Souvenirs de la Nouvelle-Grenade/01

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SOUVENIRS
DE LA
NOUVELLE-GRENADE

I
DE LA MER A LA MONTAGNE


Un matin de juillet 1897.

… Des fonds vaporeux de la mer, en pleine gloire dans l’aurore, se dégage lentement, tache blanche par tache blanche, Puerto Colombia.

Bien vite, d’autres détails précisent un grand paysage cuivré de lumière, momifié dans cette torpeur vaguement inquiétante au premier abord, des pays chauds. Sur tout le fond se développe la côte, massive et verticale, fumeuse et roussâtre, qui prolonge quelque temps sa table hautaine, puis tourne brusquement dans l’ouest, non sans laisser derrière elle, en fuyant, une coquetterie, un falbalas, ce cap à la chute moelleuse. Elle tourne encore vers lui d’autres crêtes plus éloignées, ondulations d’azur, tristes, délicieuses, en retraite sur la nuance pâle et diffuse du ciel. Tirée du rivage qui, maintenant complété, s’incurve avec une mollesse ineffable, une ligne noire, ténue comme un fil, partage en deux la scintillation plus rouge que nacrée des eaux, cette tranquillité de belle conque marine. Si l’on approche, cela devient une fine jetée de fer où un train attend — nous attend. Elle grossit presque trop vite pour le plaisir extrême et fugitif, pour les reposans effluves dont vous emplissent toutes ces étendues si noblement calmes de la terre, du large. Les diaprures et les couleurs de leurs surfaces muettes varient à peine selon la croissante impétuosité du soleil. Et l’air est bleu, sans une floche blanche, jusqu’aux abîmes de l’horizon, plein de cette paresse ensommeillée où, dans les matins de l’Equateur, couve tout l’accablement de ses midis.

Vers la gauche, la rive colombienne s’abaisse, se découpe en langues de verdure jaillies de la brume dorée. Une houle imperceptible y meurt, celle même qui, du Mexique ici, a rayé le miroir de la mer Caraïbe, qui a reflété l’enchantement des Antilles.

Malgré soi, chacun de ceux à qui, pour la première fois ainsi, apparaît le Nouveau-Monde, retrouve, avec une naïveté exquise d’émotions, l’enthousiasme curieux des aventuriers de 1502, et, portant sur le même spectacle des yeux à peine moins ardens, comprime au fond de lui quelque chose peut-être des battemens de cœur d’un Christophe Colomb.

Donc, c’est bien elle, la terre, un peu merveilleuse, des Andes, des trésors inouïs, des Incas, des condors ! La libre Amérique ! Jeune sol, jeune société, secoués par les tremblemens de terre et les révolutions ; où l’homme, si longtemps, avait songé, s’était endormi sans histoire ; où la splendeur muyscase passa, fille fragile du soleil ; où les fleuves charrièrent du sang et les routes, de l’or ; où la croix et l’épée tant de fois confondirent leurs ombres ; où Cipango avait revécu !

Deux fois déjà, au caravanier qui trace ces notes, l’Afrique s’était entr’ouverte, variée d’aspects, une dans son horreur, dans la désolation de ses sables comme sous la masse oppressante de ses verdures. Sénégal, Guinée, Dahomey, cela signifie le halètement humain vers un ciel sans pitié ; du fond des espaces inondés d’un morne éclat, sans vent et sans montagnes, l’aspiration fébrile de l’enseveli vivant, le regret désolé d’autres rivages où passe encore la brise de Dieu…

