Souvenirs de jeunesse (Houssaye)/17

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Ernest Flammarion (p. 253-299).


XVII

LE DOCTEUR FONTANAROSE

I

Deux hommes qui devaient jouer un rôle bruyant et brillant s’annoncèrent alors dans le monde littéraire et politique : le docteur Véron et Émile de Girardin.

Ce fut en 1829, à l’avènement du ministère Martignac. « Il semblait, dit Véron, qu’on passait enfin d’une saison âpre à une saison clémente, à une tiédeur de printemps. » Girardin commença par créer la Mode et le Voleur. Le docteur Véron fit mieux, puisqu’il créa la Revue de Paris ; une vraie révolution dans les esprits littéraires. Le docteur parlait ainsi dans sa préface de la Revue de Paris :

« Le moment est peut-être favorable à l’apparition d’une nouvelle Revue, les opinions en littérature semblent se passionner, la controverse s’étend et s’anime et tout semble nous faire espérer une époque littéraire après toutes nos crises politiques. L’histoire ne nous montre-t-elle pas le Dante, Pétrarque et Boccace succédant à des révolutions en Italie, Shakespeare et Milton succédant à des révolutions en Angleterre, Corneille et Molière succédant en France aux comédies sanglantes de la Fronde ? Et quelle grande idée relative ne doit-on pas concevoir de l’ère littéraire qui se prépare si on la mesure à l’avance sur les propositions gigantesques des grands drames politiques dont le dénouement ne date que d’hier ? »

Voilà qui était bien dit.

Et quelles furent les armes de Véron pour marcher en avant ? Il acheta, le jour même, deux jolis chevaux, un coupé et un phaéton, et fouette, cocher ! à la conquête de l’esprit français. C’est en pareil équipage que le directeur de la Revue de Paris allait frapper tous les matins à la porte des gens de lettres. Il commença par visiter Sainte-Beuve et Mérimée. Véron connaissait son monde ; aussi ses rédacteurs d’élite c’étaient Nodier, Saint-Marc Girardin, Méry, Loëwe-Weimar, Casimir Delavigne, Philarète Chasles, Scribe, Gozlan, Janin, Karr, Balzac, Dumas, Victor Hugo lui-même.

On voit qu’il s’adressait à tous les maîtres. Il racontait ainsi ses pérégrinations du matin. Voyez cet alinéa :

« Dans mes courses littéraires du matin, tantôt je surprenais Victor Hugo, le cou entouré de fourrures, très chaudement empaqueté, comme un homme qui vient de passer la nuit à écrire les beaux vers des Orientales, tantôt prenant à côté de sa femme et au milieu de ses enfants un déjeuner matinal. Je me suis souvent prêté aux jeux des jeunes Charles et Victor Hugo dont la plume de vingt ans devait plus tard, dans l’Événement, combattre à outrance la politique que je soutenais avec conviction dans le Constitutionnel. »

Un des plus actifs collaborateurs de la Revue de Paris fut ce Philarète Chasles qui est allé mourir à Venise. Il savait tout, hormis la sagesse. Il n’y avait pas alors de meilleur critique. Il conduisait ses idées à quatre chevaux, mais il lui arrivait souvent de verser en chemin. Très spirituel causeur, il eut son quart d’heure de rayonnement. L’Académie lui ferma sa porte au nez bien mal à propos, car s’il était fantaisiste il était aussi académiste.

Un autre rédacteur très brillant de la Revue de Paris fut Loëwe-Weimar, qui écrivait ses articles chez mademoiselle Georges et chez mademoiselle Mars. Il pouvait parler de tout, puisqu’il savait tout et puisqu’il parlait bien. On croyait qu’il ferait un chemin rapide sous le ministère Thiers ou sous le ministère Guizot, deux amis qui prônaient son esprit ; mais, pour toute faveur politique, il fut nommé consul à Caracas, où il dépensa ses quatre sous et où il ruina sa santé. Je l’ai vu chez mademoiselle Mars, qui lui conseillait de ne pas retourner si loin, lui qui méritait une ambassade de par les lois de l’esprit.

N’allons pas oublier un écrivain de la même famille, qui avait surtout fait ses études dans La Bruyère et Rivarol : c’était Malitourne, un paresseux qui disait ne jamais trouver l’heure du travail. La Revue de Paris lui doit aussi beaucoup de pages savantes et curieuses. Chaque fois que je dînais chez le docteur Véron, j’y trouvais Malitourne. Son dernier travail fut d’amuser Véron, dont il était l’ami et le lecteur ordinaire. Dans ses dernières années, on s’impatientait de toujours lui entendre dire les mêmes mots. Aussi Rachel le priait-elle gentiment de changer de masque et de répertoire. « J’irai à votre école, mademoiselle. » Mais il était trop tard pour que Rachel daignât lui donner des leçons. Il avait un cousin, Pierre Malitourne, qui, pendant plusieurs années, remplaça Gérard de Nerval dans la critique théâtrale de l’Artiste.

Véron avait aussi frappé à la porte de Scribe, cet ardent trouveur, qui aurait pu écrire trois cent soixante-cinq pièces par an, mais qui se contenta d’en écrire trois cent soixante-cinq pendant toute sa vie. Alexandre Dumas seul était capable d’un pareil labeur. Moins de pièces, mais plus d’actes : ne donna-t-il pas des drames en plusieurs journées ? Ceci me rappelle une histoire de belle forfanterie littéraire :

Au premier mois de ma direction du Théâtre-Français, il me vint l’idée, pour l’anniversaire de la naissance de Molière, de représenter une comédie sous ce titre : les Entr’actes de la Comédie de Molière. On comprend la curiosité que promettaient trois actes sur ce sujet de haute fantaisie.

