David. C’est le moment où le petit berger vient d’abattre le géant philistin en face des deux armées, et les Israélites, sonnant à pleins poumons de leurs trompettes, frappant des cymbales et du tambourin, semblent entonner déjà le futur cantique de victoire : « Saül en a tué mille, mais David en a tué dix mille. » L’enfant est revêtu d’une simple tunique rouge, et si ingénieusement le peintre a drapé ce vêtement que le roi futur apparaît sous ses plis paré de la pourpre souveraine. Saül au contraire est ceint de la couronne et réellement drapé de pourpre, mais par un mouvement instinctif il porte les mains à ses épaules comme pour retenir son manteau royal, qu’il a cru sentir s’en échapper. C’est avec cette adresse ingénieuse que procède d’ordinaire le Dominiquin, et l’on conçoit qu’il faille se donner quelque peine pour le comprendre et l’expliquer. La finesse, l’ingéniosité, voilà peut-être la plus précieuse de nos facultés, car avec son secours il est peu de choses que nous ne puissions comprendre. Là où des facultés plus puissantes échoueraient, vaincues par leur solidité même, la finesse triomphe par son insaisissable subtilité. Il en est ainsi du Dominiquin ; il atteint à la grandeur à force d’esprit. Je n’en veux pas d’autre preuve que les quatre Evangélistes de la coupole de Saint-André-della-Valle. Il a saisi avec une pénétration des plus admirables l’affinité obscure qui rattache les natures morales des évangélistes aux emblèmes dont la tradition les fait accompagner : saint Matthieu à la gravité sentencieuse comme le ministre divin sous la dictée duquel il écrit ; saint Marc concis, rapide, aux bonds elliptiques et supprimant les intervalles, comme ceux du lion ; saint Luc à la narration lente et patiente comme la marche du bœuf ; saint Jean audacieux comme l’aigle et se jouant comme lui dans la région des éclairs et du tonnerre. Les quatre figures du Dominiquin sont d’accord avec ces emblèmes. Les deux plus belles sont celles de saint Matthieu et de saint Jean ; celle de saint Jean touche au sublime. Toutes les tendresses de la terre et tous les orages des nuées sont dans cette figure, aimable comme la jeunesse, effrayante comme les audaces de la pensée. Une âme d’une portée redoutable s’agite dans ce corps à la délicatesse féminine ; ces yeux lancent des désirs qui vont jusqu’au bout de l’univers avec la rapidité de la flèche. Douceur ineffable, aspirations infinies, ambition du cœur, fermentation des rêves, voilà ce qui se lit chez cette adorable figure, la représentation la plus accomplie et la plus profonde que la peinture nous ait laissée du disciple bien-aimé. C’est bien là ce fils de Zébédée, si complexe en apparence, si un en réalité, qui reposa comme la plus timide des jeunes filles sur le sein de Jésus, et qui un jour sollicita d’être assis à ses côtés auprès de son père et de participer à la gloire de son royaume. Que la terre se dissolve en poudre et que la Jérusalem céleste soit conquise ! les tempêtes de feu n’ont pas pouvoir d’effrayer une âme d’une telle tendresse, s’il ne faut que les traverser pour arriver au pays de ses rêves.
Parmi ses talens si divers, le Dominiquin en possède un des plus précieux et des plus rares : il est à peu près, après Raphaël et Michel-Ange, le seul peintre qui ait su représenter des allégories d’une manière vivante. Sous son pinceau, ces froides figures morales perdent leur caractère emblématique abstrait et revêtent tous les attributs de l’individualité et de la passion. Les six figures allégoriques de la tribune de Saint-André-della-Valle, chefs-d’œuvre de ce genre artificiel, intéressent comme les plus belles des femmes et émeuvent comme les plus pathétiques des héroïnes. C’est qu’en effet ces images peintes ne sont pas sorties des combinaisons d’une imagination s’essoufflant à froid, mais d’atomes émanés d’œuvres vivantes. Quand je les vis pour la première fois, je me rappelai un mot qui revient souvent chez, les auteurs chinois pour peindre une belle personne : « les plus précieuses vapeurs de ce monde s’étaient fondues et comme concentrées dans son être. » Seulement les vapeurs qui sont entrées dans la formation des allégories du Dominiquin ne sont point celles de la nature, ce sont celles des belles œuvres produites par le génie humain. La mémoire du peintre riche des souvenirs de tout un siècle d’art a discrètement, à son insu même, aidé son imagination. Les ombres des voluptés éprouvées devant les grandes œuvres se sont mêlées à ses méditations personnelles, et ont enfanté ces irrésistibles figures, rêves par le charme, réalités par la beauté. Si vivantes elles sont, si peu soucieuses de conserver avec précision le caractère abstrait qui les ferait reconnaître à première vue, qu’on peut hésiter pour savoir quel nom leur donner. Cette figure du centre qui lève les bras au ciel d’un geste si ardent en montrant un torse d’un dessin si robuste, est-ce l’espérance, ou n’est-ce pas plutôt la prière désespérée, l’appel à Dieu ? Cette belle guerrière coiffée du casque qui se présente à côté d’elle sur un fond d’une blancheur si musicale, oserai-je dire, est-ce la force, ministre de la justice, ou la sagesse, souvenir de la Minerve armée des anciens ? La foi est facile à reconnaître à ses attributs ; mais quel est le nom véritable de cette femme à la douceur si rayonnante qui lui fait face ? Est-ce la clémence ? est-ce la modestie ou l’humilité ? Plus j’ai regardé ces figures (l’espérance et la force exceptées), plus il m’a semblé que Canova avait dû beaucoup s’en inspirer, lorsque, dans sa jeunesse, avant d’avoir adopté son style grec, il sculpta les deux allégories du tombeau du pape Ganganelli. Mêmes formes pleines, mêmes contours dévisage gracieusement arrondis et non pas allongés en ovale, même beauté franche, même grâce naturelle sans cette mièvrerie et cette prétention à l’idéalité qui furent les défauts de Canova lorsqu’il eut conquis son style définitif.
