Souvenirs de la Cour d’assises/VIII

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NRF (p. 83-100).
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VIII

Considérée d’abord comme un simple délit, l’affaire que nous eûmes à juger ce jour-là, avait déjà passé devant le tribunal correctionnel du Havre ; l’un des accusés, protestant contre sa condamnation à deux ans, fit appel. C’est Yves Cordier, cordonnier ; il comparaît en compagnie de C. Lepic et de Henri Goret, ses complices ; des deux filles Mélanie et Gabrielle. Ils sont accusés tous les cinq d’avoir entraîné le marin Braz, après l’avoir soûlé, de l’avoir “ passé à tabac” et dépouillé de l’argent qu’il portait sur lui. Ce marin, reparti en voyage, n’a pu répondre à la citation, non plus qu’il n’avait pu comparaître, lorsque l’affaire était passée en correctionnelle. Il avait déposé sa plainte sitôt après l’agression ; puis, ayant recouvré son argent, l’avait retirée peu de jours après, avant de se rembarquera nouveau. Si l’affaire suivait son cours c’était, à proprement parler, malgré lui.

Cordier est un grand gars de dix-huit ans, un peu épais, blond, aux yeux bleus, au visage ouvert et qu’on imagine volontiers souriant ; on dirait un marin ; il a gardé la grosse vareuse cachou de la prison ; il pleure continûment ; par moments, il se tamponne le visage avec un mouchoir à carreaux qu’il roule en boule dans sa main droite ; la main gauche est enveloppée d’un linge.

Lepic est un journalier du Havre ; son état-civil lui donne vingt-cinq ans ; il a ce qu’on appelle : une sale tête ; pommettes saillantes ; énorme moustache, nez pointu ; on n’est pas étonné d’apprendre qu’il a déjà été condamné sept fois pour vol. Il tient une petite casquette entre ses mains ; d’affreuses mains, noueuses et, l’on dirait, mal dessinées. Il n’a pas de linge ; ou, s’il en a, ne le montre pas. Près de lui, Henri Goret paraît fourvoyé. Cette espèce de fils de famille, ne semble pas de la même classe sociale que les autres ; il a du linge, lui, et même un protège-col ; une petite cravate à nœud droit ; son visage aux moustaches naissantes serait presque joli s’il n’était avili, abruti ; sa voix est frêle, fausse et voilée ; il ne sait que faire de ses grosses mains gourdes. Le père de Goret tient un débit de boissons et une sorte d’hôtel borgne près du grand bassin. Henri Goret n’a pas vingt ans ; il a épousé une putain qui s’est fait flanquer en prison peu de temps après le mariage. — N’importe ! Henri se présente assez bien ; certainement la décence, et j’allais dire la distinction de sa tenue, prédispose en sa faveur les jurés ; elle accuse la roture et le dénuement des deux autres.

Passons au récit de “ la scène de violences dont sont impliqués ces individus ”, comme dit le Journal de Rouen (16 Mai):

C’est le 4 octobre 1911, au soir, que Cordier fît la connaissance de Lepic. Ce dernier, sans doute, eut vite fait de comprendre à quel complaisant débonnaire il avait affaire. Ensemble ils s’en vont aux Folies. La représentation finie, ils commencent à vadrouiller par les rues. Ils croisent deux marins, Braz et Crochu. Crochu est ivre-mort, difficile à traîner ; Braz interpelle les deux autres et leur demande s’ils ne connaissent pas un logement où l’on puisse coucher le soûlard. Tous trois emmènent Crochu rue de la Girafe, chez Lestocard. On le laisse là, et Braz, reconnaissant de l’aide que lui ont prêtée Lepic et Cordier, offre à ceux-ci une consommation.

Ils ressortent, bras dessus, bras dessous de chez Lestocard, et ne se quitteront pas de sitôt. Place du Vieux Marché, ils rencontrent deux femmes, les filles Gabrielle et Mélanie ; les emmènent. Il est deux heures du matin. Place Gambetta, c’est Cordier qui offre une consommation. Puis ils retournent place du Vieux Marché ; au café Fortin Braz paye une nouvelle tournée. A ce moment se joint à eux le jeune Goret. Il était là, dans le café, près du comptoir; lui n’est pas ivre. Quand les autres sortent, il sort aussi. J’admets que Braz, déjà très ivre, ne l’ait pas beaucoup remarqué.

