Souvenirs de jeunesse (Houssaye)/11

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Ernest Flammarion (p. 153-167).


XI

LES ROMANTIQUES ET LES FANTAISISTES

I

Tous les poètes, tous les rêveurs, tous les originaux de la période romantique, ont fraternisé bien longtemps dans un pavillon de l’hôtel Pellaprat, sur le quai Malaquais. Quand cette belle période fut à son déclin, Victor Hugo, qui plus d’une fois est venu passer une heure dans notre gai pavillon, nous disait : « Ne vous dépensez pas trop dans le journalisme, c’est le tonneau des Danaïdes : on y verse son esprit, son imagination, sa science, ses rêves les plus chers, tout le vin du pampre idéal qui fleurit dans le cœur, et la génération qui suit ne veut plus boire à ce tonneau-là. »

Vers 1844, nous avons, avec nos amis, tenté de faire l’histoire contemporaine des arts et des lettres par la poésie, par la critique, par l’imagination et par la gravure, créant ou interprétant la création d’autrui.

Nous avons débuté par cette idée, que Dieu ayant trouvé son œuvre imparfaite, après avoir créé le monde, en avait rêvé un plus beau, plus infini, plus digne d’un tel maître ; que l’artiste et le poète avaient reçu la mission de continuer le rêve de Dieu et de gravir l’âpre montagne où fleurit son idéal. Nous étions jeunes, nous marchions avec la passion du Beau, avec la haine des écoles et des entraves.

Le Beau, voici comment nous le comprenions : le Beau visible doit parler du Beau invisible comme le monde parle de Dieu. Dieu a créé l’homme avec un peu d’argile en laissant tomber sur sa créature les rayonnements de sa pensée, alliant ainsi par une œuvre sublime la terre au ciel. L’artiste et le poète ne doivent pas séparer l’argile du rayonnement, la terre du ciel, le fini de l’infini.

La poésie n’est pas seulement le parfum des fleurs de la terre, ni la flamme allumée au ciel. Il faut que le parfum habite un calice dessiné et peint par Dieu lui-même, il faut que la flamme du sentiment brûle sur un autel sculpté avec l’art le plus radieux.

L’art est une majestueuse unité. Ce qui a presque toujours stérilisé l’art moderne, c’est que, tour à tour enfant prodigue et vierge mystique, il a dissipé son bien avec les courtisanes dans les orgies de la forme, ou bien il a voilé sa face et a poursuivi l’ombre de la pensée plutôt que la pensée elle-même. Ç’a été l’art vénitien, dont les pompes théâtrales, l’éclat de palette, les ébauches radieuses de pinceau étouffaient le sentiment ; ç’a été aussi l’art du moyen âge, qui a traduit l’histoire de l’âme sans jamais vouloir adorer l’altière poésie des panthéistes, celle qui fleurit sur les lèvres de Violante, maîtresse du Titien, comme sur les pampres joyeux du Pausilippe.

Il n’y a pas seulement deux écoles aujourd’hui : l’école de la pensée et l’école de la forme ; il y en a vingt. Par exemple, n’oublions pas celle des grammairiens de l’Université, éplucheurs d’ivraie, qui commencent, les aveugles qu’ils sont, par arracher le bon grain. Aussi vous verrez quelles gerbes ils recueilleront ! Reconnaissons que l’art a sa grammaire comme il a sa poésie ; mais à force de grammaire on devient — praticien.

Il y a les fantaisistes, heureux esprits qui voyagent dans le bleu, gais, rêveurs, dédaignant les biens de ce monde, qui ne demandent à cueillir, en passant le long des blés mûrs, que le bluet dont les jeunes filles se font des couronnes. Fantaisie ! fantaisie ! disions-nous alors, muse des jeunes et des insouciants, écolière fuyant l’école et s’attardant jusqu’au soir sous la fraîche ramée, pour respirer le parfum trop doux des fraises et des églantines, qui d’entre nous ne t’a suivie et adorée ? Mais nous n’irons plus aux bois, les lauriers sont coupés, comme chantait Banville : la fantaisie a montré son pied tout parfumé d’herbe sur le seuil de l’Académie française, depuis qu’Alfred de Musset a fait ses visites.

Il y a aussi les graves, qui font trembler l’Olympe au mouvement de leur sourcil. Ceux-là veulent être les pasteurs des peuples ; ils ne veulent pas que la poésie soit un vain amusement, une musique qui se perd dans les nues, un parfum de violette que secoue en passant le pied nu de la paysanne, une draperie sculptée dans la splendeur du beau par Phidias, ou Praxitèle, un chef-d’œuvre de ciselure par Benvenuto Cellini, un rayon de soleil recueilli par Diaz ou Ziem. Ils veulent que la poésie se souvienne de Moïse, de Platon et de Jésus-Christ ; qu’elle écrive ses hymnes d’or au livre de l’avenir, qu’elle entraîne les peuples vers les rives idéales des mondes meilleurs, qu’elle ouvre aux générations présentes cette vie féconde et universelle rêvée pour les générations futures. Saluons les graves, ils sont des nôtres ; saluons-les, car ils chantent pour le peuple ; et le peuple chasse les poètes de sa république, sans les avoir couronnés de roses, comme le voulait Platon.