Les généralités nous trompent souvent, et il est toujours bon de les circonscrire, surtout lorsqu’il s’agit d’une œuvre aussi multiple que celle du Dominiquin. Quand nous disons qu’il est, après Raphaël, le seul peintre qui ait su douer les allégories du charme de la vie, il faut appliquer surtout ces paroles aux six figures de Saint-André-della-Valle. Les quatre figures de la coupole de Saint-Charles a’ Catenari sont aussi fort belles ; mais cette fois ce sont bien de pures allégories, de simples abstractions personnifiées ; si on ne peut leur refuser son admiration, la sympathie ne vole pas vers elles, comme vers leurs rivales de Saint-André-della-Valle. Le Dominiquin me fournit une occasion assez singulière de montrer combien il nous est facile d’être injustes par légèreté, ou d’être tout à notre aise de mauvaise foi en nous couvrant des apparences de la vérité. Je suppose qu’il me prenne la fantaisie de dire : « Le Dominiquin n’a jamais su exprimer des personnages typiques ; voyez plutôt ses Sibylles, » je dirais une insigne sottise que ne songeraient cependant nullement à contredire la plupart de ceux qui ont vu les tableaux baptisés de ce nom. Il y a loin en effet des Sibylles du Dominiquin aux Sibylles de Michel-Ange et de Raphaël, et cette fois on peut dire sans crainte de se tromper que le peintre ne doit rien à sa mémoire. Voici en toute exactitude la vérité sur ces tableaux : du Dominiquin au Guerchin, à ces heures tardives d’une Italie fortement endommagée, ce fut une des modes de la peinture de représenter de jeunes personnes isolées, d’ordinaire rêveuses, souvent bizarres plus que jolies, quelquefois douloureuses, et de les intituler Sibylle de Cumes, Persique, etc. C’est à cette mode que le Dominiquin a obéi en peignant les jeunes femmes que nous voyons figurer sous le nom de Sibylles à la galerie du Capitale et à la galerie Borghèse. La Sibylle du Capitole, avec sa coiffure en turban et sa pose inclinée, est non une prophétesse, mais une musicienne, una virtuosa, comme cette signora Leonor, que le cardinal Mazarin avait fait venir d’Italie pour amuser Anne d’Autriche. La jeune fille mal accoutrée, ébouriffée comme un chat de gouttière, que nous voyons à la galerie Borghèse, ne prononce pas non plus d’oracles ; c’est une petite contadina à moitié sauvage, une petite fadette de village, et Raphaël et Michel-Ange n’ont pas à être rappelés en telle occasion.