Or voici, sous une latitude identique, la nature et la glèbe rivales. Que seront-elles, à leur tour ? Quels souvenirs, désenchante-mens ou nostalgies en faudra-t-il remporter dans huit, dans dix mois peut-être ? En attendant — est-ce l’effet ordinaire de toute nouveauté ? — cette interrogation muette, ce coup d’œil initial aux Indes occidentales ont l’air plein de promesse et de réparation. L’œil n’évoque plus, devant la haute assise de ce continent, cette sombre monotonie de la grève de Guinée, frangée d’une barre éternelle, ni la ligne mince et morte de l’horizon, de la forêt cabrée devant les vagues sur un prolongement de six cents lieues, péristyle des solitudes infinies accumulées derrière, dans leur épouvante verte ou brûlée. Au moment de fouler cette Nouvelle-Grenade que sillonnèrent jadis tant de ricoshombres, où un Heredia planta, aux temps fabuleux,

Une ville d’argent qu’ombrage un palmier d’or,

cette aurore de triomphe brille prophétiquement, et cette brise qui se lève semble une fragrante messagère d’horizons heureux, des joies qui nous attendaient.

Sur le bateau prêt déjà à repartir, se rue la suprême bousculade des malles, des ballots multiformes entassés pêle-mêle à fond de ténèbres, de toutes ces choses lourdes ou menues, puissantes ou fragiles, plongées dans l’in-pace des cales sur le quai de France et qui s’exhument à présent, sentant le moisi du voyage, comme étonnées, à la grande lumière d’Amérique.

En bas, dans le salon où ce soir notre place sera vide et qui a déjà pris son air d’ennui et de désertion, quelques accords passent une dernière fois par bouffées dans le claquement des portes. En chapeau de paille, le cache-poussière aux épaules, une jeune fille enlève encore sur le piano cette fugue de Vieuxtemps familière à ses doigts et à nos oreilles. Aujourd’hui elle se hâte, car déjà le maître d’hôtel annonce en s’esquissant que tous les bagages sont sur le pont. Et je ne sais quoi d’infiniment triste s’exhale de cet air précipité, comme un adieu plus éolien, plus fugace à la maison flottante où nous avons passé tant d’heures contemplatives. D’où viennent ces mélancolies sans sujet et sans expression liées ainsi à de simples départs de villes d’eaux, à des montées en omnibus en emportant la dernière sonorité échevelée d’un orchestre de tziganes ? Rappel indéfinissable du destin, ultime et inarticulé signe de souvenir jeté en hâte par ceux qui vous ont connu un moment dans la grande hôtellerie de la vie et qui, bientôt, auront disparu pour toujours, dans le tourbillon des êtres comme dans la mort…

Deux ou trois heures plus tard, au seuil d’une ville poudreuse à fils télégraphiques qui est Barranquilla, le port principal et la première douane de la République.

Après trente ou quarante kilomètres de lacets au ras du rivage, puis dans une région maigre, incertaine, qui commence le delta intérieur du Magdaléna, le train siffle, s’arrête. Un flot de constructions grises lèche, comme une écume, l’extrémité de la voie ferrée. Il s’environne de bois clairs et légers, d’une végétation épineuse, rabougrie, que semble engendrer malingrement cette terre tarie et pulvérulente, sentant le gravât et la soif. Il n’en faudrait pas beaucoup plus pour provoquer déjà quelques déceptions, quelques moralités empruntées aux bâtons flottans. De loin, c’était une telle impression d’oasis aimable ! Pourtant, à cette salissure humaine, à ce ravage sans pittoresque, à cet effort d’installation jeté vaille que vaille sur un sol revêche, finit par succéder, à mesure qu’on y pénètre, la vraie ville sud-américaine moderne, banale et trop jeune, préoccupée seulement de commerce, d’industrie, de relations maritimes, créée par la force de la nécessité, sous la poussée économique du riche pays qui y débouche. En somme l’agglomération invariable de maisons à l’espagnole, toits plats, façades aux couleurs tendres, fenêtres grillées, et qui se juxtaposèrent depuis quarante ans autour du quai naturel offert, si près de son embouchure, par le majestueux Magdaléna. Mais tandis que le voisinage du fleuve attire sur la gauche les quartiers plus confortables, la ruche humaine s’épand souffreteuse vers la plaine de droite en confusion de cahutes de paille, de pauvres logis disséminés sur la campagne roussâtre, — de plus en plus pauvres et de plus en plus disséminés jusqu’aux cimetières, jusqu’à ces zones de campemens vagues, enterrés dans le gravier et dont la vue forme une préparation naturelle aux leçons de choses de l’auberge des morts.