Il y a aussi les philosophes, esprits ambitieux, qui ne font la lumière que pour éclairer les ténèbres. Philosophie ! Science de la vie quand on veut mourir, science de la mort quand on veut vivre ! Livre dont on n’a ni le commencement, ni la fin, dont la préface est dans le chaos et la postface dans le sein de Dieu ! Nous avons salué les philosophes.

Il y a aussi les réalistes, ceux-là qui violent la vérité toute ruisselante encore sur la margelle de son puits, enfants de l’école hollandaise qui oublient que Rembrandt le panthéiste, tout en demeurant avec religion attaché sur la terre, baignait son front dans les vagues lueurs du sentiment biblique et de la pensée divine.

Il y a aussi ceux du bon sens, archéologues nés pour le pontificat, qui préfèrent l’odeur du tombeau et le bruit des ossements au parfum savoureux de la forêt et aux battements du cœur.

Il y a aussi les éclectiques, qui ne sont ni de leur temps ni de leur pays, parce qu’ils veulent être de tous les temps et de tous les pays.

Il y a aussi l’école des stériles, ceux-là qui empêchent les abeilles d’aller à la ruche parce qu’ils n’ont jamais rencontré la fleur de vie que donne le miel.

Enfin, il y a les libres esprits, qui vont cherchant partout l’art et la pensée, dans les poèmes d’Homère, dans la sculpture antique, dans les pages mystérieuses et solennelles de la Bible, dans les pâles rêveries des Byzantins, dans les épanouissements de la Renaissance, dans le livre radieux qui s’appelle la Nature ! Ceux-là, — c’étaient les rédacteurs de l’Artiste et de la Revue de Paris. Ils n’ont subi aucune école, ils n’ont eu de culte que pour l’idée, ils n’ont eu de passion que pour la ligne ; ils ont salué les soleils couchants, mais c’est vers l’aube matinale qu’ils se sont tournés, plus inquiets de ceux qui feront l’avenir que de ceux qui étaient déjà passés. Il leur sera beaucoup pardonné, parce qu’ils ont beaucoup aimé les jeunes.

Oui, les jeunes en art et en poésie, nous les avons aimés, nous leur avons donné notre cœur et notre plume. En est-il qui soient venus à nous, les amoureux du marbre ou de la palette, de la prose ou du vers, sans avoir été accueillis comme des frères ?

Nul d’entre nous n’oubliera en quelle insouciante fraternité nous vivions à ce journal ; ceux qui étaient nos amis sont toujours demeurés nos amis.

Je remercie ceux-là qui ont donné à l’Artiste et à la Revue de Paris la fleur de leur jeunesse, leur verve et leur science. Quand on m’a confié le droit de gouverner ces journaux, je suis allé à tous les jeunes esprits, ils sont venus à moi : nous nous sommes rencontrés en chemin. Gérard de Nerval revenait d’Orient pour raconter ses poétiques et savants voyages au pays d’Homère. Il m’a emmené trois fois au delà des mers ; si je m’étais abandonné à lui, nos journaux auraient paru tantôt à Amsterdam, tantôt à Venise, tantôt à Athènes. Je n’avais lu qu’une page de Marc Fournier, qui vivait seul, dans l’étude, spirituel comme Beaumarchais, amer comme un philosophe de Genève : il était sans tribune et sans nom. Je suis fier d’avoir songé à lui. Mantz, c’est presque la même histoire, à cette variante près que Mantz m’avait appris son talent en frappant fort sur mon livre le plus cher ; mais sa critique était d’un si beau style ! Je suis parvenu à faire écrire Vermot et Malitourne, un poète et un critique, ou plutôt deux poètes, qui, selon mon précepte (je n’ai que celui-là), prennent la poésie pour leur vie, afin de n’avoir pas la peine d’en faire un livre. J’aimais trop Théophile Gautier pour le faire écrire beaucoup ; mais il nous donnait les meilleurs de ses paradoxes ; de Molènes seul osait entrer en lutte avec lui. Quelle fête de temps perdu, dans ce salon du quai Malaquais, quand nous étions tous là, révolutionnaires intrépides, escaladant le Parnasse pour y porter une main sacrilège sur tous les dieux de convention, sur tous les usurpateurs qui ont étouffé le génie insouciant et paresseux ! Combien peu de poètes et d’artistes consacrés restaient debout sur leur tombe orgueilleuse ! C. Lafayette, avec sa voix sonore et sa phraséologie originale, était longtemps écouté pour l’imprévu de son éloquence. Esquiros, autre Saint-Just, beau, grave et triste, apportait son insouciance de philosophe antique et le calme rayonnant de l’apôtre montagnard. Pelletan accablait avec ironie les parvenus de l’art, de la poésie et de la science. Plus d’un membre de l’Académie des beaux-arts et de l’Académie des inscriptions, plus d’un universitaire faisant la roue, n’aimaient pas alors à passer sous les fenêtres de l’Artiste, presque toujours ouvertes. De là jaillissaient le sarcasme et la raillerie, sans respect pour les perruques, car en ce temps-là, les longs cheveux des romantiques n’avaient pas encore eu raison des perruques.

