Souvenirs de la Cour d’assises/Appendice

La bibliothèque libre.
NRF (p. 113-120).

APPENDICE

Réponse à une enquête
(Opinion du 25 octobre 1913)

“Les Jurés jugés par eux-mêmes.”

Sans doute ces questions sont « dans l’air ». J’ai passé les dernières semaines de cet été à mettre au net mes souvenirs de Cour d’Assises, qui commenceront prochainement à paraître en revue, puis en volume.

J’ai cru que le simple récit des affaires que nous avions été appelés à juger serait plus éloquent que des critiques. L’enquête de l’Opinion, pourtant, m’engage à tâcher de formuler celles-ci.

Que parfois grincent certains rouages de la machine-à-rendre-la-justice, c’est ce qu’on ne saurait nier. Mais on semble croire aujourd’hui que les seuls grincements viennent du côté du jury. Du moins on ne parle aujourd’hui que de ceci ; j’ai dû pourtant me persuader, à plus d’une reprise — et non pas seulement à cette session où je siégeais comme juré — que la machine grince souvent aussi du côté des interrogatoires. Le juge interrogateur arrive avec une opinion déjà formée sur l’affaire dont le juré ne connaît encore rien. La manière dont le président pose les questions, dont il aide et favorise tel témoignage, fut-ce inconsciemment, dont au contraire il gêne et bouscule tel autre, a vite fait d’apprendre aux jurés quelle est son opinion personnelle. Combien il est difficile aux jurés (je parle des jures de province) de ne pas tenir compte de l’opinion du président, soit (si le président leur est « sympathique » ) pour y conformer la leur, soit pour en prendre tout à coup le contre-pied — c’est ce qui m’est nettement apparu dans plus d’un cas, et ce que, dans mes souvenirs, j’ai exposé sans commentaires.

Il m’a paru que les plaidoiries faisaient rarement, jamais peut-être (du moins dans les affaires que j’ai eues à juger) revenir les jurés sur leur impression première — de sorte qu’il serait à peine exagéré de dire qu’un juge habile peut faire du Jury ce qu’il veut.

L’interrogatoire par le juge… peut-être une autre enquête de l’Opinion soulèvera-t-elle plus tard cette question délicate. N’ayant pas assisté à des séances de Cour criminelle en Angleterre, je ne puis pressentir si peut-être l’interrogatoire par les avocats et le ministère public, ne présente pas des inconvénients plus graves encore… en tout cas ce n’est pas à cela que vous m’invitez à répondre aujourd’hui.

Mon opinion sur la composition du jury ? — C’est que cette composition est extrêmement défectueuse. Je ne sais trop comment avait pu se recruter celui dont je me trouvais faire partie, mais à coup sûr, s’il était le résultat d’une sélection, c’était d’une sélection à rebours[1] — Je veux dire que tous ceux qui, dans les villes ou dans les campagnes, eussent pu paraître mériter en être, semblaient avoir été soigneusement éliminés — à moins qu’ils ne se fussent faits récuser.

Mais vous-même ?, me dira-t-on. — Si je n’avais pas insisté auprès du maire de ma commune chargé de dresser les premières listes, pour qu’il y portât régulièrement mon nom depuis six ans, je suis bien assuré qu’il ne m’aurait pas proposé — par peur de me déranger. Encore craignais-je après avoir reçu ma citation, d’être récusé, en qualité d’intellectuel, soit complètement, soit successivement pour chaque affaire.

(On me l’avait fait craindre, et je me souvenais que mon père, nommé juré, avait été systématiquement éliminé, en tant que juriste, chaque fois que son nom était sorti de l’urne.)

Il n’en a rien été. Et comme certains de mes collègues se faisaient fréquemment récuser, j’ai pu siéger dans un grand nombre d’affaires, et assister plus d’une fois aux perplexités, au désarroi, à l’affolement du jury.

Je n’étais pourtant pas de cette affaire où les jurés, après avoir répondu de telle manière que la Cour dût condamner l’accusé aux travaux forcés à perpétuité — épouvantés du résultat de leur vote, se réunirent aussitôt après séance et, précipités d’un excès dans un autre, signèrent un recours en grâce pur et simple.