Pour juger de l’âme charmante du Dominiquin, c’est surtout dans les scènes païennes qu’il faut le voir. Il porte une pudeur rougissante de jeune fille même dans les sujets qui autorisent toutes les voluptés du pinceau. Voyez par exemple le Bain de Diane dans la galerie Borghèse. Quel admirable prétexte pour le peintre d’imiter l’indiscrétion d’Actéon ! Un Titien et un Véronèse n’y eussent pas manqué : dans une autre école, plus près du Dominiquin, le Guide avec son penchant à une dangereuse mollesse aurait certainement succombé à l’attrait ; mais le peintre n’a nullement l’âme lascive d’Actéon, aussi cette immense toile avec son encombrement de corps nus est-elle chaste comme Diane elle-même. Comme pour ajouter à cette chasteté, le poète a choisi l’heure grise et froide de l’aube ; toutes ces nymphes sont transies par la double fraîcheur de la nuit et du bain ; la brise piquante des premières heures du jour martèle leurs beaux corps de plaques rouges, bleuit leurs membres, congèle l’incarnat de leurs joues. C’est le moment où elles viennent de découvrir le coupable Actéon, et la surprise indignée qu’elles en éprouvent les remplit d’une fureur qui s’exprime par des gestes d’une véhémence impérieuse et railleuse. Le peintre a donné à cette indignation le plus aimable des contrastes. Pendant que leurs sœurs aînées se démènent comme des ménades de la chasteté, deux petites nymphes, trop jeunes pour comprendre, trop réellement innocentes pour être choquées de l’indiscrétion d’Actéon, se jouent dans l’eau limpide du fleuve comme si rien ne se passait sur les bords. Voilà la vraie chasteté, semble avoir voulu nous dire le Dominiquin, c’est celle qui n’a souci du mal parce qu’elle ne le connaît pas. Toute la grâce pudique, toute la timidité de jeune vierge du Dominiquin est dans ce mignon épisode. Si frais et si coquet est ce coin du tableau qu’il m’a rappelé un des plus heureux passages du Tasse, celui où les deux chevaliers à la recherche de Renaud, rencontrant à l’improviste près du palais d’Armide deux jeunes nymphes qui se baignent, épient furtivement leurs jeux :
- « Scherzando sen van per l’acqua chiara
- Due donzelletta garrule e lascire,
- Chi’or si spruzzano il volto, or fanno a gara
- Chi prima a un segno destinato arrive :
- Una intanto drizzossi, e le mammelle
- A tutto ciò che più la vista alletti
- Mostrò dal seno in suso, aperto al cielo :
- E’l lago all’altre membra era un bel velo.
- Rideva insieme, e insieme ella arrossia
- Ed era nel rossor più bello il viso… »
Les deux nymphes du Bain de Diane sont la traduction exacte de ce passage du Tasse : rien n’y manque, ni l’enjouement des deux enfans et leur gaie turbulence, ni leur rougeur pudique associée à leurs rires, ni même l’attitude à la provocante candeur décrite par le poète. La ressemblance est tellement frappante qu’il y a tout lieu de penser que cette inspiration du Dominiquin est sortie directement de la lecture du Tasse.
Cette rencontre n’est ni fortuite ni accidentelle, et la ressemblance entre le Tasse et le Dominiquin est bien plus générale et bien plus étendue. Certes il y a loin du brillant et voluptueux cavalier napolitain au fils timide et gauche du savetier de Bologne, aussi loin que du narcisse ou du lis des jardins d’Italie à l’humble violette rustique ; il me semble cependant que si le cavalier avait pu vivre plus longtemps, ou si la destinée avait voulu qu’ils fussent exactement contemporains, il aurait aimé ce modeste artisan dont l’âme fine et exquise avait tant de points de contact avec la sienne. lia eurent à peu près même sort malheureux ; le beau lis fut brisé dans sa fleur par les orages de la cour, l’humble violette fut écrasée par les pieds pesans d’un Lanfranc et autres rustres pédantesques. Tous deux manquèrent du sens pratique de la vie, et surent mal se tenir fermes dans un monde où le sol est toujours mouvant. Tous deux vinrent trop tard dans une société où les délicates préoccupations de leurs âmes rêveuses ne trouvaient plus d’écho : le monde de l’art comme le monde politique n’appartient plus de leur temps aux combinaisons ingénieuses, il appartient à l’esprit de système, tranché, exclusif, qui n’admet pas de transaction. Tous deux professent un délicat éclectisme, et comme l’abeille composent leur œuvre par l’assimilation des parfums les plus divers. Tous deux ont une tournure d’esprit rétrospective et tiennent plus au génie du passé qu’au génie de leur époque, et tous deux ont en même temps un élément en quelque sorte musical qui en fait la transition entre l’Italie qui expire et l’Italie qui vient au monde. Chez l’un et l’autre, on rencontre aussi une sorte de mélancolie lumineuse qui, éparse et dissoute dans leur œuvre, en fait la pureté et la douceur. Ils ont enfin ce caractère remarquable, que, gracieux par essence, ils sont capables d’atteindre à la grandeur. Ce passage de la grâce à la grandeur que le Tasse exécute si facilement tout le long de la Gerusalemme, combien de fois le modeste Dominiquin ne l’a-t-il pas franchi aussi !
D’autres grands peintres partagent avec le Dominiquin l’honneur d’avoir prolongé l’existence de l’art italien ; mais ces peintres ne représentent pas au même degré la tradition, ou même ne la représentent pas du tout, et c’est parce que les deux élémens de la nouveauté et de la tradition sont chez le Dominiquin dans un si rare équilibre qu’il doit être considéré plutôt comme le terme suprême, l’ultima Thule de la renaissance, que comme le plus ingénieux et le plus sage des adeptes de l’école de Bologne.
