Souvenirs de Voyage en Arménie et en Perse/03

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SOUVENIRS DE VOYAGE

en

ARMÉNIE ET EN PERSE.




Chiraz et le Golfe Persique.[1]




Notre séjour à Ispahan tirait à sa fin, et nous n’en étions que plus empressés à parcourir l’enceinte comme les environs de cette ville. Une des dernières journées que nous passâmes dans l’ancienne capitale de l’Irâan fut consacrée à Djoulfah, le faubourg arménien où nous étions descendus avec tout le personnel de l’ambassade française. D’intéressans souvenirs recommandaient Djoulfah a notre attention. L’origine de ce faubourg remonte au temps de Châh-Abbas-le-Grand. Ce prince, pour enlever aux Turcs quelques-uns des points d’appui qu’ils trouvaient sur ses frontières, avait entrepris de dépeupler tout le territoire arménien voisin de la Perse. Une ville située sur les bords de l’Araxe et nommée Djoulfah fut sacrifiée à ce système de défense. Les troupes du châh la détruisirent et transportèrent la population sous les murs d’Ispahan, sur les bords du Zendèhroud. Ainsi fut créée, aux portes de la capitale persane, une nouvelle Djoulfah, cité chrétienne, qui prospéra rapidement et vit bientôt sa population s’élever du chiffre de six mille habitans à douze mille, partagés en sept paroisses ou mahallehs, dirigées par deux évêques assistés d’un clergé nombreux.

Cette prospérité ne dura pas cependant, et, sous les successeurs de Chàh-Abbas, les chrétiens de Djoulfah furent en butte à d’odieuses persécutions, qui ne les empêchèrent point, au jour du danger, de se rallier généreusement autour du chah Hussein, que les Afghans assiégeaient dans sa capitale ; mais la lâcheté du prince rendit cet héroïsme inutile, et les Afghans, vainqueurs des Persans presque sans combat, firent porter sur les chrétiens de Djoulfah tout le poids de leur colère. Malgré de si rudes épreuves, cette ville se releva encore, et, au commencement du siècle dernier, elle comptait jusqu’à soixante mille ames. De nouvelles persécutions devaient, sous le règne de Nadir-Chàh, décimer cette population et contraindre un grand nombre d’Arméniens à émigrer dans la Géorgie ou dans l’Inde. Ces persécutions furent heureusement les dernières, et avec le commencement de ce siècle s’est ouverte pour les Arméniens une ère plus calme, qui n’a point été sérieusement troublée jusqu’à ce jour.

Telle est en quelques mots l’histoire de Djoulfah. Quant aux monumens que renferme le faubourg arménien d’Ispahan, ils sont en petit nombre. On y compte cependant quelques églises, parmi lesquelles il en est une qui mérite une mention particulière. De tous les édifices religieux de Djoulfah, c’est sans contredit le plus vaste et le plus beau. Cette église a son entrée dans une grande cour sur laquelle donnent les bâtimens habites par les premiers dignitaires du clergé arménien du pays. Elle a une coupole, comme les mosquées, mais sans revêtement d’émail ; sa façade, simple et élégante, présente deux rangs de trois arcades superposées, dont les archivoltes et les tympans sont ornés de dessins en mosaïques. Près de l’église s’élève un campanile de construction assez élégante, et qui contient deux cloches qu’on frappe avec un marteau au lieu de les mettre en branle, ce qui ne laisserait pas d’avoir ses dangers dans un pays où la solidité des constructions est un des moindres soucis de l’architecte. L’intérieur de cette église rappelle les chapelles italiennes et grecques. Il y règne un mystérieux demi-jour qui invite au recueillement, et, contrairement à l’usage des Arméniens, qui n’admettent dans leurs sanctuaires d’autres images que celles de la Vierge et de l’enfant Jésus, les murs sont couverts de peintures[2]. Les autres églises de Djoulfah sont petites et très pauvres. Les desservans, nommés derders, sont forcés pour vivre d’exercer une industrie ou un métier. Au-dessus des derders, libres de contracter mariage, se placent les vartabeds, prêtres d’un rang plus élevé, parmi lesquels on choisit les évêques, et qui vivent dans le célibat. La population arménienne de Djoulfah étant en grande partie schismatique, un seul prêtre dit les offices dans l’église fréquentée par les catholiques, et l’intolérance des dissidens l’expose à mille avanies. Les Arméniens schismatiques ont poussé plus d’une fois le fanatisme jusqu’à assiéger dans son couvent le prêtre catholique pour lui arracher sans respect pour son âge ni son caractère, l’enfant qu’il baptisait, ou le cadavre auquel il rendait les derniers devoirs.

Il fut un temps où de nombreux missionnaires, — carmélites, capucins, puis jésuites, — travaillaient, non sans succès, à ramener dans le giron de l’église romaine ce troupeau égaré qui a pris pour guide le patriarche d’Etchmiadzin ; aujourd’hui encore, de courageux prêtres, français pour la plupart, apparaissent de temps à autre au milieu des schismatiques de Djoulfah, et ils s’adressent non-seulement aux chrétiens, mais même aux musulmans, qu’ils cherchent à ramener dans les voies de la véritable église. Leurs efforts sont contrariés par la propagande des ministres réformés, qui tentent de détourner vers le protestantisme les ames déjà chrétiennes, et l’église romaine ne fait que de bien lents progrès parmi les Arméniens de la Perse.

Derrière Djoulfah, entre les murs de ce faubourg et le pic de Khou-Sopha, s’ouvre une vaste plaine, couverte de ruines qui prouvent qu’autrefois les habitations des Arméniens s’étendaient bien au-delà des limites actuelles. On remarque dans cette plaine les restes d’un grand palais fortifié qu’avait fait bâtir Châh-Hussein : de hautes murailles, découpées en arcades, sont encore debout, et dominent des amas d’informes débris qui servent de retraite aux chacals. Sur la crête du Khou-Sopha s’élève aussi un petit monument dont l’origine remonte probablement à l’époque où une colonie guèbre vint s’installer à Djoulfah : c’est une espèce d’autel, nommé Atech-Gah (autel du feu). Quelques tours fort grandes et très bien construites, qu’on prendrait à première vue pour les restes d’un vaste système de fortifications, apparaissent çà et là dans les alentours du Khou-Sopha : ce sont des colombiers, où les pigeons sauvages viennent nicher dans de petites cases pratiquées à cet effet. La fiente de ces oiseaux fournit un engrais très puissant aux jardiniers, qui s’en servent pour les primeurs, et c’est la source d’un revenu important pour les propriétaires de ces pigeonniers.

Aux environs de Djoulfah, on rencontre encore le cimetière arménien, dans lequel les places des Européens sont classées par nations. Les tombes ne présentent rien de remarquable : celles des riches sont faites d’une longue dalle de pierre ou de marbre, sur laquelle des ornemens ou des caractères gravés indiquent la profession et les noms du défunt. Un seul de ces tombeaux, celui d’un Allemand qui préféra la mort à l’apostasie, attire beaucoup de visiteurs. On attribue en effet à cette pierre tumulaire le pouvoir de guérir de la fièvre et de révéler l’avenir. Pour recouvrer la santé, il suffit de casser sur cette tombe le vase dans lequel on a coutume de boire ; pour connaître l’avenir, on doit jeter sur la dalle funèbre cinq petites pierres, et si on les voit tomber rangées en croix, c’est d’un bon augure. Le cimetière musulman, placé au-delà du cimetière chrétien, est beaucoup plus vaste, et on y remarque des tombeaux qui sont de véritables édifices. C’est un lieu de réunion et presque de plaisir pour les musulmans, qui s’y rendent principalement le vendredi. Parmi les tombes musulmanes, plusieurs sont surmontées de l’image d’un lion ou d’un tigre, indiquant la sépulture des guerriers, que l’on consacre par ces symboles du courage.

Cependant le moment approchait où nous devions quitter Ispahan. Nous allâmes, avec l’ambassadeur, prendre congé du roi et de son vizir. Méhémet-Chàh nous fit un accueil des plus bienveillans, et nous adressa des adieux tout-à-fait aimables. Nous ne trouvâmes point chez le vizir une réception aussi gracieuse. Hadji-Mirza-Agassi tenait, au moment où nous arrivâmes, un grand divan ; pour nous faire place, il dut lever la séance, et nous vîmes sortir de chez lui une foule de mollahs, militaires et mirzas de tout rang. Le vizir était dans un de ses accès de mauvaise humeur ; la pointe de son bonnet très éloignée de la verticale, les fréquens coups de poing qu’il s’appliquait sur le crâne, nous le donnaient assez à entendre, et le décousu de sa conversation, qui roula tour à tour sur les révolutions, sur la destinée des empires, sur les guerres des Persans et des Turcs, trahissait plus clairement encore ses préoccupations fâcheuses. « La Turquie, — dit-il entre autres absurdités, — fût-elle deux fois plus grande, ne serait qu’une petite bouchée pour la Perse. » L’ambassadeur, qui n’avait pas oublié le mauvais vouloir dont le ministre persan lui avait plus d’une fois donné des preuves, ne jugea pas à propos de suivre le vizir dans toutes ces divagations, qui commençaient à lasser notre patience. Il se leva brusquement, avant même qu’on eût apporté les kalioûns et le thé : c’était une grave impolitesse, un affront même fait au vizir ; mais Hadji-Mirza sentait qu’il l’avait mérité, et il dévora son dépit ; il eût sans doute été surpris que l’elchi en eût agi différemment.

L’ambassadeur de France quittait la cour de Perse avec un sentiment de déplaisir qu’il est aisé de comprendre : il y avait eu peu de succès. Après plus de trente ans, la France retrouvait en Perse les mêmes obstacles quelle y avait rencontrés sous le règne de Napoléon. La situation de ce pays vis-à-vis de l’Europe n’a guère changé en effet depuis cette époque ; les Anglais à l’est, les Russes au nord, le pressent toujours et l’enferment dans un cercle de plus en plus étroit. Affaiblir la Perse, l’isoler, l’annuler en la fondant peu à peu dans le vaste ensemble de leurs possessions asiatiques, tel est le plan dont ces deux puissances poursuivent l’exécution, et qui les mettra peut-être quelque jour aux prises. En attendant, la France ne trouve en Perse aucun point d’appui pour son influence. Quelles que soient pour elle les dispositions bienveillantes des Persans sincèrement dévoués à leur pays, la Russie et l’Angleterre maintiennent, par la corruption et l’intimidation, une prépondérance qu’elles garderont long-temps encore dans les conseils de la Perse. La France, qui ne sait ou ne veut point user des mêmes moyens, a nécessairement le dessous dans cette lutte à armes peu courtoises. Aussi les rares efforts qu’elle a tentés de temps à autre pour se créer en Perse une position meilleure ont-ils presque toujours abouti à de pénibles désappointemens.

La mission de l’ambassade étant terminée, son personnel se dispersa pour revenir en France. Les uns remontèrent vers le nord pour rentrer en Europe par la Russie ; les autres se dirigèrent vers le golfe Persique pour se rendre à Bagdad et dans la Syrie. L’ambassadeur, avec quelques personnes de sa suite, partit pour l’Arabistân turc. Quant à moi, demeuré seul avec mon compagnon d’étude, je repris le cours des recherches toutes spéciales qui m’amenaient en Perse. Une première exploration nous avait conduits dans l’ouest de l’Iran, au milieu des monumens de l’ancienne Ecbatane, et de là jusqu’à la frontière turque, où nous appelaient les grandes sculptures de Bisutoun et de Kermanchàh. Nous consacrâmes ensuite deux mois à l’exploration des ruines de Persépolis[3]. Ainsi en règle avec les antiquités de l’Irân, nous pûmes songer de nouveau à la Perse contemporaine, et nous primes la route de la célèbre ville de Chiraz, d’où nous devions nous diriger vers Bouchir et le golfe Persique.

La première vue de Chiraz, quand on y arrive par le nord, est charmante. Un étroit défilé, qui s’ouvre dans les lianes d’une montagne à pic et qu’on nomme Teng-Ali-Akbar ou défilé d’Ali-le-Grand, introduit le voyageur dans une vaste plaine couverte d’une riche végétation. Bientôt, au détour d’une roche, on aperçoit les minarets et les coupoles de Chiraz, qui se dessinent sur un fond de montagnes bleuâtres. Le sentier qu’on suit, et qui va en descendant, se transforme, au bas de la chaîne de montagnes qu’on vient de traverser, en une large et belle route, bordée de maisons et de jardins. Nous nous étions engagés dans cette riante avenue, et déjà nous n’avions plus que quelques pas à faire pour atteindre les portes de la ville, quand nous fûmes arrêtés par des tuffekdjis de la douane, qui voulurent nous faire payer un droit pour nos bagages. Nous leur demandâmes s’ils se moquaient de nous, et depuis quand les Français étaient imposés pour circuler dans les états du châh, surtout quand ils étaient munis de firmans revêtus de son sceau. Les douaniers balbutièrent quelques mots, et voulurent néanmoins insister. C’était une ruse pour se faire donner un pichkéch ; mais ils s’y étaient mal pris : ils avaient prétendu exercer un droit, nous leur refusâmes un cadeau, et nous entrâmes à Chiraz sans nous inquiéter de leurs murmures.

La porte sous laquelle nous passâmes s’ouvrait sur les galeries d’un bazar très large et très bien construit, le plus beau peut-être que nous eussions vu en Perse. Le bazar de Chiraz a été édifié par les ordres de Kerim-Khân, prince zend, qui s’était emparé du pouvoir vers le milieu du XVIIIe siècle, après l’assassinat de Nadir-Châh. Nous traversâmes, au sortir du bazar, quelques rues marchandes, mais généralement peu spacieuses, et après mille détours nous arrivâmes dans le quartier chrétien, où nous comptions élire domicile dans quelque demeure arménienne. Nous aurions pu jouir de l’hospitalité brillante que nous assurait une lettre de recommandation pour un des plus riches habitans de Chiraz ; mais un sentiment de susceptibilité nationale nous détourna d’en faire usage. L’hôte auquel nous étions recommandés était en effet un agent très actif de l’Angleterre, et c’était le gouvernement de la compagnie des Indes qui pourvoyait en grande partie aux dépenses de sa maison. On comprend qu’il ne nous convenait guère de rien devoir à un agent de l’Angleterre à une époque où l’ancienne rivalité de la Grande-Bretagne et de la France venait de se réveiller plus vive que jamais, sous l’impression des événemens de Syrie en 1810.

