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Souvenirs de l’Europe orientale

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Souvenirs de l’Europe orientale
Revue des Deux Mondes, période initialetome 17 (p. 1007-1029).

SOUVENIRS


DE L'EUROPE ORIENTALE.




LA GRANDE ILLYRIE
ET LE MOUVEMENT ILLYRIEN.




A des époques diverses, le même nom d’Illyrie a servi à désigner des circonscriptions territoriales très différentes. Les plus anciennes traditions parlent d’une Illyrie qui, appuyée à l’ouest sur la mer Ionienne, occupait à peu près le sol de la Dalmatie, du Monténégro et de la Bosnie modernes. Habitée par des peuplades fort remuantes, elle eut plus d’un démêlé avec la Macédoine et la Grèce, elle imposa même un tribut à Amyntas, père de Philippe ; mais Alexandre en eut raison, et la rendit tributaire à son tour. Rome vint ensuite, sous prétexte de réprimer la piraterie que les Illyriens exerçaient sans scrupule jusque sur les côtes de l’Italie. L’Illyrie finit par devenir une province romaine, et, à l’époque d’Auguste, après la dixième des guerres sanglantes qu’il avait fallu soutenir pour la soumettre entièrement, elle comprenait, selon toute vraisemblance, le pays situé, de l’ouest à l’est, entre l’Adriatique et la frontière occidentale de la Serbie actuelle, et, du nord au sud, entre la Save et l’Epire. Sous l’empereur Constantin, ce même nom était celui d’une préfecture qui embrassait l’espace immense contenu entre les Alpes Juliennes et la mer Noire, et qui fut divisée avec l’empire pour disparaître peu à peu devant les invasions des barbares. En 1810, nous avions aussi une Illyrie française, dont Napoléon avait conçu le plan dès le traité de Campo-Formio : ce devait être le complément du royaume d’Italie ; elle s’est dissoute avec lui. L’Illyrie française s’étendait simplement des bouches du Cattaro, entre la Bosnie et l’Adriatique, jusqu’à la Save. Enfin l’Autriche possède encore aujourd’hui, au nombre de ses subdivisions administratives, une Illyrie, qui se compose des deux gouvernemens de Laybach et de Trieste.

L’Illyrie dont je veux parler n’a point d’existence officiellement reconnue par les diplomates ; elle a son origine dans la plus haute antiquité, mais sa force est tout entière dans des souvenirs, des espérances, des passions : c’est un être de raison. De patriotiques esprits l’ont imaginée dans l’intention de réunir en un même corps moral, et, s’il se pouvait, en un même corps politique, toutes les populations styriennes, carniolaises, carinthiennes, croates, slavones, dalmates, bosniaques, serbes, monténégrines et bulgares. C’est une des faces de la grande question slave, qui remplit aujourd’hui l’Europe orientale, dont elle contient assurément l’avenir[1].

En effet, ces populations, partagées aujourd’hui entre deux maîtres, les Autrichiens et les Turcs, régies par des législations fort différentes, séparées même par les rites religieux, appartiennent à une famille originale entre les trois autres familles slaves. Elles parlent un idiome qui n’est ni le bohème, ni le polonais, ni le russe, bien qu’il ait incontestablement la même souche : elles sont donc unies entre elles par un lien étroit, qui est le lien du sang.

Si l’on s’en rapportait à ceux qui ont écrit l’histoire de ces pays sans avoir pris connaissance des traditions nationales des Serbes et des Croates, le nom d’Illyriens aurait désigné, à l’époque d’Alexandre et de Rome, des peuples autochthones qui n’étaient point de la race slave, et les Slaves ne seraient venus s’établir, pour la première fois, sur les bords de l’Adriatique qu’au moment des grandes invasions ; mais les chants populaires des Slaves les plus voisins de la mer rappellent fréquemment Alexandre et sont pleins des souvenirs de la conquête romaine. Sans doute, l’Illyrie de l’époque macédonienne et de celle d’Auguste ne renfermait pas toutes les tribus dont se composait dès-lors cette quatrième famille des Slaves : il en était d’autres, moins connues, qui habitaient entre la frontière de l’Illyrie romaine et le Pont-Euxin, soumises pour la plupart à des peuples conquérans comme les Thraces ; mais les Illyriens des bords de l’Adriatique, ceux-là même qui eurent l’honneur, au reste fort partagé, d’être battus par Alexandre et par les Romains, étaient du pur sang des Slaves méridionaux.

Quelques légendes nationales flattent encore plus doucement l’orgueil des Illyriens. Suivant ces pieux récits, c’est du sein même de l’antique Illyrie que seraient issus les trois grands peuples slaves du Nord. Un jour, trois frères, Tcheck, Leck et Russ, pour se soustraire aux vexations d’un proconsul, seraient sortis des montagnes de Zagorie, voisines de la Carniole, et, descendant vers le nord, ils seraient allés, par-delà le Danube et les Carpathes, fonder les trois royaumes de Bohême, de Pologne et de Russie. Ainsi, les Illyriens d’aujourd’hui ne seraient pas moins que les premiers nés de la race slave. Plus à plaindre pourtant que les peuples les plus misérables, dans cette longue suite de siècles qu’ils ont traversés, au milieu des bouleversemens sans nombre dont leur pays a été le théâtre, ils n’ont jamais su trouver ni leur heure ni leur place pour se constituer fortement. Ils ont su durer, malgré la Macédoine et Rome, malgré les Bulgares, qui, après avoir donné leur nom à une province, se sont fondus avec les populations illyriennes, comme les Francs avec celles de la Gaule, malgré les Turcs, qui occupent depuis des siècles la majeure partie du pays, enfin malgré les Magyars et les Autrichiens, qui possèdent l’autre ; mais ils ne sont point parvenus à conquérir une existence politique. Il y eut, au XIVe siècle, un empire serbe qui les tint un instant réunis ; l’union toutefois n’était pas assez solide, et les Turcs la brisèrent à Kossovo. Il y a eu depuis, comme auparavant, de petits royaumes, des cités heureuses et libres, où la pensée illyrienne a pu prendre quelque essor et la poésie jeter quelque éclat, comme Raguse. Il y a eu des tribus indomptées, à demi barbares, qui ont pu trouver un abri pour leur indépendance dans des montagnes inaccessibles, comme les Monténégrins : il n’y a pas eu de peuple illyrien.

Le présent ne vaudrait pas mieux que le passé, s’il n’ouvrait aux imaginations des perspectives nouvelles, et s’il ne leur montrait une sorte de résurrection morale au bout de ces longues et douloureuses vicissitudes. Les Illyriens de l’Autriche et de la Turquie sont loin encore d’être maîtres chez eux ; mais au moins travaillent-ils, dès à présent, à unir leurs efforts dans l’espoir d’une émancipation intellectuelle, qui, les circonstances aidant, peut devenir une émancipation politique. La terre promise qui leur apparaît comme prix de ces efforts, c’est la vraie patrie des Slaves méridionaux, c’est la grande Illyrie.


I.

J’entrai sur le territoire illyrien, au commencement de l’automne de 1845, par les routes granitiques et majestueuses du Tyrol. On m’avait indiqué Agram, capitale de la Croatie hongroise, comme le foyer de l’illyrisme, le lieu privilégié où il est venu au jour et grandit sans trop de gêne. C’est à Agram que je me rendais. Cette ville n’est point le centre de l’Illyrie nouvelle, elle n’en est point la cité la plus populeuse ; mais, voisine de l’Allemagne, placée d’ailleurs sous la protection du régime constitutionnel, ayant, quatre fois l’an, des assemblées publiques comme chef-lieu d’un comitat hongrois, une sorte de diète générale comme chef-lieu du royaume de Croatie et de Slavonie, mêlée enfin par mille intérêts au mouvement social et politique de la Hongrie, elle est beaucoup mieux située qu’aucune ville serbe ou bulgare pour agiter les questions ardues de l’illyrisme. Belgrade, peu éloignée pourtant de la frontière slavone et fréquentée par les Allemands de la Hongrie, n’est point une ville littéraire, bien qu’on y imprime un journal et quelques livres. Les Serbes se sentent plus à l’aise à cheval qu’à l’école, ou, pour mieux dire, les écoles sont chez eux une institution à peine naissante, et le nombre de ceux qui savent lire, même dans les plus hautes fonctions, ne laisse pas d’être restreint. Si les Serbes ont leurs municipalités, leurs assemblées générales et un sénat sous un prince électif, les lumières leur manquent pour servir par la propagande une cause dans laquelle l’érudition a un rôle à jouer et prend beaucoup de place. Encore moins peut-on attendre ce concours efficace de la Bulgarie, province infortunée, soumise à toutes les rigueurs de l’administration turque, gouvernée par des pachas ignorans, dépourvue de tout centre d’activité et livrée aux intrigues d’un clergé composé en grande partie d’aventuriers grecs qui viennent y chercher fortune. Enfin la Bosnie et le Monténégro, à moitié barbares, ne sont guère occupés que de pillage. C’est donc en d’autres lieux que se débat la question illyrienne : c’est seulement dans la Croatie hongroise, loin de la surveillance de la police autrichienne, que l’illyrisme peut discuter, librement ses intérêts, à la faveur de cette constitution presque anarchique que les royaumes unis de Hongrie, de Croatie et de Slavonie ont sauvée du naufrage de leur indépendance.

