Souvenirs de la Guerre de Hongrie sous le prince Windisch-Graetz et le ban Jellachich

La bibliothèque libre.
Souvenirs de la Guerre de Hongrie sous le prince Windisch-Graetz et le ban Jellachich

SOUVENIRS


DE


LA GUERRE DE HONGRIE


SOUS LE PRINCE WINDISCHGRAETZ ET LE BAN JELLACHICH.




I

On sait au milieu de quelles circonstances critiques pour la monarchie autrichienne commencèrent les opérations de l’armée impériale contre la Hongrie. Quelques semaines seulement s’étaient écoulées depuis la prise de Vienne en octobre 1848, quand, aux premiers jours de décembre, le prince Windischgraetz mit en mouvement les forces considérables qui devaient poursuivre à Pesth l’insurrection, déjà vaincue dans la capitale de l’empire. Cet intervalle de deux mois environ avait été strictement nécessaire pour organiser l’armée du prince à une époque où, les finances étant épuisées et la guerre d’Italie n’étant interrompue que par une trêve, le maréchal Radetzky avait encore besoin de toutes ses troupes. Ce n’était pas d’ailleurs une agitation superficielle qu’on allait rencontrer en Hongrie, et les causes bien connues du soulèvement des Magyars faisaient prévoir une résistance opiniâtre, contre laquelle il faudrait recourir à d’énergiques moyens de répression.

L’opposition contre le gouvernement impérial s’était manifestée en Hongrie dès les premières années qui avaient suivi la réunion de ce royaume à l’Autriche. La Hongrie avait conservé beaucoup de privilèges qui remontaient à l’époque des croisades et aux temps féodaux. La majorité des seigneurs fut peu à peu amenée à abandonner ces privilèges, qui étaient en contradiction trop évidente avec la marche du temps et des esprits. Dès-lors se forma au sein de la noblesse même une minorité jalouse de ses droits, qui devint le noyau d’une opposition entretenue pendant deux siècles par les puissances qui craignaient l’agrandissement de la maison d’Autriche, et par l’argent de la France sous le règne de Louis XIV et de Louis XV. Lorsque cette opposition trouvait un chef dans quelque ambitieux, comme Tekely ou Rakoczy, les mécontens levaient des troupes, forçaient les seigneurs attachés à l’Autriche à entrer dans leur parti, et commençaient la guerre ; mais, trop faibles pour résister aux forces de l’empire, ils se voyaient bientôt réduits à implorer le secours des Turcs, offraient au sultan la couronne de Hongrie, et joignaient leurs armes aux siennes. Vers la fin du siècle dernier cependant, la noblesse hongroise dut renoncer à une lutte désormais trop inégale. Après avoir versé son sang à flots dans les révoltes, elle se voyait privée de l’appui des Turcs, affaiblis par la victoire du prince Eugène : elle se rapprocha donc de la cour impériale, et, sous le règne de Marie-Thérèse, l’opposition des seigneurs hongrois ne se fit plus sentir que lors de la réunion des diètes, par quelques contestations sur les subsides et les levées de troupes, destinées seulement à préciser la position particulière de la Hongrie vis-à-vis de l’Autriche. C’est pendant ces dernières années que la lutte recommença plus vive, et qu’un petit nombre de seigneurs hongrois résolurent de tourner contre l’Autriche les armes nouvelles que leur fournissait l’esprit révolutionnaire.

Quelques années avant 1848, la minorité ardente qui travaillait à séparer la Hongrie de l’empire ne cachait plus ses projets. Tous les actes du gouvernement rencontraient dans ses rangs de violens adversaires. Les événemens de mars 1848 à Vienne vinrent lui offrir enfin l’occasion de réaliser ses rêves d’indépendance. Appuyés sur une partie de la nation, les nobles hongrois arrachèrent d’importantes concessions à l’Autriche, ébranlée par une crise récente et forcée de concentrer ses troupes dans les provinces insurgées de l’Italie. La Hongrie devait former à l’avenir un état indépendant, ayant ses ministres et son armée. À peine ces concessions étaient-elles obtenues, que l’on se mit à en tirer parti contre le faible gouvernement qui n’avait pas su les refuser. Le nouveau ministre de la guerre remit le commandement des principales forteresses de la Hongrie à des hommes dont le dévouement lui était connu. Il répandit l’argent à pleines mains, et sous sa direction une armée régulière, une puissante artillerie s’organisèrent rapidement. Pendant que la Hongrie se constituait ainsi en foyer de rébellion armée contre l’empire, la révolution continuait d’agiter l’Autriche elle-même, et l’empereur, retiré en Tyrol, restait tranquille spectateur du démembrement de ses états. C’est alors qu’obéissant à une haute inspiration et bravant les édits de proscription lancés contre lui, le ban Jellachich passa la Drave, et entra en Hongrie à la tête de son armée fidèle. Sa marche victorieuse allait peut-être écraser l’insurrection des Magyars, quand une révolution, plus terrible encore que les précédentes, fit de nouveau triompher l’anarchie à Vienne. Le ban se dirigea aussitôt à marches forcées sur la capitale, et on sait quel fut le résultat de cette énergique manœuvre ; on sait comment le prince Windischgraetz réunissant sous les murs de Vienne son corps d’armée à celui du ban, réussit à rétablir l’autorité impériale dans la cité rebelle.

Tels étaient les événemens qui rendaient la guerre contre la Hongrie inévitable, et que j’ai dû rappeler dans leur succession rapide pour mieux faire comprendre l’importance de la campagne qui allait s’ouvrir contre les Hongrois à la fin de 1848. Au moment de quitter Vienne, le prince Windischgraetz, nommé par l’empereur général en chef de l’armée de Hongrie, avait écrit au maréchal Radetzky pour le prier de lui envoyer quelques officiers d’état-major. J’étais alors en Italie[1], et je reçus l’ordre d’aller rejoindre à Vienne l’armée du prince.

À mon arrivée, j’allai me présenter au prince Windischgraetz. J’avais servi dans son régiment ; c’était un titre à sa bienveillance. Il me reçut avec bonté. Tout en lui, ses manières, son langage, témoigne de cette noblesse de cœur, de cette générosité de caractère qui le porta, lorsque la princesse sa femme eut été tuée pendant la révolte de Prague par un assassin aposté[2], — à faire cesser le bombardement de la ville pour que la destruction de la cité ne semblât point l’effet d’une vengeance particulière. Peu de jours après ma présentation au prince, j’eus le bonheur d’être attaché à l’état-major du ban Jellachich : j’allais donc servir en Hongrie sous l’un des plus chevaleresques généraux de l’armée autrichienne.

J’avais entendu en Italie tous mes compagnons d’armes parler avec enthousiasme du ban Jellachich ; aussi n’est-ce pas sans quelque émotion que je me rendis près de mon nouveau chef. Le ban est de taille moyenne : il a la poitrine haute, les épaules larges, le front haut et découvert, les tempes garnies de cheveux noirs. L’expression de son visage est douce : cependant, dès qu’il s’anime, son regard devient impérieux. Il a la parole facile et éloquente. Tout en lui respire la franchise, la force et l’énergie ; mais ce n’est pas dans un salon, c’est sur un champ de bataille qu’il faut le voir, quand il s’élance à la tête des bataillons, quand sa voix mâle domine le bruit du canon et entraîne les soldats. À Vienne, comme dans le reste de l’empire, le ban avait été reçu avec enthousiasme ; la rue, devant le palais qu’il habitait, était continuellement pleine de personnes attendant son passage pour lui donner des marques de leur sympathie. Les hommes le saluaient de leurs vivat, les femmes agitaient leurs mouchoirs : grands et petits, tous semblaient vouloir lui témoigner leur reconnaissance, lui faire oublier qu’il fut un temps où lui, l’homme loyal et chevaleresque, avait été accusé de rébellion ; mais le ban fuyait ces ovations et ces applaudissemens, noble récompense que la foule a avilie en la prodiguant.

C’est le 9 décembre 1848 que nous entrâmes en campagne. Je quittai Vienne au matin avec le général Zeisberg, chef de l’état-major du ban, pour aller à Bruck, sur la Leitha, à la frontière de Hongrie. En quelques heures, nous fûmes dans cette petite ville, et nous montâmes aussitôt sur les hauteurs au pied du Geisberg. On voyait de là le village de Pahrendorf, occupé par les Hongrois, et sur la crête des collines, à l’horizon, les vedettes des avant-postes ennemis qui tranchaient comme des points noirs sur l’azur du ciel. Le lendemain, 10 décembre, le général Zeisberg alla reconnaître tout le cours de la Leitha sur la rive gauche. Les Hongrois avaient brûlé les ponts à Packfurth et à Rohrau ; le général ordonna de les rétablir, car le jour où l’on attaquerait les positions ennemies, il fallait pouvoir déboucher sur plusieurs points en même temps.

Pendant que nous étions arrêtés à Prellenkirchen chez le général Gramont, la nouvelle arriva des avant-postes qu’une troupe de cavalerie hongroise paraissait sur les hauteurs de la rive droite ; au bout de dix minutes, la brigade du général Gramont fut en marche, et nous voilà chevauchant par la plaine, espérant le combat. Le général Zeisberg courait de la tête à la queue de la colonne, il donnait les ordres, préparait l’attaque et pressait la marche de l’infanterie. À cette ardeur, à cette impétueuse activité, on reconnaissait bien l’homme de guerre. Certes ce premier combat eût été glorieux ; mais, lorsque nous arrivâmes sur les hauteurs, nous vîmes les Hongrois qui se retiraient, et déjà trop éloignés pour que nous pussions les atteindre avant la nuit. Ce premier mécompte était un fâcheux présage, et de pareils contretemps devaient se renouveler plus d’une fois pendant la guerre. Renonçant à poursuivre l’ennemi, le général Zeisberg partit alors pour Haimburg, sur le Danube, où nous arrivâmes à onze heures du soir.

C’est jour par jour qu’il faut noter les incidens d’une campagne. Le 10 décembre, nous poursuivions les Hongrois près de Prellenkirchen, et le 11 le général Zeisberg m’envoyait, avec le capitaine baron Freyberg, reconnaître les chemins qui débouchent dans la plaine voisine de Haimburg ; le temps était superbe, un soleil radieux se levait à l’horizon. Lorsque nous fûmes arrivés à Berg, nous montâmes sur la hauteur où se trouve le cimetière, et, la carte à la main, nous cherchâmes à nous orienter. On voyait dans les prés, autour de Kitsee, des bataillons de Hongrois qui faisaient l’exercice ; des pelotons de cavalerie couraient au galop sur la plaine ; là comme partout, l’ennemi déployait une grande activité ; mais il ne fallait que compter nos bataillons pour rester convaincu que l’armée hongroise allait être écrasée et la révolte étouffée. Le prince Windischgraetz allait entrer en Hongrie avec cinquante mille hommes et deux cents pièces de canon ; le général comte Schlick avait déjà quitté Dukla sur la frontière de Pologne et s’avançait avec son corps d’armée ; le général comte Nugent allait opérer au nord de la Drave avec seize mille hommes ; les Serbes occupaient le banat de Temeswar ; le général Puchner gardait la Transylvanie avec huit mille hommes, et nous avions huit mille hommes aussi dans les forteresses d’Arad et de Temeswar. Qu’est-ce que les Hongrois pouvaient nous opposer ? Trente mille hommes réunis à la frontière sous les ordres de Georgey et douze mille hommes commandés par Perczel au sud, sur la Drave ; enfin quelques faibles corps de milices et de levées faites à la hâte, disséminées au nord de la Hongrie pour arrêter le général Schlick, et au sud, sur la Maros, pour contenir les Serbes. Nos forces réunies se montaient à cent vingt mille hommes, et l’issue de la guerre ne paraissait pas douteuse.

Nous restâmes quatre jours à Haimburg ; il faisait un temps superbe, et nous passions les soirées sur la terrasse du château, d’où l’on avait une vue admirable sur le cours du Danube et les plaines de la rive gauche ; l’on apercevait à l’horizon les hautes tours blanches du vieux château royal de Presbourg, éclairées par les rayons de la lune. Le 15 décembre, le ban et tout son état-major quittèrent Haimburg, et nous retournâmes à Bruck, sur la Leitha, où le premier corps d’armée était réuni. Trente mille Hongrois, sous les ordres de Georgey, gardaient la frontière, et il était probable que la journée du 16 ne se passerait pas sans combat. La ligne de défense des Hongrois était beaucoup trop étendue. Au lieu de concentrer leurs forces sur un seul point pour tomber avec avantage sur nos colonnes au moment où celles-ci allaient déboucher sur la rive droite de la Leitha, ils avaient éparpillé leurs forces sur toute cette ligne. Appuyant leur droite au Danube et leur gauche au lac de Neusiedl, ils occupaient la ville de Presbourg et les villages de Kitsee, Neudorf et Pahrendorf. Il eût été facile de les couper de leur ligne de retraite, et cependant les dispositions de la journée du 16 décembre semblaient calculées pour faire une simple reconnaissance. Toute notre armée devait se mettre en mouvement le 16 à huit heures du matin ; le second corps, commandé par le général comte Wrbna et échelonné sur la rive droite de la March, devait passer cette rivière, s’avancer sur la rive gauche du Danube, et se porter sur Presbourg ; le premier corps, sous les ordres du ban Jellachich, soutenu de tout le corps de réserve, avec le général duc Serbelloni, et de vingt-cinq escadrons commandés par le prince François Liechtenstein, devait s’avancer contre les troupes hongroises qui gardaient la frontière depuis Presbourg jusqu’au lac de Neusiedl.

Le 16 décembre, dès six heures du matin, le ban détacha le général Zeisberg, son chef d’état-major, avec deux régimens de cavalerie et six pièces de canon. Le général Zeisberg, descendant la rive gauche de la Leitha jusqu’à la hauteur du village de Packfurth, y passa la rivière à la tête de sa brigade, pour aller se placer sur la route de Raab, par laquelle les troupes hongroises que le ban allait attaquer à Pahrendorf devaient se retirer. À neuf heures, lorsque le ban jugea que le général Zeisberg devait être arrivé sur la route, il commença l’attaque de Pahrendorf. J’avais suivi le général Zeisberg : au moment où le ban engagea le combat, nous étions déjà arrivés à Neudorf, sur les derrières des Hongrois ; alors le général Zeisberg s’arrêta et fit prendre position à sa brigade. Cependant les Hongrois, ayant abandonné Pahrendorf après un violent combat, apprirent par leurs éclaireurs que nous étions placés dans une position avantageuse sur la route directe qu’ils devaient suivre. Ils se jetèrent alors vers le sud, espérant nous échapper en décrivant un grand circuit pour aller regagner la route de Raab à la hauteur d’Altenbourg ; mais le général Zeisberg se porta en avant pour aller les couper dans cette nouvelle direction. À cinq heures, notre avant-garde atteignait les premières maisons du village de Casimir, les Hongrois y arrivaient en même temps ; le combat s’engagea aussitôt, la flamme jaillit des canons, les boulets volèrent dans l’air ; le général Zeisberg déploya sa cavalerie sur une seule ligne et porta ses pièces au galop sur une hauteur d’où nos batteries enfilaient la gauche des Hongrois. Les ennemis crurent probablement avoir devant eux tout le premier corps, et ils se rejetèrent encore une fois vers le sud, comptant faire un nouveau circuit pour atteindre enfin Altenbourg. Nous ne pouvions les suivre avec la cavalerie sur ce terrain coupé de larges fossés et de grandes haies séparant les cultures ; il fallut donc rester à Casimir pour attendre l’arrivée du ban avec le premier corps. Il était alors six heures du soir, le ban arriva à huit heures et laissa reposer les troupes ; la nuit était belle, la lune éclairait la campagne, et à minuit nous devions nous remettre en marche, gagner Altenbourg, puis nous ranger en bataille, avec seize mille hommes et soixante-dix pièces de canon, sur la route par laquelle tous les corps hongrois qui se retiraient sur la rive droite du Danube allaient être obligés de venir tenter le passage. En même temps, toute l’armée du prince Windischgraetz allait suivre ces corps de près pour les écraser. Le plan du ban était audacieux et parfaitement calculé, il eût certainement réussi ; mais un peu avant minuit, un courrier venant du quartier-général, qui se trouvait encore à Haimburg, apporta au ban l’ordre de s’arrêter à Casimir : le second corps n’avait pu que s’avancer lentement sur la rive gauche du Danube, il n’était pas encore arrivé devant Presbourg, et notre corps, qui formait l’aile droite de l’armée, ne pouvait plus dès-lors être détaché en avant. L’obéissance quand même est le premier devoir du soldat ; nous eûmes le chagrin d’apprendre au point du jour, par nos patrouilles, que les troupes hongroises, que nous avions deux fois coupées, avaient profité de notre halte pour passer pendant la nuit au sud de Casimir et gagner enfin la route de Raab.

Cette journée du 16 décembre aurait pu être décisive ; les Hongrois avaient éparpillé leurs troupes, et nous avions sur la rive droite deux corps d’armée avec une puissante artillerie ; nos troupes, bien disciplinées, étaient pleines de courage et d’ardeur. Par je ne sais quelle funeste circonspection, nous commençâmes dès ce jour à soumettre nos mouvemens d’opération à ceux de l’ennemi ; nous manquions de nouvelles sur la marche et le plan des Hongrois, et c’étaient eux qui, malgré leur retraite, avaient l’initiative, car il sembla dès-lors que nous ne nous avancions dans le pays qu’autant qu’ils nous abandonnaient le terrain. Si le ban Jellachich eût pu avec tout son corps aller se ranger en bataille devant Altenbourg, sur la route de Raab, l’armée de Georgey, arrêtée de front par le ban, suivie de près par les deux autres divisions du prince, aurait été détruite. Cette armée était composée des troupes impériales qui avaient trahi leur serment ; elle fut plus tard le noyau de toutes les forces hongroises, et les sous-officiers que nous avions formés fournirent d’excellens officiers pour organiser les bataillons de honveds et les levées en masse. Le destin fatal voulait que cette poignée de soldats devînt une armée de cent trente mille hommes, assez puissante pour que, quatre mois plus tard, nos belles et courageuses troupes fussent obligées de se retirer devant elle, sans avoir été vaincues, jusqu’à la frontière qu’elles venaient de passer, l’espérance et l’enthousiasme au cœur.

Lorsque nous eûmes reçu l’ordre de rester à Casimir, nous regrettâmes la prise que nous avions manquée à Neudorf ; comme nous passions le matin devant ce village, nous en vîmes sortir deux bataillons de honveds. Sans artillerie, isolés sur cette immense plaine, quelques décharges de mitraille les eussent rompus, notre cavalerie les eût entourés, il n’en serait pas échappé un seul homme. Cependant le général Zeisberg, sachant de quelle importance il était d’arriver à Casimir avant l’ennemi, ne voulut pas arrêter la marche de la colonne pour les attaquer, et ces honveds étonnés nous virent impunément passer à quelques portées de leur front ; le général se contenta de m’envoyer à Neudorf pour voir si l’ennemi n’y avait pas laissé d’artillerie ; j’y allai avec un peloton de dragons. Comme je courais à la sortie du village pour avoir une vue plus étendue, une centaine de balles volèrent sur nous ; les chevaux des dragons se cabrèrent, se renversèrent les uns sur les autres, et je vis au milieu de la fumée une compagnie de honveds qui filait derrière les haies. Nous arrêtâmes les voitures de bagages qu’ils escortaient : ces voitures appartenaient à des officiers ennemis. Les dragons rompirent les coffres et s’emparèrent de tout ce qui était à leur convenance. Un de ces dragons me tendit des livres qui étaient au fond d’une caisse : c’était notre règlement militaire. Je lançai dans une mare ce malencontreux volume qui venait me rappeler les ennuis de la vie de garnison. On trouva aussi un grand portefeuille de maroquin noir, contenant un portrait de femme avec un grand nombre de lettres adressées à un officier de hussards. Je gardai ces lettres, qui me promettaient une lecture amusante.

Le 17 décembre au matin, nous reçûmes l’ordre de nous rendre à Sommerein, sur la rive droite de la Leitha, pour nous rapprocher du gros de l’armée et former l’avant-garde. J’allais monter à cheval, quand un des employés de la seigneurie sur les terres de laquelle nous avions bivouaqué pendant la nuit vint me prier de l’introduire auprès du ban ; il tenait à la main une poignée de plumes de paon je me doutai aussitôt de quoi il s’agissait. La veille au soir, passant devant les bivouacs de nos chasseurs, je les avais vus retirer du feu une belle volaille rôtie ; je m’étais arrêté, et ils m’en avaient offert u n morceau. J’avais accepté de grand cœur. Or, cette volaille était un paon tué par nos chasseurs dans le parc qui nous servait de bivouac, et qu’ils avaient fait rôtir en compagnie de deux canards de Barbarie, dont l’employé m’énuméra complaisamment toutes les bonnes qualités. Ma conscience n’était pas très nette à l’endroit du paon ; je cherchai à persuader au pauvre homme que le ban n’aimait pas qu’on vînt se plaindre de ses soldats. Comme il insistait, je me fâchai, et lui dis un peu vivement de me laisser tranquille : l’employé se retira en murmurant, et le ban Jellachich aura passé à Casimir pour un tyran, parce qu’un de ses capitaines d’état-major avait la veille mangé du paon rôti !