La poussière, voilà l’ennemie de Barranquilla, de même que la voirie en est le point faible ; à pas muets dans le sable, dans ce sable atroce, rougeâtre, que le vent emporte en tourbillonnant, arène de coraux et de calcaires, gens et choses circulent, ralentis. Et cette marche est très pénible, très pesante sous la lumière qui darde.

Mais, la revanche éternelle de la couleur ! Vienne le soir et tout ce flot de bâtisses jaillies de la cendre blanche va s’illuminer de teintes mourantes d’une suavité infinie, baisers du soleil au front de sa fille qui s’endort. Et tous les vieux murs de chaux jadis laiteux, marbrés perpendiculairement de suies noires, et les pans de briques jaunâtres, et ceux d’un rouge passé, et les rues ravinées où les carrioles dansantes détalent en cahots fantastiques ; et le clocher espagnol, et les toits de paille de la rue San Blas, et nos personnes mêmes participent de violets indéfinissables. Tandis que dans l’azur défaillant du ciel, avec une lenteur, une majesté agrandie par le soir, les lents urubus tournoient.

Quand le crépuscule aura fini de s’éteindre, une autre vie plus intime et plus allégée recommencera aux lumières. Ma solitude s’égarera donc au faubourg des Quintas où gisent les villas et les maisons de plaisance des riches habitans, vers l’extrémité de la ville. La route perfide s’aggrave de nuit sans lune, nuit noire, exagérée, de la zone torride. Le pied trébuche ; des murs incertains et des grilles se perdent sous des panaches d’ombres retombantes qui sont les arbres d’invisibles jardins. Et comme, à cette même heure, sur l’entière face obscure du monde équatorial, c’est le grand concert de tous les bruissemens, de toutes les stridulations, de toutes les vibrations exaspérées, avec le grand feu d’artifice des lucioles. Des lucioles partout, dans les buissons dépouillés et comme saupoudrés de craie, dans la hauteur mystérieuse des feuillages, autour de ces familles se renversant en chaises à bascule sur le devant des portes, autour de ces nonchalantes jeunes filles en vêtemens blancs, dont les doigts font s’envoler des chansons de guitares et dont les cheveux emprisonnent, comme des couronnes d’étoiles, d’autres lueurs plus éclatantes.

Il y a, dans les ténèbres de ces terres vierges, un insecte — dont le moindre mérite n’est peut-être pas dans les strophes, qu’il a inspirées — c’est le cocuyo, qui ne vit qu’en Amérique, et encore dans les sites les plus chauds, dans certains cantons à lui, comme si toutes les atmosphères, même brûlantes, du monde, n’étaient pas propres à entretenir la flamme qu’il rayonne à son tour.

Qu’on se figure une espèce de lucane brun, long et étroit, sur lequel rien, au jour, n’attirerait l’attention. Au corps aplati, la tête, relativement énorme et dépourvue d’antennes, se soude étroitement, les déclenchemens bizarres et brusques dont cette articulation est douée permettant à l’animal d’échapper par un saut assez considérable aux pressions importunes ; tandis que deux taches glauques, disposées latéralement, constituent l’appareil de ses radiations phosphorescentes.