Je traversai lentement la Carinthie et la Carniole, prêtant une oreille attentive aux premiers sons de la langue illyrienne, mêlée encore, en ces deux provinces, aux sons moins harmonieux de la langue germanique. Les populations avaient changé, et, sous la race des maîtres du pays, je reconnaissais, déjà plus nombreux et plus vifs, les vrais enfans de la race illyrienne. Ici, c’était un paysan revenant de la ville sur son chariot, au grand galop de ses chevaux ; plus loin, de jeunes montagnards, pieds nus et les cheveux flottans, descendaient au pas de course une cime escarpée, rivalisant de vitesse et de témérité. Cette vivacité, cette gaieté bruyante et impétueuse, me frappèrent encore davantage, sitôt que j’eus passé la ligne de douanes qui sépare les provinces autrichiennes de la Croatie et de la Hongrie. D’où venait cet air de contentement, cette joie plus expansive et plus ouverte ? Ce n’était pas de l’aisance, qui, loin d’être en progrès, avait diminué dans une proportion très sensible, mais évidemment d’un peu de liberté de plus. Aussi ne ’échangerait-on pas, si imparfaite qu’elle soit, contre le bien-être qui règne tout à côté dans les provinces administrées directement par l’Autriche.

En été, dans les villages croates, les enfans jouent entièrement nus devant les portes au grand soleil ; on ne les habille qu’au cœur de l’hiver. Les femmes connaissent peu l’usage de la chaussure, et portent d’ordinaire, pour tout vêtement, une veste à la hongroise par-dessus leur longue chemise. Les hommes se sont fait la part peut-être un peu meilleure : chaussés de lourdes bottes dans toutes les saisons, vêtus de larges pantalons de toile et d’une sorte de blouse serrée à la ceinture, ils se couvrent encore par les temps froids d’un manteau de laine ou d’une peau de mouton. C’est tout le luxe des paysans croates. Les maisons, séparées et entourées d’un enclos, sont de chétive apparence. Quelques unes n’ont point de cheminées ; l’âtre est au milieu de l’aire ; à défaut, de bois, on y brûle de la paille ; la fumée sort par la porte ou par une ouverture pratiquée au sommet du toit. Assis sur des sièges de bois autour de ce foyer d’une simplicité toute primitive, les paysans croates passent leurs soirées à écouter quelques récits joyeux qui les ramènent toujours vers l’Illyrie ancienne et chevaleresque. Parfois le raki, la liqueur aimée des Slaves, vient ranimer l’inspiration des conteurs, après le repas fait en famille ; mais l’on sait s’arrêter avant que la raison succombe, à moins pourtant qu’il ne s’agisse de fêter quelque grand saint du paradis et surtout la Vierge très respectée.

Je passai successivement par plusieurs villages qui appartenaient à je ne sais plus quel puissant magnat, riche à plusieurs millions et dont j’aperçus bientôt la somptueuse villa, bâtie sur un coteau et entourée de jardins dessinés à l’anglaise. Un attelage à quatre chevaux était arrêté tout près du péristyle. Plusieurs coureurs superbement montés, des laquais vêtus d’un costume à moitié albanais et le sabre au côté, attendaient le signal du départ. Un vieillard parut, appuyé sur le bras d’un jeune homme qui lui témoignait beaucoup de déférence ; tous deux étaient Habillés dans le dernier goût de Paris et de Vienne. Ils prirent place dans le brillant équipage qui, lancé à bride abattue sur la route d’Agram, eut bientôt disparu, quoique le chariot sur lequel je cheminais marchât d’un pas raisonnable. J’avais déjà vu les deux extrêmes de la société illyrienne en Croatie.

Un soir d’octobre, à la nuit tombante, je tournais le dernier mamelon des Alpes qui viennent finir, comme un pan de mur, sur les bords de la Save, à une demi-lieue d’Agram. Le ciel était calme, la route solitaire. Quelques bruits confus, qui grossissaient à mesure que j’approchais de la ville, attirèrent mon attention. Il n’y avait dans ces bruits rien de fort effrayant. Néanmoins, à l’entrée du faubourg, une dizaine de jeunes gens se jetèrent au-devant du chariot sur lequel j’étais tranquillement étendu, plein de confiance dans l’honnête paysan qui me conduisait. Je ne comprenais point leurs paroles ; leurs gestes n’étaient rassurans qu’à demi, et je ne savais trop qu’en penser, lorsque mon guide me dit de crier : Jivio ! et que tout serait fini. Je ne connaissais point le sens de ce mot ; mais je constatai tout de suite qu’il en devait avoir un profond et magique, car je l’eus à peine prononcé, que mes brigands de comédie changèrent de ton et de procédés. Ils se mirent à jeter leurs chapeaux en l’air en signe de joie, et crièrent à leur tour : Jivio ! Jivio ! Mon voiturier m’expliqua que c’était le mot d’ordre, le cri de ralliement, le vivat des Illyriens, et, le passage étant libre, il fouetta vigoureusement ses chevaux, qui ne s’arrêtèrent que devant la porte d’une hôtellerie, à l’enseigne du Cor de chasse.

J’étais donc à Agram, au cœur même de l’Illyrie. J’appris en arrivant que la congrégation ou diète de Croatie et de Slavonie était assemblée, et qu’une grande effervescence régnait depuis quelques jours dans la ville. Cela me promettait un spectacle intéressant pour tout le temps de mon séjour en Croatie.


II.

Le lendemain, je fus sur pied de bonne heure et j’eus promptement parcouru dans tous les sens la petite ville d’Agram[2]. Plusieurs fois assaillie par les Turcs, elle n’a conservé des anciens temps que des ruines qui n’ont rien de pittoresque. Ses églises sont d’une architecture moderne et pesante. Toutefois Agram ne présente ni le sombre aspect des vieilles villes, ni la régularité des villes nouvelles de l’Allemagne ; ses rues, bordées de maisons basses, sont larges et tortueuses ; ses places immenses peuvent contenir, au besoin, des masses assemblées. A la prendre dans son ensemble, la situation d’Agram est gracieuse et riante. La ville, adossée à un coteau et échelonnée sur ses flancs, regarde au sud et au sud-est ; du haut de ses promenades, l’œil plonge sur les plaines qui vont aboutir aux monts de la Bosnie et de la Serbie, et la pensée s’élance naturellement jusqu’aux derniers confins de l’Illyrie méridionale. A peu de distance, on découvre le cours sinueux de l’un des grands fleuves nationaux, de la Save, dotée, il y a quelques années, d’un pyroscaphe qui, sous le nom slave de Sloga (concorde), va porter chaque semaine, dans la capitale des Serbes, des pensées d’union et de commune espérance.

Après avoir ainsi, en voyageur consciencieux, pris connaissance de la topographie d’Agram, j’entrai au Café national. C’est l’endroit très fréquenté où se donnent rendez-vous, chaque matin et chaque soir, les vrais patriotes illyriens et bon nombre des députés de la congrégation ou des membres du comitat qui tiennent pour l’illyrisme. En peu d’instans, la salle fut remplie de personnages fort affairés, les uns dans le costume de ville, les autres le sabre au côté, une toque rouge sur la tête et le manteau de même couleur brodé d’hermine sur l’épaule gauche. Ces derniers déjeunèrent à la hâte, parlant très vivement et lançant autour d’eux des regards dont l’expression menaçante s’adressait évidemment à des absens. Quelques-uns argumentaient en illyrien, d’autres répondaient en allemand, d’autres encore interrompaient en latin, et souvent tel qui commençait une phrase en illyrien la continuait en latin et l’achevait en allemand. Ces trois idiomes sont familiers à chacun, et l’on se sert indifféremment de celui dont le mot vient le plus vite, surtout dans les discussions de politique et de science, parce que les termes techniques se trouvent plutôt en latin et en allemand qu’en illyrien.

