Souvenirs de campagne par le Soldat Silbermann/Dédicace au général Gallieni

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A MONSIEUR LE GENERAL GALLIENI


Mon Général,

Un soldat qui, durant sa carrière, fut assez heureux pour beaucoup voir et quelque peu retenir, vous demande la permission de vous dédier ce livre.

D’autres ont raconté votre œuvre et dit avec quel succès et quelle gloire vous avez mené à bien vos grandes entreprises coloniales.

A ces témoignages je voudrais ajouter celui des légionnaires et des marsouins, dont je fus tour à tour.

Le hasard m’a privé de l’honneur de participer à vos expéditions. Mais, dans celles de nos colonies où vous avez commandé et où j’ai servi ensuite, mes camarades m’ont dit combien vous aviez à cœur de les associer à vos luttes et à vos travaux, de grandir vos plus modestes subordonnés et, comme vous vous plaisiez à le dire, d’en faire des « collaborateurs ».

Dans le Haut Tonkin et sur le chemin de fer de Lang-Son j’ai retrouvé vivante, longtemps après votre départ, votre conception de la conquête et de l’organisation d’une colonie.

Vos instructions, toujours en vigueur, ne traçaient pas seulement des devoirs aux chefs militaires et aux autorités territoriales. Distribuées à tous et à la portée de tous, elles s’adressaient, sous forme de conseils pratiques, aux sous-officiers, caporaux, et aux simples soldats eux-mêmes. Elles étaient pour tous « l’école du bon sens » et, dans nos campagnes coloniales, le bon sens procure souvent, mieux qu’un feu de salve ou une rafale de batterie, le résultat qu’on cherche à obtenir.

On se souvenait aussi de vos tournées d’inspection où, partageant la table et le modeste menu du chef de poste, vous apportiez toujours la bonne parole, celle qui faisait cesser les conflits et tranchait toutes les difficultés pendantes.

Dans des entretiens familiers et simples, vous expliquiez le traitement à appliquer aux indigènes : frapper fort sur les irréductibles, tendre la main aux timides et aux timorés, traiter avec bienveillance les ralliés sincères et ne rien négliger pour affermir leurs bonnes dispositions et leur fidélité. Et, dans ces régions lointaines où l’imprévu règne en maître, vous arriviez à créer chez tous cette conviction que le soldat doit toujours avoir l’œil ouvert, ne s’étonner de rien et être prêt à tout.

Puis, en demandant à chacun ses idées, vous forciez les plus novices à en avoir. On se le disait et on se mettait en mesure de répondre à toutes vos questions sur le pays et ses ressources, sur les rapports avec les indigènes et, enfin, sur les moyens de faire tout concourir au succès.

C’est ainsi qu’initiés au but à atteindre et entraînés au « débrouillage », vos subordonnés étaient fiers d’arborer ce titre de « collaborateurs » que vous aviez bien voulu leur décerner.

C’est ainsi encore que, sous vos ordres, marsouins, légionnaires et canonniers coloniaux ont donné ces coups de collier désormais fameux, qui réalisaient en quelques mois l’œuvre d’un quart de siècle.

Combien aussi de ceux que j’ai connus se sont décidés, sur vos conseils, à faire souche dans nos nouvelles colonies et sont devenus, grâce à la pratique acquise au service, les artisans de leur mise en valeur ?

Et aujourd’hui, pour tous ceux qui ont déposé les armes et sentent déjà les années venir, c’est un réconfortant souvenir que celui de ces époques de luttes et de travaux qui ont trempé leur caractère et ont fait « quelqu’un » du jeune troupier inexpérimenté qu’ils étaient autrefois.

Enfin, ce n’est pas un mince honneur que d’avoir, en s’inspirant d’un chef tel que vous, vécu cette épopée coloniale qui ne fut pas seulement une succession de brillantes campagnes, mais aussi une œuvre de progrès, d’humanité et de civilisation.

Permettez-moi aussi de m’acquitter d’une dette de reconnaissance envers deux de mes anciens chefs, le commandant Odry de l’armée d’Afrique, sous lequel j’ai débuté à la Légion étrangère, et le commandant Mouret qui fut mon premier capitaine dans l’infanterie coloniale.

Au commandant Odry, l’étranger que j’étais doit sa première initiation française. Le soldat lui doit aussi beaucoup. Avant de servir sous ses ordres, j’avais déjà le goût du métier et surtout de la vie libre en campagne, inconnue dans les garnisons européennes. De ce qui n’était qu’une tendance d’adolescent, les exemples et les leçons du commandant Odry firent une passion et un besoin. Le caractère du chef y fut aussi pour beaucoup. Entreprenant, actif et dur pour lui-même, il exigeait le maximum de tout son monde ; aux heures de loisir, chacun était son maître, mais, dans le service, il lui fallait une discipline stricte et une rigoureuse exécution des ordres. Sa bravoure au feu, son allure crâne et, avec cela, un grand fonds de bienveillance, l’avaient rendu populaire parmi les soldats, venus des quatre coins de l’Europe, qu’il commandait.

Le commandant Mouret acheva pour moi ce que le commandant Odry avait commencé. Je trouvai auprès de lui les mêmes satisfactions de vie aventureuse, les mêmes occasions de voir du pays et, simple troupier que j’étais encore, d’avoir à me débrouiller souvent par moi-même.

Non content de nous expliquer ce qu’est l’initiative, notre capitaine nous la laissait exercer, aussi bien dans les engagements où chacun payait de sa personne, que dans la vie plus monotone et plus sédentaire de nos postes.

A vous, mon général, et à ces deux chefs, j’offre l’hommage d’un soldat, devenu Français de fait, de cœur et de persuasion.

SILBERMANN.