Je rencontre Dumas, nous causons de la comédie à faire.

— Demain à l’aurore, lui dis-je, vous vous mettrez à l’œuvre, puisqu’il faut jouer la pièce dans quatre jours.

— Comment ! demain. Je vais m’y mettre à l’instant même. Voilà tout justement Paul Meurice ; vous me donnerez tous les deux votre coup de plume. Quand viendra le jour, la comédie sera faite.

Ce qui fut dit fut fait. Quatre jours après, la pièce était jouée. Les rébarbatifs de l’orchestre se fâchèrent parce qu’ils n’eurent pas l’esprit de comprendre, mais le Président de la République, Louis Bonaparte, ses amis Morny, Walesky, Persigny, les critiques accrédités Jules Janin, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor défendirent vaillamment l’œuvre de Dumas. Scribe lui-même, qui n’aimait pas la haute fantaisie à la Shakespeare, applaudit de toutes ses forces les Entr’actes de la Comédie de Molière.

On a dit souvent que Scribe fut l’auteur dramatique le plus applaudi. Ne l’est-il pas encore, ce fabuleux créateur de tant d’œuvres inoubliables : Robert le Diable, les Huguenots, le Prophète, la Dame blanche, Haydée. Et si des opéras, je passe aux comédies : Adrienne Lecouvreur, les Contes de la Reine de Navarre, Bataille de Dames, la Camaraderie, la Tsarine, Bertrand et Raton, le Verre d’Eau. Et combien de vaudevilles, qui sont presque des comédies, comme la Femme qui se jette par la fenêtre !

Je sais bien qu’on va sourire de mon amitié pour Scribe, car l’opinion est faite désormais : Scribe, un bourgeois dont les malices sont cousues de fil blanc.

Scribe donna à la Revue de Paris des proverbes et des contes.

Le fondateur de la Revue de Paris avait donc appelé à lui tous les vrais écrivains dans leur rayonnement. Dumas vint bientôt avec ses Souvenirs de Voyage et ses romans. J’ai parlé de bien des collaborateurs de la Revue de Paris, mais combien d’autres il faudrait citer dans tous les camps : le duc de Choiseul, le comte de Montalivet, Cousin, Lamartine, Auguste Barbier, Mérimée, Benjamin Constant, George Sand.

Avec de pareils rédacteurs, comment la Revue de Paris n’aurait-elle pas pris toute l’élite des lecteurs ! Ce fut donc un grand succès. Or, savez-vous combien ce grand succès donna d’abonnés ? à peine mille. Et encore, ce chiffre diminua quand Buloz voulut repêcher la Revue des Deux-Mondes, qui n’avait fait qu’une apparition parmi les lettrés. C’étaient MM. Mauroy et Ségur-Dupeyron qui l’avaient fondée. En la créant, ils ne songeaient qu’à un recueil de voyages. Les abonnés n’étant pas venus à eux, ils fermèrent boutique. Ce fut alors que Buloz, prote de l’imprimerie où la Revue avait été imprimée, tenta de la ressusciter. Il eut d’abord autant de courage que de déveine. La Revue des Deux-Mondes a survécu, elle est devenue un monument littéraire, mais Dieu sait par quelles difficultés sans cesse renaissantes il lui fallut passer. Buloz tint bon, oubliant plus d’une fois de dîner pour nourrir sa Revue. Enfin, un notaire de Paris la sauva sur le même esquif que la Revue de Paris. Buloz fut consolidé à la Revue des Deux-Mondes, et le frère de Bonnaire devint directeur de la Revue de Paris. C’était le notaire Bonnaire qui était piqué du démon de la littérature. Voilà pourquoi on vit apparaître ce nom de Bonnaire dans les deux Revues. On mangea quelques centaines de mille francs, mais on paya toujours la rédaction avec une bonne grâce parfaite, hormis toutefois le premier article qu’il fallait donner comme une obole de sauvetage. À ce propos, je dirai ceci qui m’est personnel :

Depuis longtemps déjà rédacteur à la Revue de Paris, je portai à Bonnaire un article sur Callot ou sur Boucher. Buloz, voyant cet article en épreuves, le prit pour la Revue des Deux-Mondes.

Les deux Revues s’imprimaient chez le même imprimeur, dans la même justification. Quelques jours après avoir porté mon article à Bonnaire, j’ouvris la Revue des Deux-Mondes et je fus quelque peu surpris de m’y voir en tête du numéro. Buloz, qui n’était pas complimenteur, Dieu merci ! m’écrivit à ma grande surprise une jolie lettre que j’ai conservée et que j’ai relue avec plaisir au temps où la Revue se retourna contre moi, quand, de par Rachel, je pris la place de Buloz au Théâtre-Français. Quand j’allai à la caisse de la Revue des Deux-Mondes, qui était aussi la caisse de la Revue de Paris, pour toucher le prix de mes quarante pages, on me répondit par ces mots bien inattendus :

— Vous savez qu’on ne paye jamais le premier article !

— Oui, je sais cela, mais c’est à la Revue de Paris que j’ai donné ma copie ; il a plu à Buloz de la prendre pour la Revue des Deux-Mondes, on ne m’en doit pas moins quatre cents francs.

J’eus beau faire et beau dire, je m’en revins les mains vides. Je dois avouer, d’ailleurs, que la maison fut toujours bonne pour moi, puisque j’y touchai à peu près deux cent cinquante francs par mois, pour mes portraits littéraires, mes contes, mes articles d’art ; or, c’était dans un temps où je ne faisais pas le beau avec des billets de banque.