Je ne tardai pas à comprendre qu’il s’agissait des Magyars. Voluerunt nos magyarisare, c’étaient les paroles qui revenaient à tout propos dans le débat, et on ne les prononçait qu’avec un sourire de pitié ou un geste de colère. La plupart de ceux qui étaient armés sortirent ensemble et se répandirent sur la place, parmi des groupes qui commençaient à se former et au milieu desquels je remarquai plusieurs prêtres. J’ignorais l’objet immédiat de ces vives préoccupations. Le journal allemand d’Agram (Agramer Zeitung) me fournit à ce sujet des renseignemens de date toute récente. La grande affaire du jour, la cause de tout ce déploiement d’activité, c’était la question des Turopoliens. Mais qu’étaient eux-mêmes les Turopoliens, et quels griefs pouvait-on alléguer contre eux ? Voici ce que j’appris sur l’heure.

Les Turopoliens n’étaient ni plus ni moins que des Magyars et des aristocrates, ou plutôt des renégats et des magyaromanes, c’est-à-dire des Illyriens de nationalité et d’origine, qui défendaient en Croatie les intérêts des Hongrois magyars. Ils formaient plusieurs centaines de gentilshommes campagnards, tous dévoués, corps et ame, au comte suzerain du district de Turopolie[3], et, quand ils venaient voter avec lui dans les assemblées de comitat, ils emportaient d’assaut la majorité. Ces procédés avaient même causé souvent de sanglantes prises d’armes. Aux élections précédentes, le ban ou vice-roi (c’est du moins ce qu’on lui reprochait) avait ordonné à la force armée d’intervenir, et un grand nombre d’Illyriens avaient péri dans cette lutte malheureuse. Ainsi une poignée de paysans habilement dirigés mettaient aux mains des Magyars les intérêts du royaume de Croatie et de Slavonie, et, par suite, tous ceux de la race illyrienne. Il avait donc fallu fermer la porte de l’assemblée à ces Turopoliens magyaromanes et aristocrates. Bien entendu, il ne s’agissait point des assemblées ordinaires de comitat, mais d’une assemblée de congrégation, ce qui est très différent. La Croatie forme avec la Slavonie un royaume qui est annexé à la Hongrie et placé sous le régime de la même constitution parlementaire. Ce royaume envoie ses magnats et ses députés à la diète hongroise, et il est divisé, comme la Hongrie, en comitats ou départemens, dont tous les nobles s’assemblent quatre fois l’an pour délibérer sur les affaires locales. Outre ces institutions, qui sont communes aux deux royaumes, la Croatie et la Slavonie possèdent encore une sorte de parlement national qui date du temps de l’indépendance de la Croatie, et qui, sous le nom de congrégation, est appelé à s’occuper des intérêts généraux du royaume annexé. Ses attributions, son organisation même, sont encore aujourd’hui des sujets de controverse ; mais, si faiblement assis qu’il soit, il est d’un grand secours pour les Croates, car, en même temps qu’ils trouvent dans leurs comitats et dans la diète de Hongrie l’occasion de parler hautement en faveur de l’illyrisme, ils trouvent dans la congrégation le moyen de centraliser leurs efforts et de donner à leur nationalité l’appui et l’autorité d’une institution.

On devine que les Magyars devaient tout mettre en jeu pour empêcher la reconstitution de cette assemblée nationale, ou du moins pour en stériliser les bienfaits. Il suffisait, pour cela, que les gentilshommes turopoliens eussent droit de vote personnel dans la congrégation comme dans le comitat. Les Illyriens n’eurent garde de s’y laisser prendre. Tous les savans du parti furent mis en réquisition pour explorer les bibliothèques, exhumer les vieux diplômes et y puiser des argumens contre le droit de vote personnel dans les congrégations : le patriotisme le plus ardent dirigea leurs recherches, et ils purent en effet démontrer, par des preuves irréfragables et en latin, que les nobles n’ont droit de vote en congrégation que par députés. Aussi les Illyriens étaient-ils restés maîtres du terrain scientifique. L’histoire, parlant par leur bouche, avait condamné, comme illégitimes, les prétentions des Turopoliens, et le gouvernement autrichien avait donné raison aux partisans du vote par députés. C’est pourquoi les Turopoliens, ne pouvant agir par les voies légales, avaient eu recours à l’intimidation ; ils étaient venus en foule et en armes pour troubler et pour arrêter les travaux de la congrégation. Les troupes de la garnison s’étaient mises alors en devoir de résister aux Turopoliens magyaromanes, et les avaient repoussés hors de la ville. Voilà ce que je pus recueillir en peu d’instans par la Gazette, d’Agram, et fort à propos, car je n’eusse rien compris aux débats que j’allais entendre dès ce même jour.

Je vis que la foule, qui avait quelque temps stationné sur la grande place, se portait vers un autre point de la ville ; je suivis le courant jusqu’à une place moins vaste, située dans la ville haute, à l’endroit même où s’élèvent l’hôtel du ban et la chambre des assemblées de congrégation et de comitat. La foule était immense et bruyante, et plusieurs députés péroraient vivement au milieu de groupes empressés à les écouter. Au bout de quelques instans, trois voitures à quatre chevaux et d’une grande richesse déposèrent, à l’entrée de la salle des députés, trois vieillards, trois évêques, dont deux à longue barbe, et par conséquent du rite grec. Le troisième était M. Haulik, le très riche et très généreux évêque catholique d’Agram. Les cris répétés de Jivio marquèrent la joie que causait leur présence. Enfin le ban de Croatie lui-même, dans le costume d’officier-général de hussards, escorté de haïduques, sortit de son hôtel, la tête basse, traversa la foule, redevenue tout à coup silencieuse, et entra dans la congrégation, sans avoir reçu même les plus simples témoignages de politesse. On se souvenait trop bien des massacres des dernières élections, ordonnés, disait-on, par lui, et on ne manquait jamais l’occasion de lui donner des preuves d’une amère rancune, bien qu’il eût courageusement défendu la nationalité croate à la dernière diète de Presbourg.

Les débats de la congrégation sont publics, et les spectateurs ont leur place désignée. J’entrai, avec la foule, dans une salle capable de recevoir plusieurs centaines d’auditeurs et d’où l’on domine la salle des délibérations, située à l’étage inférieur. Les députés étaient assis autour de trois tables oblongues. Le ban, le comte Haller, siégeait à l’extrémité de la table du milieu, et il avait à sa droite l’évêque d’Agram ; mi peu plus bas, toujours à droite, après deux autres évêques, or, remarquait le chef du parti illyrien dans la congrégation et dans la diète de Hongrie, le comte Janco Draschkowicz. Ces trois tables fort simples étaient entourées d’une balustrade derrière laquelle se tenaient debout, en grand nombre, des jeunes gens armés comme les députés eux-mêmes : c’étaient les lettrés (litterati), c’est-à-dire ceux qui ont passé par toutes les épreuves de l’enseignement des écoles, et qui peuvent à ce titre assister aux débats de la congrégation avec les députés, y prendre part et donner leur avis, s’ils sont de la classe noble.

Les orateurs discutaient en latin. Un seul s’exprimait dans l’idiome national, et c’était précisément le lettré Kukulewicz, poète et ardent patriote. Aussi, à peine une parole tombait-elle de ses lèvres qu’il était salué par ces mêmes cris prolongés et unanimes de Jivio ! Au reste, il était fort peu d’orateurs qui ne recueillissent ainsi quelques applaudissemens, et cela contrastait remarquablement avec le silence qui se faisait sitôt que le ban prenait la parole. E définitive, on ne traita, dans cette séance ; que des questions que j’appellerai de sentiment ; on se félicita surtout, et en termes magnifiques, de la victoire légale que l’on venait de remporter sur les Turopoliens, et l’on arrêta que dès le lendemain on s’occuperait des projets à soumettre à l’empereur d’Autriche, roi de Hongrie, pour la réorganisation de la congrégation et pour le progrès de la nationalité illyrienne. On se sépara ensuite au milieu des expressions d’une joie éclatante et toute juvénile.


III.

L’hospitalité est une vertu commune à tout l’Orient, et l’Orient commence aux frontières occidentales de la Hongrie. Je ne cherchais à Agram que de la bienveillance, je trouvai de l’empressement et de l’amitié. En peu de jours, sans me remuer beaucoup, j’eus sous les yeux tous les renseignemens qui pouvaient m’éclairer sur les affaires de l’Illyrie, et, ce qui vaut mieux, l’explication m’en fut donnée par ceux-là même qui ont eu l’avantage précieux d’y jouer les principaux rôles.