Il est alors près de quatre heures du matin. Braz voudrait bien aller se coucher, mais les autres l’entraînent. Ils errent au hasard tous les six et atteignent la rue Casimir Delavigne. Braz n’en peut plus ; il voudrait qu’on le laissât. “ Il est temps de s’aller coucher maintenant ”. Mais Lepic ne l’entend pas ainsi ; il prétend l’entraîner hors la ville.

— “ Viens-t’en donc ! J’ai un jardin là-haut, auprès du fort de Tourneville. Nous cueillerons des roses. J’te vas donner un bouquet que t’en garderas longtemps le souvenir. ” (déposition de la fille Gabrielle.)

En vain Gabrielle tire le marin par la manche ; elle voudrait le retenir ; mais il n’est plus en état de rien entendre, ou du moins d’entendre raison. Tous repartent et commencent à monter la longue côte.

Une fille se penche vers l’autre : — Ça ne va-t’y pas se gâter ?… Pour sûr ils vont lui faire son affaire.

— Non, répond l’autre ; il y a toujours des soldats près du fort.

Braz est entre Lepic et “ celui qui a la main en écharpe ” (déposition de Braz). — Cette “ main en écharpe ” l’a beaucoup frappé. — Les filles suivent, puis Goret à quelque distance en arrière.

C’est à cinq heures, c’est-à-dire immédiatement avant l’aube (5 octobre), qu’ils descendent dans le fossé du fort ; sous quel prétexte ? je ne sais. Les deux filles restent en haut.

Que se passe-t-il alors ? Il est malaisé de l’établir. Le marin n’est plus là pour le raconter ; de plus, au moment de l’agression, il était ivre et il est vraisemblable qu’il n’ait pu se rendre que vaguement compte de la manière dont on l’attaquait et du rôle particulier de chacun de ses agresseurs. Nous n’aurons donc, pour nous éclairer, que le témoignage des intéressés. Or, chacun des accusés proteste de son innocence ; du moins cherche-t-il à restreindre le plus possible sa part de responsabilité. (Lepic, plus catégorique, niera même avoir été de la partie : on s’est trompé ; ça n’est pas lui.)

On procède à l’interrogatoire de Cordier :

C’est sans doute un bien méchant gars : il a déjà subi trois condamnations pour vol ; il n’avait que quatorze ans la première fois ; il est rendu à ses parents ; il recommence ; de nouveau on le renvoie à sa famille ; à la troisième fois on le confie à une colonie disciplinaire. Mais il prend en telle horreur ce régime, qu’il s’enfuie et retourne près de sa mère. Madame Cordier est la veuve d’un marin ; elle tient une maison de blanchissage et emploie plusieurs ouvrières. Yves Cordier est le dernier de cinq enfants. Le puiné est au régiment ; les autres sont placés, mariés, font une honnête carrière ; toute la famille est honorablement notée. Le cadet, celui qui nous occupe, semble particulièrement aimé ; et non seulement de sa mère et de ses frères, mais également par les voisins. Ses patrons donnent de lui de bons témoignages ; on nous lit une lettre d’un de ceux-ci, qui parle avec éloge de “ sa conduite et sa probité ” et demande à le reprendre à son service. C’est chez lui que Cordier reprenait déjà du travail deux jours après sa première libération[1].

Il est à remarquer que la déposition de Cordier et celles des deux filles concordent point par point. D’après leur récit, Goret aurait brusquement sauté au cou du marin par derrière et aurait roulé à terre avec lui. Puis, tandis que Lepic le bâillonnait, Goret l’aurait fouillé et aurait passé à Cordier l’argent qu’il trouvait dans les poches. Cet argent, Cordier le repassait presque aussitôt après à Lepic. Goret donnait encore au marin deux derniers coups de pied sur la nuque, et l’on repartait.

Chacun allait de son coté ; mais rendez-vous était pris pour se retrouver un peu plus tard, dans une chambre, rue du Petit Croissant, chez Goret même, et se partager l’argent.

C’est là que la police, aussitôt prévenue par le marin, les arrêta.