Voilà le brillant élater, parent de ce fulgore porte-lanternes cher aux belles Brésiliennes, qui sert de bijou électrique à telles gracieuses poitrines, dont la clarté auréole les chevelures en diadème, de sa douceur de veilleuse. A travers ce voile naturel, la flamme du cocuyo prend une délicatesse amortie, une discrétion confidente. On en assure la conservation en entretenant le pyrophore dans une tige creuse de canne à sucre. Facile d’ailleurs à saisir, quand il circule la nuit, éclatant et pourpre comme un charbon ardent, il éclipse complètement les lucioles, plus pâles, aux lueurs plus verdâtres et froides. Pendant le jour, il dort on ne sait où, c’est un noir et paresseux malacoderme ; et puis descende le soir, la chaude obscurité sépulcrale, il se réveille d’un coup, il s’enlève, il commence son vol frémissant, ses longs zigzags en coup de fouet ; roi des ombres, il passe, avec sa rougeur violente et lointaine de phare, son éclat de tison, tel un œil de cyclope inquiet qui se multiplierait dans tous les coins de sa caverne.

Et puis d’instinctives associations d’idées font les yeux se lever. Comme là-bas, sur les rivages de la Côte d’Ivoire, comme dans la forêt d’insérim où je l’ai tant de fois contemplée, où elle continue à luire sur des paysages que je ne reverrai plus, la Voie Lactée, avec une intensité inconnue à notre ciel parisien, son aspect de petites buées pommelées, roule, bifurque son torrent de mondes dans cette première nuit d’Amérique, et la Croix du Sud se redresse encore, solennelle, entre les pieds du Centaure.

Le lendemain, toujours fidèle à l’aurore, notre curiosité de voyageurs impatiens prend contact avec la route que nous allons suivre, le trouble et magnifique Magdaléna.

Pour pénétrer dans ce pays profond, la côte Caraïbe n’offre guère en effet qu’une passe, mais elle est grandiose. Elle figure bien vraiment l’avenue naturelle de ce Capitole que le Tolima couronne au cœur de la Colombie, roi de l’air glacé et des neiges. Et nous en avons, à nos pieds mêmes, un caño, une diramation. Subdivisée à son tour, — jusque dans le plus perdu de ses rivulets, qui sert de promenoir minuscule et tortueux à des défiles de canards, elle reste une partie de sa force, une onde du Magdaléna. Lui-même nous apparaît enfin. Des frontières de l’horizon, large et puissant comme un bras de mer, il s’avance, il s’étale, il fuit. Toute sa masse tranquille roule avec une majesté fille des cimes d’où il descend. Dans ses eaux, qui sont ainsi jaunes et limoneuses perpétuellement, il charrie un peu de ses montagnes, il est, pour ses rives, un Nil de fertilité. A le contempler si paisible et si colossal à trois cent quarante lieues du rocher aérien où suinte sa première gouttelette, on évoque non sans inquiétude respectueuse les étendues qu’il traverse ; on pressent, derrière les lointains fermés, la succession de ces zones différentes, si sauvages et si grandes que l’homme ne les a pas toutes parcourues ; — en bas, celle des forêts, la lumineuse et la farouche ; — plus haut, celle des cultures et des villes ; — enfin, les dépassant toutes, celle des monts, — dont les derniers étriers ne reçoivent même pas la visite des aigles et n’ont pour témoins que les étoiles.

Et voici que, devant les proportions si peu attendues de ce fleuve hier encore bien vague dans mon imagination, devant cette « route qui marche, » l’une des moindres pourtant du Sud-Amérique, une sorte de stupeur m’envahit, l’intuition soudaine d’un monde géant, en même temps, je dois le dire, que de notre risible ignorance européenne. Quoi ? Une pareille artère, deux Seines bout à bout, et pouvoir parier que dix millions de Français en ignorent jusqu’au nom ! Mais alors, et les tableaux connus, les splendeurs classées ? Que doit-ce être que l’Orénoque ? Que l’Amazone ? Que les Andes ?