Nous arrivâmes à Sommerein dans l’après-midi ; le lendemain, le ban alla avec quatre divisions de cavalerie et six pièces de canon faire une reconnaissance vers Altenbourg ; le temps était superbe, l’air clair et transparent ; le soleil faisait briller l’acier des armes ; nous marchions sur la grande route qui mène à Raab, regardant les nuages de fumée qui s’élevaient au-dessus des ponts auxquels les Hongrois, à notre approche, venaient de mettre le feu, lorsque deux pièces de canon placées au-delà du pont devant Altenbourg nous envoyèrent quelques boulets. Nous appuyâmes sur la droite en suivant hors de la portée du canon un chemin parallèle à la grand’route qui va d’Altenbourg à Wieselbourg ; nous vîmes alors les Hongrois, dont nous étions séparés par un large canal, se retirer précipitamment sur cette route, et nous cherchâmes aussitôt à les gagner de vitesse pour arriver avant eux dans la plaine à la sortie de Wieselbourg et y prendre une position qui les obligeât à déployer leurs forces pour engager le combat.

Je conduisais le peloton d’avant-garde, et je le précédais en courant pour reconnaître le terrain ; je passe une digue, et tout à coup j’aperçois les Hongrois qui se rangeaient en bataille ; j’étais séparé d’eux par le canal : je me retourne et vois le ban qui faisait déployer les escadrons ; les canons ennemis commencent à tirer, le ban fait avancer la cavalerie ; ce mouvement, exécuté pendant que les boulets volent de toutes parts et déchirent les chevaux, amène quelque désordre : alors le ban s’élance vers les soldats le sabre à la main, et, d’une voix éclatante, il ordonne de reformer le front. Puis, pour encourager les troupes par son exemple, il se tint long-temps, immobile et impassible, à l’endroit où l’ennemi concentrait tout son feu. Le major comte Hompesch, son aide-de-camp, s’étant placé devant lui, il l’écarta du geste, disant « qu’il ne voulait pas de bouclier entre lui et l’ennemi. Nous restâmes ainsi pendant plus de vingt minutes, et le général Zeisberg interrompait seul par des plaisanteries le grave silence qui régnait parmi nous, pendant que nous nous penchions involontairement tantôt à droite, tantôt à gauche, étourdis par le sifflement des boulets.

Les Hongrois avaient là cinq bataillons d’infanterie, six escadrons de hussards et dix-huit pièces de canon : bientôt leur feu redoubla, ils s’avancèrent sur notre droite et menacèrent de nous tourner ; mais déjà des nuages de poussière s’élevaient derrière nous sur la plaine ; le général prince François Liechtenstein, se guidant sur le feu du canon, arrivait au galop avec la cavalerie de réserve ; tous les yeux se tournèrent vers lui, l’ennemi s’arrêta, et nous commençâmes à nous replier sur la cavalerie du prince ; les Hongrois nous envoyèrent encore quelques volées de boulets : le terrain était plat et uni comme une glace, je vis là pour la première fois plusieurs boulets rouler tranquillement sur la plaine et venir mourir près des pieds de nos chevaux ; nous regardions avec étonnement ces masses de fer, maintenant inertes et immobiles, qui, quelques secondes auparavant, portaient de tous côtés la mort et la destruction. Nous rentrâmes à la nuit à Sommerein ; les Hongrois quittèrent le soir même Altenbourg, et se retirèrent jusqu’à Raab, derrière des positions qu’ils avaient fortifiées et garnies de redoutes.

Le 19 décembre, le ban marcha avec tout son corps jusqu’à Altenbourg ; nous y restâmes quatre jours entiers dans l’inaction. Le second corps, qui s’avançait sur la rive gauche du Danube, n’était entré que le 18 dans la ville de Presbourg, abandonnée par les troupes hongroises ; il y séjourna jusqu’au 22 au matin, reçut l’ordre alors de passer sur la rive droite pour se réunir au gros de l’armée, et il vint occuper les villages de Baumern, Zurndorf et Gattendorf. Le prince Windischgraetz, qui était encore à Karlbourg, dans le château du comte Zichy, poussa en avant le corps du ban, et vint, dans l’après-midi du 23, occuper Altenbourg, que nous avions quitté le matin même ; le ban arriva le même jour à Szent-Miklos sur la Raabnitz, et le général Zeisberg partit aussitôt pour faire rétablir le pont brûlé par les Hongrois sur le chemin qu’il fallait suivre de Leyden à Sôvenyhaza.

Nous passâmes la journée du 24 à Szent-Miklos ; le froid commençait à devenir intense, la Raabnitz était gelée dans plusieurs endroits, et le ban voulut faire jeter un pont en face de Szent-Miklos pour gagner Sôvenyhaza sans passer par Leyden. J’allai reconnaître les lieux. Je fis visser des crampons aux fers de mon cheval, puis je cherchai un endroit où, la rivière faisant un coude, la glace dût être épaisse. Je passai ainsi sur l’autre rive, et me dirigeai vers Sôvenyhaza pour voir si l’on pourrait conduire l’artillerie sur les digues au milieu des marais. La nuit arriva peu à peu, et quand je voulus revenir sur mes pas, à force de tourner dans ces marais, je perdis la direction de Szent-Miklos ; cependant, en me guidant sur le feu de nos bivouacs, j’arrivai, après bien des détours, jusqu’à la Raabnitz. La nuit était alors complète. Attendre le jour dans le marais, c’était risquer de périr de froid ; après avoir long-temps cherché dans l’obscurité un endroit où la glace fût adhérente au rivage, je m’aventurai en tenant mon cheval à la main ; j’arrive au milieu de la rivière, j’entends un craquement et un bruit sourd ; mon cheval effrayé s’arrête, mais, sentant la glace manquer sous ses pieds de derrière, il s’élance en avant, et nous atteignons heureusement l’autre bord. Je fus alors obligé de m’arrêter un instant. Disparaître sous la glace par cette nuit sombre, cela m’eût semblé une affreuse mort !

Nous reçûmes, pendant la journée du 25, communication du plan général du mouvement offensif qui devait porter toute l’armée devant les positions que les Hongrois occupaient sous les murs de Raab ; le ban dressa ce plan, il arrêta les dispositions de la marche qui devait nous mener sur le flanc gauche de ces positions et forcer l’ennemi à les abandonner. L’ordre général d’attaque était habilement conçu : pendant que le prince allait marcher sur la route directe par Hochstrass avec le corps de réserve contre le front des Hongrois, le corps du ban, les tournant par le sud dans le flanc gauche, devait les rejeter sur le second corps. S’avançant par Dunaszeg et Vamos, le second corps passerait, pendant la nuit du 27 au 28, le bras du Danube appelé le Petit-Danube, à deux lieues en arrière de Raab, pour prendre position à la hauteur de Saint-Ivany, et arrêter, jusqu’à l’arrivée des deux autres corps, les troupes de Georgey, complètement tournées sur leur gauche par la marche du ban et contraintes ainsi d’abandonner Raab. Si les détails du plan général eussent été exécutés avec autant d’habileté qu’ils avaient été conçus, Georgey, séparé du renfort que Perczel lui amenait du sud de la Hongrie, se serait trouvé pris entre trois corps d’armée ; mais de fatales circonstances contrarièrent nos mouvemens. Le ban arriva le 27 dans l’après-midi, après une marche difficile et dangereuse, devant Raab ; mais le second corps, qui aurait dû se porter à deux lieues en arrière de cette ville, sur la route par laquelle les Hongrois allaient être forcés de se retirer, ne put s’avancer que jusqu’à la hauteur de Raab ; et, pendant qu’arrêté par les mauvais chemins, il perdait un temps considérable en alignemens, marches et contre-marches sur la rive gauche du Petit-Danube, Georgey défilait lentement par la route d’Ofen, le long de la rive droite, avec toutes ses troupes. C’est ainsi que des obstacles de toute sorte venaient souvent arrêter nos troupes pendant la première partie de cette campagne. Quelquefois aussi une funeste circonspection nous fit manquer un succès assuré et bien calculé, parce que, dans nos mouvemens combinés, les troupes isolées craignaient, en engageant le combat, de n’être pas soutenues à temps et d’attirer sur elles tout le feu de l’ennemi. Partout et toujours cependant, cette préoccupation fut étrangère aux troupes que commandaient le ban, le comte Schlick, le prince Liechtenstein, le comte Clam et quelques autres généraux ; partout ces chefs, sans craindre de se voir écrasés seuls par les forces réunies des Hongrois, engagèrent le combat, comptant sur la fortune qui protège les hommes de cœur.

Nous quittâmes Szent-Miklos le 25 au soir, passâmes la Raabnitz et arrivâmes pendant la nuit à Sövenyhazu ; le froid redoublait, mais nous avions du bois de chêne en abondance. Les officiers et les soldats se blottissaient les uns contre les autres autour de vastes feux protégés tant bien que mal contre le vent et allumés presque toujours dans les endroits les mieux abrités. Lorsque la nuit arrivait, les officiers d’état-major, après avoir écrit les ordres pour la journée du lendemain, s’étendaient sur la paille, roulés dans leurs manteaux ; mais l’heure du repos n’était pas encore venue pour les officiers du ban : c’était, au contraire, un rude et périlleux service qui commençait pour eux, Hompeseh, Toni Jellachich, Saint-Quentin, aides-de-camp du ban, Thurheim, Harrach, Arthur Nugent, ses officiers d’ordonnance, montaient à cheval et couraient une partie de la nuit pour porter au prince et aux autres corps d’armée les rapports sur notre marche et les nouvelles que nous nous étions procurées sur les mouvemens et les opérations de l’ennemi. Ce service était périlleux, ai-je dit souvent, au point du jour, les officiers du ban arrivaient pâles et défaits, montés sur leurs chevaux efflanqués et couverts d’écume, après avoir, au prix de grands détours, évité les villages et les patrouilles ennemies. Le comte Thurheim nous causa même un jour de vives inquiétudes : envoyé avec un ordre important, il ne rejoignit notre corps qu’au bout de quarante-huit heures ; il avait échappé aux patrouilles hongroises ; le major baron Hacke fut moins heureux, et, forcé de traverser un village, il fut massacré par les paysans révoltés.

Le 26 avant le jour, nous quittâmes Sövenyhaza, nous marchâmes toute la journée, obligés de faire de longs détours au milieu de ces plaines coupées de marais glacés ; nous atteignîmes enfin une digue élevée sur la rive gauche de la Raab, et, par ce chemin, nous arrivâmes à Csécseny à la nuit tombante. Presque aussitôt on ne vit plus dans le village que poules, cochons, dindons, qui couraient pêle-mêle, poursuivis par les soldats le sabre à la main. Les troupes, qui souvent n’avaient rien mangé depuis le matin, commirent quelquefois des désordres de ce genre avant qu’on eût pu obtenir des vivres par voie de réquisition ; chaque fois, le ban paya de sa propre bourse et très largement le dégât fait par ses soldats.

Nous logeâmes dans le château d’un gentilhomme hongrois. Notre hôte ne nous aimait pas ; mais le noble culte de l’hospitalité, qu’on retrouve chez tous ses compatriotes, dominait chez lui tout autre sentiment. Nous fûmes donc bien reçus, et on nous offrit un splendide souper ; sa femme et sa fille nous servirent elles-mêmes avec une grace charmante ; chaque officier qui entrait était le bienvenu ; on prévenait tous nos désirs ; toutes les provisions du château furent mises à notre disposition. Après le souper, nous parlâmes de la guerre. Le maître de la maison nous assura que Georgey était résolu à défendre les positions de Raab, et que nous aurions, le lendemain, une sanglante bataille. Alors la joie brilla dans tous les regards ; nous nous levâmes aux cris de : Vive d’empereur ! et, portant tous ensemble la main à nos sabres sous les yeux du ban qui souriait à notre enthousiasme, nous jurâmes de bien faire notre devoir.

La fille du maître de la maison et une jeune Italienne, son amie, étaient si aimables et si gracieuses, que quelques-uns d’entre nous, oubliant la fatigue de cette journée, restèrent à causer avec elles. L’Italienne, heureuse de pouvoir parler sa langue, regrettait, sous ce ciel brumeux, Rome et Naples, où elle avait passé ses premières années. Lorsqu’il se fit tard, j’appuyai deux chaises contre le mur et m’assis pour y passer la nuit. La jeune fille vint à moi en rougissant : « Vous aurez demain une bataille, il faut vous reposer pour bien combattre ; voici ma chambre, dit-elle en montrant une porte, disposez-en ; laissez ces chaises, je passerai la nuit ici. » Je refusai d’abord, j’acceptai ensuite : ces instances hospitalières, cette générosité plus forte que la timidité même, ne laissaient place qu’à de respectueux remerciemens.

Pendant la nuit, nos pionniers rétablirent le pont sur la Raab, brûlé par les Hongrois, et le 27, à trois heures du matin, nous quittâmes Csécseny. La nuit était sombre ; nous marchions sur une route étroite, tenant nos chevaux à la main pour les empêcher de glisser dans les fossés profonds qui bordent le chemin. Comme nous traversions le pont, le cheval d’un officier qui était resté en selle glissa sur les planches : l’officier se jeta à terre ; mais le cheval, précipité d’une hauteur de sept ou huit mètres sur la glace, se brisa les membres. Le vent du nord soufflait par rafales, et le froid se faisait vivement sentir. Dès que la colonne s’arrêtait un moment, les soldats, malgré la défense expresse des chefs, ramassaient promptement des branchages, des feuilles sèches, et allumaient du feu sur la route pour se réchauffer quelques instans. L’artillerie, les chars de munitions étaient ensuite obligés de passer sur ces feux mal éteints.

Lorsque nous arrivâmes sur les bords de la Marczal, les poutres du pont que les Hongrois, instruits de notre marche, venaient d’incendier, brûlaient encore. Nos pionniers conduisaient avec eux des voitures pleines de planches, de paille et de fumier ; la rivière était prise ; on étendit la paille sur la glace, et les planches par-dessus : l’infanterie passa ; mais, quand vint l’artillerie, la glace céda, et l’eau jaillit de toutes parts ; il fallut aller faire un autre pont à deux cents mètres plus haut. Alors les officiers rivalisèrent d’activité avec les soldats ; le ban voulait que son corps fût le premier devant Raab ; il y allait de notre honneur, et, pour encourager les soldats, il se mit lui-même à porter quelques planches pendant que nous courions dans l’eau glacée pour rattraper celles que la rivière entraînait déjà. Enfin, après un travail difficile et dangereux, le pont fut rétabli, la cavalerie passa, l’artillerie vint ensuite ; quelques chevaux s’abattirent et roulèrent sur la glace dans les efforts qu’ils faisaient pour remonter sur la rive opposée ; mais l’amour des soldats pour leur chef, une volonté ferme, triomphent de tous les obstacles, et, lorsqu’il faut vouloir, tout devient possible ; au point du jour, tout le corps avait passé la Marczal.

À deux heures de l’après-midi, nous arrivâmes en vue de Raab. Le ban fit arrêter la colonne et détacha des patrouilles ; elles trouvèrent les redoutes abandonnées par l’ennemi, et nous continuâmes notre marche en nous avançant lentement et avec précaution. Georgey, se voyant tourné par la marche du ban, avait renoncé à défendre la position de Raab, et s’était retiré le matin même par la route de Pesth : nous passâmes devant les redoutes élevées au sud de la ville ; ces redoutes étaient construites d’après toutes les règles de l’art ; entourées de doubles fossés profonds, elles dominaient toute la campagne, et la prise de ces positions aurait coûté beaucoup de sang.

Dès que le prince Windischgraetz fut arrivé à Raab, il envoya la brigade de cavalerie du général Ottinger, qui faisait partie de notre corps, à la poursuite de l’arrière-garde de Georgey ; le général Ottinger marcha toute la nuit, atteignit l’ennemi au point du jour auprès de Babolna, attaqua l’arrière-garde, et la culbuta. Le soir, après avoir été plus de trente heures en marche, le général rentra à Raab avec sept officiers, sept cents hommes et un drapeau pris aux Hongrois. Les officiers prisonniers étaient presque tous d’un régiment autrichien qui avait trahi son serment, le régiment impérial de Prusse-infanterie. L’un de ces officiers, nommé Daiewski, fut reconnu, malgré ses blessures qui le défiguraient, par plusieurs des nôtres qui avaient été avec lui à l’école militaire de Neustadt ; les uns s’apitoyèrent sur le prisonnier et lui donnèrent quelque argent, les autres l’insultèrent en lui reprochant sa félonie ; aussitôt deux partis se formèrent. — Pas de pitié pour les traîtres ! criaient les uns. — Respectez les blessés ! disaient les autres. La querelle, s’échauffait : à la guerre, on a les passions vives ; les sabres étaient tirés, et le sang allait couler, lorsque le colonel Schobeln vint calmer les partis.

Le général Ottinger fonda, dès ce jour, cette brillante réputation qui attira bientôt sur lui les regards de toute l’armée ; sa brigade, formée des deux régimens de Hardegg et de Wallmoden, ne fut pendant toute la campagne jamais rompue par l’ennemi ; là où passaient ses cuirassiers pendant la bataille, la terre se couvrait de cadavres, et les Hongrois ne les appelèrent bientôt plus que les bouchers d’0ttinger.

Le ban quitta Raab, le 29 au matin, avec son corps d’armée ; les officiers et les soldats, qui avaient espéré une bataille, commençaient à murmurer hautement. Si toute la guerre consiste à se promener dans les plaines de la Hongrie sans jamais chercher à atteindre l’ennemi, on aurait aussi bien fait, disaient-ils, de choisir une autre saison. L’on s’était d’abord bercé de l’espérance que les Hongrois, reconnaissant notre supériorité, allaient à notre vue déposer les armes ; maintenant chacun sentait qu’il fallait anéantir cette armée ennemie qui portait dans son sein le foyer et la force de la révolte. Nous arrivâmes à Kis-Ber dans l’après-midi du 29, et nous logeâmes dans un beau château appartenant au comte Casimir Batthyanyi ; les salons étaient ornés de plusieurs portraits de femmes d’une beauté remarquable ; c’étaient les portraits des plus belles femmes de la Hongrie, peints dans le goût de Raphaël Mengs, vers le milieu du siècle dernier. Je connaissais assez la Hongrie pour ne pas m’étonner qu’on eût pu y trouver tous ces types de beauté ; la race hongroise est une des plus belles qu’il y ait en Europe ; le sang oriental s’est conservé très pur non-seulement dans les familles nobles, mais même dans des comitats tout entiers et dans toutes les classes. Les femmes hongroises sont belles, et, lors même que l’ensemble n’est pas parfait, de grands yeux noirs et veloutés taillés en amande, un regard plein d’ame, un profil élégant, des cheveux traînant jusqu’à terre témoignent de la beauté de la race première.

Vers le soir, une de nos patrouilles ramena quelques soldats ennemis qu’elle venait d’enlever sur la route de Moor. Ces prisonniers étaient du corps de Perczel, et nous apprîmes par eux que ce général, après avoir été empêché par la marche de notre corps de se réunir à Georgey devant Raab, était redescendu au sud jusque vers Papa, et qu’il était maintenant à Moor avec dix mille hommes et vingt-quatre pièces de canon, d’où il allait marcher vers Ofen pour se réunir à l’armée de Georgey. Le ban résolut aussitôt d’aller l’attaquer, il voulait partir avec tout son corps à l’entrée de la nuit ; mais Moor est situé au milieu de la vaste forêt de Bakony, et l’ennemi, profitant de l’obscurité de la nuit, aurait pu nous échapper sur ce terrain qui nous était inconnu. Le ban, ayant tenu conseil avec le général Zeisberg, ordonna que les troupes se mettraient en marche le lendemain à quatre heures du matin. Nous restâmes à table une partie de la nuit, caressant déjà l’espérance du succès. Enfin nous allions atteindre l’ennemi ! mais nous avions été si souvent trompés dans cette attente, que les officiers croyaient ou faisaient semblant de croire que cette fois encore quelque contre-ordre allait nous arrêter, nous arracher la victoire. Quelques-uns d’entre nous, s’approchant du ban, le prièrent de nous promettre qu’il nous mènerait à l’ennemi : le ban jura qu’il atteindrait Perczel, « quand même, ajouta-t-il en riant, il devrait le poursuivre jusqu’en Asie ; » puis, élevant son verre : « A notre victoire ! dit-il ; à ceux qui se distingueront demain dans le combat ! » Un zivio[3] retentissant, trois fois répété selon l’usage croate, fit résonner la salle.