Nous nous sommes longtemps attardé auprès du Dominiquin, beaucoup par sympathie, mais davantage encore par devoir de critique. L’œuvre du Dominiquin comme celle de presque tous les artistes des dernières heures n’offre pas cette simplicité qui permet d’embrasser d’un regard rapide l’œuvre des rois de l’art et d’en marquer synthétiquement les principaux caractères. Son unité à lui, c’est l’harmonie, c’est-à-dire le délicat équilibre entre des élémens contraires, même ennemis, réconciliés à force de finesse, de souplesse et d’aimante intelligence. C’est un métal composite qu’il faut dissoudre pour en retrouver les parties. Guido Reni, son vrai rival à Rome, offre une autre difficulté. Moins harmonieuse que celle du Dominiquin, son œuvre est encore plus diverse, si diverse qu’elle en est presque contradictoire au premier aspect. Ce n’est point qu’il y ait plusieurs hommes dans le Guide ; au fond, c’est bien le même pinceau qui a peint l’Aurore du palais Rospigliosi et la Madeleine du palais Sciarra, le portrait de Béatrice Cenci de la galerie Barberini et le Christ en croix de Saint-Laurent in Lucina ; seulement ce n’est qu’après long examen et fréquentes comparaisons qu’on arrive à comprendre cette identité de l’artiste. Nous ne pouvons, après cette longue promenade à la recherche des qualités du Dominiquin, embrasser dans sa complexité l’œuvre entière de son fécond rival ; bornons-nous donc pour aujourd’hui à l’admirer dans la plus populaire et la plus touchante de ses toiles, le portrait de Béatrice Cenci. Ce portrait peut être facilement séparé des autres productions de son auteur, et la galerie Barberini nous offre d’ailleurs un attrait tout particulier.
Cet attrait est celui des portraits. Deux sont célèbres, celui de la Fornarina nue, de Raphaël, et celui de Béatrice Cenci ; mais les autres, quoique signés de moins illustres noms et présentant les ressemblances de personnages moins séduisans pour le vulgaire, offrent un extrême intérêt pour quiconque est curieux de l’histoire de Rome, surtout pour un Français qui aime à retrouver à l’étranger les souvenirs lointains de la patrie.
Le premier est celui de Maffeo Barberini, le pape Urbain VIII, peint par André Sacchi, artiste célèbre à une époque où la vraie célébrité se faisait de plus en plus rare. L’âge est à peu près celui de son avènement au pontificat, c’est-à-dire cinquante-cinq ans, en sorte que la vieillesse n’a pas eu encore le temps d’effacer la gentillesse de cette spirituelle figure, remarquable surtout par deux yeux tout grands ouverts comme ceux des enfans, presque effarés et remplis d’une sorte de malicieuse surprise. On dirait que le spectacle de la comédie humaine dont il fut un si grand acteur éveille sa verve caustique en excitant son étonnement. Ainsi devait-il regarder quand il lançait ses mots pleins de bonne humeur et d’imprudence italiennes, par exemple celui qui servit d’oraison funèbre à son bon ami notre grand cardinal de Richelieu : ah che se c’é un Dio, bentosto lo pagara ; ma se non c’é, é veramente un galantuomo ! Quel contraste aimable fait cette figure toute mondaine avec celles des pontifes entre lesquels il est placé, Camille Borghèse, pesant, massif, aux chairs abondantes et molles tel que nous le représente l’admirable mosaïque de Marcel Provençal, et le pape Pamphily, plissé, ridé, à l’air maussade, comme s’il venait d’essuyer une bourrasque de l’orageuse donna Olympia Maidalchina, tel que nous le voyons dans le portrait de Velasquez ! Il avait des goûts fort laïques qui doivent le rendre cher à tout Lattre ; , il ne lisait que des ouvrages de poésie et de littérature, il connaissait la valeur d’un sonnet et d’un acrostiche, il savait en quoi consistent les différences entre le* : mètres divers dont Horace s’est servi, et lorsque l’art des fortifications qu’il cultivait trop, ainsi que le prouva pour sa tranquillité la déplorable guerre de Castro, lui laissait quelque loisir, il s’ingéniait à faire entrer dans la mesure du vers saphique le cantique du vieillard Siméon. Les rigoristes des diverses catégories pourront en grogner ; mais un lettré doit dire d’eux comme Sosie de Mercure :
- Ces gens assurément n’aiment pas la musique,
et remercier par un gracieux sourire l’ombre du pape Urbain VIII.
