Souvenirs de la Commune/Préface

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Charavay (p. 7-10).

PRÉFACE


Quand on a été droit son chemin, quand rien ne vous a fait dévier au milieu des misères de la vie et du combat pour l’existence, quand on a toujours levé assez haut la tête pour tenir à distance ceux qu’on regarde comme indignes, quand, en un mot, on se sent honnête, il ne coûte point de dire la vérité. Mais celui-là aurait-il eu des reproches réels à s’adresser (et il y a bien peu d’hommes qui ne puissent se frapper la poitrine) qu’il serait honnête par la façon dont il confesserait sa vie. C’est par là que Jean-Jacques Rousseau serait supérieur à tant d’hommes célèbres et à Voltaire lui-même s’il ne fallait se garder d’imposer au génie un ordre hiérarchique : il a écrit les Confessions.

On peut s’écrier qu’il inventa la musique chiffrée dont on ne parle aujourd’hui qu’en y accolant des noms qui ne sont pas le sien ; qu’il fut démocrate en son cœur ; qu’il exerça une influence considérable sur la Révolution avec le Contrat social ; que son Émile est le code toujours ouvert de notre éducation nationale : Jean-Jacques est l’auteur des Confessions, c’est-à-dire de la plus admirable analyse de l’homme qui ait jamais été publiée, d’un des plus grands chefs-d’œuvre qui se soient produits durant le cours des siècles innombrables.

Loin de moi la pensée de mettre les Souvenirs de la Commune en parallèle avec les Confessions, de les ranger même à la suite. Ces Souvenirs ne contiennent pas l’analyse de mon moi, mais bien les faits dont je fus témoin à une époque qui a laissé sa marque douloureuse dans notre histoire. Seulement, pour écrire consciencieusement ce que j’avais vu, et uniquement ce que j’avais vu, il m’a fallu réprimer sévèrement le petit côté gloriole vers lequel on penche naturellement et me rappeler le courage de Jean-Jacques.

Assurément, l’habitude que j’ai d’agir franchement, quitte à froisser les passants sur ma route et à me faire taxer de violence, m’a rendu facile la tâche que j’entreprenais, mais encore, quelquefois, ai-je dû me répéter qu’on doit tenir aussi bien au blâme de ses contemporains pour ses fautes qu’à leurs louanges pour ses bonnes actions.

J’ai donc mis dans ce livre ce qui m’était personnel et ne me suis point égaré dans des considérations générales et dans des polémiques. Pour ne rien écrire qui pût blesser un autre que moi j’ai passé certaines choses sous silence auxquelles j’avais cependant été mêlé, et je n’ai pas publié une seule des nombreuses pièces qu’un hasard un peu cherché fit tomber entre mes mains. Je n’ai compromis ni perdu personne. Oh ! non par bonté d’âme ! je ne suis bon que pour mes amis, à condition qu’ils me rendent un peu de l’amitié que je leur voue et que ce ne soient gens à me tendre la main par devant pour aller m’attaquer par derrière. Non, j’ai écrit ainsi mes Souvenirs pour que mon livre fût plus condensé, plus personnel, et j’attends pour le reste une heure propice, heure à laquelle on a à se venger ou à laquelle les intéressés sont morts, mais heure qui sonne toujours.

On trouvera dans ce livre quelques notes sur le temps de la guerre avec la Prusse qui sont les prolégomènes de mes souvenirs de la Commune. J’ai raconté comment je me mêlai au mouvement insurrectionnel, et de quelle façon j’exerçai un commandement assez considérable à la Place de Paris et à la Délégation de la Guerre. Je raconte ensuite mon arrestation et mes prisons. C’est là tout. Rien de plus simple. J’ai dit j’étais là, telle chose m’advint, puissiez-vous croire y être vous-même, c’est mon souhait.

Si je n’avais affaire à des hommes, je souhaiterais peut-être quelque chose de plus : ce serait qu’on déclarât que ce livre est d’un juste. Mais ceci ne se dit plus. On prétend qu’on le disait à Athènes, mais il y a longtemps et c’était loin d’ici. Je ferai sagement de n’oublier pas qu’on attaque encore aujourd’hui Jean-Jacques précisément pour ce qui me le fait aimer, et que ce qu’il y a de moins décevant est de se contenter de sa propre estime. C’est d’ailleurs l’estime de soi qui, à travers les hauts et les bas de la vie politique et littéraire, rend les hommes loyaux et fiers.

M.