Nous devions passer quelques jours à Chiraz pour y organiser une caravane et y présider aux préparatifs de notre voyage sur le littoral du golfe Persique. Une fois que nous eûmes choisi notre gîte et que nous y fûmes installés, notre premier soin fut de rendre visite au beglier-bey de Chiraz, qui était un châh-zadeh (frère du châh), et qui s’appelait Ferrhad-Mirza. Ce prince, âgé de vingt ans, avait quelques notions du français et de la géographie européenne, qu’il devait a une dame française que nous avions rencontrée à Téhéran. Ferrhad-Mirza tenait beaucoup de son frère Méhémet-Châh par sa bonté, par son extrême affabilité, surtout par l’intérêt qu’il témoignait aux Européens. Au moment de notre passage à Chiraz, le prince ne s’était point encore installé dans le palais de l’Ark, résidence habituelle des begliers-beys. Arrêté par un usage impérieux aux portes de la ville, il attendait, avec une résignation tout orientale, que son astrologue lui eût désigné l’heure favorable pour son entrée. Nous le trouvâmes dans une maison de plaisance, à quelques pas de Chiraz, où il ne devait entrer qu’après l’apparition au zénith de la constellation réputée propice. Le rôle des astrologues en Perse ressemble tort à celui du médecin de Sancho Pança. Ces devins, qu’une superstition ridicule fait tout-puissans, abusent souvent de leur empire pour entraver les volontés du prince au profit de ses ennemis. Dans chaque grande maison de la Perse, il y a un astrologue, comme il y a un médecin, un poète et un bouffon : les uns et les autres sont d’ignorans flatteurs, qui vivent aux dépens de la crédulité de leurs maîtres, pareils à certaines plantes parasites qui feraient mourir l’arbre où elles ont pris racine plutôt que de s’en détacher.

La villa qu’habitait Ferrhad-Mirza s’appelait Baghnô. C’est un joli petit palais, situé au milieu d’un grand jardin planté d’orangers, de myrtes et de grenadiers. Les appartemens en sont simples, mais très élégans. La salle de réception ou divan-i-khânèh s’ouvre sur un magnifique paysage dont la ville, la plaine et les coteaux forment les divers plans, qui se détachent sur le fond azuré des belles montagnes du sud. Devant les fenêtres, un grand bassin octogone de marbre blanc contient une eau limpide, frais et tranquille miroir où se reflète la riche végétation des massifs voisins. Je fis plusieurs visites à la villa de Baghnô, et j’y passai de longues heures en causeries intimes avec le châhzadeh, dont l’amabilité ne se démentait jamais. Ferrhad-Mirza me questionnait beaucoup sur l’Europe et sur notre système de gouvernement. J’avais la plus grande peine à lui faire comprendre ce qu’est un gouvernement constitutionnel et représentatif. Quand je lui parlais des chambres et de leur pouvoir, il s’étonnait grandement et ne pouvait revenir de sa stupéfaction : il était bien difficile, en effet, de définir clairement, à un homme qui d’un signe pouvait faire tomber mille têtes, les véritables limites du gouvernement constitutionnel. Nos conversations avec le châh-zadeh roulaient aussi, on le pense bien, sur la Perse et sur la grande ville dont il était le gouverneur. Chiraz, qui est la capitale du Fars, a toujours passé pour l’une des plus importantes et des plus florissantes cités de la Perse ; elle est également l’une des plus industrieuses, et, parmi ses divers produits, les armes qu’on y fabrique jouissent d’une certaine réputation. Sous le règne de l’usurpateur Kerim-Khân, elle devint la capitale du royaume. À d’autres époques plus récentes, elle fut le foyer de graves conspirations formées contre l’autorité du souverain légitime. Aujourd’hui, paisible et laborieuse, elle n’a pas oublié le rang qu’elle a occupé sous Kerim-Khân, mais elle se résigne à obéir aux beyliers-beys du châh.

Les habitans de Chiraz passent pour les plus aimables et les plus instruits des Persans, pour ceux qui parlent le plus purement le farsi ou la langue persane ; j’ajouterai qu’ils sont aussi les plus vaniteux. Leur ville a des droits incontestables à occuper un rang distingué parmi celles de l’Iran, car elle a produit les deux plus célèbres poètes de l’Asie, Hafiz et Saadi. Son vin est un des meilleurs du monde, son climat est superbe, et l’intelligence proverbiale des Chirazis est réelle ; mais il ne serait pas juste néanmoins d’accorder à cette population la supériorité qu’elle revendique parmi toutes celles de la Perse. L’industrie, qui fut si florissante à Chiraz, y est aujourd’hui en pleine décadence. Les murailles de la ville, en partie renversées par Aga-Mohamet-Khân, ne sont point relevées. Les Chirazis sentent bien que leur ville est déchue ; aussi, dans leur orgueil, disent-ils pour se consoler, avec l’emphase qui caractérise leur langage : « Quand Chiraz était Chiraz, le Kaire n’était que son faubourg. »

La population de Chiraz est aujourd’hui d’environ dix mille ames, qui se répartissent dans douze mâhallèhs ou quartiers, auxquels correspondent six portes. À peu près au milieu de la ville est l’Ark ou le palais, fortifié par une muraille crénelée ; il fut bâti par Kerim-Khân il y a un siècle. Cette enceinte est très grande, elle renferme plusieurs corps de logis dont les uns servent de résidence au gouverneur, et dont les autres sont occupés par ses serviteurs ou ses troupes. Au milieu est un vaste jardin avec des bassins où s’ouvre le divân-i-khânèh ; c’est là que le beglier-bey donne ses audiences. On y voit, sur le marbre, les portraits des héros fameux de la Perse, les images sculptées ou peintes d’Afrâziàb, de Roustâm, d’Isfundàr et d’autres guerriers renommés, qui charmaient les regards de Kerim-Khân, ce chef de bandits devenu roi. À côté de ces grandes figures, de ces pehlacân armés de pied en cap, s’ouvrent les portes secrètes du harem, où les héritiers du vaillant vekil oublient la gloire en de longues heures perdues entre le plaisir et l’oisiveté.

Si l’on excepte la portion du bazar construite par Kerim-Khân et qui conserve son nom, Chiraz n’offre en ce genre rien que de fort misérable. Les mosquées n’ont rien non plus de remarquable : elles sont bien loin de pouvoir soutenir la comparaison avec celles d’Ispahan. La plus célèbre est celle qu’on appelle Châh-Tcherak (lanterne royale, ou, si l’on veut, roi des lumières). Elle passe pour l’un des sanctuaires les plus anciens de la Perse, mais l’incertitude la plus grande règne sur son origine. Cet édifice sert de refuge à des seïds ou descendans du prophète, qui n’ont point de moyens d’existence et viennent vivre là d’aumônes ou sur les revenus de la mosquée. Les revenus, qui ne laissent pas d’être considérables, sont tirés du territoire d’un village près de Firouzabad qu’on appelle Meïmân ou hôte, sans doute à cause de la destination de ses produits.

C’est à Chiraz que Hafiz et Saadi ont vu le jour. Grâce aux traductions qu’on a faites de leurs poésies, leur gloire n’est pas étrangère à notre pays. La sépulture de Saadi est située à la base des montagnes qui dominent la ville ; on y arrive par un chemin triste et aride. Près d’un petit village qui porte le nom du philosophe, on trouve une espèce de villa solitaire que le silence entoure et dont la porte est close. On frappe ; un gardien vient ouvrir, et, vous faisant traverser un jardin où les ronces ont remplacé les fleurs, il vous montre, en disant : « Cheik Saadi !… » une arcade ouverte sous laquelle se voit un tombeau de marbre qui n’a d’autre ornement que quelques-unes des strophes les plus célèbres du poète. Ce simple monument n’est protégé que par la vénération des admirateurs de Saadi, qui, sans doute pour lui rendre hommage, ont couvert les murs de vers écrits par eux avec un kalâm (plume) ou la pointe d’un poignard. Si la gloire de l’auteur du Gulistân est durable, il n’en est pas de même du marbre de sa tombe. Exposé à toutes les intempéries comme à toutes les profanations, ce monument funéraire, déjà dégradé, ne sera bientôt plus qu’une ruine. Il parait néanmoins que ce n’est que depuis peu que la vénération pour le tombeau de Saadi a décliné au point d’en faire craindre la destruction, car d’anciens voyageurs avaient dû faire soulever, pour le voir, un étui de bois noir doré qui le recouvrait entièrement. Près du monument consacré à Saadi est une source d’eau limpide à laquelle les habitans de Chiraz attribuent une grande vertu hygiénique. Ils prétendent que, quand quelqu’un en a bu, il n’est plus jamais malade ; ce qui n’empêche pas le renouvellement d’une épidémie qui emporte chaque année un nombre considérable de personnes dans le district de Chiraz. Cette eau miraculeuse est contenue dans une espèce de puits dans lequel on descend par un escalier de plusieurs marches. Au fond est une voûte bâtie en briques reposant sur un mur octogonal qui enferme la source. Il s’y trouve des poissons que le vulgaire dit être consacrés au cheik ; à ce titre, on a pour eux le plus grand respect.

L’émule de l’austère Saadi, Hafiz l’épicurien, repose dans un jardin planté de magnifiques cyprès, de grands pins et d’orangers. Sa pierre tumulaire est une longue dalle d’albâtre oriental, gracieusement ornée d’arabesques et de caractères élégans qui retracent quelques vers du poète aimable dont les odes charment encore les Persans. Le lieu où se trouve la sépulture d’Hafiz n’a rien de l’aspect triste d’un champ funèbre ni de la sévère solitude où sont déposées les cendres de Saadi. Le jardin dont le nom, — Hafizioù, — rappelle celui du poète qui y est inhumé, était, dit-on, le lieu qu’il aimait le plus à fréquenter. On m’a assuré que la tombe de Hafiz a été placée au pied d’un cyprès planté de ses propres mains. Au milieu du jardin, où dorment aussi d’autres morts moins célèbres dont les marbres funéraires garnissent le sol, s’élève un kiosque ou divânèh qu’habite un mollah commis à la garde du recueil des poésies d’Hafiz, dont toutes les pages sont écrites de sa main. L’Hafizioù est le rendez-vous de nombreux promeneurs, qui y viennent réciter les odes de leur poète favori et fumer le kalioûn au milieu des citronniers et des fleurs. Le lieu qui a reçu la dépouille mortelle de Saadi ne voit point un concours pareil de lettrés venir lui rendre hommage. Le caractère de ces deux hommes remarquables semble ainsi comme une ombre errer autour de leurs tombes. Saadi, philosophe austère, souvent cynique, avait un petit cercle de disciples dévoués que sa morale n’effrayait pas et qui se plaisaient dans ses entretiens sérieux. Hafiz, véritable Chirazien, adonné au plaisir, célébrait dans des vers séduisans les jouissances de ce monde. Cet écrivain sensualiste et mystique était bien fait pour plaire aux Persans, et il devait attirer autour de lui une foule de jeunes adeptes qui reculaient devant la sévère philosophie de son rival.

C’est à Kerim-Khân, l’usurpateur zend, que ces deux grands poètes doivent de reposer dans des sépultures dignes d’eux. Non-seulement Kerim-Khân voulut que leurs tombes fussent ciselées avec art et ornées de quelques-unes de leurs strophes les plus célèbres gravées sur l’albâtre des sarcophages, mais il lit encore élever les divân-i-khanèh dans l’enceinte desquels sont renfermés ces monumens funéraires. De plus, il affecta à chaque sépulture une certaine étendue de terre dont les revenus étaient destinés à l’entretien des deux édifices. Quand on pense que ce fut un chef de bandits qui rendit cet hommage à deux poètes illustres de la Perse, n’a-t-on pas quelque raison de s’étonner ? — Mais ce bandit fut un grand homme ; il usurpa l’autorité royale au profit de son pays qu’il sut gouverner sagement, sans vouloir prendre le titre de châh ; cet usurpateur respectait assez la couronne pour ne pas la porter, et il se contentait, pour sa gloire, du surnom de vekil ou régent. La mémoire de Kerim-Khân est encore vénérée dans toute la Perse.

Parmi les autres curiosités qui sont aux environs de Chiraz, on peut justement compter la tour dite des Mamacenis ou du Meuthamèt. Le meuthamèt Manoutchehr-Khân, gouverneur d’Ispahan à l’époque où nous visitions la Perse, avait été chargé, il y a quelques années, de diriger une expédition militaire dans des montagnes qui servaient de refuge habituel à la tribu pillarde des Mamacenis, dont les meurtres et les rapines avaient à la longue éveillé la justice et la sévérité du gouvernement. Étant parvenu à faire prisonniers un certain nombre de ces bandits, Manoutchehr-Khân, pour terrifier leurs compagnons et leur ôter l’envie de reprendre le cours de leurs crimes, imagina de faire construire dans la plaine de Chiraz et près d’une des portes une tour dans les murs de laquelle étaient réservées autant de niches qu’il avait de captifs. Il les y fit placer et maçonner vivans. On avait pratiqué à la hauteur de chaque tête une espèce de lucarne, afin qu’on pût voir sur les visages de ces malheureux les horribles souffrances que la douleur et la faim leur faisaient endurer. J’y trouvai encore quelques débris de crânes et quelques lambeaux de vêtemens. Le voyageur peu fait à ces sortes de spectacles frémit en faisant le tour de ce monument de la justice exemplaire du meuthamèt. Le guide qui m’avait conduit à la tour des Mamacenis me dit que deux de leurs chefs avaient péri d’une façon non moins barbare, mais plus expéditive : l’un avait été attaché à la gueule d’un canon, l’autre avait été fendu en deux, et chaque portion de son cadavre resta accrochée au-dessus de la porte de la ville pour servir d’exemple.

II.

En quittant Chiraz, nous nous dirigeâmes vers le golfe Persique et Bender-Bouchir. Cette dernière période de notre voyage s’ouvrit par plusieurs jours de marches fatigantes, dans des chemins difficiles et à travers de hautes montagnes ; enfin nous vîmes le sol s’aplanir un peu. Nous allions sortir des gorges sauvages et presque impraticables qu’il nous avait fallu franchir, et nous n’avions plus qu’une étape à faire avant de descendre dans la plaine vaste et unie que baigne la mer du côté du sud. Au moment de quitter un caravansérail où nous avions passé la nuit en compagnie d’une grande caravane d’esclaves noirs qu’un marchand ramenait de Bouchir, un incident nous donna la mesure des préjugés fanatiques des habitans de la contrée. Je réglais avec le pourvoyeur du caravansérail le compte de la dépense que nous y avions faite. — Entre autres choses qu’il nous avait fournies, figuraient quelques dattes qu’il avait apportées lui-même dans une espèce de grande jatte en cuivre. Nous avions pris quelques-unes de ces dattes, et, ne les trouvant pas de bonne qualité, nous les avions laissées presque toutes. En payant notre écot, je voulus déduire ce qui restait ; mais le pourvoyeur me fit observer qu’il ne pouvait les reprendre, parce que nous y avions touché. — Très étonné, et, je le dirai, peu habitué à cette impertinence musulmane, je feignis de ne pas le comprendre et je lui demandai l’explication de son refus. Il me répéta imperturbablement qu’un musulman ne pouvait manger ce qu’un chrétien avait souillé par son contact impur… C’était clair. Ce colloque avait rassemble autour de nous tous les gens de la caravane qui étaient dans le caravansérail. Le pourvoyeur était fort sale ; je tirai mon gant, et, montrant ma main à tout le monde, je dis : « Tu prétends que j’ai souillé les dattes en y touchant ; dis-moi lequel de nous deux a la main la plus propre. » Quelques-uns des assistant sourirent, mais d’autres froncèrent le sourcil. « Puisque tu ne veux pas reprendre ces dattes, ajoutai-je, sous prétexte que j’y ai touché, je vais te les payer ; mais, comme mon argent passerait aussi par mes mains en sortant de ma poche, je suppose que tu dois vouloir qu’il soit purifié avant de le prendre ; va donc le ramasser là… » Et en disant cela, je jetai ce que nous devions dans une flaque noire et puante. Pour le coup, tous les visages prirent une expression de courroux. La leçon paraissait un peu verte à ces musulmans, mais je m’inquiétai peu de ce qu’ils en pensaient. Nous partîmes, laissant le fanatique marchand de dattes tout décontenancé de l’aventure.