On a proposé que le chef du jury soit désigné, non par le sort, comme actuellement (premier nom sorti de l’urne) mais, dans la salle de délibérations, par un vote — comme il advient parfois. Et je crois que ce serait là une réforme très heureuse. Car j’ai vu, dans certains cas, tel chef de jury contribuer par ses indécisions, ses incompréhensions, ses lenteurs, au désordre qu’un bon chef de jury pourrait au contraire empêcher. (Il est vrai d’ajouter que le plus incapable était aussi bien celui qui était le plus fier de sa place et le moins disposé à la céder).

Ce n’est pas que pour être un bon juré une grande instruction soit nécessaire, et je sais certains “ paysans ” dont les jugements (un peu butés parfois) sont plus sains que ceux de nombre d’intellectuels ; mais je m’étonne néanmoins que les gens complètement deshabitués de tout travail de tête, soient capables de prêter l’attention soutenue qu’on réclame ici d’eux, des heures durant. L’un d’eux ne me cachait pas sa fatigue ; il se fît récuser aux dernières séances ; “ sûrement je serais devenu fou ”, disait-il. C’était un des meilleurs.

Aussi bien je crois que l’opinion du juré se forme et s’arrête assez vite. Il est, au bout de deux ou trois quarts d’heure, sursaturé — ou de doute, ou de conviction. (Je parle du juré de province).

En général, ici comme ailleurs, la violence des convictions est en raison de l’inculture et de l’inaptitude à la critique.

Si donc on est en humeur de réforme, il me semble que la première réforme devrait porter sur la formation des listes de recrutement des jurés, de sorte que l’on portât sur celles-ci, non les plus désœuvrés et les plus insignifiants, mais les plus aptes. Il faudrait également que ces derniers tinssent à honneur de ne pas se faire récuser.

J’ai entendu proposer ces derniers temps, que le jury soit appelé à délibérer avec la Cour et à statuer avec elle sur l’application de la peine. Oui peut-être… Du moins est-il fâcheux que les jurés puisent-être surpris par la décision de la Cour et penser : nous aurions voté différemment si nous avions pu prévoir que notre vote allait entraîner peine si forte — ou si légère.

Il faut dire surtout que les questions auxquelles le juré doit répondre sont posées de telle sorte qu’elles prennent souvent l’aspect de traquenards, et forcent le malheureux juré de voter contre la vérité pour obtenir ce qu’il estime la justice.

Plus d’une fois j’ai vu de braves paysans, décidés à ne pas voter les circonstances aggravantes, devant les questions : le vol a-t-il été commis la nuit… avec effraction… à plusieurs (ce qui précisément constitue les circonstances aggravantes) s’écrier désespérément : “ J’pouvons tout d’même pas dire que non. ” Et voter ensuite les circonstances atténuantes, au petit bonheur, en manière de palliatif.

Si les questions ne peuvent être posées différemment (et j’avoue que je ne vois pas bien comment elles pourraient être posées) — il serait bon que, au début de la première séance, les jurés reçussent quelques instructions qui pourraient prévenir leur incertitude, leur angoisse et leur désarroi.

On a proposé que la feuille des questions fut remise à chacun d’eux, sur copie séparée, avant l’ouverture de la séance ; cette mesure me parait présenter de sérieux avantages — et je ne vois pas quels inconvénients.

Je proposerais aussi que dans certains cas, un plan topographique fut remis à chacun des jurés, lui permettant de se représenter plus aisément le théâtre du crime : Dans telle affaire d’agression nocturne, où je fus appelé à siéger, la conviction des jurés dépendait uniquement de ceci : l’accusé était-il assez près d’un réverbère et suffisamment éclairé, pour que Madame X, de sa fenêtre, ait pu le reconnaître ? Quelques témoins, appelés à la barre, placèrent le réverbère l’un à cinq mètres, l’autre à vingt-cinq, du lieu précis de l’agression. Un troisième alla jusqu’à prétendre qu’il n’y avait pas de réverbère du tout à cet endroit de la rue… N’eut-il pas été bien simple de faire dresser par la gendarmerie un plan des lieux ?

Monsieur Bergson demande que chacun des jurés soit tenu de motiver et d’expliquer son vote… Evidemment ; mais il ne m’est pas du tout prouvé que le juré le plus malhabile à parler soit celui qui sente et pense le plus mal. Et réciproquement, hélas !

  1. L’un des jurés de ma session savait à peine lire et écrire ; sur ses bulletins de vote le oui et le non étaient si malaisément reconnaissables que plus d’une fois on dut le prier de répondre à neuf oralement.