Je suivais d’ailleurs avec assiduité les débats quotidiens de la congrégation, et, comme tous les orateurs s’exprimaient en latin, à l’exception du lettré Kukulewicz, je perdais seulement quelques discours que je retrouvais plus tard traduits en allemand dans la Gazette d’Agram. Sans doute, l’assemblée gardait une grande réserve, et il y avait loin de son langage au langage et surtout aux intentions du pays ; mais, pour un corps politique dont l’existence était si faiblement assise, oser ce qu’elle osait, c’était le symptôme de bien des éventualités graves, et le sous-entendu n’en devenait que plus intelligible.

Voici d’abord les vœux formulés par la congrégation d’Agram : elle demandait à l’empereur et roi les moyens légaux de compter désormais comme institution régulière et comme représentation réelle et efficace des deux royaumes de Croatie et de Slavonie ; en d’autres termes, elle réclamait, à peu de chose près, une administration indépendante de l’administration centrale de Hongrie. Elle exprimait aussi le désir que le siège épiscopal de la Croatie catholique fût transformé en archevêché, pour relever d’autant la condition du royaume ; enfin elle rappelait à l’empereur que la Dalmatie, cette belle province, que Zara et l’antique Raguse, ces deux perles de l’Adriatique, appartiennent nominalement au royaume de Croatie, et disait qu’il serait simple et juste de les y rattacher par le fait. Voilà quel était le langage de la congrégation.

L’Autriche se hâta d’y répondre par de bons procédés envers les chefs du parti illyrien ; elle donna aux militaires de l’avancement, aux avocats des fonctions judiciaires, à tous de belles promesses ; enfin elle destitua le comte Haller, que les fusillades des dernières élections avaient rendu impopulaire, et elle mit provisoirement en sa place l’évêque d’Agram, patriote dévoué, quoique prudent à l’excès. En somme, sans s’expliquer catégoriquement sur les questions spéciales d’organisation constitutionnelle qui lui étaient soumises, elle s’étudiait alors de mille façons à caresser l’illyrisme lui-même. Si peu que ce fût, n’était-ce pas déjà beaucoup ? N’était-il pas fort étrange que la Croatie pût exprimer si hautement ses griefs, parler même de sa nationalité, et que l’Autriche se crût obligée de lui répondre sur le ton de la bienveillance ? C’était donc une chose sérieuse que tout ce bruit qui se faisait autour des questions discutées par la congrégation, et l’illyrisme était devenu une force politique.

Ce succès, on le pense bien, représentait une somme d’efforts qui ne dataient point de la veille. Cependant, à tout prendre, le mouvement illyrien n’est vieux que de quinze ans. Le sentiment de la race est antique parmi les Slaves méridionaux ; mais il ne s’est déclaré bien nettement parmi eux qu’à l’époque où l’attention de l’Europe, sollicitée par la renaissance de la Grèce et la chute de la Pologne, s’est portée sur les questions de races depuis quelque temps agitées par les écrivains allemands. Peut-être aussi la France n’est-elle point tout-à-fait étrangère au réveil de l’illyrisme ; au moins aime-t-on à s’en glorifier sur les bords de la Save, où l’on a conservé de notre administration les meilleurs souvenirs. En rendant à une partie de l’ancien territoire illyrien son nom primitif, Napoléon avait assurément touché la fibre nationale des populations voisines de l’Adriatique ; il avait fait mieux encore : il avait reconnu plus tard la langue illyrienne pour langue officielle dans les provinces, il avait pris soin qu’un journal fût publié dans les pays dalmates à la fois en italien et en illyrien, et que les lois données par lui fussent écrites dans l’idiome national comme en français. Quelques savans s’étaient grandement réjouis d’avoir trouvé un maître si généreux, et l’un d’eux avait même publié, en tête d’une grammaire éditée à Laybach en 1811, une ode toute pindarique, dans laquelle l’empereur des Français est considéré comme le régénérateur futur de la grande nation illyrienne. On se plaisait à croire qu’après avoir foudroyé l’Autriche et dégagé entièrement l’Illyrie du joug des Allemands, il allait frapper quelque grand coup sur l’empire ottoman, pour lui enlever l’autre partie de l’Illyrie et la réunir à la première. C’était, à vrai dire, élargir beaucoup les plans de Napoléon, et l’Illyrie d’alors eût été elle-même peu préparée à saisir la fortune qui se serait ainsi offerte : le sommeil dans lequel elle est retombée en 1815 le prouve assez. Toujours est-il que la fondation des provinces illyriennes a exercé sur les bords de l’Adriatique une influence bienfaisante et qu’elle a porté les populations à rentrer en elles-mêmes. Aujourd’hui encore, c’est pour elles comme un rêve heureux qu’elles s’efforcent de poétiser, et l’on voudrait en vain leur persuader que l’Illyrie de l’avenir n’a pas existé dans la pensée de Napoléon.

L’effervescence nationale qui succéda à cette première, mais fugitive évocation de l’illyrisme, coïncida avec les préoccupations qu’excitèrent successivement en Europe les événemens de Grèce et de Pologne, venus à propos pour démontrer l’importance trop long-temps méconnue des questions de races ; mais ces événemens n’auraient peut-être pas suffi eux-mêmes pour émouvoir profondément les Croates, si une atteinte directe n’avait pas été portée à leurs intérêts par les Magyars, qui prétendirent, vers 1830, imposer leur langue nationale aux Roumains (Valaques) de la Transylvanie et aux Slaves du nord et du sud. Les Croates s’éveillèrent alors, bien décidés à résister ; leurs droits municipaux, leurs institutions locales, se trouvaient menacés ; ils se mirent sur la défensive et combattirent ardemment pro anis et focis. C’est dans cette lutte seulement, et une idée amenant l’autre, que l’idée de nationalité prit possession de leurs esprits.

Deux hommes de condition différente, le comte Draschkowicz, magnat puissant par sa fortune, et M. Gaj, jeune plébéien d’un esprit pénétrant et très actif, adoptèrent chaleureusement la cause croate. Par une heureuse rencontre de circonstances, M. Gaj, né dans ce vallon de Zagorie d’où la légende fait partir les trois fondateurs des royaumes slaves du nord, comme du berceau même de toute la race slave, avait été conduit, par ces pieux souvenirs, à d’ingénieux travaux d’érudition sur la langue et l’histoire de toute la race illyrienne. Très jeune encore, il avait fait une étude approfondie des traditions populaires et des différens dialectes parlés dans les pays illyriens de l’Autriche. Souvent il gémissait sur l’oubli dans lequel la classe aristocratique et la classe bourgeoise en Croatie laissaient cette belle langue, et sur la misère où toute une race si nombreuse se trouvait plongée. Le renom que le poète Kollar, Slovaque de la Hongrie, avait acquis en chantant la gloire ancienne de toute la race slave aiguillonnait aussi l’ambition de M. Gaj. Il était impatient de tenter quelque effort semblable qui pût attirer l’attention sur son pays, beaucoup moins connu des slavistes du nord que la Bohême, la Pologne et la Russie. Il avait même, dans l’espoir d’y réussir, commencé un grand travail historique qui, prenant la famille illyrienne dès sa plus haute antiquité, devait la suivre dans ses révolutions jusqu’aux temps modernes. L’occasion étant venue de parler et d’agir, au lieu de rester enfermé dans la science, il se jeta sans hésiter dans la voie qui s’ouvrait ainsi devant lui par un bonheur inattendu.

Le comte Draschkowicz n’était point amené dans la lutte par le même genre de conviction ni inspiré par le même enthousiasme littéraire. Ce n’était pas l’homme nouveau jouant son avenir sur une question obscure et courant la fortune d’une théorie. C’était un grand seigneur, ami des privilèges locaux de son pays, jaloux de les défendre, un de ces ardens soutiens de la légalité, tels que peut en offrir l’histoire parlementaire de l’aristocratie anglaise. Au reste, généreux par nature comme il était libéral par position, il n’aspirait qu’à patroner une cause bonne et brillante.

Ces deux esprits très différens se complétaient l’un l’autre. M. Gaj, privé de droits politiques par sa naissance, n’avait point entrée dans les comitats ni aucune chance d’être député à la congrégation ou à la diète de Hongrie. L’arène où se débattaient légalement les grands intérêts des Croates lui était donc fermée. M. Draschkowicz n’avait point les connaissances étendues, le sentiment littéraire, l’activité remuante et la facilité d’élocution nécessaires pour parler à la foule et pour faire appel à tous ces souvenirs de race par lesquels il fallait la passionner. La besogne fut partagée, et M. Gaj prit pour tâche d’agiter la Croatie et de lui inspirer des sentimens dont M. Draschkowicz était prêt à se faire l’organe dans les corps constitués.