Nous avions vu successivement le sol s’abaisser devant nous, et les jours précédens nous avions eu plus souvent à descendre qu’à monter : nous supposions donc que nous devions être beaucoup au-dessous de la plaine de Chiraz. Nous n’en avions cependant pas fini avec les montagnes, et, en partant de Kanara-Takhta, nous nous y trouvâmes engagés de nouveau ; mais le chemin était moins aride et le terrain moins rocheux. Après en être sortis, nous nous trouvâmes sur le bord d’une forte rivière qu’il nous fallut traverser. Nous y fîmes entrer nos chevaux avec précaution, et, en tâtonnant, nous finîmes par découvrir un gué où nos montures n’avaient de l’eau que jusqu’au milieu du ventre. Une gorge étroite, de l’autre côté de ce fleuve, nous montrait le chemin. Nos tchercâdars nous prévinrent que c’était un passage mal famé, et qu’il fallait être sur nos gardes. Nous devions cheminer un à un entre deux hautes murailles de rocs entremêlés de broussailles, qui pouvaient être d’excellens lieux d’embuscade pour des voleurs. Nous eûmes soin, tout en marchant, de regarder derrière chaque pierre, derrière chaque buisson, d’interroger du regard tous les creux du terrain ; mais nous ne vîmes pas l’apparence d’un danger. Nous passâmes heureusement, et, quelque propice que fût l’endroit pour une surprise, nous en fûmes pour nos frais de prudence. Quelques pas plus loin, nous arrivions au sommet de la dernière chaîne que nous eussions à franchir ; c’était aussi la moins élevée et la moins difficile. Nous vîmes, de ce point, s’ouvrir devant nous le large et profond horizon de la plaine sablonneuse de Bender-Bouchir. Pour la première fois depuis notre départ de Trébizonde, nous apparaissait un pays que ne bornaient ni montagnes ni rochers. À travers les vapeurs tremblotantes qui s’étendaient à perte de vue, on devinait la mer Persique. Jusqu’à la limite de ses flots, que nous croyions entendre, aucun mouvement de terrain ne coupait la ligne droite d’un sol qu’accidentaient seulement quelques formes de villages, quelques verdoyantes masses de dattiers. C’était donc un pays d’un aspect tout nouveau que nous allions traverser, et vers lequel la pente douce des derniers monts nous conduisait rapidement. Nous descendions d’un pas léger, attirés par l’espérance de la nouveauté, et nous fûmes vite rendus au village de Dallaki, situé sur le bord d’un courant d’eau saumâtre.

Nous apprîmes là que toutes les populations de la plaine étaient en grande rumeur et se battaient entre elles. J’eus beaucoup de peine à distinguer la véritable cause de ces troubles. Tout ce que je pus comprendre, c’est qu’un conflit armé venait d’éclater entre un khân rebelle et celui qui commandait ce district au nom du châh. Les villages s’étaient partagés, les uns tenant pour le roi de Perse, les autres prêtant appui aux révoltés. Au fond de tout cela, et sous le voile de ces discussions entre nationaux, il me sembla qu’il se cachait quelque complot politique ourdi par des agens étrangers au pays. Je m’étais déjà aperçu que, dans cette partie de la Perse, il y avait une sourde fermentation. Les événemens de Syrie, annoncés dans ces régions éloignées, y avaient été racontés, grossis, dénaturés, comme le sont inévitablement tous les faits colportés au loin de bouche en bouche. Les gens de la plus mince apparence parlaient de ces événemens et s’en préoccupaient. Cela tenait à plusieurs causes : d’abord à la sympathie que les Persans avaient pour le pacha d’Égypte ; ils savaient que Méhémet-Ali était hostile aux Turcs, il ne leur en fallait pas davantage pour qu’ils prissent le parti du vice-roi contre leurs éternels ennemis, ils faisaient des vœux pour que le pacha fût victorieux, et son inutile résistance dans le mont Liban était commentée de mille manières. Une autre cause de l’intérêt que les Persans portaient à ce qui se passait de l’autre côté du désert, c’était leur antipathie pour les Anglais, qu’ils savaient engagés dans cette lutte. L’Angleterre, principalement sur les côtes du golfe Persique, a toujours agi de façon à s’attirer la haine des populations. Savoir qu’elle prenait parti pour le sultan contre le pacha, qu’elle soutenait les Turcs contre les Égyptiens, c’était, aux yeux des Persans, un nouveau grief ajouté à tant d’autres qu’ils n’avaient point oubliés. Tous les bruits qui couraient sur les événemens de Syrie venaient de Bagdad ou de Bombay par Bender-Bouchir. Aussi les caravanes parties de ce port étaient-elles interrogées avec anxiété dans tous les villages qu’elles traversaient. Au caravansérail de Dallaki, où nous étions, un Persan nous affirma qu’un courrier était venu du Kaire pour solliciter le châh, de la part de Méhémet-Ali, de faire alliance avec lui et d’attaquer la Turquie. Rien ne pouvait plaire davantage aux Persans. Leur patriotisme s’enflammait à l’idée de guerroyer contre les Turcs, leur fanatisme s’exaltait au cri de : Guerre aux sunnites ! et ils répétaient : Maudits soient Aboubekhr et Omar !

Toutes ces nouvelles, ou, pour mieux dire, tous ces bruits nous jetaient dans une grande anxiété, car, tout en faisant la part des exagérations, nous en savions assez pour comprendre la gravité que pouvait avoir cette guerre. Il y avait déjà bien long-temps que nous étions privés de lettres et de journaux de France ; nos nouvelles les plus fraîches remontaient à plus de six mois. Nous avions hâte d’atteindre Bouchir, où nous espérions trouver, non pas des lettres, mais au moins des gazettes venues de Bombay. Nous quittâmes Dallaki de grand matin, afin d’avancer. Nous pensions nous arrêter au village de Bourazdjoùn, qui est distant de Dallaki de cinq heures, et faire le lendemain une forte journée pour arriver à Bouchir ; mais, en approchant de Bourazdjoùn, nous aperçûmes toute la population qui avait pris les armes et paraissait se préparer à une attaque contre un ennemi attendu. D’aussi loin qu’elles nous virent, les vedettes nous signalèrent, et à l’instant un petit groupe d’hommes armés s’avança vers nous avec toutes les précautions usitées en guerre. Ce ne fut pas sans quelque peine que nous parvînmes à nous faire reconnaître pour des Frenguis voyageant et demandant l’hospitalité. Quand on eut acquis la conviction que nous n’étions ni des ennemis, ni des émissaires envoyés par eux, on nous conduisit au hakim ou chef du village, qui nous reçut avec la préoccupation d’un homme qu’un danger menace, et qui a bien à penser à autre chose, vraiment, qu’à exercer l’hospitalité envers des chrétiens. Cependant il nous fit donner un logement, mais un logement inacceptable. Tout était en rumeur autour de nous ; nous n’entrevoyions pas la possibilité d’être là commodément ; nous pouvions nous trouver au milieu d’une bagarre, et, vainqueur ou vaincu, ce village ne nous inspirait pas de confiance. Le soleil était encore bien haut, et nous résolûmes d’aller chercher fortune plus loin.

Je cheminais tout en cherchant à deviner la cause de l’insurrection que je voyais grandir autour de nous, et j’y réfléchissais tristement, en rapprochant ce que je voyais de tout ce que je savais : dissentiment profond entre la cour de Téhéran et les diplomates anglais ; exclusion de la légation britannique du territoire persan ; vœux contraires à la politique anglaise manifestés ouvertement par les Persans à l’occasion de la guerre de Syrie ; entrée, malgré l’opposition des autorités persanes, d’un agent anglais dans le Loristân et chez les Bactyaris ; double coïncidence de cet événement avec la révolte du khân de Bebahân, ville lori, et les troubles du district de Bouchir ; enfin, pour complément, apparition de forces anglaises à Karak et sur tout le littoral persique. Nous distinguâmes bientôt le village d’Hamadi, où nous devions demander un gîte. Bien qu’il y eût là un peu de la fermentation que nous avions laissée derrière nous, cependant la population, qui est arabe, en paraissait beaucoup plus calme.

Toute cette contrée, en remontant vers Bassorah, est peuplée en grande partie de tribus arabes qui s’y mêlent aux Persans. Les Arabes conservent en Perse leurs coutumes, leurs mœurs nomades ; ils parlent le farsi aussi bien que leur propre langue, et sont en partie sunnites, en partie chiites. Ils possèdent des villages, sans être pour cela sédentaires. Quand vient la saison chaude, ils abandonnent les sables brûlés du Guermsir[4] et se retirent vers les montagnes, où quelques branches de palmier et des feuilles tressées forment leurs cabanes. Notre séjour à Hamadi ne fut point assez long pour que nous pussions apprécier avec certitude le caractère de cette population étrangère au sol de la Perse. Néanmoins les impressions que je reçus de ces Arabes furent telles que je pus distinguer en eux une nature très différente de celle des Persans. Ils me parurent être beaucoup plus indépendans, plus fiers et aussi plus généreux dans leur hospitalité que leurs voisins, et, à la manière dont ils s’exprimaient sur les troubles qui agitaient le pays autour d’eux, on sentait qu’ils ne faisaient cause commune avec personne et restaient neutres entre les deux partis. La faible agitation qu’on remarquait parmi eux n’avait d’autre cause que l’inquiétude où ils étaient pour leurs troupeaux et leurs autres biens ; elle ne trahissait aucune préférence ni aucune opinion politique. Ce rivage persique demeura long-temps, sous le nom de Dachistân ou Arabistân, dans un état d’indépendance complète vis-à-vis du châh. Aujourd’hui encore, le gouverneur de Bender-Bouchir est Arabe, et la majeure partie des villages de même nation obéissent exclusivement à leurs cheiks, ceux-ci se considérant plutôt comme vassaux et feudataires du roi de Perse que comme ses sujets. Cette population arabe a d’ailleurs considérablement diminué.

Nous quittâmes Hamadi au jour. Sept farsaks nous séparaient encore de Bouchir, et nous désirions y entrer de bonne heure. Nous marchions sur une plaine de sable basse, couverte de sel et marécageuse. À notre droite surtout, à l’ouest, d’immenses marécages s’étendaient jusqu’à la mer ; ils produisaient, par leur évaporation, un mirage singulier au-dessus duquel nous croyions voir une foule de mâts et de navires. Le sol, quoique plus solide sur notre gauche, était çà et là submergé. Nous marchions avec précaution sur un étroit chemin, où, bien que le sable fût plus ferme et plus sec, on n’en sentait pas moins, par intervalles, que les eaux s’infiltraient à une certaine profondeur. Aussi arrivait-il parfois que nos montures s’y enfonçaient jusqu’à mi-jambes. Toute cette région basse et envahie par les eaux de la mer, pénétrant à travers les sables, était couverte de bandes innombrables d’oiseaux aquatiques et de perdrix du désert, qu’on appelle fohouï. Celles-ci se réunissent quelquefois par milliers ; elles s’élèvent très haut, et, quand on les voit venir de loin, on dirait un nuage. Longtemps avant d’atteindre Bouchir, le mirage nous faisait croire à la proximité de la ville. Cet effet d’optique grandissait démesurément tous les objets, en les rapprochant d’une façon surprenante. De petites barques, qui étaient dans le port, prenaient les dimensions de vaisseaux de haut bord, et les pauvres murailles en briques de la ville semblaient à notre portée ; mais ces images menteuses fuyaient toujours devant nous, et il fallut quelques heures passées à leur poursuite avant qu’elles s’évanouissent, et que la réalité vînt rendre à chaque chose ses proportions vraies.

Il y avait sept heures que nous marchions depuis Hamadi, quand Bender-Bouchir se dessina assez nettement à nos yeux pour que nous vissions combien cette ville était misérable. Arrivés au pied des murs, nous en trouvâmes les portes fermées ; il nous fallut parlementer pour entrer dans la place. L’émotion de la plaine s’étendait jusque-là, et les habitans de Bouchir ne paraissaient pas plus rassurés derrière leurs murailles que n’avaient semblé l’être les raïas des villages devant lesquels nous avions passé. Après quelques pourparlers et des indécisions que le firman royal finit par vaincre, nous fûmes introduits. Nous franchîmes, entre deux canons que leurs affûts brisés mettaient hors de service, la seule porte qui s’ouvre du côté de terre. Cette porte était alors gardée par un poste nombreux de tuffekdjis, et s’ouvrait sur une petite place où s’élevaient quelques cabanes en palmier. De là nous entrâmes dans des rues étroites et tellement désertes, qu’on aurait pu les croire abandonnées par leurs habitans. Ceux-ci étaient sous les armes, et ils avaient barricadé leurs maisons et leurs boutiques, comme s’ils avaient eu à redouter un assaut. Nous demandâmes à être conduits chez le gouverneur Cheik-Nasr, à qui nous étions recommandés. Il était parti pour Chiraz, et nous dûmes nous adresser à son vekil, Cheik-Abdoullah, qui nous indiqua pour logement une maison très considérable, jadis fort belle, mais alors tellement ruinée, que nous ne pouvions y trouver un abri convenable. Il nous était impossible de nous établir dans ce local délabré où il ne restait ni porte ni fenêtre. Nous étions en discussion avec le ferrach-bachi du vekil, quand nous vîmes venir un individu qui avait un extérieur moitié frengui, moitié persan : il nous salua fort poliment, et, se présentant comme agent européen, il nous offrit un logement dans une maison à lui. L’offre était faite de si bonne grace, qu’il nous était impossible d’hésiter, et nous le suivîmes très volontiers. Chemin faisant, il nous apprit en peu de mots qui il était : il s’appelait Aga-Youssef-Malcolm ; ce dernier nom était évidemment emprunté, et notre hôte le portait comme cocarde ; il était Arménien par son père, Français par sa mère, et Anglais par intérêt ; la compagnie des Indes l’entretenait à Bouchir comme agent non officiel, mais cependant reconnu tel par le gouverneur, et ayant qualité pour veiller aux affaires des sujets britanniques dans ce port. Le caractère semi-politique dont il était revêtu lui donnait droit à toutes les franchises usurpées par les balioz de la nation anglaise. En conséquence, aux fonctions d’agent consulaire il unissait des occupations commerciales très étendues. C’était un des riches négocians de ce littoral ; ses relations s’étendaient à Bassorah, à Bombay et jusqu’à Mascate. Il parlait le persan, l’anglais, l’arabe, et naturellement l’arménien. Son costume était tout aussi bigarré : Aga-Youssef était Persan par son bonnet ou coula de peau d’agneau noir, Anglais par une veste de percale blanche, comme on en porte au Indes, Arabe par les babouches dans lesquelles il passait le bout de ses pieds ; quant à sa nationalité paternelle, elle se révélait par plusieurs menus détails de sa toilette étrange. Avec un pareil accoutrement, soutenu par une langue polyglotte, Aga-Youssef-Malcolm pouvait se présenter devant des nationaux de quatre pays différens comme un demi-compatriote. Nous seuls Français, nous ne trouvions en lui rien qui rappelât notre pays, si ce n’est la politesse et l’obligeance extrême de cet excellent homme.