Et Janin, et Méry, et Gozlan, ces trois princes de l’esprit français ! Et Laurent-Jan, l’esprit en personne, insensé, profond, éblouissant comme l’esprit. Et Hetzel, qui avait assez d’esprit pour en prêter beaucoup à Stahl, — traduisez rayon. — Et Coligny, et Eggis, et Thoré, né artiste, qui peignait avec une plume. Et Pyat, ce penseur altier qui a fait de la vérité une poésie. Et Préault, le sculpteur qui taillait en plein marbre… tant de bons mots. Et Charles Nodier, le poète de la grammaire, dont nous avons publié les dernières pages. Mais il faudrait nommer toutes les royautés littéraires, celles qui se couronnent d’or et celles qui se couronnent d’herbe folle, comme la pâle Ophélia. N’oublions pas maître Champfleury, qui nous jetait aux yeux de la poudre d’or, quand ce n’était pas de la farine de Pierrot. N’oublions pas Henri Murger, que nous avons couronné avant son apothéose en bronze. N’oublions pas Charles Monselet, qui fut célèbre dès qu’il écrivit, esprit original qui, débarquant à Paris, m’écrivit ceci : « Monsieur, voulez-vous me donner une lettre de recommandation pour M. Arsène Houssaye ? »

Quel est le nom aimé qui a manqué aux pages de l’Artiste et de la Revue de Paris ? Hugo nous a donné des dessins précieux et des fragments de son beau livre le Rhin ; Lamartine, des vers et de la prose ; Sainte-Beuve, des critiques et des sonnets ; Rémusat, son éloquent parallèle sur les trois formes que le sentiment mélancolique a revêtues dans l’art contemporain, sous l’influence du génie français, allemand et italien (René, Werther, Jacopo Ortis).

David d’Angers, Eugène Delacroix, Decamps, Corot, Meissonier, Henri Lehmann, tant d’autres artistes voulaient bien, pour nous, faire une plume éloquente de leur ciseau, de leur pinceau ou de leur crayon.

L’Artiste est toujours debout. La Revue de Paris, qui eut tant de jours glorieux et tant de nuages, mourut trois ou quatre fois, non par la faute de ses rédacteurs, mais par la faute de ceux qui l’ont dirigée, ce qui ne l’empêche pas de se bien porter aujourd’hui.


II

Quand Alfred de Musset quittait, vers cinq heures, la fontaine de la rue de Grenelle-Saint-Germain, car il habitait là, pour aller au café de la Régence retrouver une autre fontaine, il s’arrêtait de temps à autre au salon de l’Artiste où Gigoux et Riffaut ont peint son portrait, simple ébauche au passage, mais il n’aimait pas les grincements de la plume non plus que les causeries littéraires. Il était armé de toutes pièces contre les écoles. Quand il disait : « J’ai mon cœur humain, moi », il ne s’inquiétait pas du cœur humain d’autrui. Un jour, il nous fit sa profession de foi :

« Je vous écoute tous, mes amis, mais aucun de vous n’a raison : il n’y a pas d’écoles en littérature, sinon le silence. Si on vous dit un jour que j’ai fondé une école, dites bien que c’est un abominable mensonge. S’il me venait cette mauvaise idée, voici quelle serait mon école : un atelier comme celui de Pradier, y compris madame Pradier ; dans cet atelier, aucun souvenir de l’Antique, ni du Moyen Âge, ni de la Renaissance, ni du style rococo, mais une femme, deux femmes, trois femmes si vous voulez, tantôt nues, tantôt drapées, pas trop bêtes, pas trop malicieuses, mais belles de la souveraine beauté, de la jeunesse et de la ligne. Dans cet atelier, si je ne faisais pas un chef-d’œuvre, je serais indigne du nom de poète et d’artiste. »

Alfred de Musset n’exprimait-il pas, en ces quelques mots, son mépris des écoles ?