Souvenirs de la Cour d’assises/III

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NRF (p. 39-42).
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III

Mercredi,

Encore un attentat à la pudeur ; commis sur la personne de sa fille par un journalier de Barentin, père de cinq enfants dont l’aîné a douze ans. On demande le huis clos.

Lorsque le public fut de nouveau admis dans la salle, une rumeur d’indignation accueillit la décision du jury et son désir de reconnaître des circonstances atténuantes.

Je fus assez surpris pour ma part (et déjà je l’avais été dans les précédentes affaires de cette nature) de voir la modération qu’apportaient ici la plupart des jurés. L’on fit valoir, dans la salle de délibération, que l’attentat avait été commis sans violences ; enfin et surtout le grand désir que manifestait inconsciemment la femme de l’accusé de se débarrasser de son mari, la passion qu’elle ne put s’empêcher d’apporter dans sa déposition, affaiblit grandement la portée de son témoignage ; l’accusé bénéficia également du peu de sympathie que nous pouvions accorder à la victime. Mais c’est ce que le public, par suite du huis clos, ne pouvait savoir. Même, à certains jurés la condamnation à cinq ans de prison parut excessive. Par contre, tous approuvèrent la déchéance de puissance paternelle.

L’accusé écouta sans sourciller la condamnation à cinq ans ; mais, en entendant sa déchéance, il poussa une sorte de grognement étrange, comme une protestation d’animal,

un cri fait de révolte, de honte et de douleur.

L’étrange affaire dont nous nous occupâmes ensuite amena devant nous un commis principal au bureau de recettes des postes (bureau principal de Rouen).

C’est un gros homme rouge, épais, carré d’épaules, et sans cou. Ses mains sont gourdes. Il porte un col bas, une petite cravate grise ; les cheveux demi-ras sur un front bas. Il a quarante-sept ans, a fait la campagne de Madagascar où il a pris les fièvres paludéennes ; il boit par accès et a été sujet à quelques hallucinations ; l’examen médical reconnaît sa responsabilité atténuée. Mais depuis qu’il est au service des postes sa conduite est irréprochable — et il était à jeun lorsque, le matin du 2 Avril, il a soustrait du bureau une enveloppe contenant treize mille francs. Il reconnaît les faits, s’en excuse et ne cherche même pas à les expliquer. Tous les jours il était appelé à manier des sommes considérables ; ce matin même, à côté de l’enveloppe aux treize mille francs, une autre enveloppe en contenant quinze mille était là, également à sa portée, qu’il avait vue, qu’il na point prise.

Mais cette enveloppe de treize mille francs, tout à coup, il la met dans sa poche ; il quitte la cabine des chargements en disant à son collègue qu’il va aux cabinets ; prend tranquillement son paletot et son chapeau, et comme il est midi et demie, personne ne s’étonne de le voir sortir. Dehors il ne se sauve pas, il ne se cache de personne ; il va dans un bordel voisin ; dépense 246 francs à régaler la maisonnée ; puis se réveille tout penaud, pour rapporter à la direction le reste de la somme et s’engager à rembourser la différence.

Le jury rapporte un verdict négatif ; la cour acquitte.