Ce fut le docteur Véron qui suréleva les prix en littérature quand il prit le Constitutionnel. Il donna haut la main beaucoup de billets de mille francs à Eugène Sue, à George Sand, à Alexandre Dumas, à Alfred de Musset, pourquoi ne dirais-je pas aussi à moi-même ? ce qui me fit bien des ennemis dans le monde littéraire. Je n’eus jamais plus d’ennemis qu’en ce temps-là. On ne voulait pas comprendre que Véron fût maître de ses opinions en littérature. On se révolta contre les hauts prix qu’il donnait à ses élus. On assiégea sa porte, qu’il ouvrait d’ailleurs toute grande.

— Pourquoi imprimez-vous ceci et ne voulez-vous pas prendre cela ?

— Mon cher monsieur, j’estime beaucoup ce que vous faites ; mais, dans mon jeu contre la fortune contraire, permettez-moi de bien choisir mon jeu de cartes. Il viendra sans doute un jour où je vous appellerai, mais, quand j’ai repris le Constitutionnel expirant, j’ai appelé les écrivains de mon choix ; vous arrivez une heure trop tard.

On sait que le docteur Véron avait bien choisi selon le goût de ses lecteurs, puisque le Constitutionnel devint, en quelques semaines, le premier des journaux.

Le docteur Véron a réussi en toutes ses entreprises. C’est que sous ce risque-tout, il y avait un sage.

Voulez-vous savoir les commandements du docteur Véron :

« N’oubliez pas, si vous craignez les inimitiés et les haines, de répondre aux lettres inutiles, même d’inconnus.

» N’oubliez pas, surtout, de remettre votre carte à celui qui vous a envoyé la sienne.

» Évitez d’avoir une place réservée dans les lieux publics. (Ici Véron oublie que c’est pourtant la manière la plus sûre d’être bien placé.)

» Refusez-vous surtout le luxe d’une voiture bien attelée, car on ne vous pardonnerait pas les éclaboussures.

» Refusez-vous le luxe d’une femme de théâtre, car, s’il y a quelqu’un qui vous fait plus d’ennemis que des chevaux anglais, c’est la possession d’une actrice.

» Rappelez-vous que tous les succès qui flattent votre vanité offensent et font souffrir celle d’autrui.

» N’oubliez pas que la haine a plus d’imagination que l’amour.

» Surtout, ne faites pas trop de bruit dans le monde ! Gardez-vous de toucher à trop de choses diverses. Sur chaque rivage nouveau où vous aborderez, vous trouverez des ennemis. »

Un peu plus, on croirait que c’est Rivarol qui parle ainsi.

Beaumarchais lui-même n’avait-il pas dit : « Avec de la gaieté et même de la bonhomie, j’ai eu des ennemis sans nombre et n’ai pourtant jamais croisé ni jamais couru les routes de personne » ?


II

Émile de Girardin, ami de Véron, un risque-tout comme lui, fut aussi un sage à sa manière. Sa sagesse fut plus éclatante que celle du docteur Véron. Il commença aussi par la fortune des journaux. Mais en ce temps-là, sa meilleure fortune fut d’épouser une femme qui était belle et qui avait presque du génie, tant son esprit était rayonnant de poésie. Il fut donc de ceux qui jouent les premiers rôles. En 1831, cet esprit hardi alla trouver Casimir-Périer, alors premier ministre, afin de discuter avec lui un projet de réforme économique pour la presse périodique. Selon lui, c’était donner une grande force à l’État, puisqu’on pourrait avoir un million d’abonnés en vendant à un sou le Journal officiel.

Casimir-Périer, qui avait d’abord accueilli l’idée comme un trait de lumière, remit ensuite la question aux calendes grecques ; mais Girardin, qui ne s’endormait pas, créa, en attendant mieux, le Journal des Connaissances utiles à cent sous par an. C’était trop peu pour ce grand ambitieux. Il créa bientôt la Presse, un journal à 40 francs par an, c’est-à-dire à moitié prix de ce que coûtaient les autres.

De son côté, Véron n’avait pas perdu son temps. Il quittait la direction de la Revue de Paris pour se risquer à la direction de l’Opéra. Le choléra ne lui fit pas peur, même quand il mourait deux mille Parisiens par jour. Paganini n’en jouait pas moins du violon, et Taglioni n’en jouait pas moins des jambes. Parmi les amis de Véron, le comte Gilbert de Voisins était amoureux fou de cette archidéesse de la danse ; aussi le voyait-on dans les coulisses pendant toutes les représentations ; mais il avait beau chanter sur toutes les gammes sa passion toujours croissante, Taglioni refusait de le prendre au sérieux, jusqu’au jour où il lui fit un discours en trois points pour lui prouver que le choléra, qui enlevait tout le monde, allait l’enlever elle aussi si elle ne se cachait dans ses bras. La danseuse, prise de terreur, consentit à passer la nuit avec Gilbert de Voisins, à la condition qu’il veillerait sur elle comme un frère. Elle était superstitieuse, et elle croyait que l’amour du comte la préserverait de la fatale épidémie. La nuit se passa en tout bien tout honneur ; mais le lendemain, chez le docteur Véron, elle dit au comte, toute pâle et tout éplorée : « Vous m’avez perdue à force de vouloir me sauver. Je viens de l’Opéra où tout le monde dit que vous avez passé la nuit chez moi ! »

Gilbert de Voisins prit au sérieux les larmes de l’ingénue aux ailes d’or, tant et si bien qu’il voulut sauver l’honneur de la demoiselle en épousant la danseuse.

Par malheur la lune de miel n’eut pas même un quartier. Le mari ne pensa bientôt plus qu’à la séparation. Il quitta sa femme au bout de quelques semaines en lui disant qu’ils avaient fait fausse route tous les deux. Ils ne se revirent jamais… Je me trompe. Bien longtemps après, presque un demi-siècle, ils se rencontrèrent à la table du docteur Véron. On s’était tant oublié, on ne se reconnut pas. Le comte Gilbert de Voisins, qui était à côté de moi, me dit :

— Quelle est donc cette dame assise en face de moi, qui vient de demander qui j’étais ?