Le Président bouscule l’interrogatoire des deux filles. Il appert que les témoins “ de moralité douteuse ” ne jouissent pas d’un grand crédit dans son esprit ; et cela est tout naturel. Malheureusement, ici nous n’avons que ceux-ci pour nous instruire. Gabrielle, pressée de questions, qui se succèdent sans qu’elle ait le temps d’achever ses réponses, et qui sent que le Président ne lui fait point crédit, se trouble. Elle ne peut guère placer que des monosyllabes, répondre que par oui ou par non. Elle veut dire (c’est du moins ce qu’il me semble) que Cordier n’a pas participé à l’agression, et n’a fait que recevoir l’argent que les autres lui passaient. Si vous croyez que c’est facile !… Evidemment tout cela a été déjà élucidé à l’instruction : cet interrogatoire, pour le juge qui a étudié l’affaire, ne peut et ne doit apporter rien de nouveau ; mais pour le juré, tout est neuf : il cherche à se faire une opinion ; il s’inquiète et doute si peut-être l’affaire n’a pas été bouclée trop vite, et l’opinion que s’en est faite le Président.

Le Président. — Est-ce Cordier qui lui mettait la main sur la bouche ?

La fille Gabrielle. — Non, mon Président.

Le Président. — Alors c’est lui qui a porté les coups.

La fille Gabrielle. — Non, mon Président.

Le Président. — Enfin, l’un frappait, l’autre bâillonnait, le troisième fouillait. Braz dit que c’est Cordier qui l’a frappé ; vous dites que c’est Cordier qui l’a fouillé. Il y a eu sans doute quelque confusion dans la lutte et par conséquent dans les témoignages aussi. Il ressort de tout cela que la responsabilité des trois accusés a été engagée au même degré, et c’est ce qui paraît évident. Fille Gabrielle, vous pouvez vous rasseoir.

La fille Gabrielle est la dernière interrogée ; on va passer aux plaidoiries. Alors le Président, selon l’usage, se tournant vers “ celui qui a la main en écharpe ” :

— Vous n’avez rien à ajouter au rapport du témoin ? Cordier, qui sent que tout va finir, en sanglotant :

— Monsieur le Président, j’dis la vérité, j’l’ai pas touché. — Puis dans un élan pathétique, du plus fâcheux effet : — Je l’jure sur la tombe de mon père…

Le Président. — Mon enfant, laissez donc votre père tranquille.

Cordier, continuant. — …pas même du bout du doigt…

Pour Cordier, non plus que pour les autres, aucun témoin à décharge n’a été cité. On a bien donné lecture de la lettre d’un des patrons de Cordier ; mais pourquoi n’entendons-nous pas sa mère ? — Parce que Yves Cordier n’a pas voulu qu’elle fût appelée ; il s’est même refusé à donner son adresse.

Le Président. — Pourquoi n’avez-vous pas voulu donner l’adresse de votre mère ?

Cordier ne répond pas.

Le Président. — Alors vous refusez de nous dire pourquoi vous n’avez pas voulu donner l’adresse de votre mère ?

Hélas ! mon président, est-ce donc si difficile à comprendre ? ou n’admettez-vous pas que Cordier ait pu vouloir épargner une honte à sa mère ? Si vous pouviez voir la pauvre femme, comme j’ai fait ensuite,[2] sans doute vous ne vous étonneriez plus.

Je suis consterné, épouvanté, de sentir que l’interrogatoire va se clore et que le cas particulier de Cordier va demeurer si peu, si mal éclairé. Car je ne sais presque rien de lui, mais il m’apparaît déjà que ce garçon n’a rien de féroce, rien d’un bandit. Il ne me semble même pas impossible qu’il ait accompagné le marin, poussé par une sorte de sympathie vague… Ne saurais-je inventer nulle question, puisque, juré, j’ai le droit d’en poser, qui puisse jeter ici quelque lueur, et m’éclairer moi-même — car peut-être que je m’abuse et qu’Yves Cordier, après tout, ne mérite point la pitié. Cette question, je n’aurai plus le droit de la poser, dès que les plaidoiries auront commencé. Je n’ai plus qu’un instant, et déjà l’avocat de Cordier se lève… Alors, d’une voix étranglée, le cœur battant, je lis ceci, que je viens d’écrire, craignant sinon de ne pouvoir trouver mes mots et achever ma phrase :

— Monsieur le Président, pouvons-nous savoir quelle somme a été prise à la victime et dans quelle proportion le partage s’est fait ensuite entre les accusés ?