Nous quittâmes Kis-Ber à quatre heures du matin (30 décembre). Le froid se faisait vivement sentir ; nous marchions au milieu de la forêt sur la grande route qui va de Raab à Sthuhlweissenbourg[4]. Vers huit heures, le soleil dissipa la brume qui nous entourait et se montra sur un ciel pur et sans nuages. À neuf heures, nous allions déboucher hors de la forêt sur le terrain découvert qui entoure Moor, lorsque quelques coups de canon retentirent à l’avant-garde ; le ban courut à la tête de la colonne et arrêta la marche. Devant nous, sur les hauteurs qui nous cachaient Moor, quatre bataillons de honveds formaient leurs rangs en poussant de grands cris, et une batterie de canons tirait à toute volée, enfilant la route sous son feu. À droite et à gauche de la route, une lisière de champs labourés nous séparait des dernières pentes de la forêt, couvertes d’arbres clair-semés. Le ban n’avait avec lui que la brigade Gramont : il envoya aussitôt à la brigade de cavalerie du général Ottinger, qui marchait à une demi-heure de distance derrière nous, l’ordre de s’avancer ; il fit en même temps déployer dans les champs la brigade Gramont, et fit occuper par un bataillon de chasseurs la lisière de la forêt. Six pièces de canon, dirigées à la fois de ce côté, commencèrent à répondre au feu de l’ennemi. Le général Ottinger arriva bientôt à la tête de sa brigade ; il se fit suivre d’une division de Wallmoden-cuirassiers et courut en avant, malgré le feu de l’ennemi, jusqu’à une hauteur d’où l’on découvrait au loin les pentes qui s’étendaient à droite de la route. Plusieurs bataillons de honveds se retiraient en désordre. « Ils sont à nous ! ils sont à nous ! crie Ottinger, mais il faut d’abord enlever cette batterie. — Comment faut-il attaquer ? lui demandai-je. — En débandade, » répondit-il. Je cours alors à la division de cuirassiers laissée en arrière, et, ne trouvant pas le lieutenant-colonel au milieu de la confusion inévitable dans une troupe qui marche à travers bois et franchit des ravins glacés sous le feu de l’ennemi, je crie aux soldats de me suivre, puis je pars à leur tête. Mon cheval volait comme l’éclair, les boulets sifflaient ; à cent pas des pièces, deux dernières décharges de mitraille passèrent au-dessus de nous ; j’arrivai sur les canons et je sabrai les artilleurs. Une des pièces, déjà remise sur ses roues, allait nous échapper ; je cours aux soldats du train, je frappe l’un d’eux pour le forcer à arrêter ses chevaux ; tout à coup je vois devant moi un demi-escadron de hussards hongrois ; l’officier, suivi de son trompette, s’élance sur moi le sabre haut. Je le perce d’un coup de pointe et retire la lame tordue et mouillée de sang. Les hussards m’entourent, me pressent, me prennent les bras, me serrent le cou ; je les frappe encore au visage avec le pommeau de mon sabre. Les coups tombent sur ma tête et mes épaules. Par un effort désespéré, je pousse mon vigoureux cheval ; il s’élance en avant et m’arrache des mains des hussards. Je portai alors les deux mains à ma tête ; les os du crâne étaient entaillés. J’essuyai le sang qui me coulait dans les yeux et regardai le combat : les cuirassiers qui m’avaient suivi emmenaient les pièces que nous venions de prendre ; trois canons étaient parvenus à s’échapper ; le reste de la division, arrivant en ce moment, se lança à leur poursuite. Sept ou huit escadrons de hussards hongrois coururent dans la plaine ; les cuirassiers de Hardegg et de Wallmoden, conduits par le ban, fondirent au galop sur eux. Les hussards se défendirent vaillamment ; mais, ébranlés par le choc, abandonnés par l’infanterie, ils se sauvèrent. Les bataillons de honveds qui tenaient encore furent enfoncés par la cavalerie ; plus de deux mille hommes furent coupés, entourés et faits prisonniers. Le ban était heureux et remerciait les troupes : la fortune avait secondé son audace ; c’était avec les deux seules brigades Ottinger et Gramont (cinq mille hommes) qu’il venait de mettre en déroute tout le corps de Perezel. Le général Hartlieb n’arriva qu’après le combat, vers les trois heures, avec les trois autres brigades de notre corps. Les débris du corps de Perezel se retirèrent jusqu’à Sthuhlweissenbourg, et Georgey, apprenant sa défaite, renonça aussitôt à livrer bataille sous les murs d’Ofen. L’effroi se répandit dans Pesth ; les membres du gouvernement révolutionnaire et la diète abandonnèrent précipitamment la ville et se retirèrent à Debreczin, au-delà de la Theiss.

Lorsque j’eus vu les cuirassiers emmener les canons que nous avions pris et la cavalerie ennemie se sauver à travers la plaine, j’allai rejoindre le ban ; il me fit conduire en arrière, un chirurgien sonda mes blessures ; je lui ordonnai de me dire sans crainte la vérité ; il me jura que dans un mois je serais sur pied. Je lui serrai la main avec reconnaissance. Je savais que le ban allait demander pour moi à l’empereur quelque distinction, j’étais heureux. Les blessés arrivaient peu à peu ; presque tous avaient de larges entailles à la tête ; quelques-uns avaient les artères du cou ou des tempes coupées, et leur sang jaillissait ; d’autres avaient le nez, les lèvres ou le menton lacérés : les chirurgiens, avec de grandes aiguilles, recousaient toutes ces chairs en lambeaux. Les officiers et les soldats hongrois blessés arrivaient aussi par petites bandes ; les uns restaient debout, et, les bras croisés, nous regardaient d’un air farouche ; d’autres, couchés à terre, gémissaient et disaient qu’ils allaient mourir. — L’un d’eux surtout, le premier lieutenant Tissa, que j’ai revu depuis à Pesth, faisait peine à voir il était étendu sur le dos ; ses mains, crispées par la douleur, arrachaient autour de lui l’herbe mouillée de sang ; il enfonçait ses ongles dans la terre, puis il restait immobile ; on l’eût cru mort, s’il ne se fût soulevé sur le coude pour rejeter le sang qui lui coulait dans la poitrine.

Le général Hartlieb, qui n’était arrivé, comme je l’ai dit, avec les trois autres brigades et le reste de l’artillerie que vers trois heures, fit mettre les blessés sur les chariots, et nous prîmes le chemin de Moor. La route et les champs étaient, dans plusieurs endroits, couverts de soldats morts. Une femme, qui avait été sans doute dans les rangs ennemis, était étendue sans vie dans un fossé. Comme nous entrions à Moor, une jeune fille qui se trouvait sur notre passage, accompagnée d’un domestique, nous fit offrir du vin. Voyant que j’étais officier, elle m’engagea à entrer dans la maison de ses parens. Je refusai, pensant que c’étaient des Hongrois qui me recevraient à contre-cœur, et je ne voulais pas m’installer dans cette élégante maison pendant que les soldats blessés n’allaient trouver dans le village qu’un peu de paille pour se coucher. J’allai avec eux dans un grand bâtiment qui devait servir d’hôpital ; mais il n’y avait ni paille sur le plancher, ni même un banc pour s’asseoir, et pas de vitres aux fenêtres. Alors, soutenu par un de mes camarades, je retournai sur mes pas et j’entrai dans la maison où l’on m’avait d’abord offert de me recevoir. Je demandai au bout d’un moment chez qui j’étais. « Chez le comte Schönborn, » me dit la jeune personne un peu étonnée de la singulière figure que j’avais. Le nom de Schönborn, l’un des plus illustres de l’Allemagne, me promettait un bon accueil. Le comte Schönborn vint au bout d’un moment et me dit qu’il avait connu mon père. Je fus soigné comme si j’eusse été le fils de la maison. Mon fidèle domestique arriva peu après lorsqu’il m’avait vu revenir, après le combat, couvert de sang, il s’était mis à pleurer ; mais, s’étant assuré que notre cheval, comme il disait, n’était pas blessé, il s’était vite consolé, et, voyant son maître si bien traité, il s’établit aussi dans la maison du comte, comme si nous l’eussions prise d’assaut.


II

Le combat de Moor avait fait naître de brillantes espérances ; on pouvait croire qu’il serait le point de départ d’une série d’opérations destinées à compléter rapidement la soumission du pays. Cependant, après ce combat, de nouveaux mécomptes vinrent éprouver notre patience, et la guerre de Hongrie entra dans une nouvelle période qui devait se prolonger bien au-delà de nos prévisions.

Le lendemain du combat de Moor (31 décembre), le ban voulait, dès le matin, marcher en avant sur Lovas-Bereny pour couper de la route d’Ofen Perczel, qui avait pris la fuite vers Sthuhlweissenbourg ; mais, ayant appris que notre second corps d’armée ne s’était avancé, le 30 au soir, que jusqu’à Acs, près de Komorn, il crut devoir lui laisser le temps de le rejoindre. À Moor déjà, on n’était que trop exposé, et Georgey, qui était avec toutes ses forces aux environs de Banhida, pouvait, en quelques heures, venir nous couper du gros de l’armée. Le ban fut donc obligé de rester à Moor pendant la journée du 31, en attendant que le second corps se fût avancé sur la route d’Ofen à la même hauteur que lui sur celle de Sthuhlweissenbourg. Vers le soir, il vint me voir, eut la bonté de m’embrasser et me dit qu’il allait me proposer à l’empereur pour la croix de Léopold. Il ajouta que plus tard je pourrais demander la croix de Marie-Thérèse.

Le lendemain, 1er janvier, le corps du ban quitta Moor et prit la route d’Ofen. On marcha jusqu’à Lovas-Bereny sous la neige qui tombait à gros flocons. Le second corps ne s’avança que jusqu’à Felsö-Galla. Le lendemain, le ban poussa jusqu’à Martonvasar et le second corps jusqu’à Bicske. Le 3 janvier, le ban atteignit Tétény, où il rencontra l’ennemi posté sur des hauteurs dans une position avantageuse. C’était le reste des troupes de Perczel qui, après la bataille de Moor, s’étaient retirées d’abord jusqu’à Sthuhlweissenbourg, et qui, profitant ensuite de l’inaction à laquelle nous avions été condamnés le 31 décembre, se dirigeaient vers Ofen à marches forcées pour se réunir à Georgey. Celui-ci, mollement poussé par le second corps, se trouvait à la même hauteur que nous, sur notre gauche, et pouvait, en trois heures, venir nous écraser entre deux feux ; mais le ban, se fiant à son bonheur et au courage de ses troupes, engagea le combat. L’ennemi se retira après une violente canonnade, et le ban entra à Tétény à la tête de ses soldats. Le second corps était arrivé à Bia pendant le combat ; il aurait pu marcher avec sa cavalerie en se guidant sur le bruit du canon pour venir couper Perczel de la route d’Ofen, pendant que celui-ci soutenait notre attaque ; mais il se contenta d’envoyer un escadron de cavalerie faire une reconnaissance de notre côté. Cet escadron, ayant trouvé le chemin coupé de fossés et intercepté par des abattis d’arbres, revint bientôt sur ses pas, et Georgey put réunir à ses troupes les restes du corps de Perczel. Dès-lors, adoptant, d’accord avec les autres généraux hongrois, un nouveau système de défense, il renonça à livrer bataille sous les murs d’Ofen et se disposa à se porter sur l’autre bord du Danube.

Les quelques jours que notre armée venait de passer en opérations sans résultat décisif n’avaient pas malheureusement été perdus pour l’ennemi ; un nouveau plan de campagne avait été adopté par les généraux hongrois réunis en conseil de guerre dès le 1er janvier. Avertis par le combat de Babolna et la défaite de Moor que l’organisation et la discipline de leurs troupes laissaient encore trop à désirer, les chefs de l’armée rebelle avaient compris qu’il fallait gagner du temps. Ils avaient donc résolu d’évacuer Ofen et Pesth, d’abandonner le Banat et la Bacs[5] jusqu’à la Maros et à Theresiopol, de concentrer toutes les forces de la nation sur la Theiss, et de défendre cette ligne à tout prix. Georgey devait, avec dix-huit mille hommes, se diriger vers la Haute-Hongrie, pour nous induire en erreur sur le véritable dessein des Hongrois et détourner notre attention de la Theiss.

Le soir du 1er janvier 1849, les députés de la diète et les membres du gouvernement révolutionnaire quittèrent Pesth, laissant dans cette ville le comte Louis Batthyanyi, le comte George Maïlath, l’archevêque Sonovics et M. Deak, chargés d’entrer en pourparlers avec le prince Windischgraetz et de lui porter des propositions de paix. Le 3 janvier, les députés hongrois se rendirent au camp du prince à Bicske. Le prince refusa de recevoir le comte Batthyanyi, et lorsque les trois autres envoyés furent introduits devant lui, il leur dit fièrement ! « Je ne traite pas avec des rebelles ! » nobles paroles que répéta avec enthousiasme l’armée tout entière. Puisqu’on refusait de traiter, on était donc résolu à marcher à l’ennemi, à commencer enfin la guerre, à chercher des batailles décisives. Le même jour cependant où les envoyés hongrois recevaient cette réponse, Georgey et Perczel quittaient Ofen dans la soirée et passaient le Danube. Le premier tourna au nord et prit avec dix-huit mille hommes la route de Waitzen pour se rendre en Haute-Hongrie ; le second se dirigea vers l’est, sur Szolnok, avec dix mille hommes, et y passa la Theiss.

Le 5 janvier, notre armée, de son côté, entrait à Pesth, où les trois corps réunis allaient rester dans l’inaction, jouissant largement des délices de cette nouvelle Capoue. Le pays que nous venions de traverser fut organisé militairement. On sembla espérer qu’il suffirait de quelques décrets pour pacifier le reste de la Hongrie, et que les Hongrois allaient déposer les armes sans combat. Pendant qu’on perdait ainsi du temps, les chefs de la révolte rassemblaient leurs forces derrière la Theiss. On fabriquait des armes, on réunissait d’immenses magasins à Grosswardein et à Debreczin. Quant à Kossuth, il créait des millions. Dès le commencement de la guerre, le gouvernement révolutionnaire avait, sur la proposition de Kossuth, alors ministre des finances, décrété l’émission de billets de banque hongrois. Lors de l’entrée de l’armée autrichienne à Pesth, il y en avait déjà en circulation pour des sommes considérables, et ces billets conservaient toute leur valeur nominale. Pour ne pas mécontenter les Hongrois et tous ceux dans les mains desquels ces billets étaient passés, une commission impériale, réunie à Ofen, donna à leur cours une sanction légale, et ordonna qu’ils seraient acceptés par les receveurs impériaux. Nos officiers, qui recevaient partout ces billets, devinrent ainsi, par une singulière contradiction, les émetteurs du papier-Kossuth, et intéressés, pour ainsi dire, à maintenir en valeur ces billets qui payaient les coups qu’on leur portait. Kossuth ne tomba pas dans la même erreur ; il décréta pour toute la Hongrie la non-valeur des billets de banque autrichiens, défendit de les accepter, et ordonna de venir les échanger aux caisses du gouvernement révolutionnaire contre des billets qui portaient sa signature. Toute la nation enthousiaste et crédule s’empressant de lui obéir, il fit ainsi entrer dans ses caisses des quantités immenses de billets de banque impériaux : ces billets, qui avaient naturellement cours dans toute l’Autriche, et étaient acceptés par les banquiers dans tout le reste de l’Europe, servirent à acheter des armes, à payer des émissaires, à fomenter la révolution en Italie, à payer des trahisons de toute sorte et à créer pour l’avenir aux chefs de la rébellion des ressources en pays étranger.

Notre inaction à Pesth n’avait pas seulement pour funeste résultat de laisser à l’ennemi le temps de s’organiser et de se fortifier sur la Theiss : dans une autre partie de la Hongrie, Georgey en profitait pour se porter contre le corps du général comte Schlick, déjà menacé par Klapha[6], et exécutait librement une série d’opérations qui devait se terminer par sa jonction avec l’armée de la Theiss. Désormais l’audacieux général voyait ses communications rétablies avec les corps d’armée qui s’organisaient derrière la Theiss et avec le gouvernement révolutionnaire de Debreczin. Dès ce moment aussi, la fortune commença à sourire aux Hongrois. Dembinski, général polonais expérimenté, vint prendre le commandement des corps réunis sur la Theiss, et toutes les troupes hongroises organisées pendant ces six semaines furent alors partagées en sept corps : — le premier corps, ayant pour chef Klapka - le second, Repassy ; — le troisième, Damjanich ; — le septième, Georgey ; — les troupes qui soutenaient la guerre au sud de la Hongrie contre les Serbes et en Transylvanie à l’est contre le général Puchner prirent le nom de quatrième, cinquième et sixième corps.

J’avais passé à Moor, chez le comte Schönborn, ces quelques semaines pendant lesquelles notre armée ne s’était pas éloignée de Pesth. Enfin, le 12 février, je pus me mettre en route pour Pesth, et je quittai, pénétré d’un profond sentiment de reconnaissance, la maison du comte[7]. J’arrivai à Ofen quelques heures après avoir quitté Moor. Bâtie sur une hauteur, avec ses maisons de toutes les couleurs serrées les unes contre les autres et toutes plus hautes que larges, Ofen a l’air d’une de ces villes que les enfans construisent avec des blocs de bois peint ; mais quand, après avoir dépassé la hauteur sur laquelle s’élèvent les maisons d’Ofen, on débouche sur le quai, l’horizon s’élargit tout à coup : la vue s’étend sur le Danube et sur la ville de Pesth, reliée à Ofen par un superbe pont de fer. Pesth est une ville de luxe et d’élégance. J’y trouvai, vivant dans l’abondance et la joie, cette armée que j’avais laissée au milieu des fatigues et des privations. Le matin une promenade au bois, le soir l’opéra ou le spectacle national remplissaient nos journées. La langue hongroise est belle, mâle et sonore. Les femmes surtout jouaient avec beaucoup d’ame et de passion ; dans les scènes d’amour, elles savaient trouver des accens d’une tendresse, d’une douceur infinies ; mais c’est comme langue militaire, c’est dans la bouche d’un chef haranguant ses soldats, que le hongrois est surtout admirable. Les métaphores brillantes, les mots empruntés aux temps de la chevalerie se pressent alors dans les discours du chef magyar. L’orateur n’oublie jamais de parler aux soldats qui l’écoutent de leurs ancêtres, de la gloire d’Arpâd, des batailles où le sang de la noblesse hongroise a coulé. Alors le dernier paysan se redresse avec fierté, et ses yeux lancent des éclairs. Les gens du peuple même se plaisent à employer des expressions sonores et pompeuses : ils cherchent souvent, dans la nature des images, des termes de comparaison qui ne manquent pas de poésie. « Mon cheval, me disait un jour un Hongrois, court sur la plaine comme une étoile filante sur un ciel sans nuages. »

Nos loisirs touchaient cependant à leur terme. Vers le milieu de février, Dembinski, chargé du commandement des quatre corps d’armée réunis sur la Theiss, résolut de prendre l’offensive, et dressa le plan suivant. Le corps de Klapka et celui de Georgey, qui, après leur réunion, avaient pris position sur la rive droite de la Theiss, appuyant leur droite à Kashau et leur gauche à Miskolcz, devaient s’avancer vers Pesth par la grand’route de Mezö-Kövesd, et, lorsqu’ils seraient arrivés à la hauteur de Poroslö, le corps de Repassy, concentré à Tissa-Fured, devait passer la Theiss pour se joindre à eux. Ces trois corps réunis étant arrivés à la hauteur de Gyongyös, les troupes de Damianich, concentrées à Czybakhaza, devaient également passer la Theiss, emporter Szolnok, se mettre en communication avec Klapka, Georgey et Repassy, puis s’avancer sur la ligne du chemin de fer de Pesth, et seconder leur mouvement contre nous ou leur attaque contre Pesth.

Le prince Windischgraetz n’attendit pas que ce plan eût pu être mis à exécution ; il croyait que Schlick était encore à Rima-Szombath, où ce général s’était retiré après une brillante et inutile résistance contre les corps, réunis de Perczel, de Klapka et de Georgey. Il lui envoya donc l’ordre de descendre par la vallée de la Sajo jusqu’à Miskolcz pour prendre par derrière l’armée hongroise, que lui-même attaquerait de front ; mais Schlick se rapprochait de Pesth pour ne pas être coupé de l’armée du prince, et était déjà près de Petervasar, lorsqu’il reçut cet ordre. S’il fût retourné en arrière pour l’exécuter, il serait arrivé trop tard. En conséquence, il continua sa marche pour venir se réunir à l’armée du feld-maréchal à la hauteur de Kapolna. Le prince quitta Pesth le 23 février et marcha à la rencontre des trois corps hongrois qui s’avançaient vers cette ville. Les deux armées se rencontrèrent le 26, entre deux et trois heures de l’après-midi, devant Kapolna, et se canonnèrent jusqu’au soir sans résultat apparent ; mais, le 27 au matin, Schlick, ayant, après un violent combat, emporté le village de Verpeleth, sur lequel s’appuyait la droite de l’armée hongroise, commença à la refouler sur son centre. Le prince fit alors avancer ses troupes contre le front des positions occupées par l’armée ennemie, et Dembinski, attaqué de front par le prince et de flanc par Schlick, fut forcé de retirer son armée jusqu’à Kerecsend, à trois mille pas en arrière de Kapolna. Le feu cessa sur les quatre heures. Nous n’eûmes que quatre cents hommes tués et blessés ; la moitié appartenait au corps de Schlick. Pendant la nuit qui suivit le combat, Dembinski se retira jusqu’à Mezö-Kövesd, à trois lieues en arrière de Kerecsend, et, le 28 au matin, il y rangea son armée dans une très forte position.

La bataille de Kapolna détermina l’ennemi à repasser la Theiss, et cependant, à partir de ce combat (27 février) jusqu’au 7 avril, les positions que nous prîmes dépendirent des mouvemens des Hongrois. Toutes nos opérations n’eurent qu’un seul but leur fermer la route de Pesth, sur laquelle ils pouvaient déborder par deux points, Hatvan ou Czegled ; elles n’aboutirent pourtant, après quelques semaines, qu’à un mouvement rétrograde sur Pesth. Au début de ces opérations, le corps du ban fut chargé de garder la position de Czegled, puis il dut, avec le reste de l’armée, se retirer vers Pesth : c’est l’histoire de ce corps pendant cette époque critique de la campagne que je me bornerai à retracer ici.