— Mon cher ami, lui répondis-je, c’est votre femme : c’est la Taglioni.

Le ci-devant mari se leva de table, prit son chapeau et disparut.


III

Messieurs et mesdames, entrez à l’Opéra, le vieil Opéra de la rue Le Peletier, l’Opéra de tant de chefs-d’œuvre, tout glorieux dans sa pauvre architecture bourgeoise. Nous allons faire un pas en arrière pour voir jouer Robert le Diable vers le milieu du siècle, chanté par les grandes cantatrices et les grands artistes dont le nom seul était une éloquence. On dit que le passé éclaire l’avenir. Pourquoi n’étudierions-nous pas le vieil Opéra, un soir de ses belles représentations, en évoquant toutes les figures qui ont plus ou moins ébloui les spectateurs d’antan ? Je vous ferai grâce de la célèbre madame Crosnier, une portière comme il n’y en a plus, donnant des conseils à toutes les vertus et à toutes les demi-vertus. Celle-là avait une cour de freluquets, parce qu’elle avait presque toutes les clés du cœur de ces dames du chant et de la danse.

En entrant à la suite d’une des demoiselles Marquet, nous voyons la mère Crosnier lui offrir un bouquet de la part de l’un de ces messieurs.

— Prenez le bouquet, mademoiselle, mais ne vous laissez pas prendre. Il n’y a pas de billets de banque dans son bouquet.

Avançons vers les coulisses. On pouvait dire alors vers les casse-cou. Mais, si on tombait, c’était toujours dans les bras d’une des demoiselles du corps de ballet.

Prenons le style du temps pour faire parler ces messieurs et ces dames. C’est déjà le vieux style. Écoutez plutôt un des orateurs de la rampe parlant de madame Adèle Dumulâtre, qui supplie le docteur Véron de lui « faire un sort ».

Quelle chaste et pure beauté auréolise ce large front aux tempes molles et lumineuses ! Quelle transparence dans ses yeux, où se reflète l’azur du ciel ! Les hommes de toutes les nations s’attellent volontiers au char de la Beauté, la seule déesse qui soit réellement digne de nos hommages et de notre encens. Si je ne vous parle pas de mademoiselle Dumulâtre au point de vue rosière, la faute en est à un Yankee qui a voulu découvrir une étoile à force d’or, ce qui lui a coûté de quoi faire un autre royaume de Monaco.

Les deux Dumulâtre ne me consolent pas d’avoir vu s’envoler Taglioni et Fanny Essler, qui dansent maintenant l’une et l’autre sur un théâtre de princes qui vont les épouser. Mais, après tout, pourquoi poursuivre un rêve qui s’est évanoui ? N’est-ce pas encore un rêve qui me charme en l’an 1895, ces deux beaux portraits de Camille Roqueplan, qui a merveilleusement représenté l’envolement de ces deux archi-déesses !

On aura beau faire des miracles à l’Opéra, retrouvera-t-on ces deux reines de la danse ! Camille Roqueplan les peignait pour son frère Nestor, qui fut le plus charmant et le plus paradoxal des directeurs de l’Opéra. Il me donna ces deux chefs-d’œuvre en me disant :

— Tu vois ces deux panneaux, je les consacrais à mon cercueil, car je voulais être bien reçu pour aller dans l’autre monde ; mais, tout bien considéré, je trouve Essler et Taglioni beaucoup trop diaboliques pour m’accompagner là-haut. Je te les donne, j’irai les voir dans ta galerie.

Une autre figure digne de survivre ce que survivent les danseuses, c’est Carlotta Grisi, qui fit tourner la tête à mon cher Théophile Gautier. Mais il tourna bientôt la tête de l’autre côté pour Ernesta Grisi, la sœur de Carlotta, qui bénit cet hyménée de la main gauche, plus sérieux que tant de mariages de la main droite. De là naquirent deux filles charmantes. La première porte un nom célèbre : Judith Gautier ; la seconde s’est contentée d’être heureuse en épousailles avec Émile Bergerat, qui n’a eu qu’un tort dans sa vie : avoir trop d’esprit.

En ce temps-là, Théo était un des fidèles des coulisses de l’Opéra. On n’a pas oublié ses ballets ; ne représente-t-on pas encore Gisèle, d’ailleurs tout un enchantement ?

J’allais souvent moi-même dans les coulisses où je devins quelque peu amoureux de la Rosita, mi-Espagnole, mi-Française. Elle ne savait ni lire, ni écrire ; mais comme elle savait danser ! Je lui présentai un de mes jeunes amis, ce qui me dispensa de continuer l’aventure. C’était Henri Vermot, secrétaire du comte Roger du Nord, plus tard consul en Amérique. Il était très gai poète, encouragé par Alfred de Musset, ce qui était rarissime.

La Rosita avait la mauvaise habitude d’emprisonner ses amoureux dans sa petite logette perchée tout en haut du théâtre ; mais cette cachette ne lui réussit pas toujours. C’était aussi la logette d’une de ses camarades, laquelle donna un jour un tour de clé et s’envola avec Henri Vermot. Colère bruyante de l’amoureuse ainsi lâchée en pleine passion. Elle pleura devant Roqueplan qui se moqua d’elle.

— Que veux-tu ? Si je ne suis pas aimée, je ne puis pas danser !

Et elle pleurait à belles larmes.

— Je tuerai le faquin qui se moque ainsi de moi.

Puis, se mettant à rire :

— Il faut dire que je me suis bien moquée de lui.