Le Président procède à un court interrogatoire et nous apprenons : que 92 francs ont été soustraits à Braz ; — que, sur cette somme, 5 francs ont été donnés à chacune des deux femmes pour acheter leur silence ; — que Cordier a reçu 10 francs, qu’il remettait aussitôt après aux agresseurs ; et que, du reste de la somme, soit 72 francs, Lepic et Goret ont gardé chacun la moitié.

Ah ! s’il m’était permis de tirer des conclusions et, d’après ces chiffres précis, de chiffrer précisément la part de responsabilité de chacun !… L’avocat de Cordier, du moins, le fera-t-il ? — Non. Sa plaidoirie du reste est solide, habile ; mais il ne peut faire que Cordier n’ait un casier judiciaire déjà chargé. Il ne peut faire non plus que Cordier, peu de temps après son arrestation, ou plus précisément, je crois : après la première instruction — n’ait écrit au Procureur la lettre la plus absurde, la plus folle :

“ Je ne connais ni Lepic, ni Goret, y disait-il. Ils n’étaient pas là. C’est moi seul qui ai fait le coup, avec un de mes amis du port. Je ne regrette qu’une chose : c’est de ne pas avoir achevé le marin. ”

Lettre manifestement écrite sous la pression de Lepic, dira l’avocat défenseur, et sans doute sous ses menaces. (Lepic chercha également à intimider les deux femmes en les menaçant de son couteau “ catalan ”.) N’a-t-on pas persuadé à Cordier que, en tant que mineur, il ne risquait guère et ne pourrait être condamné sévèrement ?

Cette lettre, du reste, l’accusation, tout en la relevant, n’en tient pas grand compte. Il arrive parfois, souvent même, que le Procureur reçoive de la prison semblables “ aveux ” destinés parfois à éclairer la justice, parfois à l’égarer ; lettres écrites, parfois même, sans but et sans raison, dans le désœuvrement de la geôle. N’importe ! cette lettre, dans l’esprit des jurés, est du plus déplorable effet. J’ai moi-même le plus grand mal à me l’expliquer par le peu que l’instruction m’a révélé du caractère (et de l’absence de caractère) de Cordier.

Après la première plaidoirie de la défense, le tribunal demande une suspension de séance et nous allons dîner.

Quand, deux heures après, nous rentrons au Palais, l’avocat de Cordier n’est plus là. Certes, je n’irai pas jusqu’à dire que les avocats des deux autres accusés ont profité de cette absence, mais pourtant, comme ce n’est qu’en chargeant Cordier qu’ils pouvaient décharger leur client, la présence du défenseur de Cordier n’aurait pas été inutile. Cordier restait tout abandonné à la discrétion des deux autres.

Et ce n’est pas seulement par là que Cordier eut à pâtir de passer en jugement le premier. Sans doute, si elle s’était d’abord déchargée sur Lepic, la sévérité des jurés se serait montrée moins intransigeante. Ce fut Goret qui, passant troisième, profita de la réaction ; du reste, son linge, sa tenue, son air fourbe, avaient favorablement impressionné le jury.

Nous ne fûmes pas plutôt dans la salle de délibération qu’un long, maigre “ primaire ” à cheveux blancs, sortit de sa poche un papier où il avait consigné toutes les charges contre Cordier, et principalement ses condamnations précédentes. En vérité ce furent celles-ci qui l’emportèrent et dictèrent le nouveau jugement. Tant il est difficile pour le juré de ne pas considérer une première condamnation comme une charge et de juger le prévenu en dehors de l’ombre que cette première condamnation porte sur lui.

En vain, un autre juré donna lecture de la lettre d’un des autres patrons de Cordier, extrêmement favorable à celui-ci — lettre qui n’avait pas été versée au dossier et que je ne sais qui venait, je ne sais comment, de lui remettre tandis que nous passions dans la salle de délibération — ce que je croyais formellement interdit…

— Tout ça, c’est des bandits, reprenait un autre juré. Faut en débarrasser la société.

C’est ce qu’on fit dans la mesure du possible. Cordier fut condamné à cinq ans de réclusion et dix ans d’interdiction de séjour. Goret, à l’heure où j’écris ces lignes, est relâché depuis trois mois.