Si les lettrés doivent garder à ce pontife un bon souvenir, les Français lui doivent plus de reconnaissance encore. Peu de grands personnages à son époque ont plus influé qu’Urbain VIII sur les destinées de la France. Il fut l’allié très fidèle de Richelieu et le seconda tant qu’il put par sa politique anti-autrichienne au moment le plus décisif de la guerre de trente ans. Il vit sans s’émouvoir le grand Gustave-Adolphe paraître sur la scène du monde, et resta inflexiblement sourd aux instances de Ferdinand II et de l’Espagne : politique étrange, ingrate en apparence, mais fort clairvoyante en réalité. Urbain vit nettement que l’Espagne n’était plus une force pour le saint-siège, que l’empire serait toujours un allié douteux et dangereux, et que la France était véritablement alors le bras armé du catholicisme. Par cette politique, il contribua singulièrement à décider la prépondérance de la France en Europe au XVIIe siècle. Il eut encore sur nos destinées une influence plus directe, s’il est possible, car il concourut à l’affermissement du système monarchique inauguré par Richelieu, et cela de la façon la plus étrange. Richelieu triomphait, mais son système pouvait périr après lui, s’il ne transmettait sa pensée à un homme d’état qui en fût le dépositaire fidèle ; les troubles de la Fronde ne le prouvèrent que trop plus tard. C’est à Urbain VIII que Richelieu dut ce dépositaire, car c’est ce pape qui dénicha, devina, protégea Mazarin, et assura sa grandeur future. On pourrait presque soutenir que la monarchie française du XVIIe siècle fut l’œuvre de deux papes : Sixte-Quint et Urbain VIII. Par Sixte-Quint, la succession légitime de la couronne fut sauvée, et la nationalité française préservée de la dissolvante influence espagnole ; par Urbain VIII, la monarchie nouvelle fut consolidée et acquit certitude de durée. Ce qu’il y a de plus à craindre pour les systèmes politiques qui se fondent, c’est la discontinuité qui peut se faire par le changement des premiers ministres, et en créant Mazarin pour Richelieu Urbain préserva la monarchie de ce danger.
Le second portrait, œuvre de Carlo Maratta, est celui d’un des trois neveux du pape, Marc-Antoine Barberini. Marc-Antoine est un jeune homme à l’œil ouvert et franc avec un nez légèrement bossu et allant quelque peu de travers, ce qui lui donne un petit air entreprenant fort seigneurial. Marc-Antoine fut en effet le plus turbulent des Barberini ; aussi dut-il le premier songer à s’enfuir, lorsque la terrible donna Olympia souleva les colères du pape Pamphily contre les neveux d’Urbain. Celui qui étudie l’histoire en psychologue curieux du jeu des forces sociales peut observer chez les Barberini deux faits d’ordre contradictoire en apparence, mais qui se concilient souvent dans la réalité : leurs intérêts et leur politique sont de l’âge nouveau, leurs ambitions et leurs désirs de grandeur sont de l’âge passé. D’une part, ils représentent la lutte des nouvelles familles contre les anciennes, témoin la dureté avec laquelle ils traitèrent le dernier des della Rovere dans l’affaire du duché d’Urbin, témoin la guerre injuste qu’ils soulevèrent contre Edouard Farnèse. D’autre part, la famille des Barberini est, je crois, la dernière chez qui l’on surprenne distinctement ces ambitions de grandeur, d’établissement princier, qui furent communes à toutes les familles papales entre la mort de Paul II et la mort de Paul IV : les Cibo, les della Rovere, les Borgia, les Médicis, les Farnèse, les Caraffa. Ce fut là en grande partie le motif de leur haine pour Edouard Farnèse et le véritable objet de la guerre de Castro ; mais ces ambitions, qui étaient des réalités un siècle auparavant, avaient expiré le jour où Pie IV, à son avènement au pontificat, avait fait étrangler les Caraffa, neveux de Paul IV : on ne les avait plus vues reparaître depuis, et tout ce que purent faire les Barberini, ce fut d’en ressusciter le fantôme. Depuis cette époque, un nouveau système s’était introduit. Un neveu du pape pouvait espérer les plus hautes dignités de l’état pontifical, un riche mariage, une fortune rapide, des acquisitions territoriales importantes à titre de simple particulier ; mais il ne pouvait plus espérer de prendre rang parmi les rois. Si ces nouvelles destinées étaient moins brillantes que celles des familles d’autrefois, elles étaient plus conformes aux tendances de l’ordre administratif qui commençait à devenir alors partout prépondérant, et qu’Urbain VIII avait lui-même favorisé par sa politique française. Les deux tombeaux d’Urbain VIII et de Paul III se font face dans la tribune de Saint-Pierre ; il y a là comme une malice du hasard, une malice à triple,et quadruple dard. Il semble que du fond de sa couche funèbre le père de Pier Luigi, l’oncle d’Octave Farnèse, nargue l’ennemi des descendans de sa famille. Lui, il eut la réalité de cette grandeur. dont Urbain eut l’illusion. Les deux tombeaux se font antithèse comme l’ambition satisfaite et l’ambition déçue. Pour compléter cette ironie, le tombeau du pape Farnèse, œuvre de Jacopo della Porta, est royal comme son succès ; celui d’Urbain VIII, sculpté par le Bernin, n’est que brillant et tourmenté, si bien que les deux monumens semblent les emblèmes des deux destinées.