Parmi les danseuses de l’Opéra, il y avait plus de terre-à-terre que d’envolées. Elles étaient bourgeoises, ce qui est la pire des physionomies. Les coulisses de l’Opéra avaient par-dessus tout l’air ennuyé. Elles avaient le spleen comme un gros Anglais millionnaire. On y respirait l’atmosphère de la bêtise endimanchée. Carlotta Grisi, qui demeurait avec sa mère et sa sœur, rue de Trévise, comme une bonne petite bourgeoise, donnait le millet à ses oiseaux, arrosait les fleurs de son balcon et chantait en brodant. Ses voisins, me disait alors Albéric Second, qui l’entendent chanter et qui ne la voient pas danser, étaient doublement à plaindre, et pour ce qu’ils ne voyaient pas et pour ce qu’ils entendaient.

On n’arrivait pas à ces hautes renommées sans qu’il en coûtât beaucoup aux danseuses à la mode. Par exemple Nathalie Fitz-James, autre célèbre danseuse, avait imaginé une nouvelle méthode de se tourner et se casser tout à la fois. Elle se couchait par terre, le visage tourné du côté du parquet et les jambes étendues. Puis, elle faisait monter sur elle sa femme de chambre, lui ordonnant de peser de tout son poids sur « cette partie du corps » où, comme le disait Arnal, le rein change de nom.

Ce sont là des tours de force qui feraient leur effet à la foire de Neuilly. Par exemple, au premier acte de la Peri, cet autre ballet de Théophile Gautier, Carlotta Grisi y risquait sa vie, selon Roqueplan. Que M. Petipa, le grand rôle, fût maladroit ou distrait un soir, Carlotta pouvait se casser la tête. Théophile Gautier aimait ces jeux périlleux. Plus d’une fois, au cirque, il me disait : « Tu applaudis les héros de tragédie ; je les trouve bien inférieurs aux écuyers du cirque. »

Ce qui gâte toujours le personnel des théâtres ce sont les mères d’actrices. Combien peu sont de vraies mères, mais, en revanche, combien peu sont de vraies filles ! « La mère de la danseuse n’apparaît, d’ailleurs, que comme le dragon du jardin des Hespérides. »

Je ne connais pas bien les mœurs d’aujourd’hui à l’Opéra : je doute que la religion les domine. Naguère, toutes allaient à l’église et même au sermon, quelle que fût la désinvolture de leurs vertus. Les bagues et les médailles de sainte Geneviève scintillaient à leurs doigts ; aussi leur prenait-on doucement la main sous prétexte de faire son salut. Adèle et Sophie Dumulâtre étaient très assidues aux cérémonies de Notre-Dame-de-Lorette. Thérèse et Fanny Essler avaient brodé le velours de leurs chaises à l’église. Madame Stoltz, alors la reine de Chypre, allait entendre la messe et surtout les sermons à Saint-Louis-d’Antin.

Mademoiselle Taglioni déjà avait dit : « Quand je ne suis pas à l’Opéra, je suis à l’église : l’église, l’Opéra des gueux, disait Voltaire. »

Le tort des directeurs de l’Opéra, c’est de garder trop de femmes de l’autre monde. Dans ce pays-là, on aime trop les ruines. Il y en avait bien à ce temps-là une demi-douzaine qui promenaient de par le monde leurs petits enfants. Oh ! les sourires sexagénaires ! comme mesdames Colson, Duménil, Campan et quelques autres dont je ne veux pas me rappeler les noms !

M. Mazillier appelait alors à lui toutes les jeunes célébrités au grand foyer de la danse. Plus légère que les autres, Pauline Leroux s’exerçait à lever la jambe plus haut que le bout de son nez à la Roxelane. C’est le célèbre Romieu qui marquait la mesure et qui donnait des leçons de maintien, car il avait là ses grandes entrées en sa qualité de préfet comme il n’y en a plus. C’était le plus jovial des habitués. Il amena un jour un autre préfet d’occasion, M. Mazères, qu’on ne trouva pas assez gai et qui fut congédié du foyer avec tous les honneurs dus à sa morosité.

Que de scènes tour à tour tragiques et galantes on pourrait écrire sans sortir de l’Opéra ! Quoi de plus beau et de plus touchant que cette apparition inattendue du grand Hérold, qui avait quitté son lit de mourant pour dire à tous ceux qui vinrent faire cercle autour de ce revenant : « De grâce, mes amis, je sais que je suis perdu, mais sauvez mon œuvre à l’Opéra-Comique. Mon œuvre, c’est ma seconde vie : ne laissez périr ni le Pré-aux-Clercs ni Zampa, car je mourrais deux fois. »

Et, après avoir embrassé mademoiselle Dorus :

— Sauvez le Pré-aux-Clercs, puisque madame Casimir, bien malade aussi, abandonne le rôle d’Isabelle. Reprenez toutes vos forces et jouez le rôle après-demain.

Mademoiselle Dorus se mit à pleurer.

— Comment voulez-vous que je joue après-demain ce rôle, que je ne sais pas ?

— Mademoiselle, reprit Hérold, songez que le Pré-aux-Clercs, c’est le chant du cygne.

Quarante-huit heures après, mademoiselle Dorus jouait le rôle d’Isabelle avec plus de génie dramatique qu’elle n’en eut jamais. Et sa voix adorable transporta tous les spectateurs. Hérold mourut content.

On était en pleine musique italienne de par Bellini, Donizetti, Rossini, sans compter que le maëstro Auber voyait encore les représentations de la Muette de Portici. Quand je dis voyait, le mot n’est pas juste, puisque Auber n’allait jamais à l’Opéra quand on jouait la Muette. Je l’y ai rencontré pourtant plus d’une fois, mais il jurait ses grands dieux qu’il ne venait pas pour la musique.