Cette nuit je ne puis pas dormir ; l’angoisse m’a pris au cœur, et ne desserre pas son étreinte un instant. Je resonge au récit que me fit jadis au Havre un rescapé de la Bourgogne : Il était, lui, dans une barque avec je ne sais plus combien d’autres ; certains d’entre ceux-ci ramaient ; d’autres étaient très occupés tout autour de la barque à flanquer de grands coups d’aviron sur la tête et les mains de ceux, à demi noyés déjà, qui cherchaient à s’accrocher à la barque et imploraient qu’on les reprît ; ou bien, avec une petite hache, leur coupaient les poignets. On les renfonçait dans l’eau, car en cherchant à les sauver on eût fait chavirer la barque pleine…

Oui ! le mieux c’est de ne pas tomber à l’eau. Après, si le ciel ne vous aide, c’est le diable pour s’en tirer ! — Ce soir je prends en honte la barque, et de m’y sentir à l’abri.

Avant de rentrer me coucher, j’avais longtemps erré dans ce triste quartier près du port, peuplé de tristes gens, pour qui la prison semble une habitation naturelle — noirs de charbon, ivres de mauvais vin, ivres sans joie, hideux. Et dans ces rues sordides, rôdaient de petits enfants, hâves et sans sourires, mal vêtus, mal nourris, mal aimés…

Mais Cordier, lui, est fils d’une honnête famille ; il a eu de bons exemples sous les yeux. Si on lui tend la perche, peut-être qu’on pourrait le sauver.

Le lendemain matin, je m’en vais trouver son avocat et lui soumets le projet de requête que voici (il s’agit, du reste, d’une demande non de recours en grâce, mais simplement de diminution de peine) :

 Attendu

Que le seul témoignage contre l’accusé Cordier est celui de la victime, M. Braz, ivre au moment où elle a été attaquée ;

Que du reste M. Braz, marin, reparti en voyage, n’a pu être atteint par la citation et par conséquent être entendu à l’audience ;

Qu’il ressort néanmoins de sa première déposition qu’il a été attaqué par derrière et qu’il n’a pu voir l’agresseur. —

D’autre part,

 Attendu

Que la déposition de Cordier concorde entièrement avec celles des filles Gabrielle et Mélanie, seuls témoins de l’agression, et qu’il ressort de leurs dires que Cordier na point pris part à l’attaque, mais s’est contenté de recevoir l’argent de la victime, que Goret et Lepic, les deux agresseurs, lui tendaient ;

Qu’il ressort de ces dépositions que Goret, beaucoup moins ivre que les autres, n’ayant participé à aucune des précédentes “ tournées ”, suivait le groupe par derrière, à l’insu de Braz, jusqu’au moment où il a bondi sur lui ; que Lepic entraînait le marin avec une intention précise ; et qu’il semble que Cordier, faible de caractère, presque incapable de résister à l’entraînement et de plus complètement ivre, n’ait fait que suivre.

Que ceci trouve, du reste, confirmation dans le fait que, lors du partage, Goret et Lepic se réservant la forte somme, ont jugé suffisant de lui donner 10 francs, comme ils avaient remis 5 francs à chacune des deux filles, pour prix du silence.

 Attendu

Que la déclaration de Cordier recueillie au cours de l’instruction, dont se sont servis les avocats défenseurs des autres accusés, et le ministère public : “ C’est moi seul qui ai fait le coup avec un autre camarade ; ni Lepic, ni Goret n’étaient là ; je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas l’avoir achevé ”, est manifestement inspirée par la crainte de Lepic dangereux repris de justice — qui, de même, a cherché à intimider les deux femmes — et qu'il n'y a pas lieu par conséquent de tenir compte de cette déclaration.

 Attendu

Que si Cordier était coupable (du moins dans la mesure qu’on l’a dit) il est hors de vraisemblance qu’il eût cherché à reporter son affaire devant une autre juridiction, comme il a fait lorsque la Correctionnelle du Havre lui a infligé une peine de deux ans.

. . . . . . . . . . . . . . .

L’avocat, obligeamment, m’indique telle modification de forme qu’il croit devoir y apporter, insiste sur le rapport du médecin légiste qui estime que Cordier est “ d’une intelligence au-dessous de la moyenne, qu’il s’exprime avec une certaine difficulté, que sa mémoire lui fait parfois défaut ” et conclut à une responsabilité atténuée. Puis il m’indique la marche à suivre pour la faire signer, approuver du Procureur général et envoyer à qui de droit.