On débuta simplement, avec réserve et patience, et, quoique la question politique ne pût disparaître sous les questions littéraires, on fit si bien qu’elle prit, aux yeux de tous, le caractère d’une simple contestation municipale entre Illyriens et Magyars. Par là, au lieu d’effrayer l’Autriche, on put l’intéresser dans la cause illyrienne. Les Magyars donnaient quelque tracas, peut-être même quelques inquiétudes au cabinet de Vienne ; l’Autriche trouva dans l’illyrisme un moyen de faire diversion aux projets de ces populations, bruyantes. Loin de le comprimer alors, elle l’eût volontiers fait naître.

M. Gaj commença par fonder des journaux illyriens d’une apparence fort inoffensive. Ces journaux n’étaient destinés, suivant ses déclarations, qu’à remettre en lumière les richesses peu connues de la littérature ragusaine ; ils en devaient répandre le goût, et, par occasion, offrir un asile et un appui aux jeunes écrivains qui se voueraient à défendre les droits municipaux, les privilèges locaux, c’est-à-dire l’originalité nationale du royaume croate contre les empiétemens de l’esprit et de l’administration magyares. Tel fut le but de la Gazette croate (Novine Horvatzke), journal politique qui partit en 1835 avec un supplément littéraire intitulé : Étoile du matin croate, slavone et dalmate (Danica horvatzka, slavonska i dalmatinska). Ainsi une politique prudente et réservée s’unissait à des travaux d’érudition et de poésie qui contribuaient encore à en voiler le véritable but.

Le succès vint promptement ; on n’en fit point trop de bruit ; il fallait cependant le constater, il fallait s’en prévaloir, il fallait surtout tenter un nouveau pas plus hardi et aussi sûr que le premier : M. Gaj y réussit. Sa première feuille politique ne s’adressait qu’à la province de Croatie, c’est-à-dire à une population d’environ liait cent mille ames, et sa feuille littéraire n’intéressait de plus que la Slavonie et la Dalmatie, c’est-à-dire, en somme, environ douze cent mille arases. M. Gaj entreprit de parler désormais pour tous les Slaves méridionaux de l’Autriche et de les réunir dans une commune pensée, en les rassemblant sous leur nom antique d’Illyriens. En même temps qu’il réveillait leurs instincts de race, il voulait les attacher à son œuvre de restauration ? de l’Illyrie littéraire et politique. C’est dans cette pensée qu’il modifia le titre et l’esprit de ses deux feuilles : la Gazette croate devint la Gazette nationale illyrienne, et l’Étoile du matin croate, slavone et dalmate, devint l’Étoile du matin de l’Illyrie. Cette transformation, dont la portée se comprend, eut lieu en 1836. Il n’avait fallu à M. Gaj qu’une année pour conquérir tout ce terrain et pour enrôler plusieurs millions d’hommes sous la bannière moitié politique et moitié littéraire de l’illyrisme.

L’agitation, contenue jusque-là dans les limites de la Croatie, se communiqua non-seulement à la Slavonie et à la Dalmatie, mais à la Carniole, à la Carinthie et à la Styrie méridionale. Les grammairiens, les savans, les géographes, les poètes, les publicistes, se produisirent du sein de la foule. Les uns s’appliquaient à comparer les différens dialectes populaires de chacune de ces provinces et à les émonder d’après la langue des poètes de Raguse acceptée comme langue littéraire[4] ; les autres remontaient le cours des âges et retrouvaient les traditions populaires de la race depuis les temps de Rome. Les poètes chantaient, avec une naïveté vraie, les faits d’armes, la simplicité, la fraternité des hommes de l’ancienne Illyrie ; les géographes calculaient ses frontières à toutes les époques et les marquaient là seulement où expirent les doux sons de sa langue ; enfin les publicistes osaient écrire sur les anciennes institutions et ne craignaient pas d’affirmer que l’Illyrie avait vécu autrefois sous les lois d’une pure démocratie patriarcale.

C’était un incontestable progrès ; pourtant l’ambition des chefs ne cessait pas d’être maîtresse d’elle-même. Ils ne tiraient point vanité de leur triomphe, et ils avaient le désintéressement d’en faire honneur en partie à la bienveillance insigne du paternel cabinet de Vienne. On y regardait sans doute à deux fois avant d’y croire ; mais le compliment était si nouveau, les Magyars si turbulens, on avait si grand besoin de tempérer leur fureur nationale, que l’on était bien aise d’en trouver le moyen tout prêt, sans avoir l’air d’y mettre la main. On ne pensait point qu’il fût dangereux de laisser ces grands enfans de la Croatie jouer à leur aise à la nationalité.

Aussi bien les Illyriens avaient pris cœur à ce jeu-là, et il eût déjà été fort difficile de leur prouver qu’ils en avaient assez fait. Leurs moyens matériels n’égalaient pas ceux des Magyars ; ils n’étaient pas, comme eux, au centre du gouvernement ; ils n’avaient pas, comme eux, la haute influence sur l’administration ; ils ne disposaient pas de leurs immenses ressources pécuniaires. Cependant ils leur faisaient une rude guerre et répondaient à toutes leurs prétentions par des prétentions de même nature. Ainsi, tandis que les uns fondaient à Pesth une littérature nationale, un théâtre national, une académie et d’autres sociétés nationales ; tandis que, dans la diète de Presbourg, ils voulaient contraindre les députés de la Croatie et de la Slavonie à parler le magyar, les autres fondaient aussi leur littérature, leur théâtre, leurs sociétés littéraires, et persistaient à conserver le latin comme langue politique dans la diète de Presbourg, la congrégation et les comitats[5]. Les Magyars avaient, il est vrai, trouvé quelques alliés en Croatie, et surtout dans le comitat d’Agram : c’étaient le comte de Turopolie et ses paysans gentilshommes ; mais en revanche les Illyriens avaient trouvé des défenseurs non moins hardis et beaucoup plus éclairés sur le territoire hongrois, à Pesth même, parmi les Slaves serbes, et surtout dans les comitats du nord, chez les nombreuses populations slovaques des Carpathes. Il n’y avait de journaux magyares que dans la Hongrie proprement dite ; il y eut des journaux illyriens non-seulement à Agram, mais à Laybach en Carniole, à Zara en Dalmatie, à Pesth, et une feuille slovaque publiée à Presbourg adopta l’intérêt illyrien comme un intérêt fraternel. Voilà comment les Illyriens jouaient à la nationalité.

Cela était sans aucun doute une cause de désappointement pour les Magyars, et les Croates ne manquaient pas de s’en prévaloir auprès du gouvernement autrichien. On voit assez combien la Hongrie s’affaiblissait par cette lutte des Magyars et des Slaves. Au lieu de présenter une masse compacte d’environ douze millions d’hommes animés d’un même esprit, elle offrait seulement une population de quatre millions de Magyars prêts à en venir aux mains avec toutes les autres races ou tribus du royaume. L’Autriche ne pouvait pas désirer mieux et ne demandait pas davantage. Mais comment se faire illusion plus long-temps sur la vraie tendance de cette agitation des Slaves méridionaux ? Comment ne pas voir qu’en la favorisant on créait pour l’empire un danger beaucoup plus redoutable que toute l’ambition magyare ? Les Magyars, seuls de leur race dans le royaume et dans le monde, ont peu de chances de redevenir forts et redoutables. En est-il de même des Croates et des Slavons ? Sont-ils isolés et n’ont-ils d’autre influence à prétendre que celle qu’ils exercent aujourd’hui par eux-mêmes ? Outre les Dalmates, les Carinthiens, les Carniolais, les Styriens, qui agissent avec eux, les Slovaques des Carpathes, qui leur tendent la main, ils ont encore pour alliés par-delà la frontière méridionale, dans la Turquie, des peuplades nombreuses et guerrières ; ils ont enfin la fraternité même de tous les Slaves, qui intéresse à l’avenir de l’Illyrie les trois grandes populations bohême, polonaise et russe.