N’importe, il est agreste, après de tels vagabondages, de ramener simplement sa pensée à la surface immédiate de cet immense fossé coulant à pleins bords dans l’une des plaines alluviales les plus grandioses qui soient et y lançant ces mille petites criques, signes et jalons des hésitations de son cours. Une autre où je m’attarde, disparaît sous les taches d’or vert des nénufars ; au-delà, commence l’initiale impression du grand paysage colombien, avec ce fleuve de métal sur le vert tacheté des prairies éparpillant çà et là les plumeaux des cocotiers, plantureuses prairies à la teinte moussue et dorée, où les marais fument, où les appels du matin se répondent, où le paysan, haut sur son champ, regarde. Les herbes des rives enfouissent des bœufs immobiles, à demi perdus. Mais le détail typique est peut-être fourni surtout par ces vols, ces essaims nombreux, tordus, irréguliers dans l’air bleu, de perruches froufroutantes et jacassantes, tandis que dédaigneusement quelque beau héron perché sur la berge tourne de côté son long bec inquiet, inquiet des ronds que les poissons, en sautant, élargissent à la surface de l’eau. Sans ces élancemens de fûts grêles exotiques, empanachés de plumes, sans les crosses des palmiers, on aimerait sans doute à y rêver l’une de ces riches campagnes dont parla le poète et que clôturent les versans des Alpes. La même joie illumine ce site pareillement bucolique où l’on cherche presque des yeux le laboureur mantouan. Ici, comme là-bas, l’éveil des métairies, l’évaporation des sous-bois se parent du même charme pastoral et le regard va, sans se lasser, de toute cette lumière à toute cette ombre.

Un aimable Français qui possède ici une installation agricole fort complète, une hacienda, m’a prié à en faire le tour. Son domaine, qui est riche, herbeux jusqu’à l’orgie et partiellement inondé en ce moment, s’étend le long du fleuve, très au-delà de la voie ferrée de Puerto Colombia. Et rien, certes, ne s’offre plus réconfortant à voir, plus sain d’aspect, que ces gras pâturages où les bêtes, tout entières, disparaissent, les quatre pieds, le ventre enfouis dans cette nourriture vivante, d’où n’émergent que des paires de cornes, des mufles levés qui broutent.

J’enfourche un bon cheval offert par mon hôte, une de ces bêtes sûres, accoutumées aux enjambemens des touffes et des serpens et qui vont continuellement d’une allure apprise, contorsionnée, disgracieuse, mais sans déplacemens, sans secousses, le paso.

Et aussitôt, en avant par les espaces verts, en avant par les potreros qui sont les prés touffus et bas ; à travers les champs de cotonniers, hauts et surchauffés, et les étendues couvertes de melons qui rampent tout naturels, sans arrangement, sans cloches ridicules, au hasard bienfaisant de la nature.

Vite, vite, fondre cette mer d’herbes à laquelle on n’aperçoit nuls rivages, se griser d’allures, passer violemment, le large chapeau baissé, sous ces acacias qui vous fouettent au visage ; goûter, pour une seconde, mais intensément, l’illusion de posséder, d’avoir en propre un bien ici-bas dont, en quelque point qu’on se place, on n’embrasse pas toutes les bornes, qui ne soit pas strictement décrit et évalué sur timbre comme les moindres parcelles de notre sol français ; de se sentir maître d’une chose presque illimitée ; de pouvoir monter sur l’horizon et se dire : Tout cela est à moi !

O vertige de la course échevelée, griseries de l’espace, de la vitesse ! Folles évocations ! On croit goûter ce libre sort, la vie au vent, les jours de galop, de pluie et de soleil ; à circuler, très pressé, l’illusion artificiellement tendue parmi ces troupeaux qui vous dévisagent à l’arrêt, yeux placides et mufles tranquilles, on se sent, quelques rapides minutes, l’âme aventureuse, éperdue d’immensités, le destin intrépide et fier des gauchos.