Un troisième portrait, celui-là d’un auteur inconnu, nous présente l’image de donna Anna Colonna, épouse de Thaddée Barberini : triste et noble image qu’on ne peut approcher sans se sentir désenchanté de la vie et sans désirer passionnément mourir tant elle est vertueusement lugubre. Pendant qu’on la regarde, on se sent envahir par un brouillard de mélancolie épais comme le crépuscule des dieux d’Odin ; il semble que tous les oiseaux soient enroués, que toutes les étoiles soient fumeuses, et que toutes les fleurs soient des momies d’herbier. On la vit en France, cette noble et triste donna Anna Colonna, lorsque les Barberini, obligés de quitter Rome pour fuir les colères du pape Pamphily, reçurent ainsi la récompense d’avoir fait un pontife du parti espagnol. Mazarin qui de protégé devint alors protecteur de ses anciens patrons qui pensait déjà peut-être au futur mariage de l’une des Mancini avec l’héritier du nom des Colonna, lui fit le plus gracieux accueil Grâce à lui, donna Anna, qu’on appelait chez nous la princesse Palestine (du nom de Palestrina, un des fiefs des Colonna), trouva nombre de courtisans muets. « Cette dame s’accoutuma aisément à la France, dit notre judicieuse Mme de Motteville, qui était alors aux premières loges pour juger des choses. Elle trouva beaucoup de gens qui l’entendaient, et qui pour faire plaisir au ministre s’amusaient à l’écouter sans se soucier de lui répondre. En son particulier, elle était contente, pourvu qu’on lui donnât audience car elle n’aimait pas à se taire. Elle avait toujours eu la réputation d’être honnête femme et hautaine : le nom de Colonna lui semblait le plus illustre qui se pût porter. » Il n’y en avait guère en effet de plus illustre alors en Europe, illustre surtout contre nous malheureusement, car parmi les complaisans auditeurs de donna Anna il se trouvait probablement plus d’un descendant de ceux qui avaient péri par le fait de la stratégie de Fabrice et de Prosper Colonna. A son retour à Rome, elle se retira dans le couvent des carmélites de Regina cœli, qu’elle dota d’une petite église, et y attendit la mort, et c’est alors sans doute que fut peinte cette image d’une tristesse plus que monacale.
Hélas ! le portrait de donna Anna Colonna n’a que trop raison ; la vie humaine est lugubre, et il semble que ce soit par une ironie cruelle que le ciel n’est pas toujours couvert d’un voile sombre. A côté du portrait de donna Anna, on en voit un, pièce magistrale et chef-d’œuvre du Caravage, qui est fait au contraire pour inspirer la joie de vivre et la croyance au bonheur. C’est le portrait d’une belle personne, fort jeune encore, mais prématurément engraissée, trésor de chairs roses et délicates qui, enveloppé de ce crépuscule familier au Caravage, apparaît comme une pêche à la savoureuse maturité sous sa couverture de feuilles ou sous l’ombre de son espalier. C’est l’alliance parfaite et presque paradoxale, tant elle est exceptionnelle, de la beauté opulente et de la beauté mignonne. Le cœur s’épanouit en regardant ce beau visage qu’on pourrait prendre pour l’emblème de l’insouciance heureuse. Oh ! qu’il se glace bien vite ! car savez-vous quel est ce portrait ? C’est celui de la sœur aînée, ou, selon d’autres, de la mère de Béatrice Cenci. Vous voyez bien que les apparences mentent et que la douleur est la seule réalité. C’est, dis-je, le portrait soit de la sœur aînée, soit de la mère de la lamentable Béatrice ; je tiendrais volontiers pour la dernière opinion, mais l’une et l’autre sont acceptables. Une troisième, qui ne l’est pas du tout, est celle qui a été fort légèrement émise par Stendhal. Selon lui, ce portrait serait celui de la belle-mère de Béatrice, par conséquent de la seconde femme de François Cenci. Deux raisons de la plus probante évidence réfutent sans réplique cette opinion de Stendhal. La première, c’est que la galerie Barberini possède le portrait de la belle-mère de Béatrice, et que ce portrait, peint par un certain Scipion Pulsone, de Gaëte, ne présente ni de près ni de loin aucune ressemblance avec l’infortunée jeune fille. La seconde, c’est que le portrait sorti du pinceau du Caravage offre au contraire la plus étroite ressemblance avec Béatrice. C’est Béatrice elle-même, mais plus jolie encore s’il est possible, et telle qu’elle aurait été probablement, si la destinée lui avait permis d’atteindre l’âge de ce portrait et de conserver une âme innocente. Ce sont les mêmes grands yeux, le même nez mignon digne d’un visage de fée, la même bouche gracieusement petite, les mêmes joues au contour délicieusement raphaélesque ; seulement il faut imaginer les traits si connus de Béatrice parvenus à une maturité relative et épanouis d’embonpoint. Oui, ce portrait est bien celui d’une personne qui tenait à Béatrice par la plus étroite parenté du sang.