Il faut le dire cependant : si l’unité morale existe dès maintenant dans l’Illyrie nouvelle, si l’unité politique est possible et tend à se former, il est encore beaucoup d’entraves qui en gênent le progrès. Telles sont, par exemple, les différences de religion et de condition politique qui séparent les Croates et la plupart des Illyriens de l’Autriche de ceux de la Serbie, de la Bulgarie et du Monténégro. Les Croates sont en très grande majorité catholiques, et on pourrait ajouter, catholiques intolérans, bien que leur clergé se fasse remarquer par la plus aimable facilité de mœurs. A la vérité, leur législation admet l’exercice du culte grec non uni ; mais d’une part elle ne souffre pas l’établissement du protestantisme dans le royaume, et de l’autre elle prive de tout privilège municipal quiconque abandonne l’église latine, pour l’église orientale. Le catholicisme de la Styrie, de la Carniole, de la Carinthie et de la Dalmatie est peut-être moins ardent, sans être moins exclusif. Par un contraste regrettable, les Serbes, les Bulgares, les Monténégrins, suivent le rite grec non uni, et nourrissent une défiance traditionnelle pour le rite latin. Ce n’est pas par une foi profonde ni par un attachement très vif au symbole oriental. Le paysan serbe ou bulgare fréquente peu les églises ; souvent même il se passe du ministère du pope pour inhumer ses morts et baptiser ses enfans ; cependant il n’est point exempt de superstition, et les malencontreux souvenirs des anciennes haines de l’église grecque et de l’église latine vivent dans sa mémoire. Les répugnances qu’inspire le catholicisme croate aux Serbes et aux Bulgares ont beaucoup nui aux succès de l’illyrisme en Turquie[6].

Les différences de condition politique ont eu le même résultat. Parmi les provinces illyriennes de l’Autriche, les unes, comme la Dalmatie, la Carniole, la Carinthie, la Styrie, sont gouvernées directement par l’administration centrale, tandis que les autres, c’est-à-dire la Croatie et la Slavonie, sont placées sous le régime constitutionnel de la Hongrie ; seulement elles se rapprochent en un point qui est essentiel, elles sont organisées civilement sur le principe de l’aristocratie territoriale. En Turquie, il y a aussi des provinces administrées directement par le pouvoir central, comme la Bulgarie et la Bosnie ; mais il y a une province à demi indépendante, c’est la Serbie ; il y a enfin la tribu des Monténégrins, qui forme à part un état libre. Civilement, les provinces illyriennes de la Turquie sont organisées d’après le principe démocratique, moins la Bosnie, où l’aristocratie s’est introduite au moyen-âge et maintenue, en adoptant l’islamisme. Parmi ces différences, celles qui se font le plus sentir sont les différences de législation civile. Les Serbes et les Bulgares, accoutumés à une égalité presque absolue, redoutent singulièrement la contagion de l’aristocratie croate et slavonne. Il est peut-être quelques sénateurs serbes qui ne s’en effraient pas et qui regarderaient comme un grand bienfait l’hérédité de leurs magistratures ; mais cela même contribue, en Serbie, à jeter de fâcheux soupçons sur les Croates.

Si l’on tenait à faire une étude approfondie des petites causes de division qui se trouvent jetées ainsi en travers de l’illyrisme, on en découvrirait de nouvelles dans les rivalités politiques qui ont parfois éclaté entre certaines tribus. C’est ainsi que les Monténégrins s’obstinent à vivre dans un isolement presque complet, par suite de leur foi en la supériorité de leurs vertus et de leur bravoure. Sans être isolés comme eux, les Serbes ont, avec plus de raison, la même confiance en leur force et en leur courage, et pour les Croates, plus avancés en civilisation, plus instruits et plus expérimentés en l’art de raisonner, ils ù’hésitent pas à se croire les seuls dignes de gouverner l’Illyrie.

Ce sont là autant d’obstacles au progrès de l’unité illyrienne. Par bonheur, ces obstacles ne sont pas invincibles, et voici pourquoi : c’est que, dans ce remuement d’hommes et de choses qui s’est fait depuis dix années en Croatie, des idées nouvelles, plus libérales et moins exclusives, ont fini par se produire et commencent à agir puissamment sur les esprits. On a peu perdu de l’ancienne rigueur montrée jusque-là contre les protestans, car le protestantisme n’apparaît aux Croates que sous les traits du magyarisme lui-même : ouvrir le royaume aux protestans, ce serait aussi l’ouvrir aux Magyars, dont un grand nombre appartient à l’église réformée : les Croates ne veulent point s’exposer à un si grand danger. Cependant, s’ils persistent à repousser les protestans, ils n’ont pas la même et sainte horreur pour les Grecs non-unis ; les hommes éclairés du parti fraternisent volontiers avec eux, et sentent bien tout ce que gagnerait l’illyrisme à renverser la barrière légale maintenue par l’Autriche entre les deux cultes. Tous ne pensent pas ainsi ; mais les meilleurs sont portés à cette tolérance, et c’est un pas fait vers ce grand but de la réconciliation religieuse des diverses provinces illyriennes, qui doit être le but de tous.

L’esprit politique s’est amélioré comme l’esprit religieux. Sans doute l’aristocratie croate a jeté dans le sol des racines profondes. Toutefois, en remontant aux origines, les Croates se sont aperçus qu’elle a été précédée historiquement par une sorte de liberté fort semblable à celle que l’on peut encore aujourd’hui étudier en Serbie. Eux aussi se sont épris pour ces vieilles institutions, évidemment par amour pour leur nationalité, dont elles sont le fruit antique et primitif. Si l’on ne peut nier qu’il ne se mêle à ces idées de démocratie historique quelques idées de date plus récente, empruntées à l’Occident, il faut reconnaître cependant que celles-ci ne sont point, dans ce mélange, en dose assez forte pour ôter à celles-là leur originalité illyrienne. Elles ont pris avec le temps beaucoup de consistance ; elles passionnent même la jeunesse, les lettrés plébéiens, qui en sont venus à ne plus séparer dans leur pensée le développement de l’illyrisme du développement de la liberté illyrienne. Telle est aussi la raison qu’ils invoquent en réponse aux défiances des Serbes et des Bulgares. On peut donc espérer que ces diversités de religion et de législation finiront par disparaître, grace à la sagesse et au bon vouloir des Croates. Alors l’unité de la race et de la langue se révélerait dans toute son énergie.

En attendant ce jour, qui sera le plus beau de l’illyrisme, que feront les Hongrois désespérés pour avoir, par trop d’orgueil national, poussé les Croates à ces extrémités ? Que fera l’Autriche, qui, pour régner par la division, a conspiré si long-temps contre les Magyars et conduit d’abord l’illyrisme par la main ? Depuis plusieurs années, les feuilles magyares qui se publient à Pesth ne cessent de dénoncer la Croatie comme un foyer de conspiration ; des discours passionnés retentissent quatre fois l’an, dans chaque comitat, pour appeler la colère de l’empereur et roi sur les Illyriens d’Agram, que l’on accuse hautement de travailler à la dissolution du royaume de Hongrie ; on envoie même à Vienne des députations chargées d’exposer les griefs du pays. Cependant ces écrits, quelquefois pleins de verve et d’amertume, restent sans effet ; ces discours n’ont point de retentissement, ces députations ne sont point reçues par l’empereur. La politique autrichienne est pour les Magyars une énigme et en même temps une sanglante humiliation. Peuple sans appui, victime, en cette affaire, de ses propres fautes, qui ont envenimé et même commencé la lutte, il se demande avec anxiété quelles mystérieuses infortunes sont cachées pour lui dans cette protection accordée aux Illyriens contre l’intérêt hongrois. Aurait-on le projet de pousser un jour cette grande querelle jusqu’à ses dernières conséquences ? Les Magyars ne seraient pas éloignés de le craindre. Par bonheur, ils croient encore en eux-mêmes ; leur foi nationale leur offre quelques consolations dans ces rêves sinistres et dans les accès de désespoir qui les suivent.

Assurément l’Autriche tient à réduire les Magyars à une complète impuissance par les Illyriens : mais il ne m’a point paru que ce fût là toute sa pensée sur l’illyrisme. Au moins, il y a un an, semblait-elle fonder sur l’avenir de cette idée des projets plus ambitieux, et l’on eût dit qu’elle était prête à lutter de hardiesse avec les Croates. Pourquoi, en effet, n’aurait-elle pas, comme eux, porté ses regards par-delà sa frontière méridionale ? pourquoi n’aurait-elle pas profité des conquêtes morales accomplies par eux dans un empire voisin, dont l’Europe a plus d’une fois prédit la ruine ? L’illyrisme, sagement dirigé en ce sens, ne pouvait-il pas promettre d’amples compensations aux embarras qu’il causait d’autre part ? Le guider dans ces voies, n’était-ce pas d’ailleurs se conformer à des traditions déjà anciennes ? Dans les derniers temps, n’avait-on pas cherché à agiter la Bosnie catholique au nom du principe religieux ? L’illyrisme était de nature à porter plus loin, à parler un bien autre langage aux imaginations. Avec un peu d’aide, il était assez fort pour prendre moralement possession de la Bosnie, en attendant que le jour vînt d’en prendre possession politiquement.