Au commencement de mars 1849, le ban Jellachich fut envoyé à Kecskemét pour occuper la droite de la position de notre armée et empêcher le général Vetter, qui avait succédé à Dembinski dans le commandement des Hongrois, de se porter sur Pesth par Czegled. Nous arrivâmes à Kecskemét le 13 mars. Kecskemét est un grand village de plus de quarante mille ames. Le soir, après la marche, je montai sur la tour de l’église : le soleil couchant éclairait de ses derniers rayons cet immense armas de maisons plates et basses jetées au milieu d’une plaine sans bornes ; çà et là, à de grandes distances, on apercevait à l’horizon quelques points blancs perdus dans l’espace comme des voiles sur l’océan ; aucun bruit de la terre ne montait jusqu’à moi. Je ne pouvais détacher mes yeux de ce spectacle grandiose. Au-dessous de moi, je distinguais à peine nos bataillons bivouaquant dans la campagne : cette armée, qui me semblait un monde, n’était qu’un point sur ces plaines infinies.

Pendant que nous occupions ces positions, Vetter, étant revenu occuper la rive gauche de la Theiss le 17 mars, menaçait de passer de nouveau cette rivière à Tissa-Fured et à Czibakhaza, pour marcher sur Pesth par la route de Hatvan ou par celle de Czegled. Le prince résolut alors de faire prendre à son armée de nouvelles positions, et notre corps vint occuper Czegled le 22 mars. Je fus logé chez une riche veuve ; sa maison était fort bien meublée ; elle avait une peur extrême de nos soldats, et pensait que ma présence pouvait seule les empêcher de tout piller. Elle envoya chercher sa nièce, espérant ainsi me retenir au logis ; la nièce entra dans le salon : c’était une belle Hongroise. « Vous voulez aller à Debreczin, me dit-elle au bout d’un moment, en me regardant d’un air de défi ; vous n’y arriverez pas. — Certes, répondis-je, nous y serons avant trois semaines. — Hélas ! je n’y veux pas penser, reprit-elle. Mon frère est à l’armée de Kossuth, capitaine dans Caroly-hussards ; vous n’y arriverez qu’en passant sur son cadavre ; c’est un Hongrois, il mourra pour sa patrie : les Hongrois sont des héros… » Et en parlant ainsi, avec une exaltation extrême, la belle Hongroise avait les larmes aux yeux. Nous n’avons pas été à Bebreczin ; souvent je me suis rappelé les paroles de cette jeune femme, alors surtout que nous fûmes forcés de repasser le Danube.

Déjà cependant on aurait pu prévoir que nos opérations ne nous conduiraient pas de si tôt dans la capitale de l’insurrection ; rien n’annonçait que nous dussions quitter la défensive, malgré les circonstances mêmes qui semblaient nous dicter un autre plan. C’est en vain qu’un corps de quinze mille hommes, commandé par le général Thodorovich et composé des troupes impériales des districts militaires de la Slavonie et du banat de Temeswar, et de levées faites en masse dans la Bacs et dans les comitats du sud de la Hongrie habités par les Serbes, venait de s’avancer jusque sur la rive gauche de la Maros, et avait reconquis ce grand parallélogramme compris entre la Haros, la Theiss, le Danube et la ligne[8] tracée anciennement par les Romains pour arrêter les invasions des barbares. Le ban avait compris alors que, toutes les forces des Hongrois s’étant concentrées sur la Theiss, leurs armemens considérables allaient nous forcer d’abandonner cette ligne ; il s’était rendu à Pesth (15 mars) avec le général Schlick, et avait proposé dans le conseil de porter une partie de l’armée au sud de la Hongrie pour recommencer la guerre sur une autre base d’opérations. Il avait prié le prince de le laisser marcher avec son corps et celui du général Schlick vers Szegedin, dont nous n’étions éloignés que de quatre marches, pour y passer la Theiss et se réunir aux troupes du général Thodorovich : le prince avait été d’abord près d’y consentir, mais bientôt la marche offensive des Hongrois l’avait obligé à retenir auprès de lui notre corps et celui du général Schlick. Six semaines plus tard, nous étions forcés d’abandonner la ligne du Danube, et le ban recevait l’ordre de se porter avec son corps au sud de la Hongrie ; mais alors les Hongrois avaient presque détruit le corps de Thodorovich et reconquis tout le pays jusque sur la rive gauche du Danube : notre marche vers le sud de la Hongrie ne servit qu’à prouver tardivement la justesse du plan proposé par notre chef de corps.

Nous étions toujours à Czegled, observant les passages de Szolnok et de Czibakhaza, pendant que Georgey s’avançait vers Pesth par la route d’Hatvan à la tête d’une puissante armée ; le prince résolut alors de rappeler sa droite et sa gauche sur son centre à Gödöllö. Le 3 avril, au matin, nous quittâmes Czegled, et marchâmes jusqu’à Alberti ; mais à peine étions-nous arrivés dans ce village, qu’un courrier du prince vint nous apporter l’ordre de remonter au nord et de nous réunir au corps du général Schlick, qui s’avançait vers Hatvan pour reconnaître l’ennemi. Le ban laissa reposer les troupes, et, sur les sept heures du soir, il se remit en marche ; il commençait à faire nuit ; nous apercevions sur notre droite, à l’horizon, dans la direction de Jasz-Berény, les feux des bivouacs des avant-postes de l’armée ennemie ; le chemin était défoncé par le dégel, et la brigade d’avant-garde n’arriva à Tapio-Bieske qu’à deux heures dans la nuit.

Vers huit heures du matin, nous partîmes de Tapio-Bicske ; la route suivait la rive gauche du ruisseau marécageux de Tapio ; sur la droite, le terrain s’élevait en formant de légères ondulations plantées de vignes et de bouquets de saules : le ban marchait à la tête de la colonne ; il venait de s’arrêter au village de Setzö, sur la Tapio, pour voir et presser la marche des troupes, lorsque sur les deux heures le canon retentit derrière nous ; notre brigade d’arrière-garde, qui était encore à Tapio-Bicske, à cinq quarts de lieue en arrière de Setzö, était attaquée par les Hongrois. Le ban avait reçu du prince l’ordre de se réunir au corps de Schlick et de ne point laisser le combat s’engager au cas où il serait attaqué pendant les marches forcées que cette jonction nécessitait ; il avait donné des ordres en conséquence à la brigade Rastich, qui formait notre arrière-garde ; il se contenta donc de placer six pièces de douze sur une élévation de terrain pour arrêter l’ennemi, s’il poussait trop vivement notre arrière-garde, et il ne suspendit point la marche de la colonne. Un officier arriva bientôt apportant la nouvelle que la brigade Rastich était attaquée. Le ban réitéra l’ordre de ne point laisser le combat s’engager et de presser la marche ; une demi-heure s’était écoulée ; la fumée, le bruit du canon redoublaient, mais sans se rapprocher. De la hauteur où étaient rangées nos pièces de douze, nous regardions la flamme des canons pour juger du combat ; le feu augmentait, diminuait, semblait reculer et avancer ; bientôt les coups de canon se suivirent comme le roulement du tonnerre. Le ban ordonna alors à tout son corps de s’arrêter et de prendre position ; il fit revenir la cavalerie du général Ottinger, et la rangea sur plusieurs lignes devant Setzö. Le général Rastich n’envoyait aucunes nouvelles du combat. Le ban marchait à grands pas impatient et agité ; il m’appela : « Allez à fond de train, me dit-il, trouver le général Rastich : qu’il cesse le combat et me rejoigne ; guidez-vous d’après le feu du canon, et restez près de lui. »

Pendant que notre colonne s’était avancée vers Setzö, les corps réunis de Klapka et de Damjanich, forts de dix-huit mille hommes, avaient marché parallèlement à nous à une distance d’une lieue et demie sur notre droite. Klapka, ayant appris par ses éclaireurs que notre arrière-garde avait fait halte à Tapio-Bicske, avait résolu d’aller nous attaquer ; il avait poussé en avant la tête et la queue de sa colonne, forte de huit mille hommes, et formé ainsi un grand croissant qui devait enfermer entre ses pointes et le ruisseau de Tapio la brigade Rastich ; puis, croyant que deux faibles bataillons seulement se trouvaient dans le village et pensant qu’il leur ferait mettre bas les armes sans engager un combat sérieux, il avait fait avancer son artillerie, rangé ses pièces à une demi-portée de boulet du village, et lancé sur les hommes de Rastich quelques volées d’obus. Nos gens, surpris au repos, avaient saisi leurs fusils ; les braves Ottochaner (régiment-frontière d’Ottochatz) avaient couru sur les canons, tué les artilleurs à coups de baïonnette, et retourné les pièces contre l’ennemi ; les Hongrois s’étaient retirés en désordre. Le général Rastich aurait alors dû cesser le combat et rejoindre le ban ; mais les soldats, entraînés par leur ardeur, n’écoutèrent pas la voix de leurs chefs, et poursuivirent l’ennemi dans la direction de Farmos. Damjanich accourut aussitôt avec dix mille hommes au secours de Klapka, et j’arrivai sur la place du combat au moment où la brigade Rastich, écrasée par son feu, allait être poussée tout entière dans les marécages de Tapio. Les balles et la mitraille volaient de toutes parts ; deux bataillons soutenaient seuls tout l’effort des Hongrois. La terre autour d’eux était couverte de lignes de morts et de blessés. Mon ami le major baron Riedesel, de Bandérial-Hussards, était étendu sur l’herbe ; le capitaine Gjurkovich et plusieurs de nos hussards, défigurés par leurs blessures et couchés sans vie autour de lui, témoignaient d’une vaillante lutte. Riedesel avait la tête fendue d’un coup de sabre ; une baïonnette tordue était enfoncée dans sa large poitrine. Je sautai à terre pour le secourir, mais il était déjà raidi par la mort ; je ramassai son schako couvert de sang et un de ses gants pour garder ce souvenir à sa mère. Je m’avançai au milieu des Ottochaner, qui faisaient une résistance désespérée. Les soldats hongrois se précipitaient sur eux et les entouraient en poussant de grands cris ; les Ottochaner les frappaient à coups de baïonnette et cherchaient à gagner le pont du village. Le sifflement des balles, le tonnerre des boulets, coupaient l’air dans tous les sens : « Est-ce là tout ce qui reste de la brigade ? » criai-je aux officiers ; le feu, la fumée, les empêchaient de m’entendre. Je voulus les arrêter pour recueillir les débris de la brigade ; mais c’était faire inutilement massacrer ces braves. Alors je courus au pont, et, arrêtant quelques soldats, je leur ordonnai, dès que le reste du bataillon serait passé, d’enlever les planches et de les lancer à l’eau, afin d’empêcher l’artillerie et la cavalerie des Hongrois de nous poursuivre. Les Ottochaner arrivèrent au pont ; les premiers passés avaient tiré des coups de fusil dans les toits de chaume ; le village était déjà tout en feu : l’ennemi ne pouvait nous suivre au travers de cette fournaise ; je courus au galop à la tête du bataillon, qui marchait dans un chemin creux. Quel fut alors mon étonnements quelle fut ma joie ! la brigade presque entière était là devant moi, rangée sur les hauteurs, rejetée de sa ligne de retraite, il est vrai, mais alignée et prête encore à attaquer l’ennemi. Pendant que les braves Ottochaner soutenaient ce combat inégal, le reste de la brigade, emmenant six des canons pris à l’ennemi, avait traversé la Tapio sur le pont du village, et était allée prendre position sur les hauteurs qui bordent la rive droite.

Des cris de triomphe et de joie accueillirent les Ottochaner, qui s’avançaient, décimés par les balles, traînant après eux leurs nombreux blessés, et portant sur leurs épaules plusieurs officiers couverts de sang. L’ennemi ne pouvait passer un pont détruit à travers un village tout en feu ; le général Rastich reforma la colonne, et, remontant sur la rive droite de la Tapio, il prit la direction de Setzö. Lorsque les Hongrois, après avoir passé la Tapio sur un autre pont au-dessous de Bicske, reparurent derrière nous sur les hauteurs, nous avions déjà gagné une avance considérable ; ils nous envoyèrent cependant quelques volées de boulets et d’obus qui, en éclatant, lançaient la terre à trente et quarante pieds de hauteur et nous couvraient de boue. Les hussards voulurent nous attaquer ; mais quelques décharges de mitraille de nos pièces placées à l’arrière-garde de notre faible colonne les maintinrent à distance.

Quittant alors le général Rastich, j’allai passer la Tapio et le marais au-dessous de Schak, petit village entre Setzö et Bicske. Plusieurs chevaux, auxquels les boulets avaient arraché une partie de la croupe ou emporté une jambe, suivaient le chemin de la rive droite, en sautant péniblement, pour aller rejoindre leurs escadrons ; ces chevaux tout sanglans, qui veulent prendre leur place dans les rangs, qu’on ne peut parvenir à chasser et qu’il faut achever misérablement à coups de pistolet, sont un des spectacles les plus émouvans de la guerre.

Le ban avait fait avancer jusqu’à Schak plusieurs escadrons de cavalerie ; les officiers me dirent qu’on croyait la brigade Rastich perdue. Je lance alors mon cheval au galop ; j’arrive à Setzö ; sur tous les visages régnait la tristesse ; le ban lui-même paraissait agité ; je cours à lui : « Excellence, lui dis-je, la brigade Rastich sera ici dans une heure avec neuf canons pris à l’ennemi par les Ottochaner. — Ah ! mes braves Ottochaner, mes braves soldats ! Et vive Rastich ! s’écria Jellachich. Merci ! merci ! » Et le ban, ému, me serrait la main fortement. Les officiers m’apprirent alors que le général Zeisberg, chef de notre état-major, ne me voyant pas revenir, avait envoyé un officier pour avoir des nouvelles du combat ; cet officier n’avait vu de loin que le feu des derniers pelotons qui achevaient de se retirer, et, trompé ainsi que je l’avais été d’abord, il était revenu annoncer au ban que le feu avait cessé et que la brigade était probablement détruite ou prisonnière. Comme je sortais de la cour, je vis un homme qui pleurait en s’appuyant à la muraille ; j’allai à lui ; il se retourna ; ses yeux étaient pleins de larmes. « Ah ! mon pauvre maître, me dit-il d’une voix rauque entrecoupée de sanglots, mon pauvre maître est mort, les Hongrois l’ont tué : » c’était le domestique du major Riedesel. Le soir, il voulut aller chercher le corps de son maître, mais les avant-postes de l’ennemi ne le laissèrent pas passer. Le ban, qui avait fort aimé Riedesel, remit au curé de Setzö une somme d’argent, et lui recommanda de faire enterrer le major dès que les Hongrois auraient évacué Tapio.

Le lendemain matin, 5 avril, nous quittâmes Setzö et nous nous dirigeâmes vers Hatvan, afin de nous réunir au corps du général Schlick. Notre marche était calculée et combinée de manière à correspondre à celle que ce corps fit pendant la journée du 5, d’Aszod à Hatvan, pour reconnaître les forces de l’ennemi. Vers les quatre heures, comme nous arrivions en vue du village de Fenzaru, au sud de Hatvan, nous vîmes de loin quelques pelotons de honveds enlever les planches du pont sur la Zagyva. Le ban fit alors arrêter la colonne et envoya des patrouilles dans plusieurs directions pour se mettre en communication avec le corps de Schlick, qu’il supposait être encore devant Hatvan ; mais, à cinq heures, un officier d’ordonnance du prince vint annoncer au ban que la réserve et le corps de Schlick s’étaient retirés pendant la journée jusqu’à Isaszeg, village au sud de Gödöllö ; le ban renversa aussitôt l’ordre de marche de la colonne ; nous retournâmes sur nos pas ; puis, laissant à gauche la route que nous avions suivie le matin, nous primes le chemin d’Isaszeg et arrivâmes à onze heures du soir au village de Dany. Le ban fut obligé de s’y arrêter avec son corps ; les hommes et les chevaux n’avaient rien mangé depuis le matin ; nous venions de marcher ainsi pendant trois jours, depuis le lever du soleil jusqu’à une heure avancée de la nuit, sans qu’on pût faire halte pour laisser aux troupes le temps de prendre leurs repas. Nous traînions après nous des bestiaux ; mais les soldats, à peine arrivés, épuisés de fatigue, s’étendaient sur la terre pour dormir. Il fallait les forcer à tuer les bœufs et à les dépecer pour cuire la soupe. Les soldats de cavalerie cependant, poussés par leur amour pour leurs chevaux, couraient une partie de la nuit pour chercher du fourrage ; ils enlevaient au besoin le chaume des maisons. Dany était un gros village. Le blé, le foin, le lard, tout ce qui pouvait servir de nourriture aux hommes ou aux chevaux fut bientôt pillé. Le lard cru a été d’une grande ressource pour notre armée pendant cette campagne : le morceau de lard qui se trouvait alors dans la poche de chaque soldat le nourrissait tout un jour ; sans lui, nos troupes n’auraient jamais pu faire tant de marches forcées, et le manque de vivres aurait, dans plusieurs occasions, retardé l’exécution de mouvemens habilement combinés. Pendant ces marches rapides, officiers et soldats, le ban lui-même, n’eurent souvent pas d’autre nourriture.

Le lendemain matin, 6 avril, nous nous remîmes en marche. Le chemin traversait une grande forêt ; au bout de quelques heures, le ban fit arrêter la colonne pour laisser reposer les troupes. Pendant cette halte, un écureuil vint à passer ; voilà les soldats qui se débandent et se mettent à courir après lui en poussant de grands cris et en frappant les arbres pour l’étourdir. Dès qu’il tombait, tous se jetaient sur lui ; mais l’écureuil se sauvait et courait de plus belle. Les officiers poursuivaient les soldats, les bataillons voisins venaient prendre part à la chasse ; enfin il fallut que les officiers du ban s’élançassent à cheval pour ramener les gens : notre corps allait avoir à soutenir l’effort de toute l’armée hongroise.

Pour nous confirmer dans la pensée qu’il voulait marcher sur Pesth, Georgey avait résolu de porter toutes ses forces sur notre droite, au sud de notre position ; il voulait, par cette manœuvre, nous obliger à rappeler à Gödöllö notre second corps, qui était à Waitzen, gardant notre gauche, et à lui laisser ainsi libre le chemin de Komorn par Waitzen. Cette manœuvre lui réussît, car le 6 le prince, voyant toutes les forces des Hongrois se porter contre sa droite, craignit d’être tourné de ce côté et de voir l’armée ennemie lui couper la retraite sur Pesth ; il envoya au second corps l’ordre de quitter Waitzen et de descendre à Gödöllö pour se réunir à lui.