Les gravures et les innombrables copies exécutées par les artistes romains et répandues dans toute l’Europe ont rendu trop célèbre la pathétique image de Béatrice Cenci pour que nous ayons besoin de nous arrêter longtemps devant elle. Quel est celui de nos lecteurs qui ne l’a pas présente à l’imagination, qui ne frissonne encore en se rappelant ce contraste entre ce que la nature a de plus frais et de plus tendre et ce que la douleur a de plus brûlant et de plus noir ? La contemplation du portrait de Béatrice Cenci est pénible jusqu’à la souffrance. La voilà devant nous cette mignonne figure d’enfant à peine nubile parée pour la mort avec une coquetterie sinistre du blanc vêtement qu’elle prépara de ses mains, du châle blanc qu’elle enroula en turban autour de sa tête. La nuance blanc-grisâtre, presque plombée, de cette toilette de mort s’harmonise admirablement avec la douleur de cette âme enveloppée dans le plus épais des nuages, et rend plus saisissant encore l’effet général du portrait. La bouche voudrait s’ouvrir pour parler, elle n’ose ; mais point n’est besoin de ses révélations, car tous les traits du visage s’expriment avec une éloquence navrante, et les yeux, rougis des larmes corrosives dont ils sont brûlés, disent qu’au-dedans de cette chair qui va si tôt être fauchée est une âme qui succombe sous le poids d’un secret qui lasserait les forces d’Hercule. Ce n’est pas la mort qui lui arrache ces larmes, elle l’embrasse bien volontiers, et l’embrasserait plus joyeusement encore, si elle devait être délivrée de ce poids intérieur ; mais, hélas ! ce fatal secret la suivra pendant toute l’éternité. Si la douleur de Béatrice était, comme la plupart des douleurs humaines, en harmonie avec les forces de l’âge et l’expérience du cœur, elle nous toucherait encore sans doute, mais d’une compassion moins aiguë ; ce qui nous émeut si exceptionnellement devant son portrait, ce qui nous émeut jusqu’à la souffrance, c’est que la portée de sa douleur dépassa jusqu’à l’infini tout ce que la nature a donné de ressources et de forces à cet âge où elle n’a rien prévu et préparé que pour l’enjouement, le développement heureux de l’être et la riante espérance. Voilà l’antithèse profonde, pathétique, qui fera toujours tressaillir le cœur toutes les fois que les yeux s’arrêteront sur le portrait de Béatrice.
Ce contraste entre la douleur et l’âge de l’enfant, la nature de cette douleur, font du portrait de Béatrice Cenci une œuvre d’une réelle importance psychologique. Pendant que je le regardais, je ne pus m’empêcher de penser que cette loi des compensations, par laquelle se balancent dans notre monde la destruction et la vie, est encore plus amère qu’inexorable, et que la destinée semble aimer à nous l’appliquer encore plus avec ironie qu’avec cruauté. Mors je me rappelai le fameux passage de Juvénal sur le capitaine carthaginois : « dissous les Alpes avec du vinaigre, et cela pour plaire aux enfans et devenir un beau thème de déclamation, » et je le modifiai plus mélancoliquement encore en l’appliquant au sort de Béatrice Cenci. « Souffre et meurs, pauvre Béatrice ; meurs deux fois, et dans ton corps et dans ton âme ; emporte dans l’éternité L’ineffaçable trace du crime paternel et l’opprobre du supplice, et tout cela pour fournir à ce joyeux prodigue, à ce joueur effréné qui eut pour nom Guido Reni, l’occasion de mettre son talent en relief et de se faire une renommée populaire. » Le malheur de l’aimable jeune fille a produit en effet la part la plus solide et surtout la plus durable de la gloire de Guido Reni. Certes le peintre qui a décoré le palais Rospigliosi de sa poétique fresque de l’Aurore, l’auteur de la fresque de saint André et du Martyre de saint Pierre, était assez riche de ses dons naturels pour ne pas avoir besoin d’un tel secours de la fatalité. Il n’en est pas moins vrai que sa renommée ne se serait jamais étendue au point où elle l’est de nos jours sans le portrait de la triste héroïne. L’Europe entière sait son nom, que dis-je l’Europe ? l’Amérique elle-même le prononce, car il n’est pas une miss des deux mondes qui n’ait eu le portrait de Béatrice Cenci dans sa chambre, qui ne l’ait dessiné ou même copié de ses mains, et qui ne reporte sur l’auteur une part du mélancolique enthousiasme que lui inspire ce beau visage. De toutes les œuvres de peinture qui sont à Rome, celle qui est honorée du plus grand nombre de copies est certainement le portrait de Béatrice ; mais ce n’est pas seulement à cet engouement d’une mode sentimentale que Guido Reni doit l’extension de sa célébrité. Ce portrait lui a conquis d’un seul coup tous les publics, le public des femmes et des gens du monde, à cause de l’histoire de l’héroïne, le public des multitudes à cause du caractère pathétique, dramatique à l’excès de cette peinture, et enfin celui des philosophes et des hommes de vie méditative à cause de l’expression exceptionnelle de cette douleur, qui est d’une importance psychologique réelle. Ce portrait lui a conquis tous les publics, et pour comble de fortune il les lui conservera, car le temps, ne pourra jamais détruire le touchant intérêt, ni amoindrir la valeur dramatique, ni effacer le caractère psychologique de cette œuvre.