Aga-Youssef, je l’appellerai ainsi par abréviation, nous avait conduits dans une petite maison qui lui appartenait. Il nous y installa, y fit apporter tout ce qui pouvait nous être utile, et nous dit de nous considérer là comme chez nous. Il exerçait l’hospitalité avec une générosité et une aisance qui nous surprenaient beaucoup. Nous nous applaudissions de l’avoir rencontré et de ne pas être restés au milieu des décombres du palais que nous avait offerts pour demeure Cheik-Abdoullâh. À la fin de la journée, Aga-Youssef, pour nous faire honneur, avait rassemblé en ville et dans les factoreries du port tout ce qu’il avait pu rencontrer d’Arméniens de sa société, et nous les amena. Chacun d’eux nous adressa toute sorte de complimens sur notre arrivée à Bouchir, sans omettre de faire à son tour ses offres de service. La conversation ne tarda pas à s’engager sur la politique, sur la guerre de Syrie. Les interlocuteurs gardaient à l’endroit de l’Angleterre un silence prudent, et nous n’eûmes aucune peine à deviner qu’ils inclinaient tous grandement de ce côté. C’était évidemment une société dévouée aux Anglais, sans doute une de ces avant-gardes comme ils savent en placer avec habileté sur tous les points du globe où le gros de leur armée n’est point encore arrivé. Notre position vis-à-vis de ces partisans de l’Angleterre était délicate. Nous nous observions et nous tenions constamment sur la réserve ; nous devions respecter les sentimens secrets de notre hôte, et nous ne pouvions même lui faire un reproche de servir les intérêts de l’Angleterre plutôt que ceux de la Perse. Les Arméniens ne sont plus, à vrai dire, une nation. Semblables aux Juifs, ayant, pour ainsi dire, subi les mêmes vicissitudes, les mêmes malheurs, dispersés sur la surface du continent asiatique, les Arméniens errent de côté et d’autre, ne demandant au lieu qu’ils habitent que les moyens de vivre de leur industrie. Honnis par les musulmans, vexés par le gouvernement persan, ils ne se sont attachés ni au sol ni à la nation au milieu de laquelle ils vivent en parias, sans s’y être jamais incorporés.

Nous ne comptions passer que deux jours en cet endroit ; nous les employâmes à visiter Bouchir en détail. Le vrai nom de cette bourgade est Bender-Abou-Cheher, littéralement port et ville du grand-père. Ce sont les Arabes qui l’ont ainsi appelée, et ce sont eux qui l’ont fondée. Toutes les villes qui, placées sur cette côte, permettent aux navires d’y aborder, sont d’origine arabe. Les Persans ont toujours eu horreur de la mer et de la navigation. Retirés dans les terres et n’approchant qu’avec répugnance des sables baignés par les vagues, ils ont abandonné, d’abord aux Arabes, plus tard à des Européens, le soin de tirer parti des rares endroits que leur côte pouvait offrir, comme ports, à la navigation et au commerce maritime. Ainsi, dans tout le cours de la longue histoire de Perse, l’on ne voit jamais cette nation, je ne dirai pas figurer comme puissance navale, mais seulement déployer quelques voiles sur les mers qui baignent ses rivages au nord et au sud. Cependant, il y a un peu plus d’un siècle, un souverain de ce pays, un soldat parvenu, chez qui l’on n’aurait pas dû, d’après son caractère et ses exploits, soupçonner d’autres instincts que ceux de la guerre, conçut tout à coup l’idée de créer une marine pour défendre les côtes de la Perse ; mais c’était là un de ces caprices fugitifs, une de ces fantaisies que se passent quelquefois les despotes orientaux. Pourtant Nadir-Châh, car c’était cet usurpateur, mit une grande persévérance dans la réalisation de ce projet. Servi par les élémens indispensables à la création qu’il avait rêvée, on ne peut dire ce qui en serait résulté. Peut-être la Perse fût-elle devenue une puissance navale, et ses destinées eussent-elles été différentes ; mais le sol de ce pays se refusait à cette innovation : il est privé de bois propre à la construction des navires, et, à l’exception des forêts encore vierges du Mazenderân, il était alors, comme aujourd’hui, impossible d’y trouver un seul arbre qui pût fournir un soliveau. Nadir-Châh n’était pas homme à reculer devant une difficulté matérielle. Ses victoires, ses triomphes de tout genre, ne connaissaient plus d’impossibilités. Il voulut donc avoir une marine bon gré mal gré, et il enjoignit à un ingénieur européen qui se trouvait auprès de lui de construire sans retard un vaisseau de grande dimension. Le roi donna en conséquence l’ordre de couper dans les forêts qui bordent la mer Caspienne tous les bois nécessaires. Faute de chariots, ces bois furent portés à dos d’homme, au moyen de relais établis sur le parcours de plus de deux cents lieues qu’ils avaient à faire pour arriver à leur destination. Malgré tant d’efforts, le vaisseau ne fut jamais terminé, et resta pendant de longues aimées sur sa cale, où sa carcasse pourrie faisait encore naguère l’admiration des Persans. Bouchir est d’ailleurs un fort mauvais port. La plage est fort basse, les sables qui la forment s’avancent très loin dans la mer, et retiennent les navires éloignés de la côte. Il en résulte qu’ils doivent rester au large, sans abri, et qu’au moindre coup de vent ils sont obligés de lever l’ancre. Il n’y a que les barques arabes appelées bagalo ou battil qui puissent arriver près du quai. C’est, au reste, par ces bâtiments légers et d’un faible tonnage que se fait presque exclusivement le commerce de Bouchir avec Bassorah, Bombay ou Mascate. Ces barques sont pontées ; elles ont, à l’arrière, une chambre pour le patron, et ne portent qu’une voile très grande attachée à une vergue démesurément longue. Elles naviguent lourdement, mais assez sûrement, en raison de l’excessive prudence des marins du golfe. Ceux-ci ne s’éloignent jamais de terre, et quand ils pressentent un temps un peu gros, ou ils ne partent pas, ou ils l’évitent en se réfugiant dans quelque crique. Ces bâtiments varient de capacité, depuis 100 jusqu’à 30 ronneaux. Un certain nombre portent le pavillon anglais. Parmi ceux qui font le cabotage de cette petite mer, huit à dix appartiennent à des négocians de la ville. C’est avec cette faible marine qu’ils trafiquent dans le golfe et jusque dans la mer des Indes. Ils se chargent également de porter des passagers, notamment à Bassorah, où se réunissent annuellement un assez grand nombre de pèlerins persans et indiens qui de là se rendent à la Mecque. Tous ces hadjis qui vont et viennent ne laissent pas de donner quelque mouvement à Bouchir. Il y a sur cette côte d’autres petits ports ; mais le seul qui mérite ce nom est celui de Bender-Rick, au nord du précédent.

Cinq à six bâtiments marchands anglais viennent annuellement dans ces parages. Des navires de guerre de la même nation s’y montrent également de temps en temps. L’apparition du pavillon français y est des plus rares. Il faut dire qu’à Bouchir les transactions commerciales sont très restreintes. Les Anglais ont dans ce port le monopole du commerce d’importation, alimenté par les articles de leurs manufactures. Le commerce d’exportation consiste principalement en denrées qui sont à l’usage des Orientaux, telles que du tabac pour kalioùn, appelé tomheki, que Chiraz produit en abondance, des tapis, des étoffes de soie ou de laine de Kermàn et de Yezd, des cotonnades fabriquées à Ispahan et à Kachàn. Si l’on ajoute à cela quelques centaines de chevaux envoyés aux Indes, des armes de toute espèce, une assez forte quantité de vin de Chiraz également porté à Bombay, avec de la soie et quelques drogues, on a un aperçu des principaux élémens du négoce qui prête un peu de vie au port de Bender-Bouchir. Tout cela n’est pas de nature à créer un mouvement suffisant pour attirer la marine européenne. Quant à la traite des noirs, qui est une des principales branches de commerce de cette côte, elle ne peut se faire que par les Orientaux. C’est par la voie de Bouchir que les harems s’approvisionnent d’eunuques et de servantes. Les premiers sont les plus chers : ils coûtent de 40 à 50 tomâns, c’est-à-dire 5 à 600 francs ; les filles varient de prix entre 40 et 20 tomâns. Cette marchandise, si je puis m’exprimer ainsi, est taxée comme toutes les autres ; chaque tête rapporte à la douane de 5 à 6 fr. C’est en général par les navires de Mascate que se fait ce trafic, et il est digne de remarque qu’il a lieu en face des Indes anglaises, en vue pour ainsi dire de ce pavillon britannique, l’effroi des négriers de la côte occidentale d’Afrique. Autrefois la pêche des perles était aussi une des branches importantes du négoce dans ces parages, en même temps qu’un moyen d’existence lucratif pour les populations voisines du littoral ; mais les anciens bancs d’huîtres sont devenus stériles, et il faut en chercher de nouveaux, moins riches ou situés à des profondeurs qui offrent de grandes difficultés aux plongeurs. Aussi la pêche des perles s’est-elle beaucoup ralentie.

Le climat de Bouchir, comme celui du pays de Guermsir en général, passe pour très insalubre, surtout pendant l’été. Dans cette saison, il souffle fréquemment sur cette côte, ainsi que dans les vastes plaines de l’Euphrate et du Tigre, un air que l’on dit mortel. Ces courans atmosphériques ont une très grande violence ; ils sont brûlans, et souvent ils portent la mort avec eux. Il est fréquemment arrivé que des individus, ne pouvant, dans ces solitudes, se mettre à l’abri de ce vent, ont péri asphyxiés. Cet effet mortel paraît dû à des miasmes méphitiques que les courans d’air entraînent en passant sur des lieux infectés de matières délétères. On croit pouvoir attribuer cette propriété malfaisante à des sources de bitume qui se trouvent dans les déserts de l’Arabie et de la Mésopotamie ; on conçoit que des puits où cette matière se trouve en fusion, presqu’en ébullition, sous les rayons ardens du soleil de cette latitude, il s’exhale des vapeurs qui puissent causer l’asphyxie.

La ville elle-même a très peu d’importance ; elle présente le même aspect que toutes celles de la Perse. Elle est placée sur une petite éminence qui s’élève sur une pointe de la côte, et forme comme une espèce de presqu’île. Son plan est celui d’un triangle, dont deux faces se présentent à la mer qui les baigne, et dont la troisième, du côté de terre, est formée par une muraille autrefois fortifiée. La monotonie des lignes que dessine ordinairement la silhouette des villes de Perse est rompue ici par les palmiers dont les panaches flottent au-dessus des terrasses. Bouchir présente encore quelque chose de particulier, c’est un nombre considérable de ventouses qui s’élèvent au dessus des maisons et servent à leur donner de l’air intérieurement ; on les appelle badjir. Ces ventouses ressemblent à des cheminées, mais elles sont plus hautes et plus larges ; elles sont munies, à leur partie supérieure, d’une grande ouverture par laquelle s’établit la circulation de l’air. Ces appareils ventilateurs se voient dans d’autres villes de Perse ; mais c’est surtout dans celles du sud qu’ils sont communs à cause de la chaleur. L’intérieur de Bouchir présentait, lorsque nous y étions, un aspect désolé. Nous y vîmes des quartiers complètement abandonnés, des maisons fermées ou en ruines. Cette cité avait été récemment dévastée par le choléra et la peste. Les trois quarts de la population avaient succombé dans ces épidémies successives, et le peu de mouvement qu’on remarquait dans les bazars comme dans le port était dû aux voyageurs ou aux caravanes du commerce.