On peut dire d’Auber qu’il a fait le beau pendant près d’un siècle. Il y a des moments de distraction où je me demande s’il est vraiment mort, ce grand musicien qui avait vu guillotiner André Chénier et qui dînait chez moi pendant le siège de Paris. Je l’entends encore nous contant la mort d’André Chénier et nous disant : « J’ai quatre-vingt-onze ans : on aura beau guillotiner à la place de la Bastille, à la place du Trône ou à la place de la Concorde : je ne serai plus là, parmi les spectateurs. »

Et sur ces mots, comme pour reprendre un regain de jeunesse, Auber baisa les bras de Sarah Bernhardt et de Marie Roze.

Très peu de temps auparavant j’avais vu Auber à un des lundis de l’impératrice ; il conduisait l’orchestre pour le concert où, d’ailleurs, on n’avait indiqué que son répertoire. Comme il demeurait intrépidement debout quand tout le monde était assis, l’impératrice alla gracieusement à lui : « Monsieur Auber, si vous refusez de vous asseoir, vous allez nous condamner à rester tous debout. »

— De grâce, dit Auber, que Votre Majesté ne me condamne pas à me rappeler mon âge. Devant vous, madame, je sens que j’ai toujours vingt ans.

Et Auber, l’œil vif encore, s’affirma debout en point d’admiration.

Que si on voulait savoir quelles étaient les belles spectatrices du temps des grands musiciens, je pourrais vous dire de beaux noms : la princesse de Ligne, la duchesse de Mouchy, la vicomtesse de Noailles, madame Pozzo di Borgo, madame de Lauriston, madame Thiers, mademoiselle Dosne, la duchesse de Valençay, madame de Coussy, madame de Girardin, la marquise Aguado, la comtesse Lehon, la princesse Bagration. De beaux noms, n’est-ce pas, mais surtout de belles figures !


IV

Le docteur Véron, qu’on avait surnommé Fontanarose, parce qu’il avait monté trop souvent sur le théâtre de la vie, fut agréable à ses amis, mais il fallait toujours qu’il y eût quelque chose de romanesque ou de spirituel dans l’aventure. Ne se souvient-on pas encore de cette petite histoire :

Le marquis de La Valette qui, après une jeunesse désordonnée, s’était rattrapé aux branches de la diplomatie, avec le rêve d’être un jour ambassadeur à Londres, ce qui lui arriva, rencontra, au foyer de l’Opéra, le docteur Véron.

— Comment, mon cher ami, après toutes vos plaidoiries si éloquentes, vous qui défendez le ministère de Thiers dans le Constitutionnel avec tant d’à-propos, vous n’êtes encore que chevalier de la Légion d’honneur ! Tenez, voilà tout justement là-bas M. Thiers qui passe avec Rémusat. Le ministère est à vau-l’eau. Fait-on quelque chose pour vous, ô stoïcien ?

— Non ; d’ailleurs, je n’ai rien demandé.

— Eh bien ! ce n’est pas juste, on vous doit beaucoup ; demandez la croix d’officier… pour moi.

Véron trouve la plaisanterie fort drôle, il s’en va droit à Thiers et lui dit :

— Donnez donc la croix d’officier de la Légion d’honneur à La Valette, qui vient de me la demander comme si j’étais bien en cour.

Thiers dit à Véron :

— Comment ne me la demande-t-il pas pour vous ?

— C’est qu’il est trop diplomate pour ne pas commencer par lui.

Deux jours plus tard, la nomination de La Valette paraissait au Moniteur.

Véron avait ses heures cruelles, comme un empereur romain de la décadence. Ainsi, il m’annonça un matin qu’il venait d’appuyer par une lettre bien sentie la candidature de son ami Mazères à la direction du Théâtre-Français que je gouvernais depuis longtemps.

— Je n’en crois rien, lui dis-je, vous n’êtes pas capable d’une pareille félonie.

— Moi, je suis capable de tout ; je ne veux pas que le Théâtre-Français soit livré aux bêtes comme vous en avez quelques-unes ; par exemple, Maria Lopez, la maîtresse à tour de rôle de Charles Blanc et de M. Dufaure, ce puritain.

La vérité, c’est que ça lui était bien égal. Aussi, le lendemain il écrivit une seconde lettre pour dire que, tout bien considéré, son ami Mazères était devenu trop provincial pour gouverner le Théâtre-Français.

Le docteur Véron était souverainement laid. Napoléon III lui dit, un jour, à brûle-pourpoint : « Monsieur Véron, vous avez beaucoup d’esprit, mais vous êtes fort laid. »

Cela paraît incroyable, mais le mot a été dit. Le docteur nous a souvent raconté cette histoire d’un air dédaigneux, mais sans cacher toutefois son amertume. C’était à une des réceptions qui ont suivi le coup d’État. Il y avait là des ambassadeurs, des ministres et quelques aspirants ministériels. Le docteur venait d’être nommé député de Sceaux : il se croyait de la cour ; sa manière toute bruyante avait déplu au chef de l’État, lequel jugeait qu’il ne fallait pas aux Tuileries des personnages de comédie. Il ne fit donc pas de façons pour mettre Véron à sa place, c’est-à-dire « dehors », selon son mot. Les empereurs sont forcés d’être ingrats, car Véron avait bien travaillé pour le Président de la République. Il est vrai qu’il n’était pas monté à cheval le matin du coup d’État, pour être du cortège victorieux.

Un jour que Véron racontait cette aventure, et semblait en appeler des paroles du tyran, Rachel lui dit, avec son coin de lèvres railleur :

— Il aurait dû vous dire cette vérité en tête à tête.

Le docteur rengaina sa fureur. Mais, après tout, il n’en était pas moins laid. Pour ce qui était de son esprit, la vérité c’est qu’il était spirituel, quoique trop sentencieux et trop anecdotier.