Vers midi, nous débouchâmes hors des bois, en vue d’Isaszeg ; à nos pieds, le terrain découvert descendait en pente douce jusqu’au ruisseau qui vient de Gödöllö et traverse le village d’Isaszeg ; sur la droite, la vallée s’ouvrait jusqu’à Gödöllö, dont on apercevait à une distance d’une lieue et demie les maisons blanches ; sur la gauche, des hauteurs couvertes de bois formaient un vaste amphithéâtre ; au-delà du ruisseau, devant nous, s’élevaient de hautes collines. Le ban laissa deux brigades sur la rive gauche du rivage et conduisit les trois autres sur les collines de la rive droite. Nous allions avoir enfin quelques heures de repos. On alluma les feux pour cuire la soupe ; mais bientôt le bruit du canon retentit sur la lisière de la forêt : les soldats, renversant alors les marmites, piquèrent sur leurs baïonnettes la viande à moitié cuite et allèrent prendre leurs rangs. Les boulets volaient déjà dans le village ; la cavalerie du général Ottinger sabra courageusement les premières compagnies qui débouchaient de toutes parts à travers les arbres clair-semés de la forêt ; mais, en moins de dix minutes, des masses de troupes ennemies se déployèrent sur le terrain découvert qui s’étendait depuis la lisière des bois jusqu’à la rive gauche du ruisseau. Le ban ordonna alors à nos deux brigades de se retirer et d’aller prendre position sur les collines où les trois autres étaient déjà. Il fallait, pour y arriver, passer d’abord le ruisseau sur un mauvais pont de bois. Douze pièces de canon de l’ennemi, descendant au galop sur cette pente rapide, vinrent lancer sur le pont des volées de boulets ; le désordre se mit parmi nos soldats. Cependant le lieutenant Kiee, ayant passé le pont, rangea ses pièces sur la rive droite, et, ripostant au feu des canons, les tint à distance. Les deux brigades qui passaient le pont purent alors gravir les collines, et elles y prirent position. Le ban rangea notre artillerie sur la crête des hauteurs et fit occuper les bois sur notre droite par la brigade Rastich. Il fallait à tout prix arrêter les Hongrois, qui venaient de placer sur les pentes des hauteurs en amphithéâtre une batterie dont les boulets, si elle se fût encore avancée de deux cents mètres, auraient enfilé toute notre position. Le combat présentait un beau spectacle. Du haut des collines où nous étions, nous voyions à nos pieds le village d’Isaszeg tout en feu et les bataillons hongrois rangés devant la forêt ; leurs nombreuses batteries paraissaient voler sur la plaine, puis elles se concentraient par masses pour écraser nos bataillons et démonter nos pièces. Il semblait alors, tant on tirait avec rapidité, que la terre fût entr’ouverte et laissât jaillir la flamme d’un volcan. Il était environ trois heures, le combat était dans toute sa violence ; l’air, plein d’étincelles et de fumée, coupé par les boulets, sifflait par instans comme traversé par un vent d’orage ; le ban se tenait près de nos canons, encourageant nos artilleurs de la voix et du geste ; notre corps tenait seul depuis deux heures contre toute l’armée hongroise ; tout à coup la flamme des canons jaillit sur les hauteurs au-delà du ruisseau, tous les regards se tournent de ce côté ; Schlick, attiré par le bruit du canon, arrivait de Gödöllö à la tête de son avant-garde et s’avançait contre la tête des Hongrois sur la lisière de la forêt. Des cris de joie retentirent dans nos rangs ; nos soldats, qui s’étaient crus abandonnés, reprirent courage ; le ban envoya le général Ottinger avec les cuirassiers de Hardegg passer le ruisseau sur le pont d’un moulin à un quart de lieue au-dessus d’Isaszeg, pour se réunir à la cavalerie que le prince François Liechtenstein amenait de Gödöllö en suivant la rive gauche du ruisseau. Les Hongrois maintenaient leur ligne de bataille et portaient à chaque instant de nouvelles batteries sur leur droite contre le corps de Schlick. Le ban voulut marcher à l’ennemi ; mais il reconnut bientôt l’impossibilité de faire passer ses troupes sur un pont de bois couvert de rondins qui tremblaient et se disjoignaient sous les pieds des chevaux. Nos deux corps réunis ne comptaient pas trente mille hommes, Georgey en avait cinquante-deux mille ; le combat fut continué à coups de canon. Cependant le ban consentit à laisser le général Ottinger, qui était revenu près de lui, conduire au-delà du ruisseau les cuirassiers de Hardegg et les dragons de l’empereur, pour tenter une attaque contre une batterie ennemie qui s’était avancée sur notre droite. Ottinger traversa le village tout en feu. Les Hongrois avaient vu notre cavalerie descendre des hauteurs, ils la savaient arrêtée dans le village, et lançaient à toute volée des boulets et des obus qui perçaient les maisons[9]. Bientôt ils amenèrent au galop plusieurs batteries et ouvrirent un feu violent sur les cuirassiers, à la tête desquels Ottinger s’avançait pour déboucher hors du village. Les Hongrois étaient à peine à trois cents mètres de nous, je crois même qu’ils reconnurent le général Ottinger à son uniforme, car, comme il s’était éloigné de la troupe pour regarder le terrain, quelques volées de boulets et de mitraille fendirent l’air et renversèrent en un instant un mur de terre devant equel il se tenait. Comme le ban l’avait prévu, les Hongrois concentraient déjà tout leur feu sur le village et sur le pont. Ottinger ramena alors ses cuirassiers en arrière et repassa le ruisseau. Le feu cessa peu à peu, et, la nuit étant arrivée, notre corps se mit en marche dans la direction de Gödöllö. La tête de la colonne s’arrêta ; je Ire retournai : le village de Gödöllö n’était plus qu’un vaste brasier, les flammes s’élevaient vers le ciel, les casques des cuirassiers et l’acier des armes réfléchissaient les lueurs rouges de l’incendie ; les coups de feu des tirailleurs de la brigade Rastich, qui entretenaient encore le combat dans la forêt, éclairaient par instans l’obscurité des bois ; la nuit était sombre, mais autour du village la clarté était si grande que l’on distinguait le clocher de l’église, qui, percé par de nombreux boulets, penchait et semblait près de s’écrouler.

Plusieurs des nôtres avaient péri ; le major Pessics des Ottochaner, deux fois blessé au combat de Tapio-Bicske, n’avait pas voulu se séparer de sa troupe, le ban l’avait félicité de sa bravoure, et maintenant Pessics était étendu sans vie sur le champ de bataille. Ces félicitations, qui font les héros, donnent souvent la mort. Qui peut dire combien de braves s’exposent sous les yeux d’un chef aimé pour mériter quelque flatteuse parole ! Souvent, en Italie, lorsque le jeune archiduc devenu l’empereur François-Joseph arrivait au moment d’une attaque, j’ai vu des officiers s’élancer en avant et braver la mort pour fixer son attention ; le péril n’était rien devant l’honneur de mériter un de ses regards : s’ils mouraient sous ses yeux, la mort leur semblait douce !

Le lendemain, 7 avril, au matin, notre corps et celui du général. Schlick se mirent en marche sur deux colonnes pour se retirer sur Pesth, et le second corps, qui, pendant la journée du 6, avait été rappelé de Waitzen à Gödöllö, reçut l’ordre de retourner à Waitzen. La série d’opérations qui avait succédé à la bataille de Kapolna venait de se terminer. Nous allions rentrer à Pesth.


III

Sur les deux heures, au moment où déjà nous apercevions les églises de Pesth, le prince Windischgraetz fit arrêter les colonnes et les déploya sur les hauteurs de Mogyoröd dans une position avantageuse où elles pouvaient accepter la bataille, si l’armée hongroise, qui, comme nous le croyions, nous suivait tout entière dans notre retraite sur Pesth venait nous attaquer ; les généraux allèrent saluer le prince et prendre ses ordres. Lorsque le ban passa devant le corps du général Schlick des cris de joie et de nombreuses acclamations témoignèrent de l’amour que les soldats lui portaient, et lorsque le général Schlick, l’accompagnant ; arriva au galop devant nos troupes, les soldats de notre corps, se piquant de courtoisie militaire, firent à leur tour retentir l’air de nombreux vivats. Notre armée s’était déployée sur une ligne imposante, tous les regards se tournaient vers l’horizon, attendant l’ennemi, espérant le combat ; mais les heures s’écoulèrent sans que l’armée hongroise parût. Le prince réunit alors dans une auberge au bord de la route les chefs de corps, leurs chefs d’état-major, et tint un conseil de guerre. Cette heure était solennelle ; le sort de la campagne dépendait de la décision qui allait être prise. Deux partis se formèrent dans le conseil : quelques généraux, jugeant habilement notre situation, proposèrent de marcher sur Waitzen, d’y concentrer toutes nos forces, d’y attendre Georgey, et, si nous n’étions pas assez forts pour accepter la bataille, de nous retirer derrière la Gran dans une bonne position où nous pourrions attendre des renforts ; quelques autres généraux conseillèrent de se replier sur Pesth : l’opinion de ceux-ci l’emporta, et l’on envoya au second corps, qui venait de partir pour Waitzen, l’ordre de revenir sur ses pas et de se réunir au gros de l’armée. L’armée se remit en marche, arriva à une heure avancée de la nuit devant les faubourgs de la ville et bivouaqua dans la plaine de Rakos. Georgey nous fit suivre par son corps de réserve, composé de trois brigades (dix mille hommes) commandées par le général Aulich. Les brigades ennemies occupèrent les villages de Palota, Csinkota et Keresztur.

Le 8 et le 9 avril, nos troupes se reposèrent ; le 10, le prince ordonna une grande reconnaissance, l’armée s’avança jusqu’au ruisseau de Rakos. Des hauteurs de la rive droite, on distinguait avec des lunettes d’approche les troupes hongroises, qui occupaient les villages de Palota, de Csinkota et de Keresztur. On pouvait juger que les Hongrois avaient à peu près une brigade dans chacun de ces villages ; mais le prince voulait savoir si toute l’armée hongroise ; était derrière ces positions, car il commençait à craindre que Georgey n’eût poussé en avant ces trois brigades pour nous tromper sur son plan, et ne se fût porté avec toute son armée sur Waitzen ; notre corps ayant pris position sur la rive gauche du ruisseau de Rakos, le ban envoya le général Ottinger avec trois régimens de cavalerie et douze canons sur la route de Csinkota pour reconnaître ce village ; il m’ordonna d’accompagner le général.

Nous nous avançâmes lentement, couvrant notre front et notre droite de nombreux éclaireurs. Il pleuvait, l’air était plein de brouillard. La cavalerie du général Schlick, qui s’avançait sur notre gauche vers Kerepes, paraissait courir sur les nuages, et les soldats enveloppés dans leurs grands manteaux blancs ressemblaient à des fantômes. Le commandant de la brigade hongroise qui occupait Csinkota, nous voyant venir, commença à ranger sa troupe devant le village ; Ottinger laissa les cuirassiers en arrière, s’avança avec quelques escadrons des dragons de l’empereur, et, les ayant fait déployer, il les rangea à droite et à gauche de la route ; les Hongrois nous envoyèrent aussitôt quelques volées de boulets. Ottinger plaça ses deux batteries sur la gauche de la route. Nos boulets allèrent frapper au milieu d’une division de hussards ; plusieurs hommes tombèrent, les autres se retirèrent en désordre ; nos pièces redoublèrent leur feu. Ottinger conduisait tout avec une tranquillité parfaite : calme et impassible pendant que les boulets volaient autour de lui, il donnait des ordres brefs et précis comme sur un champ de manœuvre. Son énergie semblait magnétiser les dragons, qui se tenaient immobiles sous le feu de l’ennemi.

Cependant, un boulet ayant arraché l’épaule au lieutenant Micewski et tué un de ses hommes, quelques chevaux, en se cabrant, amenèrent dans un des escadrons un moment de désordre. Ottinger y courut, et, dominant de sa forte voix le bruit du canon, il ordonna aux dragons de se tenir immobiles, jurant qu’il casserait la tête au premier qui bougerait ; puis il fit ramasser le corps de Micewski, et le fit charger sur un caisson. L’ennemi n’avait déployé qu’une brigade, le général Ottinger s’avança avec sa cavalerie pour contraindre le général hongrois à montrer les troupes qu’il tenait peut-être en réserve derrière le village ; mais les Hongrois, à la vue de ce mouvement, s’étant retirés précipitamment, il jugea qu’ils n’étaient pas nombreux, et me chargea n’apprendre au prince que l’armée ennemie n’appuyait pas les brigades postées aux environs de Pesth. Le général demandait en même temps la permission de s’avancer au-delà du village en refoulant la brigade déjà repoussée, afin d’aller reconnaître si le gros de l’armée de Georgey se trouvait derrière ces positions. Lorsque j’eus transmis au prince les paroles du général Ottinger, il se rendit au galop avec toute sa suite devant le front du troisième corps pour y attendre le rapport de la brigade que le général Schlick avait envoyée en reconnaissance vers Kerepes ; il était à craindre que Georgey ne se portât sur notre gauche, et la nuit arrivant peu à peu, la pluie commençant à tomber par torrens, le prince donna l’ordre de la retraite. Les troupes rentrèrent alors dans les bivouacs qu’elles occupaient sous les faubourgs de la ville.

Déjà pourtant Georgey n’était plus devant Pesth ; le 7 avril au soir, après s’être assuré que toute notre armée s’était retirée au-delà de Rakos, il avait tenu à Gödöllö un conseil de guerre auquel assista Kossuth, et il s’était mis en marche vers Waitzen. Pendant que notre année s’avançait dans la plaine de Rakos pour reconnaître les villages où il avait laissé le corps d’Aulich, il refoulait, après un sanglant combat, malgré leur héroïque résistance, les deux brigades Götz et Jablonowski, et, remontant la Gran, il marchait vers Komorn.

Le 14 avril, vers midi, le canon, retentit aux avant-postes ; le ban était à Pesth, il monta à cheval, se rendit au camp et fit déployer les bataillons ; j’étais resté en arrière. Comme je sortais des faubourgs, j’aperçus de loin une femme en deuil suivie d’un domestique ; elle s’avançait dans la campagne ; je passai près d’elle : c’était la comtesse C…, une des femmes de Pesth qui témoignaient le plus d’enthousiasme pour la cause des insurgés ; elle espérait sans doute que nous allions être repoussés et voulait être la première à saluer le vainqueur. Je rejoignis le ban ; le général Ottinger se portait avec la cavalerie de notre corps à la rencontre de l’ennemi, les hussards hongrois étaient déjà sur nos pièces et sabraient les artilleurs. Le capitaine Edelsheim, qui marchait à la tête de la colonne, se jeta en avant avec son escadron ; Ottinger lança les cuirassiers, et la mêlée devint générale. Un jeune officier hongrois reconnut sans doute le général Ottinger à son uniforme et se précipita sur lui le sabre haut ; mais l’ordonnance du général fendit la tête au Hongrois ; le sang jaillit jusque sur Ottinger. Après quelques minutes, les hussards hongrois, culbutés par les cuirassiers, se sauvèrent au galop sur la plaine dans la direction de Csinkota. Ottinger leur envoya quelques volées de boulets et les fit poursuivre ; mais, le ban lui ayant donné l’ordre de s’arrêter, il fit sonner le rappel et reformer les escadrons.

Je m’arrêtai pour regarder les morts et juger combien d’hommes l’ennemi avait laissés sur la place ; je vis à quelques pas de moi le corps de cet officier qui s’était élancé sur le général Ottinger : c’était un beau jeune homme ; ses cheveux blonds étaient souillés de sang et collés à son visage ; il tenait encore son sabre dans sa main. Un de nos cuirassiers mit pied à terre ; je crus qu’il voulait voir s’il vivait encore : « Il est bien mort, lui dis-je, c’était un brave soldat ! c’est dommage. — Ma foi oui, me répondit le cuirassier en le retournant pour tâter les poches du mort ; c’est ma foi dommage ! il n’a pas seulement de montre ! »

Le 16, les Hongrois attaquèrent avec une grande impétuosité les avant-postes du général Schlick ; mais, le ban s’étant porté rapidement avec quelques troupes sur les hauteurs du Steinbruch, ils commencèrent à se retirer ; ils venaient ainsi chaque jour s’assurer si nous étions encore devant Pesth, car ils craignaient que le prince, laissant quelques brigades devant cette ville, ne marchât vers Gran avec le gros de l’armée, n’y passât le Danube et n’allât se réunir au corps du général Wohlgemuth, sur la rive droite de la Gran, pour arrêter Georgey dans sa marche sur Komorn. Nous avions à Pesth seize brigades et deux cent dix pièces de canon ; le corps hongrois d’Aulich n’avait pas plus de dix mille hommes ; si, laissant devant Pesth quatre brigades et quarante-huit canons, nous nous fussions portés, avec les douze autres brigades et cent soixante-deux canons, sur la rive droite de la Gran par la route directe d’Ofen à Gran, réunis ainsi aux quatre brigades que commandait le général Wohlgemuth, nous aurions pu tenir cette ligne avec des forces supérieures à celles de Georgey, et il n’aurait pu marcher sur Komorn sans nous livrer bataille : peut-être aurait-on remis ainsi en question l’issue de la campagne, qui semblait perdue pour nous ; mais les heures précieuses s’écoulèrent, entraînant peu à peu cette dernière espérance, et ce plan dont il avait été question un moment fut bientôt abandonné.

On était arrivé à ce moment critique de la campagne, quand le prince remit au général Welden le commandement des troupes. Le feld-maréchal Windischgraetz emporta les regrets de toute l’armée ; le sort des armes lui était contraire, mais on l’avait vu prodiguer sa vie sur les champs de bataille ; à Prague, à Vienne, il avait dompté la révolte, rendu le courage aux sujets fidèles de l’empereur et rétabli partout l’autorité impériale ; il quitta l’armée en lui souhaitant cette gloire et ces succès que de fatales circonstances l’avaient empêchée d’acquérir sous son commandement.

Le 18 avril, le second corps reçut l’ordre de se rendre à Gran ; il arriva après treize heures de marche forcée, mais il était trop tard, et cette marche ne servit qu’à prouver ce que les troupes étaient capables de faire ; il ne resta plus alors devant Pesth que le corps du ban et celui du général Schlick. L’insurrection hongroise l’emportait : Georgey s’avançait vers Komorn, Bem repoussait nos troupes au-delà des frontières de la Transylvanie, Perczel avait rejeté les débris du corps du général Thodorowich sur la rive droite du Danube, incendié les villages des Serbes, et massacré les habitans ; cette faible troupe, qui fuyait partout devant nous au commencement de la campagne, était devenue une puissante armée de cent quatre-vingt mille hommes ; nous avions pendant quatre mois prodigué inutilement nos forces. L’honneur seul nous restait : nous n’étions pas vaincus, partout nous avions combattu comme de braves soldats ; les opérations de l’ennemi et des difficultés impossibles à prévoir avaient seules amené notre ruine. L’aspect de l’armée était triste et morne ; lorsque le canon grondait, les troupes marchaient à l’ennemi sans élan, sans ardeur ; les bataillons se formaient, se déployaient en silence ; comme au temps de nos succès, ils restaient impassibles sous le feu des Hongrois, les officiers et les soldats atteints par les balles tombaient sans proférer une plainte, mais je ne sais quel triste sourire venait animer leurs traits ; ils savaient que leur sang coulait inutilement sur ces champs de bataille que nous allions abandonner. Pendant la campagne d’Italie, lorsque le bruit du canon retentissait, un éclair de joie semblait illuminer l’armée, les troupes électrisées s’élançaient en avant aux cris de vive l’empereur ! Chaque bataillon voulait être le premier. Les officiers mortellement blessés excitaient encore leurs soldats ; luttant avec la mort, ils encourageaient leurs compagnons, qui s’arrêtaient pour leur serrer la main une dernière fois, ils mouraient, mais les cris de victoire ! venaient charmer leurs oreilles, et les endormaient dans la joie du triomphe[10].

Le général Welden avait pris le commandement des forces impériales ; il comprit qu’il fallait pour le moment abandonner la Hongrie ; il n’hésita point, et, son énergie l’empêchant de se rattacher à quelque trompeuse espérance, il prit la résolution de se retirer avec l’armée jusqu’à la frontière de la Hongrie, pour la reporter ainsi sur sa base d’opérations ; c’était là seulement qu’il pouvait rassembler des renforts, réunir toutes les ressources de l’empire et attendre le moment de reprendre l’offensive. Voici le plan qu’il adopta pour la retraite de l’armée : « Le second corps et le troisième corps se retireront jusqu’à la hauteur de Presbourg, et y prendront position ; la gauche s’étendra sur la rive droite de la March, le centre sera à Presbourg, la droite ira s’appuyer au lac de Neusiedl ; le premier corps descendra sur la rive droite du Danube jusqu’à Eszek, prendra position sur le Bas-Danube, couvrira la Slavonie et la Croatie d’Eszek à Peterwardein, en appuyant sa droite sur les troupes impériales qui cernent cette dernière forteresse. » Le général Welden résolut aussi de laisser une garnison pour garder la forteresse d’Ofen ; il indiquait par là que nous n’allions nous retirer que pour reprendre bientôt l’offensive, et ménageait l’opinion publique étonnée de notre retraite. La nuit du 23 au 24 avril fut fixée pour l’évacuation de Pesth.

Le 19 avril, le plan de retraite étant déjà arrêté, notre corps et celui du général Schlick s’avancèrent jusque sur le front des positions occupées par l’ennemi, afin de l’inquiéter et de le tromper sur nos projets. Les Hongrois s’étant retirés à notre approche, nous revînmes à l’entrée de la nuit occuper nos bivouacs ; on avait tiré depuis douze jours une telle quantité de coups de canon sur le chemin qui mène à Csinkota, que l’on voyait çà et là sur l’herbe fine des boulets et des éclats d’obus, et, aux places où avaient éclaté des shrapnels[11], la terre était couverte de balles comme si on les eût lancées à poignées.

Chaque soir, les officiers qui n’étaient pas de service au camp venaient, comme si nous eussions été en pleine paix, s’asseoir dans les loges de l’opéra ; quelques femmes élégantes de la noblesse de Pesth attachée à l’empereur recevaient dans leurs salons, et, le spectacle fini, nous allions chez elles achever la soirée, pendant que nos chevaux sellés attendaient dans la cour de leurs hôtels, prêts à nous porter aux avant-postes en cas d’alarme. Ces heures ainsi passées avaient un grand charme, et souvent elles me sont revenues à la mémoire ; le matin, nous étions encore en présence de l’ennemi les boulets volaient, portant la mort dans nos rangs, et maintenant une causerie de salon venait remplacer les cris furieux des soldats dans la mêlée. Pendant que dans d’autres familles on préparait des bouquets pour Kossuth et ses compagnons, ici l’on faisait des vœux pour le succès de la cause impériale, et, quand l’heure avancée de la nuit nous rappelait au camp, quelques mots d’adieu nous encourageaient encore à combattre vaillamment pour le salut de la Hongrie, pour la cause que nous défendions. Cet adieu, pour plusieurs, était le dernier ; peu d’heures après, ils tombaient sanglans sur le champ de bataille. Je me rappelle encore la naïve réponse que fit l’un de nous à la comtesse N… demandant des nouvelles du lieutenant Mayer des cuirassiers de Saxe, qui avait logé dans sa maison, et qu’elle voyait chaque jour. Mayer, lui dit-on, n’aurait plus l’honneur de venir chez elle, parce qu’il était tué ! Ce pauvre Mayer, frappé d’une balle dans la poitrine, se faisait soutenir par deux cuirassiers pour se retirer du combat, lorsqu’une autre balle l’atteignit dans les reins et le tua entre leurs bras.

Le 21, dans l’après-midi, Aulich vint encore nous attaquer. Le canon tonnait de tous les côtés à la fois ; mais, dès que les Hongrois virent notre corps se mettre en mouvement, ils se retirèrent précipitamment ; nous n’eûmes que quelques blessés. Un boulet de canon avait passé sous le bras d’un artilleur au moment où il chargeait sa pièce et ne lui avait fait qu’une légère contusion. Quelques jours auparavant, le capitaine Zastavnikovich, aide-de-camp du général Ottinger, avait eu de même un singulier bonheur : il s’était tourné sur sa selle pour parler au général, et regardait le combat en appuyant la main droite sur les crins de son cheval ; un boulet vint passer entre son bras et le cou du cheval, et ne lui arracha que les boutons de son uniforme sans le blesser : Le soir même, je le vis au spectacle.