Le quai est la partie la plus animée de la ville ; c’est là que se trouvent ce que j’appellerai les factoreries, c’est-à-dire de grandes maisons où sont les magasins et les comptoirs des principaux négocians, qui sont à la fois expéditeurs, importeurs et commissionnaires. Dans ces entrepôts, on trouve des marchandises de toute espèce et de tous pays : à côté des soieries, des cotonnades, des vins, des drogues, des noix de galle, de l’eau de rose, des pierreries et même de l’or monnayé, qui viennent de tous les points de la Perse, on voit des indiennes, de l’ivoire, des épices, du thé, des verreries, du café, des porcelaines, des draps, des glaces, du sucre, des cordages et des esclaves envoyés de Bombay, de Malabar, de Mascate ou de Bassorah. Devant les factoreries fument, assis nonchalamment au soleil, les marins arabes qui regardent, en jouissant de leur paresse, leurs bagalos se balancer sur la mer. Une population de portefaix, la plupart arabes aussi, s’agite, va, vient en heurtant les passans, et porte les ballots qu’on embarque ou ceux qui viennent d’être tirés de la cale des navires. C’est là seulement qu’est la vie de Bouchir. Les bazars n’y sont rien : petits, sales, obscurs, dépourvus de marchandises, ils ne sont occupés que par quelques brocanteurs juifs, ou par quelques pauvres ouvriers arméniens. Il y régnait cependant, durant notre séjour, une animation inaccoutumée. Je remarquai que les étalages étaient transformés en arsenaux, où figuraient des sabres, des pistolets, des fusils, et tout l’attirail de guerre des Persans. On craignait évidemment d’avoir à repousser une agression d’un moment à l’autre. Le cheik avait donné des ordres pour que tous les habitans fussent prêts à la première alerte, et tous indistinctement étaient tenus de courir aux portes et aux murailles. Il y avait bien un peu d’exagération dans ces appréhensions, qui tenaient ainsi en émoi toute la population. Néanmoins il était réel que Bouchir était le point de mire d’une insurrection fomentée dans le Loristân. Nous sûmes en effet que, quelques jours avant notre arrivée, le khân de la petite ville de Bebahân, sur la route de Chouchter, depuis long-temps rebelle à l’autorité royale, avait tenté de faire enlever Bouchir par un de ses officiers, qui, avec quelques hommes hardis, s’était chargé de ce coup de main ; mais les rebelles avaient été arrêtes par une résistance sur laquelle ils ne comptaient pas. Repoussés, ils s’étaient retirés dans un village voisin et y attendaient, paraissait-il, du renfort ou une occasion plus favorable. Tout cela était fort singulier. Cette insurrection si peu motivée contre l’autorité royale, cette attaque audacieuse contre une ville soumise et où commandait un cheik investi de la confiance du gouvernement, étaient des événemens dont la cause occulte ne devait pas être cherchée seulement dans l’esprit turbulent des populations du Loristân ou dans la mauvaise administration de Méhémet-Châh. Il y avait, comme je l’ai dit, plusieurs coïncidences qui permettaient d’attribuer ces agitations inattendues à un voisinage très dangereux pour cette contrée. À une très petite distance de Bouchir est l’île de Karak, qui appartient de droit à la Perse, mais dont les Anglais se sont emparés. Ils y ont habituellement une petite garnison. En 1840, cette garnison était de mille hommes, dont six cents cipayes et quatre cents Anglais ; de plus, de l’artillerie y avait été débarquée, et on disait que plusieurs bâtiments de guerre y étaient mouillés ou croisaient entre l’île et les côtes de Perse. Il y avait alors, de l’aveu des agens anglais à Bouchir, un mouvement inaccoutumé à Karak. Devant Bouchir même était mouillée une goëlette anglaise ; chaque jour, un officier et des marins venaient à terre ; ils correspondaient avec leurs affidés et avaient tout l’air de gens qui viennent donner des instructions et savoir où en sont les choses. Enfin l’arrivée plus récente à Chouchter du premier secrétaire de l’ambassade russe prouvait que de ce côté aussi l’on soupçonnait des intrigues qu’il importait de surveiller. D’autres faits prouvaient que le gouvernement persan lui-même avait compris la gravité de l’insurrection dont les environs du golfe Persique étaient le théâtre. Manoutchehr-Khân avait quitté Ispahan avec huit mille hommes pour réduire la peuplade des Bactyaris, depuis long-temps insoumise, et rétablir dans son gouvernement le « beglier-bey » de Chouchter. Quatre mille hommes devaient partir en même temps de Chiraz avec de l’artillerie pour marcher sur Bebahân. Le but secret de cette expédition était, disait-on encore, d’attaquer Bagdad et de s’emparer de l’oncle du roi, Zelly-Sultan ou Ali-Châh, un de ces prétendans que les Anglais ont toujours sous la main quand leur intérêt les pousse à jeter le trouble quelque part. Ce qui ressortait avec évidence pour moi de tous les bruits qui circulaient à Bouchir, c’était l’avantage que trouvait l’Angleterre à occuper les Persans chez eux dans un moment où ceux-ci se déclaraient ouvertement pour Méhémet-Ali, et la part que prenaient en conséquence les agens britanniques à des insurrections dont on eût cherché vainement la cause dans les intérêts des populations soulevées. Les Anglais occupent dans le golfe Persique une position qui, après avoir appartenu tour à tour à la Hollande et au Danemark, avait attiré un moment l’attention de la France : c’est l’île de Karak, dont nous avons déjà parlé. La guerre qui éclata dans l’Inde vers la fin du XVIIIe siècle nous fit perdre de vue cette position, qui, d’abord oubliée, finit par tomber dans les mains des Anglais. En 1808, le général Gardanne fit revivre les droits de la France sur cette île, et Feth-Ali-Châh reconnut la légitimité de sa réclamation; mais la cession de l’île à la France resta purement nominale, et l’Angleterre n’eut point de peine à s’assurer la possession de Karak comme prix des bons offices que, par l’organe de sir John Malcolm, elle promettait à la Perse. Aujourd’hui les Anglais ne souffrent dans ces parages aucune concurrence; tout pavillon leur porte ombrage. Le commerce de ces pays n’a pas une importance assez grande pour que les navires anglais se l’approprient et soient attirés dans cette impasse maritime; mais, afin que le pavillon britannique n’en domine pas moins sur toutes ces côtes, ils ont persuadé aux armateurs ou aux négocians arabes de l’arborer. C’est ainsi que l’on voit de modestes bagalos, de pauvres battils, montés par des équipages arabes, faire flotter à leurs mâts les couleurs anglaises. Les propriétaires de ces bâtimens ou des marchandises ainsi abritées se prêtent d’autant plus volontiers à arborer ces couleurs, qu’elles sont pour eux une sûre garantie contre des actes de piraterie ou l’exercice vexatoire de droits de douane, dont ils auraient souvent à gémir sous le pavillon national. On conçoit quelle doit être l’influence de ce protectorat, qui, avec tous les dehors d’une courtoisie désintéressée, habitue les populations de ces rivages à voir presque uniquement et à respecter, à l’exclusion de tous autres, le pavillon anglais.

J’ai dit que les Anglais ne souffraient aucune concurrence sur les côtes du golfe Persique : voici un exemple de cette défiance excessive, qui, vis-à-vis des faibles surtout, se traduit souvent par des violences déplorables. Il y avait en vue de Bouchir un trois-mâts à l’ancre. Je demandai ce que c’était. Il me fut raconté, par des Arméniens tout dévoués à l’Angleterre, que ce bâtiment appartenait à l’iman de Mascate. Cet iman est une sorte de petit sultan auquel on donne aussi le titre de seïd-seïd, c’est-à-dire descendant par excellence de Mahomet. Ses possessions, qui sont sur la côte orientale d’Afrique, à l’embouchure du golfe Persique, constituent un petit état maritime qui a une certaine importance. Ce prince eut la fantaisie, par pure gloriole, d’avoir une frégate armée de quelques canons. C’était un de ces caprices, un de ces enfantillages familiers aux petits souverains d’Orient, qui croient ainsi donner du relief à leur chétive puissance et se grandir même aux yeux des Européens. Il paraît que les Anglais prirent la chose plus au sérieux qu’on n’aurait pu croire, et y attachèrent une importance que peut-être l’iman n’y attachait pas lui-même. Ils lui défendirent de se donner ces airs belliqueux, et, au lieu de rire de sa frégate, aussi inoffensive que prétentieuse, ils lui intimèrent d’avoir sans délai à débarquer son artillerie et ses munitions. Le pauvre seïd-seïd, qui est d’ailleurs le très humble serviteur du gouverneur-général des Indes, ne se l’est pas fait dire deux fois; sa frégate n’était plus, quand je la vis, qu’un humble trois-mâts marchand.

Pour ce qui est de la Perse, on conçoit très bien que les deux provinces de Fars et d’Arabistân soient un objet de convoitise pour l’Angleterre. Ces provinces sont riches, leur sol est fertile, bien arrosé, et les productions en sont semblables à celles des Indes; l’indigo, le colon et la canne à sucre y viennent facilement. De plus, ce vaste territoire est habité par des populations qui, sous différens noms et grâce à une divergence d’opinions religieuses, supportent impatiemment le joug des rois de Perse, et sont même assez ordinairement en état de rébellion. L’insurrection est l’état normal de l’Arabistân ou du Khouzistân, dont les parties montagneuses sont peuplées par les tribus indomptables des Lours, des Bactyaris et des Mamacenis. Dans le Fars sont les nombreuses tribus militaires des Karatchâders, qui sont à peu près indépendantes et ne reconnaissent d’autre autorité que celle de leurs khâns. Le châh les cajole plutôt qu’il ne les contient; il sait qu’il ne peut se fier à elles, et il est obligé de retenir à sa cour leur chef pour ainsi dire prisonnier, ou tout au moins comme otage. Cette population nomade peut donc échapper au roi de Perse et passer d’un camp dans l’autre. Cependant, à l’époque où je me trouvais à Bouchir, elle demeurait dévouée au châh, et cette grande famille Zend, d’où sont sortis les fondateurs de la monarchie persane, paraissait devoir rester fidèle au drapeau national; mais cette fidélité tient à un fil, et l’histoire de Perse a plus d’une fois prouvé combien il est aisé de le rompre.

Dans l’Arabistân, il y a une autre population mixte sur laquelle les Anglais peuvent agir avec plus de facilité, en raison de son origine, de sa nationalité et de sa religion : ce sont les Arabes établis dans tout le pays situé entre la mer et le pied des montagnes. Ces Arabes tiennent peu au châh de Perse; ils sont sunnites pour la plupart, et par conséquent ennemis jurés des Persans, qui sont chiites. Tous ces élémens, sans homogénéité entre eux, sans adhérence même avec la nation persane et hostiles à son gouvernement, sont autant de bases d’opération précieuses pour les agens de l’Angleterre. Une fois ce pays conquis, l’Angleterre étendra son autorité de Bombay à Bagdad, et plus tard peut-être de Hong-Kong à Beyrouth. Les tentatives qu’elle a faites sur les deux rives du Tigre et jusque dans les eaux de l’Euphrate prouvent bien qu’elle s’est proposé ce but, et qu’elle le poursuit sans relâche[5].


III.

Bouchir. était le terme de nos explorations en Perse; de là, nous devions nous diriger vers Bagdad et le Kurdistan. Au moment de quitter la terre d’Iran, j’éprouvais cependant le besoin de jeter un regard en arrière sur cette société persane à laquelle j’allais dire adieu, sur ce pays qui fut si grand, et que je n’avais pu voir sans regret livré à tant d’influences ennemies. Quelles garanties de durée et de puissance la Perse trouve-t-elle dans son administration, dans la politique de ses princes, dans le caractère de ses habitans? Telle était la question que je ne me posais pas sans quelque chagrin en faisant route vers Bagdad. Essayer d’y répondre, ce sera compléter ces souvenirs en montrant dans l’ensemble de son organisation politique et de sa vie morale le peuple que mon voyage m’avait permis d’observer sur tant de points différens.

La Perse compte trois cents lieues d’étendue environ du nord au sud, et trois cent cinquante de l’est à l’ouest. On peut diviser son territoire en trois zones à peu près parallèles, présentant des nuances climatériques qui, sur aucun autre point du globe, ne sont aussi vivement accusées dans les mêmes limites. Dans la zone du nord, le froid devient excessif : il descend jusqu’à 20 et 25 degrés au-dessous de zéro, et se prolonge pendant cinq et six mois. Cependant, dans cette même zone, par une exception toute locale et qui tient à la topographie, le climat des deux provinces qui bordent la mer Caspienne est complètement différent : il favorise même une végétation en partie semblable à celle du midi de la Perse. La zone centrale s’étend de l’est à l’ouest, sous un ciel tempéré; les gelées n’y ont ni force ni durée. Le sud forme la troisième zone, qu’on appelle le pays de la chaleur (Guermsir), et en effet le thermomètre, n’atteignant presque jamais zéro en hiver, y monte jusqu’à 46 degrés en été.

On distingue dans l’Iran deux parties presque égales, l’une peuplée, l’autre déserte; la moitié de sa superficie n’offre que des solitudes immenses privées d’eau, de végétation, où le sol, recouvert d’une croûte de sel, ne saurait procurer aucune ressource aux populations qui le fuient : tels sont, à l’est, les déserts de Khorassân, de Yezd, de Kermân, tandis que la partie occidentale est montagneuse, arrosée et en conséquence peuplée. S’il est difficile d’apprécier le nombre des habitans d’une ville de Perse, il l’est bien davantage d’arriver à un chiffre exact pour la population du pays même. On l’a portée à moins de sept millions; nous croyons que ce chiffre est trop faible. D’autres voyageurs ont pensé qu’elle était de neuf millions ou même de treize millions d’ames; il nous semble que ce dernier chiffre est celui qui s’approche le plus de la vérité.

A côté d’une population sédentaire de citadins et de ratas ou paysans, la Perse compte une assez nombreuse population nomade, les iliâts. Ceux-ci vivent constamment sous des tentes, ce qui leur a fait donner le nom de kara-tchâder ou tentes-noires, à cause de leur couleur. Tous les nomades sont mahométans chiites ou sunnites; quant aux Persans sédentaires, ils sont musulmans chiites, chrétiens catholiques ou schismatiques, juifs et guèbres ou sectateurs du magisme; on distingue ces derniers par le nom de Parsis. La nation persane, telle qu’elle est constituée aujourd’hui, est, on le voit, un composé d’élémens singulièrement hétérogènes, et sans doute on est fondé à chercher dans cette diversité d’élémens les motifs des guerres civiles qui ont si souvent ensanglanté le sol sur lequel tant de peuples se trouvent agglomérés. Sur les branches-mères d’antique origine, Mède ou Parthe au nord, et Perse au sud, il est venu se greffer un nombre considérable de populations étrangères. Celles-ci se sont mêlées à la race aborigène; mais sur plusieurs points la fusion est incomplète, et chacune des fractions étrangères a conservé ses mœurs, son genre de vie, sa religion et jusqu’à sa langue. Dans la zone du nord, la population se compose en grande partie de Turcs venus à la suite des invasions tartares et restés dans le pays. Plusieurs tribus de race turque ont des résidences fixes, par exemple dans l’Azerbaïdjan ou dans le Mazenderan. La zone du centre voit se mêler iv. ses habitans de souche persane beaucoup de Kurdes, de Zends, ancienne race du sud, ou de Bactyaris, qui sont presque tous nomades. On ne sait au juste d’où viennent les derniers; ils passent pour être étrangers à la Perse et Turcs d’origine : eux-mêmes, ils se disent venus de l’est. S’il n’était pas hasardeux de chercher leur nationalité dans le nom qu’ils portent, on pourrait les croire venus en effet de la Turcomanie, qui est l’ancienne Bactriane, car le rapprochement est facile entre ce nom et celui qu’ils ont conservé. C’est dans le sud que la population persane est le plus bigarrée et en même temps le moins sédentaire; à côté des Zends, premiers possesseurs du sol. se trouvent, sous les noms de Lours. Faïlis, Mamacenis, Arabes et même Beloutchis, de nombreuses familles toutes distinctes les unes des autres, ayant des mœurs et une religion différentes. Le persan ou farsi est bien la langue commune à toutes ces populations, mais chacune d’elles n’en a pas moins conservé la sienne propre, et si au nord on entend parler turc dans les bazars, djagataï sous les tentes noires, en descendant vers le sud on peut successivement reconnaître les idiomes kurde, zend et arabe.

Cette variété singulière dans le climat et la population de la Perse existe également dans les productions : à côté des fruits des latitudes élevées, on y récolte ceux des latitudes chaudes. Tandis que, dans le nord, on trouve le chêne, le peuplier, le saule, le pommier, le cerisier, en descendant vers le midi, on rencontre le mûrier, le cyprès, le dattier, l’oranger, le citronnier, ombrageant des plantations de coton et d’indigo. La Perse est, dans sa partie montagneuse, abondamment pourvue de métaux et de minéraux de toute sorte. Les Persans ont du fer, du cuivre, du plomb, de l’argent et de l’or; ils ont également de l’antimoine, du soufre, du salpêtre, du granit, du marbre, de l’albâtre, de l’ardoise, et ils possèdent des mines de turquoises assez riches. On trouve dans quelques endroits du bitume et du naphte. Malheureusement ils connaissent mal leurs richesses et ne savent guère les exploiter.

Le royaume d’Iran, que les Orientaux appellent aussi Adjem, est divisé en dix grandes provinces : l’Azerbaïdjân, le Ghilân. le Mazenderân, le Khourdistân, l’Yrakadjemi. le Khorassân, le Khouzistân ou Arabistân, le Fars ou Farsistân, le Kermân et le Loristân. Les chefs-lieux correspondant à ces provinces sont : Tabriz, Recht, Sari, Kermanchâh, Ispahan. Meched, Chouchter, Chiraz, Kermân et Lar.