On l’aimait un peu moins que ses dîners, où il avait la bonne grâce de ne jamais paraître le maître de la maison. Chez lui, tout le monde était chez soi. Bien mieux, on s’invitait soi-même, car jamais il n’invitait personne. À peine s’il disait aux uns et aux autres :

— Vous savez qu’ici on dîne toujours à sept heures — précises — ajoutait-il.

Pourquoi ce mot ? C’est qu’il était avant tout homme de théâtre, et qu’à huit heures et demie il arrivait à l’Opéra-Comique ou à la Comédie-Française. Il disait que le spectacle n’attend pas ; très souvent, il quittait la table comme un amphitryon qui va revenir. Il ne revenait pas. La première fois que Persigny et Morny dînèrent chez lui, il ne fit pas plus de façons pour s’en aller, à peine au dessert. Persigny et Morny se levèrent, croyant qu’il fallait suivre au salon le maître de la maison pour le café. On les retint en leur disant que le docteur venait de prendre sans cérémonie la clé des champs, pour voir Faure dans Zampa.

J’ai dit qu’il était homme de théâtre ; oui, plus que tout autre depuis sa direction de l’Opéra ; sa vraie maison c’était le théâtre ; il avait toujours deux avant-scènes à l’année, soit à l’Opéra et au Théâtre-Français, soit au Théâtre-Français et à l’Opéra-Comique. Il avait peut-être raison ; les autres théâtres n’existaient pas pour lui. Mais comme il aima ces trois théâtres impériaux ! Il connaissait par le menu l’histoire intime de toutes les actrices et cantatrices. Quand elles étaient en scène, elles le saluaient dans sa loge : c’était pour lui le baiser de la Muse ; il payait ces sourires au poids des diamants, car il fut toujours généreux. Il avait de quoi être généreux. Sait-on que la pâte de Regnault, où il avait risqué tout son patrimoine, c’est-à-dire dix-sept mille francs, lui donnait un revenu viager de cent mille francs ? Ce qui, joint aux sept ou huit cent mille francs gagnés à l’Opéra, lui donnait un joli revenu pour un homme seul. On l’a accusé de bien des crimes, par exemple d’avoir payé beaucoup de vertus. On disait que Rachel ne lui avait coûté que cinquante mille francs ; simple calomnie pour Rachel qui était alors la conjointe de Walesky. Véron aimait toutes les femmes ; il n’en prenait pas une, hormis la femme d’un de ses amis qui s’en payait deux avec son argent.

Sophie, la gouvernante de Véron, cette autre servante de Molière, avait de hautes prétentions ; elle parlait politique comme madame Roland. M. Fould, M. Walesky, M. de La Valette, s’asseyaient avec elle dans la salle d’attente pour recevoir ses compliments ou ses admonestations. C’est qu’elle n’y allait pas de main morte ! On faisait semblant de tourner çà et là la plaisanterie, mais elle avait son action sur les hommes du pouvoir, comme sur les journalistes du Constitutionnel, et elle montait le ton de l’éloge ou elle faisait le silence. Il ne faut pas oublier que le Constitutionnel était la voix la plus écoutée de l’opinion. Aussi disait-elle d’un air dictatorial : « Soyez sage ou vous aurez affaire à moi. » Véron lui passait cette fantaisie de gouverner le monde en disant : « Elle est si bonne cuisinière ! » Car, elle était tout dans la maison, cette Normande aiguë et laide. Il n’y avait d’autre serviteur qu’un groom. Sophie faisait donc le dîner pour douze personnes. Quand il venait un treizième, elle le mettait à la porte, ou bien Véron s’en allait lui-même dîner au Café de Paris. Outre le rôle de cuisinière, elle avait pris le rôle de femme de chambre ; elle servait à table. En un mot, vrai miracle du travail.

La première fois que j’allai chez le docteur, c’était rue Taitbout : un premier étage avec un jardin. Je donnai mon nom à Sophie. Elle me dit : « Asseyez-vous là, à côté de moi ; je sais bien pourquoi vous venez : notre maître a été ensorcelé par vos articles de la Revue de Paris où vous mettez si bien en scène les comédiennes. Il dit que vous ferez très bien les hors-d’œuvre dans notre journal avec Alfred de Musset. Nous avons déjà Eugène Sue, Dumas, George Sand, tous les glorieux ; mais chez nous il faut se surpasser. » Je regardai Sophie le plumeau à la main et l’œil plein d’éclairs. Qu’est-ce que cette femme-là ? me demandai-je. « C’est que, voyez-vous, continua-t-elle, nous risquons tout, dans le Constitutionnel. »

Je crus un instant que c’était la sœur de Véron qui me parlait ainsi avec un plumeau en guise d’éventail. Elle se leva en murmurant : « Je vais vous annoncer. »

Elle m’annonça. Véron fut très gracieux ; on causa des grandes actrices : c’était son répertoire habituel. Il me demanda de les peindre toutes dans son journal : « On vous donnera le dimanche. »

Le soir du premier feuilleton, je dînai chez Véron, où tout le monde me fit gai visage. Il n’y a que la jeunesse pour avoir de ces bonnes fortunes-là, car la jeunesse a ses lendemains plus ou moins glorieux. Il y avait à la table, ce jour-là, quelques maîtres contemporains : Delacroix, Isabey, Auber, Halévy, Romieu, Roqueplan, et deux romanciers dans tout l’éclat de leur célébrité : Alexandre Dumas et Eugène Sue.

— N’est-ce pas, me dit le docteur, que c’est ici le festin des dieux ! Par malheur, je n’ai ni la figure, ni le génie d’Apollon pour présider la table ; mais, chez moi, tout le monde préside à son tour.