Un jour encore et m’y voici donc, sur sa belle onde lente, à ce grand fleuve, par la plus chaude des après-midi de soleil, en route très doucement pour l’intérieur, pour Bogota, la capitale. Du grand steamer à fond plat, à roue postérieure, construit enfin sur le modèle immuable de tous les buques fluviaux du Sud-Amérique et qui s’avance sur cette nappe, sur ce bourbeux éventail, avec une impression de glissement muet tout à fait délassant, nous défilons devant les lourds fonds de scène qui sont ras et surélevés à la fois et où Barranquilla, déjà dépassée, émerge à peine de la rougeur de ses toits, telle qu’un troupeau couché dans l’épaisseur des prés. La ville se fait de plus en plus petite, de plus en plus perdue parmi ces pâturages, parmi les incommensurables espaces d’alentour où le fleuve et la forêt, solitudes jumelles, semblent ironiquement regarder, à leurs lisières, s’agiter l’atome. D’ailleurs, quelques coups de palette, et tout aura disparu qui pourrait rappeler l’homme encore, jusqu’à ces dernières prairies où se dissémine le bétail, jusqu’à ces paysages à la Potter, coins de campagne semés de bouquets verts et de scènes champêtres. Sans transition, derrière un coude du fleuve s’est ressaisie la totale nature de ces latitudes et nous nous trouvons — enfin ! — face à face avec le monde que, moi, je suis venu voir, le monde tropical, exubérant et vierge, avec le cadre lier de ce Magdaléna qui écarte ses deux rives touffues pour nous mieux laisser voir l’horizon d’eaux et de bois invraisemblablement accablés de lumière. Et encore ces premières richesses ne sont-elles qu’un prologue, paraît-il, qu’un hors-d’œuvre pour nous mettre en appétit ; je le veux bien croire, puisqu’elles se déploient ici sur les ultimes prolongemens, sur les plus maigres limons des alluvions magdaléniennes. Par places en effet, des trous, des manques, s’arrondissent dans ce manteau royal de verdures : steppes déserts s’ouvrant les uns sur les autres, sauvages et gris, plantés seulement de cactus cierges morts ou mourans et dont les stipes grêles ont l’air d’échalas sur une vigne abandonnée. On sent, là, que le caillou affleure, que le lit insondable de galets accumulés par les siècles de siècles, prend sa revanche, aidé des pluies dissolvantes et ruisselantes. Du reste, comme pour en racheter la maussaderie, ce sont, autour de ces cactus, des vols furtifs d’oiseaux des Mille-et-une-Nuits, grues au plumage de neige, turpiales noirs et jaunes, et ces prestes, ces somptueux perroquets au des tout d’azur, au ventre orangé, aux pennes effilées, qui portent le nom indéfinissablement imitatif de guacamayas.

Enfin, immuable, le héron, l’oiseau féodal, qui vole au-dessus du fleuve, le cou rengorgé, les pattes allongées derrière lui, comme un S replié, glissant contre la cime des forêts bleuies.

Par hasard, nous croisons quelque autre bateau, frère du nôtre, et qui descend, lui, emporté à vive allure. On voit ses deux étages, sa haute tourelle bleue, ses deux cheminées noires à l’avant, telles les antennes d’un grand insecte aquatique. Et, en échangeant de loin les rauques, les tristes mugissemens d’usage, nous nous représentons mieux l’effet que nous devons nous-mêmes produire, avec notre grande carapace flottante, étrange parmi cette succession de barbares, d’immobiles magnificences qui seront désertes pour nous, sauf en quelques points habités, sur tout le parcours de notre navigation.

Çà et là, pourtant, des domaines cultivés s’y aventurent ; on distingue les touffes lancéolées des bananiers, le vert jaillissant de la canne à sucre, le moutonnement rabougri du café, la végétation plus noire et plus éprise d’ombre des cacaoyers. Tout cela, d’ailleurs, venu confusément à même la forêt, touffu, serré, sans barrières contre ses frondaisons surplombantes, mais victorieux pourtant des écrasemens, des poussées, jusqu’à former, finalement, une succession ininterrompue de plantations orgueilleuses ou humbles, toutes entêtées, que nous côtoyons jusqu’au soir.