Les populations nomades de la Perse vivent sous le patronage et l’autorité immédiate de chefs qui leur sont propres; elles mènent une existence toute pastorale. Quant à la population sédentaire, placée sous le gouvernement de ket-khodâhs, de hakims ou de begliers-beys, qui tiennent leur investiture du châh, elle se subdivise en trois grandes classes ou castes distinctes. En première ligne sont les khâns, qui constituent l’aristocratie ou la noblesse; au second rang se placent les mirzas, c’est-à-dire les individus de bonne famille, lettrés et exerçant une profession relevée; après eux viennent les raïas, qui comprennent tous les gens de travail, artisans ou agriculteurs. Les Persans n’appartiennent pas irrévocablement à la classe dans laquelle ils sont nés. Ils peuvent, par leur mérite ou par la faveur, en sortir pour s’élever et monter d’un degré, ou même de deux, l’échelle sociale. Un raïa intelligent qui a de l’instruction peut acquérir le titre de mirza, et, comme le châh crée des khâns par firmans, il arrive souvent qu’il accorde ce titre à un individu de la classe moyenne pour des services rendus ou même pour un prix convenu. Le titre de khân est militaire, en ce sens que tous les chefs de l’armée doivent en être revêtus; celui de mirza, au contraire, est purement civil. Autrefois il était un signe de noblesse; il appartenait exclusivement à ceux dont la famille était ancienne et d’origine élevée. L’étymologie même l’indique, car il est une abréviation des deux mots émir, noble, et zâdèh, fils. Considéré à ce point de vue et acquis par la naissance, il ne se perd pas; le litre de khân même ne saurait l’effacer, et beaucoup de Persans qui portent celui-ci n’en conservent pas moins le premier. Par extension, le nom de mirza est attribué à tous ceux que leur éducation et leurs moyens d’existence mettent au-dessus des ouvriers.

Nous avons dit qu’un Persan pouvait s’élever du rang qu’il occupe à une classe supérieure; il faut ajouter qu’aucun pays ne fournit peut-être autant d’exemples de déplacemens de ce genre. Il n’y a pas d’hommes qui se transforment plus facilement que les Persans. Ils ont pour cela une souplesse tout exceptionnelle. C’est vraiment une chose remarquable que de voir avec quelle merveilleuse facilité un pauvre mirza, par exemple, sait prendre les allures d’un grand seigneur, avec quel naturel il s’assimile les airs et les belles manières de l’aristocratie. Quelle aisance n’a-t-il pas à porter le kalaat du khân et à changer les habits de cotonnade grossière contre des vêtemens de cachemire et de soie, sans que l’on remarque en lui rien de choquant ou qui fasse contraste! Le Persan ainsi transformé ne trahit jamais son origine. Cela vient de la noblesse de maintien, de langage et de manières, qui caractérise généralement les nations asiatiques. On peut dire que dans les sociétés orientales, bien que les nuances hiérarchiques soient très tranchées et que l’aristocratie y jouisse de privilèges immenses, un champ très vaste est néanmoins ouvert à la démocratie. En Perse, heureusement, ces facilités offertes à l’ambition des classes inférieures n’ont rien de dangereux, grâce à ce vif et mobile esprit qui est le propre des habitans de l’Iran. On a dit d’eux qu’ils étaient les Français de l’Orient. S’ils se rapprochent de nous par quelques-unes de leurs qualités, il faut cependant convenir que nous n’avons rien ni de leurs défauts ni de leurs vices. Ils sont, à la vérité, spirituels, aimables, polis, bienveillans, hospitaliers, braves, alertes : leur imagination brillante aime la poésie, la peinture, les arts de toute espèce, et se passionne pour la gloire; mais la fourberie et la cruauté sont d’autres traits du caractère persan qui n’ont rien de commun avec le génie de notre nation. Si l’on peut encore dire, comme Xénophon, que les Persans montent bien à cheval et excellent à tirer de l’arc, le temps n’est plus, certes, où l’on peut ajouter avec le chef des dix mille qu’ils disent la vérité.

Dans la vie publique, ce sont surtout les défauts du caractère persan qui apparaissent; ce n’est pas sur l’administration persane, par exemple, qu’il faut arrêter ses regards, si on veut connaître la société de l’Iran par son beau côté. Quelques mots suffiront pour donner une idée du mécanisme administratif de ce pays. Au-dessous du châh, qui est tout-puissant, il y a un vizir ou premier ministre à qui est déléguée la plus grande portion de l’autorité royale. En fait, c’est ce vizir qui gouverne, et s’il a autour de lui, dans son divan, deux ou trois autres personnages revêtus en apparence du titre et des fonctions de ministre, il ne faut les considérer réellement que comme des aides ou des commis du vizir. Ainsi, à la cour de Téhéran, Hadji-Mirza-Agassi était premier ministre, et son pouvoir s’étendait à toutes les branches de l’économie politique, à toutes les affaires, de quelque nature qu’elles fussent. Il réglait, selon son bon plaisir, tout ce qui concernait l’armée, la religion, les impôts, le commerce, les relations diplomatiques. Sous ses ordres étaient des khâns ou des mirzas qui s’occupaient des détails de leur spécialité; mais il fallait qu’ils se tinssent dans une position d’infériorité et de dépendance vis-à-vis du vieux mollah, qui gouvernait en maître absolu. Ce vizir était trop jaloux de sa puissance pour tolérer la moindre rivalité, et, s’il s’en élevait une, il mettait tout en œuvre pour la briser. C’est ce qui arriva à l’un des hommes éminens de la Perse, Mirza-Massoûd, qui avait dans ses attributions les affaires étrangères. Son habileté était importune à Hadji-Mirza-Agassi, son crédit l’inquiétait; il le fit exiler pour mettre à sa place un jeune homme de vingt-deux ans, sans expérience, et qui ne pouvait être quelque chose qu’à la condition de se mettre à la dévotion de l’ombrageux vizir.

Nous avons déjà parlé des begliers-beys ou gouverneurs de province. Le beglier-bey a un pouvoir absolu sur ses administrés, et dirige à son gré les affaires de son gouvernement. Il ne répond, vis-à-vis du châh ou de son vizir, que de la somme partielle des impôts dont il doit compte, de la tranquillité publique, et de ce qui concerne les intérêts généraux de la monarchie. Quant au reste, il a pleins pouvoirs. Il y a là une explication, sinon une justification de la simplicité du gouvernement supérieur. Mais ce morcellement de l’état en plusieurs petits gouvernemens n’a-t-il pas de graves dangers? et serait-ce au prix d’une décentralisation semblable que certains utopistes voudraient ramener l’administration de la France à cette simplification voisine de la barbarie?

Les gouvernemens des begliers-beys sont très importans, puisque le royaume de Perse, comme on le sait, n’est divisé qu’en dix provinces. Chacune d’elles étant fort étendue, leurs chefs sont de grands personnages, quelquefois même des princes du sang royal; le plus grand nombre actuellement sont des khâns ou des chefs militaires. Chaque province est partagée en un certain nombre de districts généralement placés sous la juridiction d’un seul gouverneur. Cependant cette hiérarchie n’a rien de régulier ni de fixe, et souvent il arrive qu’on fractionne une province, soit pour en placer les diverses parties sous des chefs relevant directement du châh, soit afin d’amoindrir, par ce morcellement, la puissance des gouverneurs, qui serait trop considérable et pourrait être un danger pour l’état. Tous ces chefs, quelle que soit l’étendue de leurs gouvernemens, ont le titre de beglier-bey. Ils ont sous leur juridiction une ou plusieurs villes, qui sont administrées chacune par un hakim, et, selon leur importance, divisées en quartiers, à la tête desquels sont placés des magistrats qu’on appelle ket-khodâh, dont les attributions correspondent à peu près à celles de nos maires. L’administration d’une ville se complète par l’adjonction au hakim et au ket-khodâh d’un fonctionnaire appelé kalantar, chargé de percevoir les impôts. Le travail de répartition entre les contribuables est fait par le ket-khodâh, aidé du kalantar. Ces deux fonctionnaires sont élus par les populations et servent d’intermédiaires entre elles et les gouverneurs. Bien que la charge de kalantar soit donnée à l’élection, celui qui l’obtient doit être agréé par le chef supérieur: or, dans un pays où tout est vénal, on comprend que cet agrément se paie, et il est d’un taux très élevé; mais, comme il faut que cette place, tout-à-fait identique à celle des fermiers-généraux d’autrefois, rende de gros bénéfices outre ce qu’elle a coûté, et compense les cadeaux auxquels elle oblige ceux qui l’obtiennent, il en résulte qu’elle est une source d’abus de tout genre. Les kalantars doivent annuellement verser dans le trésor royal une somme déterminée; tout ce qu’ils peuvent retirer en sus leur est abandonné à titre de bénéfices. Aussi à combien d’exactions ne se livrent-ils pas! Les gouverneurs, qui devraient faire un contre-poids à la rapacité de ces collecteurs, leur prêtent au contraire leur appui, dans l’espoir d’en tirer quelques pichkèchs ou cadeaux.

Les agens chargés de la perception des contributions de toute na- ture en remettent le montant aux begliers-beys, qui, à leur tour, versent au trésor royal la redevance que doit annuellement leur province ou leur district. La différence entre la somme perçue et celle payée au châh ou employée au service général reste dans les mains des gouverneurs, qui doivent, avec cet argent, subvenir à tous les besoins publics de leur administration. Il y a encore là une source d’abus : cette liberté d’action laissée aux begliers-beys est exploitée par eux, et devient, pour leur avarice, un moyen de retenir l’argent dont ils disposent, au lieu de l’employer au bien général.

Il y a ainsi en Perse deux fonds distincts, deux sortes de caisses : celle du châh et celles des provinces. Le chiffre du trésor royal est d’environ 219,000,000 de francs; mais cette somme est bien loin d’entrer en numéraire dans les coffres du châh. Voici en effet comment le recouvrement des impôts s’opère : la base en est la proportionnalité de l’avoir de chaque citoyen; une ville ou un village doit payer annuellement une somme déterminée; le ket-khodâh d’accord avec le kalantar, fait la répartition entre les habitans, qui sont imposés proportionnellement à leur revenu. Ils doivent la quotité qui leur est personnelle, partie en argent, partie en nature, s’ils ont des terres; dans ce dernier cas, l’état prélève le cinquième du produit du sol, évalué d’après l’estimation que l’on fait de la récolte. La taxe qu’est tenu d’acquitter ainsi un propriétaire s’étend à sa maison, à ses chevaux, à ses bêtes de somme, à ses troupeaux ou à ses arbres; chacune de ces propriétés doit à l’état une somme fixée : ainsi un cheval, un mouton ou un chameau paie 1 sâbcran ou 1 fr. 25 cent. par an; chaque pied d’arbre doit 1 chaï, à peu près 6 centimes. La contribution établie et payée de cette manière s’appelle melièt ou karadj; elle est fixe, invariable et acquittée régulièrement.

Il existe, sous le nom de sader, une autre catégorie de contributions. Sous le prétexte de besoins accidentels, les gouverneurs, les gens du roi, les hakim, ont le droit de taxer extraordinairement les populations, et ce droit est souvent le prétexte des spoliations les plus odieuses. Certaines parties de la Perse ont été abandonnées par les habitans, qui, pour se soustraire à cet impôt vexatoire, ont cherché un refuge dans les montagnes, derrière des défilés inaccessibles, et quelquefois au-delà des frontières de la Perse.

Une des causes principales de la triste situation financière de la Perse est le mode détestable auquel on a recours pour payer certaines charges, certaines fonctions, ou même les dettes contractées par l’état. Le roi donne en usufruit, pour un laps de temps fixé par son bon vouloir, à un ministre, à un khân, à un général ou à un de ses favoris, un ou plusieurs villages. L’usufruitier en prélève les impôts pour son compte, et il ne doit au souverain autre chose qu’un pichkèch ou cadeau. En général, ceux qui sont rémunérés de cette manière craignent de perdre, un jour ou l’autre, cette source de leur bien-être, et ils se hâtent d’en tirer tout ce qu’ils peuvent, au risque de la tarir, avant qu’elle leur échappe.

La justice en Perse n’est pas mieux administrée que les finances. Le code qui régit les musulmans est le Korân. A côté de ce livre, qu’on appelle la loi écrite, il y a, chez chaque peuple, ce que l’on nomme la loi coutumière, ourf. On comprend quelle latitude une législation reposant sur cette double base laisse à l’initiative du juge. D’une part, les sentences rendues d’après le Korân ne peuvent être que des interprétations du texte de Mahomet; de l’autre, toute décision prise d’après la coutume est essentiellement laissée à la discrétion du juge. Comme si ce n’était pas assez des abus qui doivent découler de cette législation, le roi, les ministres et les begliers-beys ou gouverneurs se mettent au-dessus de la loi, et rendent la justice selon leur volonté, leur caprice, avec tout l’arbitraire du despotisme qui caractérise les gouvernemens asiatiques. Il serait impossible que dans de semblables conditions la justice ne fût pas abandonnée à la vénalité la plus éhontée; c’est ce qui a lieu, et le plus riche ou le plus fort a toujours gain de cause. Les affaires litigieuses n’en sont pas moins soumises à certaines formalités. Déférées au châh ou au beglier-bey, elles sont soumises à un divân-i-khânèh ou tribunal. Ce tribunal examine les pièces du procès, il l’instruit, prend une décision; mais, avant de rendre le jugement, il doit réclamer la sanction de l’autorité supérieure, qui admet ou rejette l’opinion des juges. Pour les affaires qui intéressent l’état ou la couronne, le châh dicte sa volonté; pour celles d’une moindre importance, les tribunaux sont composés de mollahs et de personnages auxquels leur savoir, leur position donnent place au divan. Le cheik-el-islam, le chef de la religion, est dans chaque ville le grand juge; c’est devant lui qu’on plaide en dernier ressort. Quant aux délits ordinaires, ils sont jugés par les magistrats ou officiers de police placés sous la juridiction immédiate des begliers-beys.

Indépendamment de ces tribunaux, il y en a un dans chaque localité, qui est permanent et rend une justice sommaire : c’est celui du darogâh. Ce magistrat est en même temps chef de la police et intendant général des bazars, qui sont placés sous sa surveillance particulière. C’est devant lui que se traitent les affaires de peu d’importance, les différends, les querelles; ce juge est très expéditif, et, séance tenante, il rend son verdict, trop souvent favorable à celui qui a tort, quand le coupable paie bien; aussi la charge de darogâh est-elle considérée comme très lucrative. Le darogâh a ses gardes particuliers, ses estafiers, qui sont armés jusqu’aux dents et connaissent très bien les voleurs. On accuse ces magistrats de s’entendre parfois avec les larrons et de partager les produits de leurs vols. Je ne saurais affirmer qu’on les calomnie : cependant j’ai été témoin de la sévérité avec laquelle un chef de police punissait certains délits. Depuis long-temps, la population de Téhéran se plaignait de la mauvaise foi des boulangers et des bouchers. Plusieurs d’entre eux avaient reçu la bastonnade, avaient payé de fortes amendes, et les plaintes continuaient toujours; elles furent portées jusqu’au pied du trône, et le châh rendit le darogâh responsable des méfaits dont était victime le peuple de la capitale. L’intendant de la police fut obligé d’y regarder de plus près et de sévir. Il vérifia par lui-même ce qu’il y avait de fondé dans la rumeur publique, et promit de faire un exemple. Un jour, il se transporta à l’improviste chez deux des marchands les plus mal famés: c’étaient un boulanger et un boucher du bazar; il les trouva en faute : la populace était ameutée devant leurs boutiques et demandait un châtiment sévère pour les vols dont elle avait été pendant trop long-temps victime. Le boucher, moins coupable que le boulanger, fut cloué par l’oreille à la devanture de son étal; quant à l’autre, qui était un voleur endurci, le darogâh crut devoir faire un exemple, et le malheureux fut jeté vivant dans son four. Ce trait est digne du caractère persan, mélange singulier d’insouciance et de cruauté. J’ajoute à regret que les habitans de Téhéran et le châh lui-même applaudirent beaucoup à cet acte barbare.