Pendant la journée du 23, les troupes reçurent l’ordre de se tenir prêtes à quitter pendant la nuit les bivouacs qu’elles occupaient depuis le 7 avril. Vers le soir, j’ordonnai à mes gens de seller mes chevaux et de les conduire à l’entrée du pont, puis j’allai à l’opéra ; le général Schlick y vint avec quelques-uns de ses officiers ; lorsqu’il entra dans sa loge, tous les regards se tournèrent vers lui : notre retraite n’était plus un secret. Les uns cherchaient à lire dans ses traits la consternation, les autres l’espoir que notre cause n’était pas perdue. Schlick, le sourire sur les lèvres, semblait narguer ses ennemis et dire à nos amis que bientôt notre armée rentrerait triomphante dans Pesth.

À minuit, le général Ottinger déploya sa cavalerie devant le front de nos positions pour couvrir la retraite et repousser les Hongrois, s’ils venaient nous attaquer. L’infanterie se mit en marche pour traverser le Danube. Le ban, le général Schlick, les officiers d’état-major se tenaient près du pont, regardant défiler les troupes. L’obscurité de la nuit, le silence, donnaient à cette marche un lugubre aspect ; les chefs cherchaient à soutenir le moral des soldats en montrant une ardeur, une gaieté qu’ils ne sentaient point. Il y avait du découragement au fond des coeurs. Tout ce talent, tout cet héroïsme déployé par nos chefs, tout avait été inutile ; le destin fatal l’emportait ; il fallait abandonner la Hongrie. Soldats de l’empereur, nous étions forcés de reculer devant une armée de traîtres ou de paysans révoltés. Ces batailles décisives que nous avions appelées de tous nos voeux, l’ennemi avait su les éviter ; il nous forçait à quitter la lice sans avoir combattu.

Vers trois heures du matin, l’infanterie ayant fini de passer, le ban m’envoya porter au général Ottinger l’ordre de laisser quelques hommes pour entretenir les feux des bivouacs afin de tromper l’ennemi, puis de se retirer avec la cavalerie. Les rues étaient désertes ; le bruit des fers de mon cheval sur le pavé troublait seul le silence. Cette armée qui se retirait sans bruit, couvrant sa marche des ombres de la nuit, quatre mois auparavant elle était entrée triomphante dans cette ville ; elle avait défilé sur ces places au son bruyant des trompettes, aux cris enthousiastes de vive l’empereur ?

Au point du jour, le ban et le général Schlick montèrent à cheval ; ils se dirent adieu, « au revoir sur d’autres champs de bataille, » et se souhaitèrent bonne chance. Les officiers s’embrassèrent comme des frères d’une même famille. Nos chefs crièrent encore une fois « vive l’empereur ? » pour protester contre notre retraite, ramener l’espérance et la fortune dans nos rangs ; puis, lançant leurs chevaux au galop, ils rejoignirent leurs corps : celui du général Schlick marchait vers l’ouest, dans la direction de Raab ; celui du ban, au sud, vers Eszek, en suivant la rive droite du Danube. En arrivant à Tétény, nous vîmes flotter sur le fleuve les débris fumans des bateaux du pont sur lequel l’armée avait passé pendant la nuit ; à huit heures, lorsque les hommes laissés devant les bivouacs pour entretenir les feux jusqu’au point du jour eurent traversé le Danube, le général Hentzi, qui gardait avec quatre mille hommes la forteresse d’Ofen, avait fait mettre le feu aux bateaux.

Quelques gentilshommes de Pesth, compromis par leur dévouement à la cause impériale et craignant les vengeances de Kossuth, nous accompagnaient dans notre marche ; nous avions aussi avec nous plusieurs officiers de hussards dont les régimens avaient passé à l’ennemi ; ils étaient venus se joindre à nous dès le commencement de la guerre pour ne pas violer leur serment. L’honneur les retenait parmi nous ; mais leurs frères d’armes, leur famille, pour ainsi dire, était dans l’armée des insurgés ; ils étaient dans nos rangs comme à la cour de Béarn Marguerite de Valois, qui pleurait quand les catholiques étaient battus, parce que c’étaient les gens de sa religion, et pleurait encore quand les huguenots étaient battus, parce que c’étaient les gens de son mari. Ces officiers avaient sur nous l’avantage de ne pas s’étonner de nos revers ; quelques-uns surtout personnifiaient bien l’orgueil des régimens de hussards hongrois. « Comment veut-on, me disait un jour l’un d’eux, comment veut-on que notre armée puisse tenir devant l’armée hongroise ? Nous n’avons plus de hussards, ils sont tous dans les rangs de l’ennemi. »

Le 25 avril, nous allâmes jusqu’à Erczen, et le lendemain nous arrivâmes à Adony. Chaque jour, nous nous avancions ainsi lentement vers Eszeh ; la route suivait le bord du Danube, passant tantôt sur une digue large de quelques toises, tantôt sur la pente des collines qui, depuis Pesth jusqu’à Mohacs, s’élèvent sur la rive droite. De ces collines plantées de vignes, la vue s’étend sur les plaines sans fin de le rive gauche ; la terre, à l’horizon, va se confondre avec le ciel, et de rares habitations apparaissent comme des points blancs perdus à d’immenses distances. Entre tous les pays de l’Europe, la Hongrie a une physionomie profondément originale. Dans ses grandes plaines désertes, rien n’arrête la vue : le pâtre, errant toute l’année avec ses troupeaux, y voit le soleil se lever et se coucher comme sur l’Océan. Souvent j’ai couru tout un jour à cheval dans ces vastes pusztas[12] sans voir d’autre être vivant que quelque vautour qui traversait les airs ou une cigogne qui se tenait près d’un puits. Ces puits, creusés par les pâtres pour abreuver leurs bestiaux, sont le seul indice qui rappelle dans ces plaines l’existence de l’homme. Souvent, quand le soleil s’abaissant vers l’horizon, dorait la plaine de ses derniers rayons, je me suis arrêté, saisi de je ne sais quelle émotion mélancolique devant ce spectacle grandiose qui donne l’idée de l’infini. Nul ne peut se défendre de cette mélancolie, qui semble être le caractère du pays ; les soldats eux-mêmes, lorsque nous traversions ces plaines, marchaient silencieux et graves. La route que nous suivions était une belle chaussée, chose rare en Hongrie, où il existe à peine quelques routes tracées et entretenues. Dans les autres parties du pays, là où le terrain offre une pente à l’écoulement des eaux, la pluie et l’eau provenant de la fonte des neiges entraînent les premières couches de terre et se creusent un lit qui devient une route pendant l’été, et, lorsqu’après quelque orage l’eau a fait effondrer les berges, les voyageurs vont creuser ailleurs un nouveau sentier.

Nous passâmes par Földvar, Tolna, et arrivâmes le 6 mai, vers midi, en vue de Mohacs. Les collines, dont les pentes rapides venaient se perdre dans le fleuve, ne laissant parfois que peu de place pour la route, tournent subitement vers l’ouest, et, lorsqu’on a passé sur un pont de pierre un petit ruisseau dans lequel périt le roi Louis II de Hongrie, on a devant les yeux une vaste plaine : c’est là qu’au mois d’août 1526 vingt-cinq mille Hongrois livrèrent bataille à cent quarante mille Turcs, commandés par le sultan Soliman. Presque toute l’armée hongroise périt dans cette lutte héroïque ; le roi, sept évêques, vingt-huit magnats, cinq cents seigneurs, George Schlick avec ses Bohèmes, restèrent sur le champ de bataille.

Le 9 mai, dans l’après-midi, nous atteignîmes enfin Eszek ; l’aspect de la ville me rappela celui de Mantoue : l’on n’aperçoit d’abord que quelques clochers au milieu d’un vaste marais planté de saules rabougris noyés dans l’eau ; ce n’est que lorsqu’on a traversé ce marais sur une digue d’une grande longueur, que l’on voit enfin la ville, qui semble sortir des eaux.

Le ban arriva à Eszek avec douze mille hommes : il trouva les petits corps de troupes impériales qui gardaient au sud la frontière de la Slavonie et le district des Csajkistes dans une situation presque désespérée. Le colonel Puffer, après avoir lutté contre tout le corps de Perczel, n’avait plus que trois mille hommes réunis autour de Karlowitz ; le général Mayerhoffer, douze cents hommes à Semlin, devant Belgrade. C’était tout ce qui restait du corps de quinze mille hommes que le général Thodorovich avait conduit au mois de mars jusqu’aux environs de Szegedin, lorsque le ban avait proposé au prince de le laisser marcher vers le sud de la Hongrie, pour recommencer la guerre sur une nouvelle base d’opérations ; mais, le prince Windischgraetz ayant alors retenu le ban auprès de lui, et l’armée impériale ayant repassé bientôt après le Danube, puis s’étant retirée jusqu’à la frontière, le général Thodorovich, après de sanglans combats, avait été obligé de reculer jusqu’à Pancsova, sur la rive gauche du Danube, devant les Hongrois, qui s’avançaient à l’ouest et au sud comme la lave envahissante d’un volcan. Le seul colonel Mamula était parvenu à se maintenir dans les positions qu’il occupait depuis le commencement de la guerre : il avait tracé autour de la forteresse de Peterwardein d’immenses travaux de circonvallation, dont la force devait suppléer au petit nombre de ses soldats. Il n’avait que deux mille hommes pour cerner cette forteresse, et toute son énergie, tout son talent était employé à empêcher les Hongrois de forcer ses lignes pour aller ravager la Slavonie et la Croatie.

Les districts militaires étaient épuisés d’hommes ; les maladies, la guerre, les avaient dépeuplés ; les Serbes des comitats du sud, effrayés des massacres des Hongrois, avaient abandonné leurs villages incendiés, et s’étaient réfugiés au-delà du Danube, dans les forêts de la Slavonie. Pendant que, sur le Haut-Danube et au nord de la Hongrie, la guerre se faisait comme entre peuples civilisés, elle n’était ici qu’une guerre d’extermination enflammée par les haines de religion[13] et de nationalité. Les récits de la retraite de Russie peuvent seuls donner une idée de ce que l’armée du ban a souffert pendant ces longs jours passés à attendre une nouvelle campagne. Les troupes, manquant souvent de vivres, restèrent pendant plusieurs semaines sans abri, sur un sol calciné par la chaleur, n’ayant à boire que l’eau bourbeuse des bords de la Theiss, ou celle des puits dans lesquels pourrissaient des piles de cadavres que les Hongrois y avaient jetés après chaque combat. Le choléra et le typhus[14] emportaient ceux que les balles de l’ennemi n’avaient pas atteints. C’est alors surtout que le ban, entouré de soldats mourans et sans communications avec le reste de l’armée impériale, montra tout ce que peut un grand cœur. Chaque jour assailli, souvent victorieux, il attendit ainsi pendant de longues semaines la nouvelle de la reprise des hostilités et de la marche offensive du général Haynau[15]. C’est alors, c’est avec une armée réduite à sept mille hommes, qu’il alla attaquer quinze mille Hongrois dans les plaines d’Hagyes ; mais je n’ai pas assisté à ces combats, et, pendant que l’armée du ban donnait cet exemple d’héroïque persévérance, je n’étais plus dans ses rangs.


IV

Dix jours après notre arrivée à Eszek, le ban voulut faire descendre aux troupes de son corps le Danube en bateau à vapeur pour les porter rapidement sur Illok, à quinze lieues au-dessous d’Eszek ; mais, ayant appris que les Hongrois avaient élevé des ouvrages en terre à Palanka, sur la rive gauche, et les avaient garnis de canons, il résolut de les faire enlever en débarquant une brigade à Bukin, village sur la rive gauche au-dessus de Palanka, et m’envoya reconnaître les bords du fleuve entre ces deux villages.

Je partis d’Eszek, le 19 mai, à l’entrée de la nuit, et arrivai le lendemain, vers dix heures du matin, au village d’Opatovacz. Je devais y trouver des pionniers chargés de me conduire en bateau sur l’autre bord ; mais ces hommes n’étaient pas encore arrivés. Après les avoir attendus quelque temps inutilement, je me fis donner un bateau par le chef du village, et, prenant trois paysans pour ramer, je gagnai le milieu du fleuve. Il faisait un temps affreux ; la barque, penchée par le vent, se remplissait d’eau à chaque moment, et menaçait de chavirer. J’arrivai enfin devant Bukin, et, ayant trouvé un endroit où la profondeur du Danube permettait à un bateau à vapeur d’approcher assez près de la rive pour y débarquer des troupes, je sautai à terre, et allai à un petit moulin établi sur un bateau près du bord du fleuve. Je tenais un fusil à la main. De peur de surprise, je criai de loin au meunier de venir à moi : c’était un Allemand ; il paraissait bien intentionné, et me donna tous les renseignemens qui m’étaient nécessaires sur l’état et la direction du chemin par lequel la brigade devait s’avancer au milieu des bois pour surprendre Palanka. Je remontai en bateau, ordonnai aux rameurs de serrer la rive, et descendis ainsi le Danube jusqu’en vue de Palanka. Mes trois bateliers, n’osant s’approcher du rivage, voulurent s’arrêter ; la distance était trop grande pour que je pusse reconnaître s’il y avait des canons rangés sur le bord du fleuve ou sur une place que quelques maisons bâties sur la rive me cachaient encore. Je les forçai à ramer jusqu’à ce que le bateau ne fût plus qu’à quelques mètres du rivage ; alors je me dressai debout, les regards fixés sur la place du village. À ce moment, un officier hongrois et une quinzaine d’hommes armés de fusils s’élancèrent de derrière une maison ; je saisis mon fusil, couche en joue l’officier, et lui crie : « Halte ! Je tire sur le premier qui s’avance. » Il s’arrêta et cria à mes bateliers d’aborder. « Ramez, ramez au large, leur dis-je d’une voix que le danger rendait menaçante. Ces lâches, craignant une décharge, sautent hors du bateau, et marchent au rivage ; le dernier cependant, pour m’aider à me sauver, pousse le bateau au large. Je jette alors mon fusil, saisis la rame, et vogue vers le milieu du fleuve ; mais les soldats hongrois courent dans l’eau jusqu’à mi-corps, m’entourent avec leurs fusils, saisissent une corde qui pendait derrière le bateau, et m’amènent au rivage ; je tremblais de colère. « On ne vous fusillera pas, n’ayez pas peur, me dit l’officier. » Il fit atteler trois voitures de paysan, et me pria poliment de monter avec lui dans la première ; il s’assit à côté de moi, et mit son fusil entre ses genoux ; deux pandours, auxquels il venait de faire charger leurs fusils, s’assirent derrière nous ; on fit monter mes bateliers dans les deux autres voitures, et nous partîmes au galop.

Le chemin suivait la rive gauche du Danube. J’observais le terrain, prêt à sauter dans le fleuve pour me sauver à la nage lorsque le chemin se rapprocherait de la rive, mais partout sur la droite de la route s’étendaient des prairies et de grands marécages ; les Hongrois auraient pu me rattraper et m’atteindre avec leurs balles avant que je fuisse arrivé au bord du Danube. Lorsque nous traversâmes le village incendié de Futtak, je descendis un instant de voiture, affectant l’insouciance ; mais un des pandours fut à terre aussitôt que moi, je vis qu’il fallait renoncer à m’échapper, et mâchai alors tous les papiers qui auraient pu fournir aux Hongrois quelques renseignemens sur nos opérations. À minuit, nous arrivâmes à Neusatz ; l’officier qui me conduisait me remit aux mains du capitaine d’un bataillon du régiment de Ferdinand d’Este (un de ceux qui avaient trahi leur serment), et me laissa au corps-de-garde. Les soldats, qui portaient encore les couleurs impériales, avaient conservé ce profond respect, cet amour des chefs, vertus inhérentes au soldat autrichien ; ils m’apportèrent du pain, de l’eau fraîche, et étendirent, avec un empressement affectueux, une couverture sur un banc pour que je fusse mieux couché. L’un d’eux ayant commencé à parler de l’empereur d’une manière insultante, les autres lui imposèrent silence : l’éducation militaire avait développé dans leurs cœurs des sentimens de délicatesse dont je fus touché.

Au point du jour, lorsqu’on eut rétabli le passage en fermant le pont de bateaux, que les Hongrois ouvraient pendant la nuit de peur qu’il ne fût détruit par des brûlots, l’officier me conduisit dans la forteresse de Peterwardein au général Perczel, qui y commandait. J’entrai, le saluai fièrement et lui dis mon nom ; Perczel voulut se donner l’air d’un homme du monde, et me dit avec une politesse affectée « Je ne vous ferai pas de questions sur les opérations de votre armée, je sais d’avance que vous n’y répondrez pas ; nous savons au reste fort bien où est le ban, et nous l’attendons avec impatience. J’aurais le droit de vous faire fusiller ; mais nous ne sommes pas des sauvages mal appris, comme on se plaît à le croire dans votre armée. Vous resterez prisonnier ici, » continua-t-il au bout d’un moment. Il appela un officier, et l’on me conduisit dans une casemate : c’était une longue pièce voûtée, large de huit pas, longue de vingt ; on y descendait par trois marches ; elle était éclairée par une fenêtre au ras du sol, large de quatre pieds, haute de trois, destinée à servir d’embrasure à un canon, et fermée par une forte grille. La vue donnait sur le fossé et sur la contrescarpe. À midi, le prévôt chargé de la garde des prisonniers entra suivi d’un soldat qui m’apportait à manger ; le prévôt, qui portait encore l’uniforme impérial, paraissait avoir cinquante ans ; déjà ses cheveux étaient blancs, mais un regard plein de feu s’échappait de ses yeux gris. Il paraissait grave et triste. Quand le soldat fut sorti, il s’assit sur mon lit et causa avec moi : il me raconta qu’il avait servi pendant trente ans dans un bataillon de grenadiers, il parla de l’empereur avec respect, et il me sembla qu’il cherchait à gagner ma confiance ; mais je l’observais et me défiais de lui. Il me souhaita une bonne nuit et sortit.

Je passai toute l’après-midi à combiner un plan d’évasion ; je visitai les barreaux de la fenêtre, et ayant trouvé au milieu d’un amas de vieux meubles cassés et jetés dans un coin un long crampon de fer, je le cachai : ce crampon était assez fort pour faire sauter une serrure, mais je vis tout de suite qu’il fallait renoncer à sortir par la porte, qui ouvrait sur l’intérieur de la forteresse. Il m’aurait fallu, en supposant cet obstacle franchi, traverser deux lignes de fortifications et les avant-postes hongrois : c’était impossible. J’essayai de faire plier les barreaux de la fenêtre, ils étaient trop forts ; cependant je parvins plus tard à en écarter deux de manière à pouvoir passer la tête. Ce n’était pas de l’intérieur de la casemate que je pouvais m’échapper : par la porte, par la fenêtre, la fuite était impossible, et les murs avaient six pieds d’épaisseur.

Le lendemain 22 mai, le prévôt entra comme la veille à midi dans la casemate, il me dit qu’il avait l’ordre de me laisser prendre l’air pendant une heure : je m’efforçai de paraître indifférent, mais j’avais peine à cacher ma joie ; j’allais donc pouvoir songer à de nouveaux moyens d’évasion. Le prévôt me mena sur une place plantée d’arbres, entourée de rapides talus gazonnés qui menaient sur les remparts ; au pied des remparts coulait le Danube : je vis la possibilité de m’échapper, de m’élancer dans l’eau et de me sauver à la nage ; je résolus d’attendre pendant quelques jours pour bien réfléchir sur mon plan avant de l’exécuter. Le prévôt recommença à parler de l’empereur, de son dévouement à la cause impériale (il était Slavon d’Eszek), mais j’étais sur mes gardes, persuadé qu’il avait ordre de jouer ce rôle pour gagner ma confiance et apprendre de moi nos plans et notre force ; je n’en doutai plus lorsque, le lendemain, il me dit avec une extrême exaltation qui lui fit venir les larmes aux yeux : « Capitaine, j’ai un poids énorme sur l’ame ; je ne puis supporter cette tyrannie hongroise ; l’empereur est-il donc sans pouvoir ? comment serons-nous délivrés de cette tyrannie ? Ah ! capitaine, si ce pouvait être bientôt ! — Doucement, patience, Kussmaneck (c’était le nom du prévôt), patience, ça viendra, lui dis-je en riant et en le regardant d’un air moqueur pour lui faire voir que je n’étais pas dupe de ses paroles et de ses beaux sentimens de fidélité. — Comment serons-nous délivrés ? continua-t-il sans se déconcerter ; le ban a-t-il donc une puissante armée ? » Cette dernière question me confirma encore davantage dans mes idées.