Avec la nuit, théâtrale et soudaine, on atteint Calamar d’où part le railway qui se dirige sur Carthagène.

Et là, comme nous sommes arrêtés, silencieux, le long de la rive noire où pas une forme ne bouge, en quelques secondes, la pluie se met à tomber. Oh ! elle tombe, elle tombe, fiévreuse dans l’ombre chaude, en hâte comme si le temps lui manquait, avec son crépitement multiplié sur notre toit de zinc et un petit bruissement fugitif, nerveux, lugubre à faire pleurer. On dirait que toute la tristesse de cette journée ardente, accumulée là-haut dans les suprêmes zones ensoleillées de l’air, descend maintenant en millions de gouttelettes à travers cette obscurité. Tout est immobile à bord, tout est endormi. On n’entend pas d’autre bruit que cette mince cascade continuelle s’épanchant de tous côtés. Au-dessous de moi, un peu de lumière, filtrant de la chaufferie, permet d’apercevoir, dans un faible rayon, les fils d’eau blanchâtres, verticaux sur l’impétuosité du courant qui s’épand, d’une nuance marron fauve, chocolat léger. Et je me prends brusquement à rêver de toutes ces ténèbres, de tous ces silences entassés devant, derrière moi, et je me vois moi-même, perdu dans ce grand pays de nuit, seul et si loin de chez moi, devant cette triste pluie qui ne cesse pas de tomber…


Avec la deuxième journée de ce voyage, l’aspect de la contrée ne subit point encore de modification bien sensible. Ce sont à satiété les mêmes régions forestières, le velours d’arbres qui couvre la terre équatoriale ; parfois elles sont aménagées, plus souvent elles apparaissent dans leur pleine sauvagerie primitive et superbe, menaçante, enchevêtrée ; ou bien, s’arrêtant soudain, elles font place à des océans d’herbes, semés de bétails à l’engrais, surmontés par la fière silhouette du vaquero.

Nous sommes toujours loin pourtant de ce cœur extraordinaire et annoncé de l’empire végétal. Nos yeux auront-ils gardé assez de curiosité lorsque nous y arriverons ? Avec le resserrement obligé de la vie du bord, les lourdes heures d’inaction, le vide parfait de l’existence, les passagers du Vicente Lafaurie se sont bientôt aperçus les uns des autres et de petites coteries commencent à s’organiser. L’élément national domine naturellement. Il y a d’aimables gentlemen bogotans qui rentrent de Paris, chez eux ; puis deux ou trois Français en route également pour cette capitale où ils résident et dont la compagnie ne fut point pour moi un des moins heureux hasards de cette traversée ; il y a enfin, voyageant avec leurs familles, un essaim de jeunes Colombiennes toutes séduisantes et dont quelques-unes ont des traits de captivante grâce. Quel charme, vraiment difficile à pénétrer mieux qu’ici, dans ce perpétuel sourire un peu rêveur, dans l’insouciance si frêle, si gaie, de leur ronde heureuse traversant ainsi presque sans s’en douter les plus formidables selves du Nouveau Monde pour s’exiler au cœur frileux des Andes ? Elles sont si jeunes, si jeunes, mon Dieu ! Et l’une d’elles, surtout, qui effleure la guitare comme un chérubin de Raphaël, comme elle est jolie, dans son teint mat, avec ses grands yeux levés où tombe la lumière et ces cils rêveurs que Murillo prêta à la vierge de sa Conception ! Oui, il émane réellement une émotion raffinée d’une telle ingénuité délicate entourée de tant de menaces. Se doute-t-elle que je la considère à la dérobée avec une inquiétude d’artiste, cette exquise et fragile fleur éclose parmi la splendeur barbare de la terre américaine ?