Le principe de la législation criminelle en Perse est la peine du talion, pour tous les cas où on peut l’appliquer. La justice persane ne connaît guère, outre l’amende, que les châtimens corporels; la peine de la détention n’y est presque jamais infligée. S’il y a eu meurtre, on livre le coupable à la famille du défunt, pour qu’elle en dispose à son gré; celle-ci a le droit de le faire mourir, de lui imposer une amende quelconque ou de lui pardonner : le meurtrier est complètement à sa discrétion.

L’organisation de l’armée ne laisse guère moins à désirer que celle de la justice : je pus m’en assurer pendant mon séjour à Ispahan. Le camp que le châh avait formé dans cette ville m’avait fourni l’occasion de voir rassemblés la plupart des corps de l’armée persane. Il y avait là des réunions d’hommes portant des lambeaux d’uniformes avec une sorte de buffleterie, jadis blanche, à laquelle pendait un reste de fourreau de baïonnette. Ces soldats étaient armés de fusils tous en mauvais état, la plupart sans pierre ou même sans batterie, et ils étaient commandés par des officiers presque aussi misérables qu’eux, dont l’instruction militaire se bornait à faire porter ou présenter les armes.

L’armée permanente et régulière de Perse ne se compose que d’infanterie et d’artillerie. La cavalerie est irrégulière, et il n’y a de permanente que celle que le châh entretient auprès de sa personne. Elle est formée de quatre ou cinq mille goulâms, qui lui font escorte en temps de paix et constituent en temps de guerre un corps de cavalerie spécial et d’élite. Chaque fonctionnaire élevé ou chaque khân a également quelques cavaliers attachés à son service personnel; mais ces derniers sont plutôt des serviteurs, des domestiques, que de véritables soldats. Si la guerre survient, le châh, avant d’entrer en compagne, fait appel à toutes les provinces de son empire, et de toutes parts il arrive à son camp des hommes montés et armés selon l’usage de leur pays. Les Kurdes ou les Arabes ont de grandes lances et des boucliers, les Persans de longs fusils, les Khorassaniens ou Turcomans des arcs. Cette multitude de volontaires de tous costumes, diversement équipés et montés, compose une cavalerie plus pittoresque qu’utile; c’est une troupe de pillards, bonne pour inquiéter l’ennemi et porter la dévastation sur son territoire plutôt que pour être mise en ligne contre une cavalerie régulière et disciplinée. Chaque individu de cette milice se bat pour son compte, à sa manière, avec les ruses ou les avantages qui lui sont propres. Leur tactique est encore celle des Parthes, de combattre en fuyant, c’est-à-dire de tirer un coup de fusil ou une flèche en faisant volte face. Il faut reconnaître néanmoins que ces troupes irrégulières ont certains avantages : d’abord, elles comptent pour près des trois quarts dans les forces militaires de la Perse; elles sont généralement bien montées, et chaque homme, excellent cavalier, ne manque pas de courage personnel. De telles qualités demeurent malheureusement stériles, faute de discipline, faute de cette confiance et de cet appui mutuels qui sont la force des troupes régulières. Ces auxiliaires ne reçoivent pas de solde, ils doivent s’indemniser au moyen du butin fait sur l’ennemi : ils se trouvent ainsi intéressés au succès de la guerre, et devraient, ce semble, coopérer de tous leurs efforts à la victoire; mais que de fois n’est-il pas arrivé qu’ils se sont dédommagés sur les pauvres habitans de la Perse même de ce que l’ennemi ne leur avait pas permis de pilier chez lui ! Sous le prétexte qu’ils doivent être nourris aux frais du roi, les cavaliers irréguliers se ravitaillent aux dépens des villages ou des villes qu’ils traversent. Ils cherchent tous leur subsistance dans la maraude, et l’on peut dire qu’ils traitent leur propre pays en pays conquis. Ces miliciens demeurent ordinairement à l’armée tant que la guerre dure. Cependant, comme ils n’ont contracté aucun engagement et qu’ils servent de bonne volonté, il arrive quelquefois qu’ils retournent dans leurs foyers sans attendre la fin des événemens qui les en ont fait sortir.

Indépendamment de cette cavalerie irrégulière qui porte le nom de atli, les différentes provinces de Perse fournissent encore, en temps de guerre, quelques milliers de tuffekdjis ou fusiliers qui composent une infanterie tout aussi peu astreinte aux lois de la discipline. De notables efforts ont été faits néanmoins pour imposer à ces divers corps une organisation plus satisfaisante. Lors de l’ambassade du général Gardanne, des officiers français, qui avaient figuré sur les champs de bataille de l’Europe, introduisirent les premiers élémens de la discipline dans l’armée persane, qu’on s’efforça de reconstituer sur le pied européen. Les officiers qui se vouèrent à cette entreprise rencontrèrent les plus grandes difficultés dans les préjugés nationaux et religieux. Cependant les fils du roi eux-mêmes, donnant l’exemple et faisant l’exercice, finirent par amener les moins récalcitrans à accepter un enseignement qu’ils réprouvaient au fond du cœur. Peu à peu, les résistances s’affaiblirent, et les instructeurs français réussirent à former quelques bataillons sachant à peu près manœuvrer.

C’est par l’habillement que commencèrent les réformes. Les longues robes orientales étaient peu propres à faciliter les mouvemens militaires, et, bien qu’ils y fussent habitués, les soldats persans devaient nécessairement en être embarrassés dans les marches. La robe fut supprimée et remplacée par une petite veste, sans basques, qui s’arrêtait à la ceinture. Au lieu des amples culottes ou chalvars qu’ils portaient, on leur donna des pantalons arrêtés et noués au-dessus de la cheville. La chaussure adoptée fut une espèce de brodequin de cuir lacé jusqu’à mi-jambe et très propre à la marche. On compléta l’équipement par des buffleteries qui soutenaient une giberne et un sabre-poignard.

L’artillerie, arme si indispensable et d’une si grande influence dans une bataille, ne pouvait être négligée par ceux qui avaient accepté la mission de constituer une armée en Perse; aussi y donnèrent-ils tous leurs soins. Parmi les officiers qui s’appliquèrent à cette entreprise figurait M. Fabvier, aujourd’hui lieutenant-général, qui fonda à Ispahan un arsenal duquel il fit sortir, comme par miracle, en très peu de temps, quelques pièces de campagne. Cet officier forma également un corps d’artilleurs qui fut le noyau et l’origine de l’artillerie persane.

Feth-Ali-Châh, émerveillé des changemens opérés, des améliorations introduites dans les forces militaires de son royaume, commençait à entrevoir la possibilité de résister dans cet étau où il se sentait serré par la Russie d’une part, de l’autre par l’Angleterre; mais les Anglais ne faisaient pas assez peu de cas de la Perse, malgré leur mépris apparent, pour ne point s’inquiéter de l’essor qu’avait pris l’armée de ce pays et des progrès que l’intelligence naturelle des Persans leur avait permis de faire dans la tactique. Aussi usèrent-ils de tous les moyens possibles pour couper court à une éducation militaire qui allait trop vite à leur gré. On sait comment ils réussirent à faire éconduire l’ambassade française de 1809 et tous les officiers qui en faisaient partie. Ils persuadèrent à Feth-Ali-Châh que des officiers anglais remplaceraient avantageusement ceux de Napoléon, et, avec l’arrière-pensée d’arrêter ou de neutraliser l’instruction militaire déjà acquise par les soldats persans, ils simulèrent l’intention de continuer l’œuvre commencée par les Français : en réalité, ils voulaient la détruire, et ils y réussirent.

Le changement fut fatal à la Perse, mais il ne fut guère plus favorable aux projets de l’Angleterre. Les Anglais, qui ne voulaient travailler que pour eux, travaillèrent, sans s’en douter, pour la Russie. Ils avaient fait avec le châh un traité par lequel ils s’engageaient à lui donner un subside de 200,000 livres sterling, afin qu’il pût lever et entretenir un corps régulier de douze mille hommes d’infanterie et vingt-cinq pièces de canon. Malgré ce secours. L’armée commandée par Abbas-Mirza, fils de Feth-Ali-Châh, fut constamment battue sur les bords de l’Araxe; la Géorgie fut conquise par la Russie, et plus tard la paix de Turkmân-Tchaï put seule arrêter les vainqueurs, à six journées de marche de la capitale. Les instructeurs anglais étaient cependant restés près de vingt ans en Perse avec d’énormes appointemens. Ce sont les débris des bataillons confiés aux talimdjis[6] de l’armée des Indes que nous vîmes à Ispahan. L’infanterie persane n’avait conservé de son organisation primitive que quelques maniemens d’armes insignifians et inutiles un jour de bataille. A la veste bleue française on avait, pour les bataillons de la garde, substitué une veste rouge de façon anglaise, et, comme pour achever de rendre cette troupe impropre à tout service sérieux, on l’avait armée de fusils détestables. Toutes ces armes étaient détraquées, elles avaient perdu leurs batteries, et les baïonnettes en étaient si mal adaptées, que des soldats me racontaient qu’au siège d’Hérat ils avaient été obligés de les attacher avec leurs mouchoirs pour ne pas les laisser entre les côtes des Affghans.

Outre les bataillons dits de la garde, il y en a d’autres qu’on appelle provinciaux : ils correspondent à nos troupes de ligne. Ce sont eux qui tiennent garnison dans les principales villes du royaume. Ils se distinguent de la garde par la couleur de leur veste, qui est bleue ou jaune. Leurs buffleteries sont en cuir noir. Les pantalons sont blancs pour toute l’infanterie, qui marche au son des tambours et des fifres. Les bataillons de la garde seule ont une musique d’instrumens à vent qui exécute des marches arrangées sur des airs nationaux par des Allemands ou des Italiens. Le costume des officiers est très simple. Ils portent une veste de la couleur de leur bataillon ou une tunique boutonnée droit sur la poitrine, de grandes bottes et un sabre courbe. Les colonels seuls ont des épaulettes.

Quant à l’artillerie, qui est organisée en troupe légère, il ne m’a pas été possible de juger de son habileté. Ses pièces sont du calibre de six et de huit; les canonniers sont à cheval; ils n’ont pas d’autre arme qu’un sabre de façon anglaise. Leur uniforme a une tournure plus européenne que celui de l’infanterie : ils ont une veste de drap bleu avec des paremens rouges; ils portent une giberne sur la poitrine, et, avec des pantalons de coton bleu ou blanc, de grandes bottes à cœur et à glands. Leur tête est couverte d’un énorme bonnet de peau de mouton noir ou gris à longue laine, qui, de loin, figure un colbak. Les officiers se distinguent des soldats en ce que leurs vestes sont ornées, sur la poitrine, de trois rangs de boutons avec des tresses d’or, et que le collet et les paremens sont accompagnés de galons semblables. Ils ont des épaulettes, mais on n’y attache pas comme chez nous une marque distinctive de grades. Ainsi j’ai vu un capitaine portant de monstrueuses épaulettes de colonel russe; il en paraissait fort enchanté et très fier. Cet officier attribuait à l’artillerie persane une supériorité qui ne pouvait permettre à aucune autre de se mesurer avec elle. Entre autres fanfaronnades, il prétendait faire tirer à ses canonniers vingt coups dans une minute.

En somme, le matériel de l’armée persane a une apparence qui, à distance, satisfait l’œil ; mais il en est de cela comme de tout en Perse : quand on veut regarder de trop près ou analyser, on reconnaît tout de suite l’ignorance, l’incurie et une vanité si aveugle, qu’elle empêche les Persans de voir ou de s’avouer à eux-mêmes ce qui leur manque. Le premier ministre d’alors, vieux mollah entêté et parfaitement ignorant en fait d’art militaire, a beaucoup contribué au dépérissement de cette armée, et surtout de son artillerie. Hadji-Mirza-Hagassi avait la prétention d’être un savant artilleur. Il prit la haute main sur cette partie si importante de la force armée, et voulut diriger le matériel à sa guise. Il embaucha des Allemands et des Russes comme contre-maîtres dans l’arsenal de Téhéran ; mais ces ouvriers étaient loin d’être assez habiles pour donner une bonne direction aux travaux, — sans compter qu’ils étaient gênés par le premier ministre, qui leur imposait ses idées, ses caprices et les innovations les plus absurdes. De plus, ils étaient sans cesse en butte aux tracasseries des employés persans, jaloux de voir des Européens occuper à côté d’eux des positions supérieures. Peu à peu, les Européens se retirèrent, et, quand nous étions à Téhéran, l’arsenal était dirigé exclusivement par un Persan qui se croyait très savant, parce qu’il avait passé quelques mois en Angleterre. Cet arsenal était dans un très piteux état. Ce que les Persans connaissent le moins, c’est sans contredit la fabrication des canons ; ils sont en cela fort arriérés et d’une ignorance qu’ils ne soupçonnent malheureusement pas eux-mêmes. Leurs canons sont tous fondus à noyau, au lieu d’être forés, selon le système moderne. L’ame de leurs pièces, au lieu d’avoir cette précision et cette uniformité compacte qui en assure la solidité, est au contraire très irrégulière. Les parois intérieures sont très imparfaites, et il s’y forme presque toujours des chambres latérales qui font crever les canons après un très petit nombre de coups. On m’a assuré qu’à l’essai il y avait tout au plus une pièce sur dix qui résistait à l’épreuve, et que celle-ci, livrée à la troupe, ne pouvait servir que très peu de temps.

Indépendamment de ces vices fondamentaux et si préjudiciables, il y en a un autre non moins grave : c’est le manque de chariots ou de fourgons pour les munitions, qui sont toujours transportées à des de chameaux. Ces animaux ont le double inconvénient d’encombrer l’armée et de ne pas se prêter à la précision qu’exigent les mouvemens militaires. Quelque chose enfin de bien autrement sérieux encore nuit à l’efficacité de l’artillerie persane : on ne sait point en Perse faire de projectiles pour les armes à feu ; toute cette partie si importante du matériel de l’artillerie est tirée de l’étranger. Il n’y a pas jusqu’aux pierres à fusil que la Perse ne soit obligée d’acheter au dehors; aussi n’est-il pas rare d’y rencontrer des soldats qui n’ont point de silex à leurs fusils.