Voilà ce que l’Autriche semblait penser de l’illyrisme il y a un an : elle connaissait la propagande illyrienne en Turquie, et elle ne la voyait point avec défaveur. On dit qu’inquiétée par les événemens survenus dans sa province polonaise et par les liens de parenté qui rattachent l’illyrisme au slavisme russe-polonais ou bohème, elle ne demanderait pas mieux aujourd’hui que de le ramener en arrière, de le renfermer dans cette lutte municipale, où il n’était redoutable que pour les Magyars. On ajoute même que le mot d’illyrisme, écrit en tête de tant de publications, toléré long-temps, mais non reconnu par la censure, serait devenu essentiellement suspect pour la chancellerie de Vienne, et qu’elle serait décidée à le proscrire sans pitié.

Quoi qu’il en soit, les Illyriens ne s’affligent point plus qu’ils ne le doivent des nouvelles dispositions du pouvoir central. Le mot mis à l’index ; l’idée n’en subsistera pas moins. Il est trop tard pour l’étouffer, et l’Autriche ne le pourrait plus. Elle ne peut plus faire qu’il n’y ait pas, entre le Danube et la Grèce, quinze millions d’hommes d’une même race animés tous par l’espoir d’une fraternelle union. Elle ne peut plus faire que ces passions, ces souvenirs, ces espérances, toute cette agitation qui s’est produite autour de l’illyrisme, s’apaisent et disparaissent. L’illyrisme le sait bien. Aussi ne craint-il point qu’on l’abatte ni qu’on l’enchaîne ; il a pris son vol assez haut pour être à l’abri de semblables périls. Il sait que le jour où il serait menacé dans les Alpes, il trouverait bien un refuge ailleurs, dans les Balkans.

IV.

Nulle part cette vitalité de l’idée illyrienne ne se révèle plus nettement qu’à Agram. Aussi quittai-je cette ville plein de confiance dans l’avenir de l’illyrisme. J’avais pu me convaincre que le mouvement, d’abord renfermé sur le terrain politique et littéraire, pénétrait dans les mœurs de la société croate, et leur rendait une vivacité, une originalité qu’elles commençaient à perdre. A Agram, rien n’est bien qui n’est pas national, mais aussi rien de ce qui est national ne manque d’être pris pour admirable. La mode s’en est mêlée ; les grandes dames de l’aristocratie et de la bourgeoisie, qui avaient oublié complètement la langue de leurs aïeules, y sont revenues par entraînement[7], et il n’est pas rare d’entendre vanter avec complaisance le costume national, tel que quelques Croates le portent déjà, au sein des assemblées de congrégation ou de comitat[8].

Dans ce commun enthousiasme, les barrières des castes s’abaissent, et l’on saisit de part et d’autre avec empressement toutes les occasions de se réunir. Chaque jour, les hommes instruits se rencontrent au Café national où ils soupent à la mode allemande, à la Société littéraire où ils vont lire les journaux étrangers et les feuilles locales. On affectionne surtout le théâtre lorsque des amateurs patriotes y représentent des drames nationaux ou y jouent de la musique nationale, en attendant que les fonds de la caisse illyrienne permettent d’entretenir une troupe d’artistes en permanence. La congrégation, les nobles, l’évêque d’Agram, le chapitre, les vieux et les jeunes prêtres ont déjà contribué de leurs deniers pour cette fondation pieusement littéraire, et la ville assiste en masse à ces solennités trop rares.

Il faut pourtant faire quelques exceptions, par exemple, pour les magyaromanes qui, par goût et par nécessité, vivent à l’écart et se rassemblent le soir au Casino, réservé tout exprès pour eux. Depuis les massacres des élections, les officiers allemands de la garnison ont aussi leurs réunions à part ; ils sont exclus du Café national, où on les tolérait autrefois. Les Illyriens affectent même de ne plus les saluer et de ne pas les reconnaître. On traite, il est vrai, avec des procédés bien différens les officiers et même les simples soldats des colonies militaires (Militär-Grenzen) établies le long de la frontière turque, en Croatie, en Slavonie, en Dalmatie. Ces régimens, qui sont la meilleure milice de l’Autriche, Illyriens par le sang, sont animés, au plus haut degré de l’esprit de l’illyrisme. Les officiers de la colonie, dont le chef-lieu est à Carlstadt, reçoivent toujours de la société d’Agram le plus cordial accueil ; les Croates n’en parlent jamais qu’avec fierté, et ils ne manquent jamais de dire : Nos régimens. L’Autriche dit aussi : Mes régimens. Le fait est qu’ils appartiennent de tout cœur à l’Illyrie nouvelle.

Ainsi l’illyrisme prend dans la société croate le caractère d’une fraternité simple et expansive. C’est un besoin impérieux de s’entendre, de se rapprocher, de s’aimer, de parler et d’agir en commun, dans l’idée illyrienne et nationale. En dehors de cette idée, une seule chose attire sérieusement l’attention des Croates : c’est ce travail mystérieux, mais puissant, qui s’accomplit depuis quinze ans dans les pays slaves du nord, en Bohême, en Pologne, en Russie, sous le nom de slavisme ou de panslavisme. Il ne s’agit pas, on le sent bien, du panslavisme russe. Sans doute, à l’origine, la Russie eût été fort satisfaite de lier de bons rapports avec les Illyriens de la Croatie. Il y a plus : il n’est pas douteux que s’il n’existait point, pour échapper au germanisme, d’autres moyens que d’invoquer la protection morale de cette nation, les Croates consentiraient à en courir toutes les chances, car, maître pour maître, tout bon Slave préfère les Russes aux Allemands ; mais la question ne se poserait ainsi, en Croatie, que le jour où tout espoir serait perdu de trouver un concours efficace, une réciprocité d’appui dans celles des familles slaves qui sont dépendantes et qui souffrent de l’être. Par ce sentiment, les Croates se rattachent au panslavisme des peuples dont la Pologne est considérée comme la tête et le bras, pour la place qu’elle tient dans les événemens, pour son attitude de résistance, enfin parce qu’elle est le type même de l’opprimé et le premier soldat des nationalités. Tant que ce panslavisme n’aura pas été vaincu par le panslavisme opposé, les jeunes Illyriens auront pour celui-ci de la défiance et de la répulsion, et pour celui-là, au contraire, un penchant naturel et spontané. Toutefois les Illyriens ne vont point jusqu’à l’idée d’une confédération ; ils comprennent l’action simultanée dans une cause pareille pour tous. Avant toute chose, ils tiennent à leur personnalité illyrienne. Ils se complaisent dans cette riante perspective d’une nation illyrienne existant pour elle-même et se gouvernant elle-même par des lois propres à son génie.

L’illyrisme, des Croates est celui de tous les Illyriens de l’Autriche, sauf la vivacité des passions, qui n’ont point dans toutes les provinces une égale liberté pour se ’produire ; mais pour toutes c’est un système. En Turquie, chez les Serbes, les Bulgares, les Bosniaques, les Monténégrins, c’est plutôt un instinct, un sentiment. L’illyrisme y tire de la différence des situations une physionomie qui lui est propre. Si l’on excepte la Bosnie, où une portion de la noblesse a adopté l’islamisme et les mœurs musulmanes pour se faire bien voir des Turcs, les populations ont conservé plus fidèlement que les Croates le caractère et les mœurs illyriennes, c’est-à-dire la vie de famille, de municipalité, de tribu, et cet ensemble d’habitudes et d’usages qui appartiennent à la démocratie primitive ; elles n’ont point eu à retourner à l’étude de la langue nationale après l’avoir oubliée, ni à reprendre l’antique vêtement de leurs pères après l’avoir quitté, comme la noblesse et la bourgeoisie croates. Les populations illyriennes de la Turquie n’ont point eu à revenir à l’amour des légendes du pays ; les traditions se sont maintenues toujours intactes et toujours vénérées. Aussi l’on n’a point eu la joie de la découverte ni l’engouement des résurrections. On a d’ailleurs marché plus droit au but, en s’appliquant à lutter avec calme et avec force contre les difficultés matérielles d’une condition misérable pour tous, excepté peut-être pour les Serbes. Arracher aux Turcs le plus de concessions possible par les supplications, les menaces ou les révoltes, tels ont été à l’origine l’esprit et le but du mouvement national des Slaves dans l’empire ottoman. La nécessité et le bon sens leur ont indiqué cette voie, et, avant que l’on eût donné à leur agitation inquiète et naguère violente le nom d’illyrisme, elle avait déjà pour objet l’émancipation de la race.