Partant de là, le cliquetis des mots courut sur la nappe. Le maître de la maison était déjà ce malin bourgeois de Paris, armé de raillerie parisienne. Comme homme d’esprit, on pouvait donner le prix tour à tour à Dumas, à Auber, à Roqueplan. Delacroix arrivait ensuite avec sa raison aux vives couleurs. Romieu vivait quelque peu sur ses rentes comme homme d’esprit. Il n’était plus assez jeune pour jouer encore le gavroche. Il se croyait, d’ailleurs, devenu un futur homme d’État depuis qu’il avait découvert un héros comme Bugeaud. On avait réservé la place d’Alfred de Musset, qui venait toujours quand on ne l’attendait pas ; aussi ce soir-là ne vint-il pas. On ne prenait d’ailleurs pas le temps de parler des absents, tant on rédigeait la gazette du jour.

— Nous n’avons pas de femmes aujourd’hui, me dit Véron, mais si vous venez demain, vous trouverez la belle Andréa, la plus mauvaise de toutes les comédiennes, mais la plus jolie des débutantes. Rachel lui promet de faire avec elle le tour du monde.

— Elles commenceront, dit Roqueplan, par une station au rocher de Leucade.

— Pure calomnie, murmura Auber ; n’est-il pas bien naturel que les femmes s’amusent entre elles !

Avec les convives que je vous indique en passant, vous jugez tout de suite quelle était la table de Véron. Souvent Rachel, mademoiselle Plessis çà et là, George Sand, madame Roger de Beauvoir, quelques étoiles du théâtre, mademoiselle Brohan, madame Fargueil, madame Doche.

Après le dîner du dimanche, on jouait quelquefois au lansquenet. Un soir, le comte Walesky et Thibaudeau jouèrent un jeu infernal pour ce temps-là. Walesky, qui n’avait pas d’argent, ne s’aventura si loin que parce qu’il gagnait. Il faisait la banque ; il avait trois mille francs devant lui. Un des joueurs cria : « Tenu ! » Il y eut six mille francs. On tint à droite, on tint à gauche jusqu’à vingt-quatre mille francs. Thibaudeau fit honneur à l’enjeu. Il perdit. « Tient-on les quarante-huit mille francs ? » demanda Walesky. Un silence. « Je tiens », dit Thibaudeau. Il y eut alors quarante-huit mille francs devant Walesky. « Qui tient les quarante-huit mille francs ? » Un silence tragique. Thibaudeau était alors président de la Compagnie du chemin de fer de l’Ouest : tenir les quarante-huit mille francs, c’était tenir trop gros jeu, mais les abandonner, c’était se créer bien des regrets : « Je tiens les quarante-huit mille francs », dit Thibaudeau. Tout le monde tendit le cou pour mieux voir. L’émotion était grande parce que depuis qu’on avait fermé Frascati on n’était plus habitué à de tels coups de cartes ; on jouait tout simplement pour perdre ou pour gagner quelques billets de mille francs. Cependant, Walesky joua le rôle d’un homme qui cache tout par un sourire, retournant froidement les cartes : « Lansquenet ! » dit-il tout à coup.

Véron, racontant l’histoire le lendemain, la finissait par ces paroles : « Nous avions tous des flammes dans les yeux. »

Le galant homme qui s’appelait Walesky offrit encore de tenir les quatre-vingt-seize mille francs. « Jusqu’à la fin du monde », dit en raillant un des joueurs, qui jugeait que c’était bien assez tenter la fortune.

Mais Thibaudeau tint bon et perdit encore. À la fin de la soirée, ce n’était plus une culotte de quatre-vingt-seize mille francs, c’était un capital de cent quatre-vingt-douze mille francs. Ce qui donna bien quelque inquiétude aux tenants et aboutissants de la Compagnie de l’Ouest.

— Mon cher comte, dit Thibaudeau en tendant la main à Walesky, les dettes de jeu se paient dans les vingt-quatre heures ; je n’attendrai pas si longtemps pour m’acquitter envers vous.

Il salua la compagnie et disparut en se demandant comment il trouverait la somme perdue.

Il la trouva, car sa parole était d’or. Il espérait qu’on ne crierait pas cette aventure par-dessus les toits, mais il y avait ce soir-là trop de journalistes autour du petit tapis vert, et le lendemain tout Paris contait ce coup de cartes diabolique.

Véron, cet enfant gâté, joua gros jeu dans le jeu de la vie. Il ne fut pas très content de mourir, mais il ne pâlit pas trop en voyant la mort. Dans un de ses testaments il se montrait fort bon prince envers Henri de Pène et Albéric Second, des amis de la dernière heure. Mais il déchira ce testament. Il mourut laissant sa fortune à un neveu. Je doute que ses écus se soient beaucoup amusés avec son neveu.

Le docteur Véron fut le dernier fermier général ; il en avait les mœurs et la prodigalité, après avoir fait une fortune rapide comme directeur de l’Opéra.

Cette prodigalité n’empêchait pas son ami Milo de dire : « Véron jette son argent par la fenêtre, mais il descend dans la rue pour le ramasser. »

Quoi qu’il en soit, le docteur était bon diable, et fort amusant.

Il était obstinément original. Demeurant rue de Rivoli, vis-à-vis la grande entrée des Tuileries qui fait face à la colonne Vendôme, il n’était jamais entré dans le jardin même quand ses amis s’y promenaient. « Non, non, disait-il à ceux qui voulaient l’y entraîner, il y a les hommes qui vont à pied et les hommes qui vont en carrosse. C’est un proverbe. Moi, je ne sais marcher qu’en voiture. »

Aussi ne fit-il pas de façon pour aller au Père-Lachaise.