Cependant le 24, après avoir marché long-temps en silence, prés de moi, Kussmaneck me dit : « Nous sommes ici plusieurs attachés de cœur et par notre serment, que nous n’avons pas violé, à l’empereur ; nous sommes ici malgré nous. » Puis il s’arrêta et me regarda en face en hésitant à parler, comme s’il eût voulu me confier quelque chose et se fût défié de moi. L’expression de son regard était si vraie qu’elle me donna confiance en lui, et je cessai de répondre par un sourire de doute à ses paroles. « Deux sous-officiers du génie, continua-t-il, un jeune Croate nommé Gerberich, le propriétaire du pont de bateaux et moi, nous sommes prêts à tout entreprendre pour rétablir dans la forteresse l’autorité de l’empereur. » Le prévôt hésita encore un moment. « Et pour tout vous dire, reprit-il, nous avons, capitaine, les moyens d’écrire au colonel Mamula ; nous pouvons même aller jusqu’à lui en nous glissant la nuit en bateau le long de la rive du Danube ; c’est ainsi que le sous-officier du génie Braunstein a pu convenir avec le colonel de signaux pour l’avertir quand les Hongrois se préparent à l’attaquer. D’une des redoutes de la ligne de circonvallation, on aperçoit la maison de Braunstein. Lorsque les Hongrois se préparent à attaquer le colonel, le sous-officier l’en avertit en mettant la nuit une lumière sur sa fenêtre, et, si c’est de jour, il suspend en dehors de la fenêtre un manteau noir sur le mur blanc. Capitaine, continua Kussmaneck, vous êtes notre supérieur, vous allez être notre chef ; il faut tout tenter, le moment est propice. La nuit, il n’y a que quinze cents hommes dans la forteresse, le reste de la garnison campe dans la tête de pont à Neusatz, et il faut plus de deux heures pour fermer le pont de bateaux et rétablir le passage. » Je lui recommandai de savoir exactement le nombre des soldats qui étaient dans la forteresse, de s’assurer de la force des postes chargés de garder les portes, de savoir les jours où les honveds étaient de garde, et je convins avec lui qu’il me ferait parler le lendemain à l’heure de la promenade avec les deux sous-officiers du génie.

J’employai une partie de la nuit à chercher par quels moyens nous pourrions seconder une attaque de nuit du colonel Mamula et faire entrer ses troupes dans la forteresse en nous emparant d’une des portes. Une idée me vint à l’esprit : Kussmaneck m’avait dit qu’il tenait enfermés dans les autres casemates voisines de la mienne quatre-vingt-dix-huit soldats des régimens croates et slavons condamnés aux travaux forcés, les uns pour dix, les autres pour quinze ou vingt ans, par les conseils de guerre impériaux pendant les années qui précédèrent la révolte. Ces condamnés étaient tous Croates ou Slavons, car les Hongrois avaient donné la liberté à ceux de leur nation qui se trouvaient parmi eux et les avaient incorporés dans leurs bataillons de honveds. Ces soldats étaient tous condamnés pour vol à main armée, assassinat ou meurtre commis sans préméditation. Kussmaneck pouvait briser leurs fers, ils pouvaient nous aider. L’espérance de la liberté, le besoin de vengeance et la haine nationale allaient faire de ces hommes sans frein, habitués à voir couler le sang, une troupe prête à tout entreprendre, forcée de périr plutôt que de s’arrêter une fois le signal donné.

Le lendemain, à une heure de l’après-midi, Kussmaneck me fit sortir et me mena près des remparts ; Braunstein et Kraue (ainsi s’appelaient les deux sous-officiers du génie) se promenaient d’un air indifférent ; il leur fit signe, et ils nous suivirent dans un étroit chemin formé par des piles de bois rangées comme dans un chantier. Braunstein était blond ; pâle et paraissait délicat ; Kraue, large d’épaules, avait la tête forte, de gros sourcils, le regard dur et ferme. Nous convînmes de la manière dont tout serait conduit : Kussmaneck devait mettre en liberté, pendant la nuit, tous les condamnés, qui seraient partagés d’avance en quatre bandes de vingt-quatre hommes chacune. Les fusils du poste qui gardait la porte de la forteresse du côté de Belgrade étaient rangés la nuit devant le corps-de-garde pendant que les soldats dormaient, une seule sentinelle les gardait : s’élancer sur cette sentinelle, s’emparer des trente fusils, massacrer les soldats endormis et se rendre maître de la porte, c’était par là qu’il fallait commencer ; j’étais capitaine, et je devais conduire cette bande. Kussmaneck, avec vingt-quatre autres condamnés, devait s’emparer de trois pièces de canon qui restaient, pendant la nuit, chargées et la mèche allumée sur la place d’armes pour être prêtes en cas d’attaque ; une fois maître de ces pièces, il devait acculer sa troupe contre le rempart, retourner les canons et se tenir prêt à tirer sur les Hongrois. Braunstein et Kraue se chargèrent de conduire les deux autres troupes : ils devaient entrer avec elles dans la caserne et s’emparer des fusils des soldats endormis. Pendant ce temps, le colonel Mamula, averti par une salve de coups de fusil, devait lancer quelques pelotons de cavalerie au galop par la porte que je tenais avec mes gens et se jeter ensuite lui-même dans la forteresse à la tête de l’infanterie. Sans nous exagérer nos forces et nos moyens, et quand même une partie du plan aurait échoué, nous étions en état de soutenir le combat et de tenir ouverte, pendant une demi-heure, la porte de Belgrade ; nos hommes étaient forcés de se battre jusqu’à la mort plutôt que de se rendre pour être ensuite massacrés ou fusillés. Il fallait écrire au colonel Mamula pour convenir avec lui de son plan d’attaque et lui donner tous les détails nécessaires ; Gerberich avait proposé lui-même à Kraue de porter au colonel les papiers que nous aurions à lui faire passer : il était le seul qui pût maintenant accepter cette dangereuse mission. À une époque où les Hongrois n’avaient pas encore doublé leurs avant-postes, Braunstein et Kraue étaient parvenus à se glisser hors des lignes et à tromper leur vigilance ; cette fois, cela paraissait impossible. Quant à Gerberich, en prétextant qu’il avait affaire entre la forteresse et la ligne intérieure des avant-postes, il pouvait obtenir un permis pour sortir, et se glisser ensuite à travers les avant-postes pour gagner la campagne : c’était risquer sa vie, mais il était prêt.

Enfin, lorsque tout fut convenu, pour n’avoir pas à me reprocher d’avoir laissé ces hommes courir à la mort, je leur dis que si notre entreprise ne réussissait pas, ou si elle était découverte, rien ne pourrait nous sauver, et que nous serions certainement fusillés ; je les regardai en observant leur contenance. Braunstein me dit d’une voix calme : « Capitaine, nous ne craignons pas la mort ; fusillé ici ou tué par la mitraille sur le champ de bataille comme nos camarades de l’armée, peu importe, c’est la mort d’un soldat : je veux servir l’empereur comme je l’ai juré, und als braver Kriegsmann, wenn es seyn muss, für den Kaiser sterben, so wahr mir Gott helfe[16] ! » dit-il avec une énergie extrême et en levant la main. Ces hommes courageux étaient mariés tous les trois ; ils avaient chacun plusieurs enfans. « Eh bien ! leur dis-je pour m’assurer une dernière fois de leur énergie, si tout réussit, moi j’ai tout à gagner, l’empereur me donnera la croix de Marie-Thérèse, et je suis décidé à tout risquer plutôt que de finir lentement dans cette casemate ; mais vous, vous n’aurez pour récompense qu’une médaille de bravoure ou un grade d’officier. Si nous sommes fusillés, que deviendront vos femmes et vos enfans ? » - « L’empereur en aura soin, » répondit Kussmaneck. Alors je leur serrai fortement les mains, leur dis adieu, et Kussmaneck me reconduisit dans ma casemate.

Je passai tout le reste du jour à écrire au colonel Mamula sur une bande de papier fin ; ce papier roulé n’était pas plus gros que le petit doigt de la main et n’avait que trois pouces de long. Je le donnai à Kussmanech pour le remettre à Gerberich et lui dis de lui recommander expressément de ne pas cacher ce papier dans ses bottes ou dans ses habits, et de le tenir serré dans sa main, afin de pouvoir l’avaler s’il était arrêté ; mais Braunstein, ayant appris pendant la soirée que quelque changement allait avoir lieu dans les troupes qui occupaient les postes, poussé aussi, comme je le crois, par le noble désir de partager tout le danger, voulut transmettre ces derniers détails au colonel Mamula. Son écriture était grosse, il négligea de prendre du papier fin, et, malgré mes recommandations, il laissa Gerberich coudre ces deux lettres entre le drap et la doublure de son habit sous l’aisselle.

Gerberich s’était procuré un permis signé du commandant de la forteresse pour aller dans une de ses vignes, située sur le rayon des avant-postes hongrois. Le 27, à midi, il sortit de la forteresse ; il devait revenir le soir même, avec une réponse du colonel Mamula. Je m’accroupis dans l’embrasure de la fenêtre, d’où je pouvais voir, en appuyant le visage contre la grille, le pont qui est devant la porte de Belgrade sur le fossé : c’était par cette porte que Gerberich devait rentrer le soir. Je n’étais pas sans inquiétude, mais cependant prêt à tout. Trois heures venaient de sonner, j’entends des pas dans le corridor devant la casemate ; des crosses de fusil résonnent ; la porte s’ouvre, Kussmaneck paraît sur le seuil, un officier et quatre soldats le poussent par les épaules jusqu’au milieu de la casemate ; l’officier s’arrête, me regarde long-temps avec une expression de colère mal contenue, puis il sort et me laisse seul avec Kussmaneck.

L’émotion nous oppressait tous deux, et nous ne pouvions nous parler. Exprimer des regrets n’était pas digne d’un homme ; Kussmaneck marchait dans la casemate, les mains croisées derrière le dos ; j’étais assis sur mon lit, et, comme ébloui par toutes les idées qui se pressaient dans ma tête, je sentais une émotion extrême ; pour la surmonter, je dis enfin à Kussmaneck en m’efforçant de paraître calme : Eh bien ! que va-t-on faire de nous ? -Vous le savez bien, capitaine, me dit-il d’un ton tranquille ; nous serons fusillés avant que les vingt-quatre heures soient écoulées.

Quelques instans après, on vint le chercher pour l’enfermer ailleurs. Je passai toute la soirée à marcher dans la casemate, comprimant les battemens de mon cœur et cherchant à me calmer par la pensée que j’étais dans la même situation qu’un officier qui, blessé mortellement dans un combat, sait qu’il n’a plus que quelques heures à vivre ; pendant ces heures, me dis-je, il lutte avec la souffrance, et moi je suis encore en ce moment plein de force et de vie. Vers minuit, brisé par l’émotion, je m’étendis sur mon lit et m’endormis profondément.

Le lendemain, 28 mai, je me réveillai vers sept heures du matin. Je me sentis plein de force, j’allai à la fenêtre : le temps était superbe ; je pensai que toute la population de la ville viendrait assister à l’exécution, et je résolus de montrer à ces Hongrois avec quelle intrépidité les soldats de l’empereur marchaient à la mort, me répétant sans cesse avec orgueil : Je suis gentilhomme et officier de l’empereur !

À neuf heures, un prévôt hongrois vint me chercher ; deux soldats marchèrent derrière moi. La rue était pleine de monde ; je passai devant ces groupes la tête haute. On me conduisit dans la salle où se tenait le conseil ; sept officiers et un auditeur[17] étaient assis autour d’une table ; mes yeux cherchèrent à lire sur leur visage les sentimens qui les animaient. Un des jeunes officiers détourna la tête, comme si son cœur eût d’avance protesté contre le jugement ; les autres étaient sérieux et impassibles ou avaient sur les lèvres un sourire ironique. Le chef du conseil me demanda en me tendant le papier roulé pris sur Gerberich : « Avez-vous écrit ceci ? — Oui, » lui dis-je. Il me fit pour la forme les questions d’usage que prescrit la règle du code militaire, puis le prévôt me conduisit dans une autre salle ; mes quatre compagnons étaient là. J’allai à eux et leur serrai fortement les mains, en cherchant à comprimer mon émotion. Kussmaneck était calme ; ses traits, fatigués par l’âge, ne témoignaient qu’indifférence et résignation ; Kraue était tranquille, son regard n’avait rien perdu de son audace, ses lèvres souriaient avec dédain ; Braunstein seul paraissait fortement ému ; il était jeune et beau, quelques grosses larmes roulaient sur ses joues. Il leva sur moi ses grands yeux bleus et me dit : « Je pleure sur ma femme et mes pauvres petits enfans. — Courage ! courage ! Braunstein, l’empereur en aura soin, » lui répondis-je d’une voix que je m’efforçais encore de maintenir ferme, sentant son émotion me gagner. Gerberich me causa une profonde pitié ; il était le plus jeune. Poussé par son attachement pour la cause impériale, il était venu partager nos dangers, et maintenant il allait mourir. Il était là, appuyé à la muraille ; la fièvre de la mort faisait claquer ses dents et frissonner tout son corps.

Cependant les officiers hongrois délibéraient ; un d’entre eux traversa la salle en tenant un papier à la main. J’avais assisté plusieurs fois à des conseils de guerre, je savais que ce papier était la sentence qu’il portait à signer au commandant de la forteresse. Au bout de quelques minutes, le prévôt me plaça, ainsi que mes compagnons, entre une douzaine de soldats pour nous reconduire dans nos prisons en attendant l’exécution. Je marchais le premier ; j’entendais répéter autour de moi le mot erschossen (fusillé) ; je vis sur un balcon deux hommes et une jeune femme ; quand je passai, les hommes soulevèrent un peu leurs chapeaux, et la jeune femme avança la main dans laquelle elle tenait un mouchoir comme pour me faire un signe d’encouragement ; c’était sans doute une famille attachée à la cause impériale. Je levai la tête et les regardai en souriant pour leur dire que je ne faiblirais pas et ferais honneur à notre cause. J’entrai dans ma casemate ; la porte, gardée par deux soldats, restait ouverte, et je voyais de loin, dans la chambre où avait logé kussmaneck, sa femme et sa fille qui pleuraient et criaient en poussant de douloureux gémissemens ; il me semble encore les entendre : « Mon père ! mon père ! » criait cette pauvre fille d’une voix forte comme pour l’appeler ; elle se tordait les bras au-dessus de la tête ; puis, épuisée et tremblante, elle allait s’appuyer le front contre la muraille. Je la plaignis ; puis ces cris et ces plaintes m’irritèrent : ils me forçaient à penser à ma mère et à son chagrin, et je me sentais faiblir. J’avais conservé une bague sur laquelle était monté un petit diamant ; je la tirai de mon doigt et j’écrivis sur un des carreaux : « Adieu ! chers parens, je vais être fusillé ; je suis tranquille et résigné ; je meurs plein de foi et d’espérance. Chère mère, mon seul chagrin est le vôtre. » Puis je détachai le ruban de ma croix afin de le tenir sur mon cœur quand je serais fusillé, et, m’asseyant sur mon lit, je repassai dans mon esprit les anciens souvenirs de ma famille ; je me rappelai tous les détails de la mort héroïque de lord Strafford, que je n’avais jamais lus sans me sentir saisi d’admiration ; je me jurai de montrer autant de fermeté d’ame que lui. Les espérances que j’avais souvent caressées dans mon cœur, il fallait les abandonner, mais je pouvais en ce moment suprême gagner encore de l’honneur.

L’horloge sonnait les heures : deux heures, trois heures étaient écoulées ; l’exécution aurait dû avoir lieu dans les vingt-quatre heures ; une lueur d’espérance se glissa dans mon cœur, mais elle me fit perdre tout mon calme ; j’étais maintenant fortement agité. Je me promenai tout le reste du jour à grands pas dans ma casemate, cherchant à étouffer dans la fatigue la douleur du corps et de l’ame. Épuisé, je me jetai sur mon lit. Le lendemain à neuf heures, le prévôt hongrois, suivi de quatre soldats, vint me chercher ; j’étais calme et tranquille et ne ressentis presque aucune émotion quand il me dit qu’il allait me conduire encore une fois dans la salle du conseil ; les officiers hongrois y étaient réunis. Sur l’ordre du chef, deux vieillards entrèrent ; le prévôt me demanda quel était celui des deux qui m’avait offert de l’argent. Voici pourquoi il me faisait cette question : le propriétaire du pont de bateaux, Bobek, bourgeois de Peterwardein, riche et dévoué à l’empereur, informé en secret, quelques jours auparavant, par Braunstein qu’une entreprise se préparait pour remettre la forteresse aux mains de l’empereur, s’était approché de moi pendant que je me promenais sous la surveillance de Kussmaneck ; il m’avait dit que, si j’avais besoin d’argent, sa fortune amassée par le péage et la construction du pont de bateaux sur le Danube était aux ordres de l’empereur, et qu’il me donnerait tout l’argent qui me serait nécessaire. J’avais en conséquence écrit dans les papiers pris sur Gerberich que je n’avais pas besoin d’argent, et qu’un bourgeois de la ville m’avait offert de m’en fournir. Les Hongrois irrités ne savaient sur qui devaient se porter leurs soupçons. Quand j’eus dis que je n’avais jamais vu ces vieillards, le chef du conseil ordonna d’aller chercher un autre bourgeois de la ville ; mais alors je m’écriai d’une voix ferme et avec intention : « C’est inutile, je ne saurais reconnaître celui qui m’a offert de l’argent. » J’ai su depuis que Bobek, apprenant qu’on cherchait dans la ville le bourgeois, qui avait offert de l’argent à l’officier autrichien pour faire réussir le complot, avait cru qu’il allait être découvert. Sachant qu’il serait fusillé, il avait été pris de crampes violentes, et était mort le lendemain. Bobek, ignorant comment l’offre qu’il m’avait faite avait été connue des Hongrois, a pu croire que la crainte de la mort m’avait arraché cet aveu, et que je l’avais vendu ; cette idée m’a long-temps tourmenté.

On me reconduisit dans ma casemate. Deux longues journées s’écoulèrent : par instans, je retrouvais l’espérance ; mais je repoussai de mon cœur les combats que cette espérance, qui pouvait être trompeuse, venait livrer à la sombre résignation qui me soutenait. L’espérance semblait vouloir par instans me redonner la vie, et puis, un moment après, elle me livrait à la mort ; je la rejetai avec colère.

Le jeudi 31 mai, le prévôt me dit que la sentence du conseil de guerre avait été envoyée à Debreczin au ministère hongrois par le général Paul Kiss[18], qui avait remplacé Perczel dans le commandement de la forteresse. Je comptai le nombre de jours qu’il fallait au courrier pour revenir de Debreczin. Sachant que l’armée du ban devait être en marche, je l’appelais de tous mes voeux, espérant que son approche m’apporterait peut-être quelque chance favorable, et que, quand même la réponse de Debreczin parviendrait dans la ville, on n’oserait peut-être pas exécuter la sentence pendant que le ban serait devant la forteresse ; le temps s’écoulait dans ces douloureuses alternatives. Enfin, le 12 juin au matin, le canon commença à tonner au-dessus de ma tête et sur les remparts[19]. Les Hongrois ne cessèrent de tirer pendant toute la journée ; le soir, une lueur rouge éclaira toute la contrescarpe ; je pensai que les faubourgs brûlaient. Le lendemain, dans l’après-midi, le canon recommença à tonner ; mais le feu cessa au bout d’une demi-heure. Chaque jour, j’entendais quelques coups de canon ; je savais ainsi que l’armée du ban était devant Neusatz, et cernait la forteresse sur la rive gauche. Le courrier envoyé à Debreczin ne pouvait rentrer : je recouvrai quelque espérance ; mais, vers la fin de juin, le canon cessa de gronder pendant plusieurs jours ; le ban devait être parti[20].

Le 2 juillet, comme je marchais lentement dans ma casemate, je vis venir sur le seuil de la porte un officier hongrois, capitaine d’artillerie ; il s’arrêta un moment pour me regarder en face ; je continuai de marcher ; il saisit par l’épaule la sentinelle qui gardait la porte et lui dit : « Prends garde que ce chien ne s’échappe, tu m’en réponds. » Puis, comme je passais devant lui, il me montra le poing avec un visage enflammé de colère et me dit : « Oui, oui, mauvais chien noir et Jaune[21], il faut que je te voie fusiller. » Je pensai que la sentence était arrivée de Debreczin ; la force m’abandonnait, une forte crampe me serra la poitrine, et j’allai m’asseoir sur mon lit. Un des soldats, touché des cris de douleur que m’arrachait par instans la souffrance, dit à un de ses camarades du poste d’aller chercher un médecin ; le médecin arriva bientôt, mais comme il s’approchait de moi et que, tout haletant de douleur, je l’appelais pour lui demander du secours, le prévôt le fit sortir : la colère me rendit toute ma force ; je m’élançai sur le prévôt pour le saisir à la gorge et me venger. Le prévôt sauta hors de la casemate, et le soldat m’arrêta avec son fusil. Au bout d’une demi-heure, le médecin militaire en chef entra dans ma casemate ; il me tâta la poitrine, et vers le soir un soldat m’apporta une bouteille. Je la bus ; je sentis aussitôt une grande chaleur dans tout le corps, je me crus empoisonné. Le commandant de la forteresse, pensais-je, n’ose pas me faire fusiller, de peur d’avoir à répondre de ma mort, si quelque jour les chances de la guerre le forcent à capituler ; mais maintenant on croira que le choléra m’a emporté. La nuit me parut bien longue ; le médecin revint vers huit heures. J’avais résolu de lui arracher l’aveu de mon état : « .Docteur, docteur, lui dis-je, je suis empoisonné ; dites-moi la vérité. — Non, non, me dit-il d’une voix émue, jamais je n’aurais consenti à pareille chose. » Il me prit la main ; quelques larmes coulèrent sur ses joues. « Non, jamais, continua-t-il ; j’ai une femme et des enfans, je crains les jugemens de Dieu. »

J’étais faible, mais tranquille ; je priai Dieu de me laisser mon énergie ; je sentais la jeunesse combattre en moi la maladie, et bientôt je retrouvai toute ma force ; j’allai m’asseoir dans l’embrasure, d’où je pouvais voir le pont en passant la tête à travers les barreaux. Le matin, les premiers rayons du soleil pénétraient obliquement dans la casemate ; c’était pour moi un grand bonheur de me réchauffer à leur bienfaisante chaleur, et de les suivre jusqu’au moment où le jour, en s’avançant, ramenait l’obscurité dans ma cellule. Devant ma fenêtre, sur la contrescarpe et dans la partie du fossé qui était à sec, campaient de pauvres familles dont les maisons dans les faubourgs avaient été incendiées ; ces malheureux étaient sans abris et presque sans vivres, le choléra les décimait, et presque chaque jour j’en voyais emporter quelqu’un dans une couverture ; je me souviens d’un enfant d’une douzaine d’années que, pendant plusieurs jours, j’entendis crier ; ses cris de douleur semblaient ceux d’une bête sauvage ; la maladie contractait tous ses membres, je le voyais s’accroupir et cacher sa tête entre ses genoux, puis il s’allongeait tout à coup en raidissant les bras ; une femme, sa mère sans doute, était près de lui et soutenait sa tête ; un soir, je vis qu’il ne remuait plus, je pensai qu’il était mort.