Cependant on commettrait une erreur grave, si l’on se figurait que l’hostilité des Illyriens contre les Turcs soit aujourd’hui flagrante ; les Serbes, les Bulgares et les Bosniaques eux-mêmes leur témoignent moins de défiance et de haine que les Croates aux Magyars. Si les Ottomans de ces pays ne sont pas en de meilleurs termes avec leurs sujets, la faute n’en est point à ceux-ci. Les Serbes de Belgrade montrent à coup sûr pour les soldats de la forteresse turque plus de tolérance que les Croates pour les magyaromanes de Turopolie. Les Bosniaques et les Bulgares ont, il est vrai, moins de réserve et de patience ; cependant ils ne sont point pressés de faire usage des armes qu’ils tiennent toutes prêtes à leur ceinture et qui ne les quittent point. Ils ont de la mesure dans leurs rancunes et dans leurs vœux, et ce qu’ils attendent quant à présent, ils l’attendent de la réforme, les Bulgares en travaillant, les Bosniaques en frémissant.

D’où peut leur venir cette modération et quel en est le but ? C’est que dans les dernières années, en levant, eux aussi, leurs regards instinctivement sur cette même question slave, qui renferme le secret de toutes les questions orientales, ils ont compris qu’ils ne gagneraient rien en précipitant la ruine de l’empire ottoman. Ils ont vu que la plus grande des difficultés possibles, pour eux, n’est pas de s’affranchir en toute hâte. Le panslavisme russe s’est fait connaître chez les Bulgares et les Serbes, en cherchant à les séduire. Ils savent ses ambitions, ses projets, ses instrumens, et ils savent, par là même, qu’en portant aujourd’hui un dernier coup au pouvoir des sultans, ils serviraient seulement la fortune des tzars. Ils sont donc résignés à ne tenter ce suprême effort que le jour où ils seraient certains de ne servir que l’illyrisme, c’est-à-dire le jour où, par eux-mêmes, par leurs frères de l’Illyrie autrichienne, et par leurs alliés naturels des autres pays slaves, ils se croiront assez puissans pour conserver tout ce qu’ils auront conquis.

Ainsi agissent, à côté des Slaves de l’Autriche, les Slaves de la Turquie. Ils ne mettent point dans leur poursuite de la nationalité cette connaissance des systèmes politiques, cette vivacité d’esprit, ces passions bruyantes qui éclatent en Croatie. Pourtant ils y mettent aussi de la prudence. Si le moment venait d’y déployer de la force, du dévouement et du courage, combien ne le feraient-ils pas encore plus facilement ! Qui ne connaît, en effet, leurs instincts belliqueux, leur habitude des privations, leur mépris du danger, et aussi leur aptitude pour la guerre de partisans, si bien appropriée aux luttes qu’ils espèrent ?

Les Croates, les Slavons, les Carinthiens, les Carniolais, les Styriens, les Dalmates, sont donc les penseurs ; mais les Serbes, les Bosniaques, les Bulgares, les Monténégrins, seraient les soldats de l’illyrisme. Ainsi, le rôle et la place de chacun sont marqués par la diversité des mœurs. Que manque-t-il encore aux Illyriens, et que leur faut-il de plus pour prospérer, si ce n’est un peu de cette faveur de la fortune qui donne les occasions heureuses ?

J’ai vu d’autres populations engagées dans les mêmes voies et suivant la même pensée pour des motifs semblables, les Magyars de la Hongrie, les Roumains de la Transylvanie et des principautés moldo-valaques. Ni les descendans des anciens Huns, ni ceux des colons romains de la Dacie, ne m’ont semblé aussi avancés et plus dignes d’arriver au terme que les fils aînés des vieux Illyriens, ces ancêtres respectés de la grande race des Slaves. Si leur destinée devait en effet s’accomplir telle qu’ils se plaisent à l’imaginer ; bien des questions embarrassantes se trouveraient du même coup résolues, car la grande Illyrie, maîtresse des provinces méridionales de l’Autriche, couvrirait aussi, à peu de chose près, toute la Turquie d’Europe, et peut-être alors Constantinople, pressée par les Illyriens déjà répandus dans son voisinage et de jour en jour plus nombreux et plus forts, passerait-elle enfin en d’autres mains. Par le cours naturel des événemens et sans péril pour l’équilibre européen, la succession des Turcs reviendrait à leurs héritiers légitimes ; l’empire aurait seulement changé de nom, de gouvernement et de principes.


H. DESPREZ.

  1. Les lecteurs de la Revue savent que cette question a été introduite dans la publicité et traitée ici même par M. Cyprien Robert ; les études approfondies de cet écrivain sur le Monde gréco-slave et sur les Deux Panslavismes ont fait connaître l’esprit, les institutions et les tendances de la race slave. Ceux qui abordent après M. Cyprien Robert l’étude des événemens de l’Europe orientale ne sauraient oublier combien ses travaux ont facilité leur tâche, en initiant le public français à un mouvement d’idées qui était trop long-temps resté dans l’ombre, et qu’il n’est plus permis de négliger.
  2. Le nom illyrien d’Agram est Zagreb, et son nom latin Zagrabia.
  3. Le district de Turopolie, situé à peu de distance d’Agram, se compose de plusieurs villages placés sous la juridiction d’un comte, et ne possède pas moins de cinq cents familles nobles, quoique très pauvres, dont les titres remontent aux premiers temps de l’annexion au royaume de Hongrie. Le comte de Turopolie est de droit membre de la seconde chambre (Staende-Tafel) dans la diète de Presbourg.
  4. La littérature ragusaine, qui florissait dès la fin du XIVe siècle, a produit un certain nombre d’œuvres remarquables, des poèmes épiques, des tragédies, quelques comédies, des satires, des églogues, des idylles, beaucoup de poésies lyriques, des traductions du grec, de l’italien et du français. Le tremblement de terre qui engloutit Raguse en 1667 a privé peut-être l’histoire littéraire de beaucoup de productions intéressantes. Cependant il existe aujourd’hui en Croatie quelques bibliothèques particulières où l’on compte plusieurs milliers de volumes appartenant presque tous à la littérature ragusaine, et ces richesses s’augmenteront encore, si de nouvelles recherches viennent continuer les premières, qui ne remontent guère plus haut que la naissance de l’illyrisme.
  5. La diète de 1843, à la suite d’une discussion des plus orageuses, a résolu que les députés croates devraient parler le magyar après six ans révolus, et que le latin ne serait plus toléré. Ainsi l’époque fixée se présentera dans trois ans. La question est de savoir si les croates se soumettront.
  6. On pourrait citer comme preuve la résistance qu’opposent les Illyriens grecs aux Illyriens catholiques dans une question d’alphabet, ceux-ci écrivant en caractères latins, ceux-là en caractères cyrilliques. Il serait important pour tous qu’il n’y eût dans l’Illyrie qu’un seul alphabet, ne fût-ce que pour faciliter la circulation des journaux d’Agram en Serbie, et réciproquement. M. Gaj l’a proposé, après avoir fait un travail sur les équivalens dans les deux alphabets ; mais les Serbes et les Bulgares craignent que le catholicisme ne leur arrive, lui-même déguisé en quelque sorte sous les caractères latins, et la réforme ne s’accomplit point, si nécessaire qu’elle soit.
  7. Il faut avouer cependant que les dames croates ont un peu tardé à se décider en faveur de la langue illyrienne. Aussi, en 1838, le comte Draschkowicz a-t-il écrit en allemand une brochure à leur adresse, espérant leur faire comprendre les charmes de la littérature nationale et les arracher à la lecture des romanciers et des poètes étrangers. Cette brochure a pour titre : Un Mot aux nobles Damnes de l’Illyrie (Ein Wort an Ilyriens hochherzige Töchter). Elle a obtenu un plein succès.
  8. On peut s’assurer de la faveur dont jouit le costume national parmi les esprits les plus sérieux, en lisant un écrit assez remarquable publié en Illyrie et traduit en allemand sous le titre de : Petit Catéchisme à l’usage des grands hommes (Kleine Catechismus für grosse Leute).