Mais il faut bien le dire, tout n’est pas précisément pur dans la sympathie universelle qu’inspire ce portrait, et les dispositions maladives de notre siècle pour une certaine musique poétique d’harmonica douloureuse et voluptueuse à la fois y entrent bien pour quelque chose. Les œuvres d’art qui sont à Rome ne flattent guère cette nervosité particulière à notre siècle, que les artistes passés n’avaient pas prévue et qu’ils auraient probablement peu estimée ; elles vont plus franchement, plus droitement, plus vertueusement, pour tout dire, au cœur et à l’âme du contemplateur. Cependant le portrait de Béatrice n’est pas la seule œuvre de Rome qui ait ce caractère douloureux et morbide ; il y en a une seconde, la statue de sainte Cécile, d’Etienne Madame, pleine d’un charme funèbre qui atteint les fibres les plus fines du cœur, mais cette fois pour ne lui inspirer qu’une mélancolie d’une irréprochable pureté.
La condamnation de Béatrice fut-elle légitime ? J’aimerais volontiers à examiner longuement cette question ; en vérité je n’ose, car il sera toujours délicat et même dangereux de s’expliquer sur un tel sujet. Tout récemment je lisais, dans un livre sur Sixte-Quint publié par M. de Hübner, que le peuple de Rome avait gardé le souvenir de Béatrice, et que dans le voisinage de l’ancien palais Cenci les artisans lui avaient souvent parlé de l’injuste sentence qui la frappa. — J’ignorais ce sentiment, qui fait honneur au peuple de Rome, mais depuis longtemps je pense comme lui. L’exécution des Cenci reste pour le pontificat d’Hippolyte Aldobrandini une tache ineffaçable. Lorsque le pontife révoqua la sentence de grâce qu’il avait rendue parce qu’un assassinat sans excuse s’était passé dans l’intervalle, je crois qu’on peut dire sans témérité que ce jour-là, des deux souverains qui sont dans le pape, le supérieur s’abaissa devant le subalterne. Aldobrandini se rappela trop qu’il était souverain temporel ; s’il se fût rappelé davantage qu’il était le souverain des âmes, Béatrice et avec elle tous les membres de sa famille eussent été sauvés, car c’était l’âme qui avait été profanée chez Béatrice, c’était son âme et celle de tous les siens qu’elle avait voulu moins encore venger que préserver. Or la base du christianisme, c’est que l’âme de l’homme a un prix infini, que l’âme ne relève que de Dieu seul, que c’est pour lui seul que nous devons la conserver selon les observances de la loi qu’il a tracée lui-même. François Cenci pouvait martyriser sa fille, soumettre son corps au supplice, la réduire à la mendicité, selon la loi chrétienne il conservait ses droits de père malgré toutes ces indignités ; il les perdit le jour où il fit outrage à l’âme de sa fille, sur laquelle il n’avait aucun pouvoir, d’après la doctrine même qui depuis dix-huit cents ans est la loi morale de, nos consciences et la régulatrice de nos actes. Pauvre Béatrice Cenci ! innocente Myrrha, Judith coupable !
EMILE MONTEGUT.
- ↑ Voyez la Revue du 15 juin 1870.
- ↑ Pour mettre le lecteur à même de juger de la fécondité de ce rare artiste, nous dresserons ici la nomenclature des principales œuvres dont il a enrichi Rome. Parmi ses fresques, il faut citer les six grandes figures allégoriques et les quatre Evangélistes de la tribune et de la coupole de Saint-André-della-Valle, les quatre figures allégoriques de Saint-Charles a’ Catenari, le Martyre de saint André à Saint-Grégoire, le Martyre de saint Sébastien à Sainte-Marie-des-Anges, les petits cadres dramatiques du plafond de la grande chapelle à Saint-Sylvestre au Quirinal, l’assomption du plafond de Sainte-Marie au Transtevere, les divers épisodes de la vie de saint Jérôme sur les lunettes du portique du Saint-Onuphre, enfin les fresques de la chapelle de Sainte-Cécile à Saint-Louis-des-Français. Ces dernières sont fort renommées, et quelques connaisseurs les rangent au nombre des chefs-d’œuvre du Dominiquin. Je confesse que je n’ai jamais pu les voir, tant la chapelle est étroite et reçoit mal la lumière. Les principales de ses toiles sont la Communion de saint Jérôme au Vatican, l’Évanouissement de saint François à l’église des Capucins, la Délivrance de saint Pierre à Saint-Pierre in vincolis, le Bain de Diane et la Sibylle de la galerie Borghèse, une autre Sibylle plus célèbre à la galerie du Capitole, Saül et David à la galerie Rospigliosi, un Paradis terrestre à la galerie Barberini, etc.