Le 12 juillet, pendant la nuit, je fus réveillé par le bruit des crosses de fusil sur les dalles du corridor ; un officier suivi de quatre soldats entra dans la casemate, il tenait une lanterne à la main ; je sautai à bas de mon lit et me dressai devant lui, pour qu’il vît que j’étais prêt ; il leva sa lanterne à la hauteur de mon visage, puis il marcha autour de la casemate en regardant les murs, et sortit. J’entendis le bruit des crosses de fusil retentir dans la casemate voisine, et je pensai que c’était l’officier d’inspection qui était venu faire une ronde.

Le temps s’écoulait lentement ; chaque matin, j’écrivais le jour et la date du mois sur le carreau de la fenêtre avec le petit diamant de ma bague, je m’efforçais d’oublier ma situation, et mon esprit courait en liberté dans les vertes plaines de la Styrie ou sur les montagnes de la Suisse ; quelques vers d’une élégie de Tite Strozzi me revenaient souvent à la mémoire, je les écrivis sur le carreau :

Sed jam summa venit fatis urgentibus hora,
Ah nec arnica mihi, nec mihi mater adest ;
Altera ut ore legat properae suspiria vitae,
Altera uti condat lumina et ossa tegat.


Le souvenir de ces vers venait me charmer : c’était pour moi une consolation de les relire. Bientôt pourtant je retrouvai toute ma force, je voulais vivre ; l’espérance de pouvoir me venger un jour vint m’exalter et me soutenir. Je passais presque toute la journée assis dans l’embrasure de la fenêtre : souvent quelques personnes s’arrêtaient pour me regarder ; alors je me retirais précipitamment, de peur d’attirer sur moi l’attention de la sentinelle. Un jour, à l’heure où le soleil se couchait, une jeune femme passa sur le pont : elle tenait des fleurs à la main ; elle s’arrêta, et, sachant probablement que j’étais un officier de l’empereur, elle effeuilla ces fleurs dans sa main et les lança vers la grille de ma fenêtre. Je voudrais pouvoir la remercier de cette marque de sympathie qui me fit un bien extrême. Plusieurs fois -aussi je vis passer sur le pont un jeune prêtre ; quand il était seul, il s’arrêtait et me saluait.

Le 21 juillet, le prévôt me dit que Kraue était mort dans la casemate où il était enfermé, et qu’il me faisait dire adieu. Le 27 au matin, il entra de nouveau dans mon cachot. Son visage était mouillé de sueur, ses yeux cherchaient la terre ; il essuyait avec son mouchoir quelques gouttes de sang qui tachaient sa manche. « Capitaine, me dit-il, Kussmaneck, Braunstein et Gerberich viennent d’être fusillés ; vous, vous resterez ici prisonnier. » Je ne voulus pas me rattacher à cette espérance : je craignais qu’on ne me gardât pour quelque exécution dans l’après-midi ou pour le jour suivant ; ce ne fut que le lendemain, 28 juillet au soir, lorsque le prévôt m’eut dit que l’exécution avait eu lieu par suite de l’ordre venu de Debreczin, que je compris que j’étais hors de danger. La présence du ban devant Neusatz avait retardé l’arrivée du courrier à Debreczin, et, lorsque la sentence fut remise à Georgey pour qu’il la sanctionnât, l’armée impériale s’avançait partout triomphante au cœur de la Hongrie, sous la conduite du général Haynau. Soit que Georgey ait été poussé par la pitié, soit qu’il eût craint pour l’avenir dans ce moment où la cause hongroise paraissait perdue, il ne voulut pas signer la sentence qui condamnait un officier.

Mes trois compagnons sont morts courageusement ; ils étaient soldats de l’empereur. Les années qu’ils avaient passées dans l’armée leur avaient donné ce fier orgueil de caste qui jamais ne se dément : leur mort héroïque a témoigné de leur foi.

Enfin, le 23 août, le prévôt vint me dire qu’il avait ordre de me conduire au commandant de la forteresse. Nous traversâmes la place. Je ne pouvais assez admirer le ciel bleu et les arbres de l’esplanade. Le commandant marchait d’un air pensif dans sa chambre ; son visage était pâle et maigre, et son regard sombre. Je le saluai. « Les chances de la guerre ont tourné contre nous, me dit-il ; la cause de la Hongrie est une cause perdue, l’armée de Georgey n’existe plus. Il a été forcé de déposer les armes ; voici une lettre de lui que vient de m’apporter un parlementaire ; il m’engage à rendre la forteresse et m’ordonne, sur la demande du général Haynau, de vous mettre en liberté. Vous êtes libre, mais restez dans votre casemate ; mes soldats sont exaspérés, je ne réponds de rien. » Je lui demandai s’il n’était rien arrivé au ban et si son armée avait livré quelque bataille depuis la fin de mai ; il loua la bravoure de nos chefs et de nos troupes et parla du combat d’Hagyes, où les Hongrois avaient été vainqueurs, avec une modestie qui m’étonna ; puis, avec une affectation de politesse, il me rendit ma montre, une bague à cachet et 600 florins qui m’avaient été enlevés lorsque je fus fait prisonnier. « Vous aviez un fort beau sabre, continua-t-il, je regrette de ne pouvoir vous le rendre ; le major Bozo, auquel je l’avais confié, est en ce moment à Komorn[22] ; acceptez celui-ci à la place. » Et il me tendit un de ses sabres. Au bout d’un moment, il dit en soupirant : « Les Français nous ont abandonnés, nous avions compté sur eux ! — Aviez-vous quelque promesse secrète ? lui demandais-je. — Non, répondit-il, mais l’attitude révolutionnaire (revolutionnaire Stellung) que la France a prise en Europe n’était-elle pas un gage pour nous, une promesse qu’elle nous soutiendrait ? » Il me parla ensuite long-temps d’Isaszeg et de Tapio-Bicske ; il ne voulait pas croire qu’à Tapio-Bicske la seule brigade Rastich eût soutenu tout le combat ; il loua la bravoure des Ottochaner, qui, à la bataille d’Isaszeg, avaient défendu la forêt ; puis, après un moment de silence : « Je m’attends à être fusillé, dit-il, » et il s’arrêta devant moi comme pour chercher une réponse. J’aurais pu me venger et jouer une fausse pitié pour l’affermir dans l’idée qu’il n’avait pas de grace à espérer ; mais j’étais trop heureux pour songer à la vengeance, et je lui dis que j’étais sûr que l’empereur userait de clémence[23]. « Tout est perdu pour nous ! reprit-il, il y aurait folie à vouloir défendre cette forteresse, à continuer seul la guerre ; mais je ne suis plus maître de mes troupes, vous allez voir où nous en sommes. » Il me fit asseoir ; quelques minutes après, son aide-de-camp vint lui dire que dix officiers et sous-officiers, convoqués par ses ordres et choisis dans les bataillons par leurs camarades, étaient réunis ; il ordonna de les faire entrer, il leur lut la lettre de Georgey et leur proposa de remettre la forteresse aux troupes impériales. Jusqu’au dernier moment, il avait entretenu la garnison, privée de tout rapport avec le reste de la Hongrie, dans les plus trompeuses espérances : chaque jour il faisait proclamer de nouvelles victoires ; maintenant, ces hommes se crurent trahis ; ils commencèrent à parler d’une voix menaçante en frappant la terre avec leurs sabres ; l’un d’eux surtout criait comme un forcené : « Je suis Hongrois et gentilhomme, je ferai sauter la forteresse plutôt que de me rendre. » Le général Paul Kiss resta calme et impassible ; j’admirai sa fermeté ; il menaça cet officier de le faire fusiller, et, étant parvenu à contenir les autres, il fit faire silence. Il leur répéta que tout était perdu ; mais ces officiers soutenaient que cela ne pouvait pas être vrai ; enfin ils consentirent à choisir parmi eux un officier, un sous-officier et un soldat, et à les envoyer avec un sauf-conduit jusqu’auprès de Georgey pour savoir et entendre de sa bouche si tout était perdu pour la cause hongroise. « Si cela est, dit l’un d’eux d’une voix forte, nous verrons alors ce que nous avons à faire. » Le général les congédia. « Vous voyez, me dit-il : massacré ici ou fusillé par les vôtres ! j’ai gagné tous mes grades l’épée à la main ; je suis prêt à tout ; les Hongrois ne craignent pas la mort, » continua-t-il en souriant.

Le jour suivant, je devais, à midi, sortir de la forteresse avec l’officier envoyé à Georgey ; mais le général Kiss, craignant pour moi la vengeance de ses soldats exaspérés de la défaite de leur armée, me fit sortir à quatre heures du matin. L’aube du jour blanchissait le ciel à l’horizon. Enfin j’étais en liberté ; je me retournai pour jeter un dernier regard sur la forteresse en pensant combien ces murs avaient contenu de vivantes souffrances. Je suivis la route de Temeswar pour aller rejoindre le ban ; j’espérais prendre encore part à quelque combat ; mais bientôt je sentis que je ne pouvais supporter les secousses de la voiture, les émotions et la mauvaise nourriture m’avaient affaibli. Je me fis alors passer en bateau sur la rive droite du Danube, et allai chez le colonel Mamula. Lui et tous ses officiers m’embrassèrent avec affection ; long-temps on avait cru que j’étais fusillé. Pendant tout le jour, je me fis raconter nos glorieux combats et les souffrances de notre armée. Ces victoires avaient été chèrement achetées. Beaucoup de mes camarades étaient morts, beaucoup de nos soldats avaient été tués dans ces combats de chaque jour. Le brave capitaine Freiberg, qui pendant toute la campagne avait été mon compagnon, avait eu la tête emportée par un boulet de canon. Taxis avait eu le visage traversé par un éclat d’obus ; je ne demandai plus qu’en hésitant des nouvelles de ceux qui m’étaient chers.

Nos officiers me dirent comment Gerberich avait été pris : il était parvenu à se glisser à travers les avant-postes, il se mit alors à courir pour arriver à la ligne de circonvallation ; mais, poursuivi par les Hongrois et voyant les nôtres tirer sur ceux qui le poursuivaient, il s’arrêta un instant, effrayé peut-être par le sifflement des balles ; les Hongrois, l’ayant saisi, le ramenèrent dans la forteresse, comme je l’ai su depuis, et trouvèrent dans ses habits les papiers qu’il y avait cousus[24].

J’étais trop faible pour voyager dans les petites charrettes de paysans, seul moyen de transport qu’eût laissé la guerre : je partis pour Semlin, afin de remonter la Save en bateau à vapeur, pour me rendre à Graetz ; je rencontrai sur la route des bandes de femmes et de jeunes filles en haillons : c’étaient des familles serbes du Banat et de la Bâcs, dont les hommes avaient été massacrés ou avaient péri dans les combats. Ces femmes s’étaient sauvées dans les bois, et elles y avaient vécu pendant plusieurs mois de glands doux et d’un peu de farine ; maintenant, épuisées de misère et de faim, elles descendaient des montagnes, traînant après elles leurs enfans nus et presque mourans ; elles n’allaient trouver que des cadavres et des villages réduits en cendres. Cette misère ne doit pas étonner : la guerre de Hongrie a détruit les populations au sud de l’empire ; d’après des relevés exacts faits par ordre du gouvernement au printemps de l’année 1850, le nombre des veuves des districts militaires de Croatie, de Slavonie, du Banat et de la Transylvanie, dont les maris ont péri pendant la guerre, surpasse vingt-cinq mille.

À Semlin, on m’amena trois paysans arrêtés à Palanka deux mois auparavant et accusés d’avoir été de cette bande qui me fit prisonnier. Mes camarades, me croyant mort, avaient d’abord voulu les faire fusiller ; mais, espérant ensuite que je vivais peut-être encore, et craignant pour moi les représailles des Hongrois, ils les avaient fait garder dans un cachot. Ces pauvres diables étaient pâles et décharnés : je reconnus l’un d’entre eux, mais j’étais trop heureux pour vouloir me venger ; ils ne méritaient pas la mort, l’officier seul était coupable ; j’ordonnai de les mettre en liberté. Alors ces pauvres gens se jetèrent à genoux et m’embrassèrent les pieds ; puis, levant vers moi leurs yeux pleins de larmes : « Seigneur, seigneur, si vous saviez tout ce que nous avons souffert, dirent-ils d’une voix déchirante ! — Mes amis, leur répondis-je, j’en sais quelque chose. » Je leur donnai de l’argent, et ordonnai qu’on les menât manger dans une auberge.

Le 15 septembre, je partis de Semlin en bateau à vapeur, et remontai la Save ; j’arrivai à Graetz : long-temps on m’y avait cru mort ; cependant l’on s’était efforcé d’entretenir ma mère dans l’espérance qu’elle me reverrait. D’abord, lorsque j’avais disparu, on m’avait cru noyé dans le Danube, ou tué à Palanka ; l’on avait ensuite su que j’étais à Peterwardein, puis peu après que j’avais été condamné, avec mes quatre compagnons, et des gens de Neusatz, échappés à l’incendie, ayant assuré que j’étais fusillé, ma famille et mes camarades de l’armée perdirent l’espérance de me revoir. Quelques jours après mon arrivée à Graetz, je trouvai sur ma table les carreaux de la fenêtre de ma casemate : un ami, qui, après la reddition de Peterwardein, s’était fait montrer le cachot où j’avais été enfermé, les avait fait enlever, et m’envoyait ce souvenir de mes mauvais jours.

L’empereur m’ayant nommé major, j’allai à Vienne pour le remercier. Je ne l’avais pas vu depuis le temps où nos acclamations le saluaient sur les champs de bataille de l’Italie. L’empereur daigna me serrer la main avec bonté et m’adressa des paroles qui me remplirent d’enthousiasme ; je fus heureux de ce que j’avais souffert, et je pensai avec orgueil à nos combats, à cette campagne de Hongrie, qui avait abouti, à travers tant de luttes pénibles, à un si glorieux dénouement.


GEORGE DE PIMODAN.


  1. Voyez la Guerre d’Italie sous le maréchal Radetzky dans le n° du 15 août 1850.
  2. « C’est ce crime déplorable qui a sauvé la ville, me disait, il y a quelques jours, un bourgeois de Prague en me montrant, des hauteurs de la rive gauche de la Moldau, la cité qui s’étendait à nos pieds. Vous voyez d’ici que, si le prince l’eût voulu, il eût pu réduire la ville en cendres, mais il n’a pas voulu se venger. »
  3. Le vivat des Croates.
  4. Et non pas sur un sentier étroit serpentant à travers des marais glacés, comme l’écrit l’auteur d’un roman intitulé : Souvenirs des bivouacs et des champs de bataille pendant la guerre de Hongrie.
  5. On appelle ainsi la partie de la Hongrie comprise entre la rive droite du Danube et la rive gauche de la Theiss, au-dessous de Theresiopol.
  6. Le corps du général comte Schlick, entré en Hongrie par la frontière septentrional dès le 2 décembre, avait depuis ce jour battu l’ennemi dans plusieurs rencontres ; mais, séparé du reste de l’armée, il dut à regret se replier vers Pesth, après avoir donné aux autres corps un noble exemple d’énergie et de persévérance.
  7. À cette époque, il était dangereux en Hongrie de recevoir un officier impérial, et, peu avant la bataille de Moor, le comte avait été obligé de se sauver dans la forêt pour échapper aux paysans révoltés qui venaient l’arrêter.
  8. Cette ligne, qui part de la rive gauche de la Maros, près d’Arad, s’arrête à Weisskirchen sur la rive gauche du Danube. Une autre ligne romaine, dont il a été fort question pendant cette guerre, s’étend sans interruption de la rive gauche du Danube au-dessous de Zombor jusqu’à la rive droite de la Theiss au-dessus de Peterwardein. Ces ligues ne peuvent plus être considérées maintenant que comme des moyens de défense imaginaires ; elles consistent en un large fossé devant lequel la terre, relevée en talus, forme une sorte de rempart, et le temps a fait tellement ébouler les terres, que l’on peut, dans beaucoup d’endroits, les franchir à cheval. Deux autres lignes fermaient autrefois la base du triangle formé par le Danube et la Theiss ; ce delta est ce que l’on appelle le district des Csajkistes. Le nom de ces lignes, qui s’appellent en allemand Römer-Schanzen (remparts des Romains), a quelque chose qui frappe l’imagination, et, lorsque les Hongrois se furent avancés sur le Danube, ils parlèrent dans leurs bulletins du passage de ces fossés comme d’un fait d’armes digne d’être transmis à la postérité.
  9. Le même boulet traversait plusieurs de ces maisons construites de mauvaises briques séchées au soleil. Je vis alors les paysans creuser en hâte des fossés devant leurs maisons et s’y coucher.
  10. Pendant la campagne d’Italie, le capitaine Vogl, de mon régiment, ayant eu la poitrine traversée par une halle au moment où son bataillon emportait le village de Somma-Campagna, se fit porter en arrière par ses soldats pour annoncer au maréchal Radetzky le succès de l’attaque et le voir une dernière fois avant de mourir.
  11. Obus à mitraille.
  12. Puszta signifie littéralement espace vide. On appelle pusztas, en Hongrie, de grandes étendues de plaines, et quelquefois aussi, par corruption, lorsque ces plaines sont cultivées, les bâtimens voisins destinés à l’exploitation.
  13. Les Serbes sont de la religion grecque.
  14. Le typhus devint si violent, surtout vers la fin de la campagne, que les infirmiers se refusaient à soigner les malades. C’est alors que le beau-frère du comte de Chambord, l’archiduc Ferdinand d’Este, visitant les hôpitaux la nuit pour s’assurer si les soldats ne manquaient pas des soins nécessaires, fut atteint par la contagion, et périt ainsi que son aide-de-camp et deux officiers qui l’avaient accompagné. Le comte de Chambord, sur la nouvelle du danger que courait l’archiduc, se rendit près de lui et le soigna avec une sollicitude, un empressement qui firent même craindre pour ses jours.
  15. Le général Haynau, nommé par l’empereur général en chef de l’armée lorsque la maladie contraignit le général Welden à déposer le commandement, reprit, comme on sait, l’offensive au commencement de juin 1849. Après de glorieux combats, il refoula tous les corps d’armée hongrois jusqu’auprès de Temeswar, et les força à déposer les armes. C’est alors que ceux des chefs de l’armée insurgée qui avaient été officiers de l’empereur, à qui, désertant nos rangs, avaient trahi leur serment et combattu contre nous, furent mis en jugement. Pendant que beaucoup de journaux étrangers donnaient à ces jugemens l’apparence de vengeances haineuses, les amis, les parens des condamnés reconnaissaient qu’ils avaient mérité la mort ; ils ont été jugés d’après les lois militaires, ils les connaissaient, ils savaient que l’heure de la défaite serait pour eux l’heure du supplice ; ils sont morts courageusement, et la voix d’aucun homme d’honneur ne peut s’élever pour attaquer ces jugemens.
  16. « Et, s’il le faut, mourir pour l’empereur comme un brave soldat, et que Dieu me soit en aide !… »
  17. Juge militaire.
  18. Le général craignit sans doute, sachant la marche du ban, de prendre sur lui de faire exécuter la sentence, ou peut-être fut-il poussé à quelque sentiment de pitié par le major Bozo, ancien officier impérial, homme d’honneur, quoique servant dans l’armée des révoltés, qui, espérant pour moi quelque chance favorable, le conjura, comme je l’ai entendu dire depuis, d’envoyer la sentence à Debreczin avant de la faire exécuter.
  19. Le ban attaquait la tête du pont de bateaux qui réunit la ville de Neusatz à la forteresse de Peterwardein ; les Hongrois ouvrirent sur Neusatz le feu de cent vingt pièces de canon, forcèrent l’armée du ban à abandonner la ville et la réduisirent en cendres.
  20. Il était allé prendre position sur le Franzens-Canal.
  21. Ce sont les couleurs impériales.
  22. Après la capitulation de Komorn, le major Bozo m’a renvoyé ce sabre.
  23. Je ne me suis point trompé ; l’empereur lui a accordé sa grace, et l’a fait mettre en liberté quelques jours après la reddition de la forteresse.
  24. Les quatre-vingt-dix-huit condamnés qui devaient nous aider à attaquer les postes ont été graciés par l’empereur ; les veuves de Kussmaneck, Braunstein et Kraue reçoivent de fortes pensions, et leurs enfans sont élevés aux frais de l’empereur ; trois fils de Kussmaneck sont déjà officiers dans l’armée impériale. Gerberich n’était pas marié.