Divers épisodes qu’on m’avait racontés du siège d’Hérat confirmaient l’idée bien triste que j’avais conçue de l’artillerie persane. Ainsi c’est à peine si on put faire brèche aux murs en briques crues de cette ville. On avait apporté si peu de munitions, qu’il fallut fabriquer des boulets de pierre. Enfin le premier ministre, voyant l’insuffisance et l’inefficacité de ses canons, imagina de faire fondre au milieu du camp même une énorme pièce d’un calibre monstrueux, pour laquelle on ne put tailler qu’un petit nombre de boulets. Lancés à toute volée contre la ville, ces projectiles passaient par-dessus les murs, et des soldats enthousiastes de la science balistique du vizir se dévouaient pour courir les chercher de l’autre côté de la place. Le général Simonich, ambassadeur de Russie et vieux soldat de Napoléon, s’amusait beaucoup de ces innovations du mollah artilleur. Il ne fallait pas moins que des inventions aussi bouffonnes pour tromper l’ennui des longues heures qui se passaient à attendre la fin. toujours ajournée, du siège d’Hérat. L’armée qui investissait cette place était, il est vrai, composée d’une façon qui, partout ailleurs qu’en Perse, passerait pour exceptionnelle. Toute une population d’artisans et de marchands vivait à sa suite. Les troupes avaient emporté avec elles tout ce qui pouvait les aider à vivre pendant des années. Il semblait qu’elles voulussent fonder une colonie en face de la ville assiégée. Le camp royal avait l’aspect d’une ville : on y avait tracé des rues qui étaient bordées d’une quantité innombrable de tentes. Il y avait un bazar et des ateliers de toutes sortes. Les Persans, ayant, à ce qu’il paraît, fort peu de confiance dans leur force militaire ou dans leurs connaissances stratégiques, et pensant que ce siège pourrait être fort long, avaient poussé la prévoyance jusqu’à tracer des sillons autour de leur camp, et ils y avaient fait des semailles. Ils ne s’étaient pas trompés : les lenteurs furent telles qu’ils y firent la moisson. Pour décider la levée du siège, il fallut que le ministre anglais sommât le châh d’éloigner son armée, en le menaçant d’une déclaration de guerre et de l’entrée des troupes anglaises dans les provinces du sud. Cette sommation insolente fit reculer des hommes qui n’avaient redouté ni une marche longue et pénible à travers les déserts du Khorassân, ni les misères et les lenteurs d’un siège au milieu d’un pays ennemi, ni le feu, ni les assauts, ni les maladies qui les décimaient. La crainte que le représentant de la Grande-Bretagne inspirait au gouvernement persan était telle que le châh revint à Téhéran, et qu’il perdit Hérat, probablement pour toujours, plutôt que de déplaire à l’Angleterre.

Toute l’artillerie persane n’est pas organisée à l’européenne. Il y a dans l’armée du châh un corps d’artilleurs d’une physionomie tout orientale. Son matériel consiste en petites pièces de cuivre pouvant porter une livre et demie ou deux livres au plus de balles. Chaque pièce est portée par un chameau et adaptée à un pivot sur lequel elle tourne dans tous les sens. Avec la pièce, le chameau porte aussi la provision de projectiles et de poudre nécessaire pour une vingtaine de coups. Un canonnier s’assied sur l’animal. Quand on veut faire feu, le chameau s’accroupit; quand on veut marcher en avant ou en arrière, il transporte à grands pas dans la direction voulue son cavalier et le matériel qui lui est confié. Actuellement, ce corps d’artilleurs est bien réduit, et, à part les salves royales qu’on tire autour de la tente du châh quand il est en voyage, il n’a guère d’occasion de déployer son activité.

Le système de la conscription basée sur la chance individuelle est inconnu en Perse. Pour le recrutement, on s’en rapporte à la bonne volonté des citoyens, ou le plus souvent à l’arbitraire des begliers-beys. Quand le châh a besoin de soldats, il envoie dans les provinces de son empire des firmans portant le nombre d’hommes à fournir. Sur cent, on en prend depuis un jusqu’à six, selon les besoins du moment. Dans une même famille, il n’y a qu’un seul fils qui soit contraint de porter les armes. Le soldat persan est au service pour sa vie entière, à moins que le châh ne juge à propos de le congédier. Chaque homme doit recevoir annuellement douze tomâns, environ cent cinquante francs. De plus, il est logé et nourri en partie, c’est-à-dire que chaque corps reçoit un peu de grain. Dans les marches, les troupes, même les troupes régulières, vivent toujours aux dépens des habitans. Pour ce qui est de la paie, le roi la tire de ses coffres et la remet au premier ministre; mais la somme de douze tomâns passe en tant de mains, qu’elle n’arrive guère que réduite de moitié au pauvre serbâs (soldat). Encore la lui fait-on attendre bien long-temps. J’ai vu un régiment qui n’avait rien touché de sa solde depuis deux années. Quelquefois ces malheureux, poussés par la misère, se mutinent, demandent en armes qu’on les paie. Ils courent la chance d’obtenir par ce moyen une justice tardive et déplorable, qui se résume en un faible à-compte; mais le plus souvent on juge plus commode de licencier le régiment rebelle, qui ne demande pas mieux, et qu’on remplace par une nouvelle levée.

Si le gouvernement persan n’est pas scrupuleux observateur de ses engagemens vis-à-vis du soldat, il ne lui en impose pas moins des devoirs réglés par un code sévère. La bastonnade, la flagellation, appliquées souvent jusqu’à ce que mort s’ensuive, tels sont les châtimens les plus usités. Les récompenses consistent en décorations portant avec elles un prix intrinsèque qui leur donne une valeur vénale. Pour les hauts grades, ces décorations sont le portrait du châh sur émail enrichi de brillans plus ou moins beaux. Pour les inférieurs, ce sont de grandes croix en forme de soleil dont les rayons sont en diamans et rubis, et dont le centre représente le symbole de la monarchie persane : un lion surmonté du disque radieux du soleil. On porte ces décorations, comme nos plaques, sur la poitrine. En descendant l’échelle on passe des croix de commandeur aux petites croix, qui sont toujours ornées de diamans, et l’on arrive aux simples médailles d’or et d’argent pour les hommes qui se sont distingués par leur bravoure. J’ai vu des soldats persans qui avaient plusieurs médailles semblables, et l’on m’a dit que chacune de ces décorations était le prix d’une tête coupée sur le champ de bataille.

L’établissement d’une hiérarchie régulière dans l’armée persane remonte à Nadir-Châh, qui fut le premier organisateur des forces militaires de son pays. Ce fut lui qui commença à réunir un nombre déterminé de soldats sous un chef dont le commandement se transmettait par des officiers subalternes. Le plus haut grade de l’armée persane est celui d’émir-nizam. Il n’y a qu’un seul émir-nizam dans toute l’armée. Il réside toujours dans l’Azerbaïdjan, dont il commande directement toutes les forces militaires. Ce poste lui est assigné en vue des événemens qui pourraient se passer sur les frontières les plus menacées du royaume, celles de la Russie et de la Turquie. Au-dessous de l’émir-nizam sont quatre serdârs, qui ont le commandement chacun de dix mille hommes. On peut les assimiler aux généraux. Il y a quatre grandes circonscriptions militaires commandées par des serdârs : à Téhéran, pour l’Irak ; à Meched, pour le Khorassân ; à Chiraz, pour le Fars et tout le midi, et à Kermanchâh, pour l’ouest. Après les serdârs viennent les colonels, qu’on appelle sertip ou sering. Ils commandent plusieurs bataillons, qui ont pour chefs des yavehr, ayant sous leurs ordres mille hommes. Dans chaque bataillon, les grades inférieurs sont occupés par les sultans ou capitaines, les naïeb-sultân ou begzâdèhs (lieutenans), les yuzbachi et dâhbachi (sous-lieutenans). Le bay-dactar est le porte-drapeau. Ce drapeau est rouge ; sur le champ est figuré le symbole de l’empire ; la hampe est terminée par une main ouverte, la main d’Ali, le gendre du prophète. Chaque corps a de plus un vekil ou adjudant chargé des subsistances.

Telle est la vie publique des Persans, administrant les revenus de leur territoire, rendant la justice, servant enfin dans l’armée du châh. Quant à leur vie privée, qui sera l’objet d’une autre étude, elle est tout empreinte encore, il faut bien le dire, du caractère frivole et sensuel de l’ancienne civilisation de ce pays. Immobilité dans les mœurs, essais incomplets de réforme dans les institutions, telle serait donc la situation à laquelle la Perse se verrait condamnée après avoir traversé tant de siècles de gloire ? — Cette question ramenait ma pensée vers les admirables ruines que j’avais rencontrées dans ce pays, vers tant de monumens qui, depuis les princes Achéménides jusqu’à la dynastie des Kadjars, attestaient la grandeur de la nation persane. Je revoyais cette nation à son avènement sur la scène du monde, se formant au contact des peuples qu’elle avait vaincus, leur empruntant leurs arts, puisant le goût du beau tour à tour dans l’Attique et sur les bords du Nil ; je la voyais survivre aux victoires d’Alexandre, et remettre sa nationalité conquise sous la garde des Arsacides. Puis venait la dynastie des princes issus de Sassan, sous lesquels se livraient ces grands combats racontés par Firdousi dans le Livre des Rois[7]. L’un de ces princes, Chapour, cherchait à faire refleurir les arts sur la terre d’Iran, où il appelait des artistes grecs; mais ses efforts, inspirés par un orgueil excessif, ne dotaient la Perse que de quelques monumens informes, grossières représentations des exploits d’un monarque plus belliqueux qu’éclairé. Bientôt cependant la dynastie des Sassanides faisait place aux princes mogols. Les disciples de Mahomet brisaient les autels du feu et insultaient à Zoroastre au nom d’Omar. C’en était fait de cette seconde famille de monarques, qui avaient régné sur la Perse pendant plus de quatre siècles. Une ère de révoltes et de guerres civiles s’ouvrait pour la nation persane. Le joug des princes mogols pesait sur elle jusqu’au jour où Châh-Ismaël la soulevait, au cri d’Ali, contre ses oppresseurs. Les Persans, devenus chiites, c’est-à-dire schismatiques, retrouvaient dans l’hérésie comme une vie nouvelle, qui se personnifiait avec éclat dans les princes Sophis. Une seconde fois cependant, sous le règne du dernier des princes Sophis, ils voyaient des étrangers envahir leur territoire. Les Affghans étaient maîtres de la Perse; mais un soldat sauvait bientôt l’antique royaume, et, sous le nom de Nadir-Châh, gouvernait glorieusement son pays. Enfin les Kadjars venaient, dans les dernières années du XVIIIe siècle, s’asseoir sur le trône de l’Iran, sans consacrer peut-être à la régénération de la société soumise à leur sceptre toute la sollicitude que cette grande œuvre exigerait. Aujourd’hui, c’est encore sous leur direction que cette œuvre se continue; mais on ne saurait se dissimuler que bien des obstacles la contrarient, que bien des causes d’affaiblissement et même de ruine pèsent sur les populations gouvernées par les princes Kadjars.

Quoi qu’il en soit, des titres impérissables recommanderaient encore la Perse à la sympathie des sociétés occidentales, si même les réformes conseillées par une sage politique à la dynastie actuelle devaient rester stériles. Il n’y a point ici sans doute, comme en Chine, l’attrait du mystérieux et de l’inconnu ; il n’y a point non plus le prestige de ces traditions mystiques qui enveloppent de leurs nuages ténébreux les cimes du Sinaï et du Thabor. Il y a quelque chose de plus réel, de plus palpable : c’est la vie d’un noble peuple dont les souvenirs se perdent dans l’immensité du passé et dont l’histoire rappelle les plus mémorables crises qu’ait traversées la civilisation orientale, depuis les temps de Darius jusqu’à ceux de Mahomet. C’est en se reportant vers cette glorieuse histoire qu’on arrive à contempler avec moins de tristesse la situation présente de l’Irân. Les annales de leur pays rappellent éloquemment aux Persans que les époques d’indépendance sont aussi celles où ils se sont le plus illustrés dans les arts et dans la guerre. Qu’ils s’attachent donc à défendre cette indépendance contre les influences européennes qui la menacent de tous côtés ; qu’ils se souviennent que leurs plus admirables monumens ont été créés par des princes noblement jaloux de la gloire nationale. C’est là ce qu’attesteront toujours les colonnes du palais des rois à Persépolis, les gigantesques bas-reliefs dont les Sassanides ont orné les rochers du Fars, et les grandes mosquées des monarques Sophis, si magnifiques et si gracieuses sous leurs coupoles azurées.

Comment désespérer d’une nation qui a sous les yeux de pareils témoignages de son ancienne grandeur ? Sans doute, la Perse sommeille aujourd’hui, la diplomatie anglaise et moscovite la domine ; ses châhzadehs et ses khâns, divisés en deux partis, servent tour à tour les vues de la politique russe ou les intérêts du commerce anglais. On répugne à croire cependant qu’un état qui ne compte pas moins de vingt-cinq siècles d’existence va s’éteindre ainsi dans un incurable engourdissement. Les nations orientales, habituées au régime despotique, prospèrent ou végètent selon les chefs qui se succèdent à leur tête. Il en a été ainsi de la nation persane, si brillante sous les Sophis, si faible sous les Kadjars. Qu’un chef vigoureux prenne en main ses destinées, et peut-être la verra-t-on se réveiller alors, grande par les arts comme sous les Sophis, ou par la guerre comme sous Nâdir-Châh.

Eugène Flandin.

  1. Voyez les livraisons du 15 mai et du 15 septembre 1851.
  2. On raconte que c’est à un riche marchand nommé Avadik que l’église de Djoulfah doit ces peintures. Ce marchand avait voyagé en Italie, et les chefs-d’œuvre de l’école italienne l’avaient vivement frappé. De retour à Djoulfah, il réussit, à force de supplications et peut-être d’argent, à vaincre la résistance du clergé arménien, et la blancheur immaculée du sanctuaire de Djoulfah disparut sous une profusion de peintures, malheureusement insignifiantes.
  3. Voyez, dans les livraisons de la Revue du 1er juillet et du 1er août 1850, la relation de notre séjour à Persépolis.
  4. Littéralement pays de la chaleur.
  5. Les Anglais ont tenté plusieurs fois de remonter l’Euphrate, afin d’établir une ligne de communication directe entre la Méditerranée et les Indes par la Syrie et le golfe Persique. Cette voie eût été la plus courte pour se rendre dans leurs possessions du continent asiatique; mais ils durent s’arrêter devant les cataractes qui entravent le lit du fleuve, et sur lesquelles ils perdirent même un de leurs bateaux à vapeur.
  6. Instructeurs militaires.
  7. Voyez, sur le Châh-Nameh de Firdousi, la Revue du 15 août et du 1er septembre 1839. Firdousi employa plus de trente années à écrire ce poème, qui contient plus de dix mille vers.