Une sorte de timidité, la crainte aussi de ne rien obtenir en demandant trop, le sentiment de la justice — car malgré tout je ne puis considérer Cordier comme innocent — me détournent de demander le recours en grâce tout simple. Je me rends compte peu après que je ne l’eusse pas plus malaisément obtenu. Plusieurs jurés en effet ont médité sur cette affaire ; la nuit leur a porté conseil ; ils sont prêts à approuver ma requête, et je n’ai point de peine à recueillir les signatures de huit d’entre eux. Un des autres, un énorme fermier rougeoyant, plein de santé, de joie et d’ignorance, comme on parle devant lui de la maladie d’un prisonnier et de l’absence de soins par quoi sa maladie aurait empiré :

— S’il crève c’est autant de gagné pour la société. A quoi bon les soigner ? s’écrie-t-il. Faut leur dire ce que répondait le médecin, à l’autre qui voulait se faire couper son doigt pourri : — “ Pas la peine, mon garçon ! tombera bien tout seul. ”

Je dois ajouter que cette boutade n’amène les rires que de quelques-uns.

Les deux autres qui se refusèrent à signer donnèrent cette raison : qu’ils avaient voté suivant leur conscience et qu’on aurait par trop à faire s’il fallait revenir sur chaque affaire jugée.

Evidemment : mais j’eusse été tout de même curieux de connaître le dossier des deux précédentes condamnations de Cordier. S’il fut jugé alors comme nous l’avons jugé hier… [3]

Quelque temps après j’obtins satisfaction de ma requête : La peine de Cordier est réduite à trois ans de prison.

Mais hélas ! après la prison ce sera le bataillon d’Afrique. Et au sortir de ces six ans, qui sera-t-il ?… que sera-t-il ?…

  1. Je ne donne ici que les renseignements qui nous furent fournis par la Cour, et non ceux que je pus, de mon côté, recueillir ensuite.
  2. “Je ne me refuse aucunement à vous donner l’adresse de ma mère, m’écrivit peu de temps après Cordier, de la prison — car, si je ne l’ai donnée au juge, c’était pour ne pas qu’elle se présente au Palais. ”
  3.  Aussitôt que j’eus un jour libre, j’allai au Havre et rendis visite à la mère du condamné. J’eus quelque mal à la retrouver, car la pauvre femme avait dû changer d’adresse pour fuir les propos et les regards injurieux des voisins. Dès qu’elle comprit pourquoi je venais, elle m’entraîna dans une petite pièce écartée où les ouvrières qu’elle emploie ne pussent pas nous entendre.
     Elle sanglote et peut à peine parler ; une de ses filles l’accompagne, qui complète les récits de la mère :
     — Ah ! Monsieur, me dit celle-ci, ça a été une grande misère pour nous quand mon autre fils (le puîné) a été pris par le service. Il était de bon conseil et Yves l’écoutait toujours. Quand il s’est échappé de la colonie, il n’a plus osé habiter à la maison, par crainte qu’on ne le reprenne. C’est alors que, sans domicile, il a commencé de fréquenter les pires gens qui l’ont entraîné et perdu.
     Tous les renseignements que je recueille ensuite sur Yves Cordier — de sa mère, de sa sœur, de son dernier patron, de son frère que je vais voir à la caserne — confirment entièrement l’opinion qui commençait à se former en moi :
     Yves Cordier est sans jugement ; de tête faible et déplorablement facile à entraîner. Bon à l’excès, disent-ils tous : c’est dire aussi : sans résistance. Son désir d’obliger autrui va jusqu’à la manie, jusqu’à la sottise. C’est pour un camarade “ qui en avait besoin ” qu’Yves Cordier aurait volé une vieille paire de chaussures, son premier vol.
     Quand, à la colonie pénitentiaire, sa mère, usant de la permission, lui apportait des friandises : “ Si c’est pour lui que vous apportez ça, Madame, lui disait le gardien, c’est pas la peine ; il donne tout aux autres et ne gardera rien pour lui. ”  A la colonie, sur les conseils d’un camarade, il se fit tatouer le dos de la main gauche. Un autre camarade lui persuada, aussitôt après, que ce tatouage apparent pourrait le gêner dans la vie, et Yves, docile à ce nouveau conseil, appliqua sur le tatouage un emplâtre de sel et de vitriol qui lui mangea la chair jusqu’à l’os (et c’est pourquoi, le jour du délit, il avait sa main en écharpe).  — Ce garçon avait seulement besoin d’être dirigé, me dit enfin son patron cordonnier, qui me parle de lui en termes émus et ne demande qu’à le reprendre à son service…