Et après une journée de repos, de chaleur, de lointains assoupis dans la flamme, le soir vient encore, rapide, le grand soir plein d’étoiles. Il s’épand dans l’air cette détente ineffable et rare où des sons singuliers, des intentions de bruit, passent en fioritures sur le frémissement ailé des cigales. Tout entiers je retrouve mes effluves perdus, ma nuit de l’Indénié, si bleutée, si incendiée de vers luisans et d’astres. Et brusquement, inattendue, une musique s’élève, une harmonie humaine plus vibrante encore, poignante de toute la plainte soupirée de ses cordes, de tout l’adorable et l’endolori qu’elle exprime. C’est à l’avant du bateau, en pleine ombre surnaturelle, outrée, un quatuor de guitaristes, au milieu duquel je reconnais mon Murillo de tout à l’heure. Elles chantent à présent, elles marient leurs modulations ardentes, la strépitation passionnée des strophes espagnoles aux sanglots métalliques qu’arrachent leurs doigts fins. Et alors, un frisson de délice m’envahit, accompagne les ondes expirantes de leur chanson, sur la fuite de ces eaux obscures. Tout se tait, tout s’anéantit, le bateau, les passagers, jusqu’à la respiration haletante de la forêt, jusqu’au grand suaire d’ombre d’alentour, et je me sens suspendu à cette douceur syncopée, écho des mondes paradisiaques que chacun a rêvés, — à ce timbre de soprano qui achève ses battemens éperdus, ses trilles de bengali, et vient tomber comme une cascade de perles aux ténèbres du Magdaléna.

Vers le milieu de la troisième étape, comme nous avons déjà laissé sur notre droite quelques contreforts très brumeux des montagnes d’Antioquia, nous recevons inopinément la poussée d’un autre fleuve, aussi véhément, aussi royal, que celui où nous naviguons et qui débouche droit sur nous. C’est le Cauca.

Ce frère jumeau du Magdaléna le surpasse d’ailleurs par la violence de sa course. Plus que lui encore, il descend des cimes où sont les cataractes et les sauts ; et, perpétuellement, il charrie, arrachés aux régions qu’il traverse, des épaves et des îlots d’herbes — morceaux entiers de berges, carcasses d’arbres gris qui flottent, les racines en l’air. Même il roule, par aventure, des cadavres, des loques immondes d’animaux et d’hommes, entre temps, assure-t-on. Elles dérivent en tournoyant, à la surface des eaux jaunâtres, ces pestilences voyageuses, boursouflées et le ventre au soleil. De loin on aperçoit de petites silhouettes noires, très occupées sur elles, en attirant d’autres qui viennent, on ne sait d’où, se poser auprès des premières en claquant des ailes. Et ces urubus, avec leur plumage de fossoyeurs, se laissent ainsi descendre, fouillant le charnier de leur bec hideux, tirant à petits coups les entrailles…

Immédiatement, la vision du torrent passée, la puissante paix du Magdaléna recommence ; sur les rives, on ne voit plus à présent que des forêts continues. De larges bancs de sable jaune, étalés, se mettent également à saillir dans son cours. Et ces forêts sont toujours aussi mystérieuses, pleines du même silence qu’aux premiers temps du monde.

Sur les îles de gravier, en revanche, en plein ensommeillement de la lumière, se repose toute la faune diverse et nombreuse, familière des eaux chaudes. L’aigrette, la garza real, dresse sa silhouette impérieuse et grêle, suivie d’une mince ombre portée, et des vautours, des gallinazos, qui sont tout noirs comme de gros corbeaux posés à terre, réfléchissent ou attendent le filet avertisseur de vent empoisonné, engonçant leur cou chauve dans leur collet gris comme dans une redingote de provincial endimanché, sous l’œil froidement blagueur des caïmans rassemblés. C’est par rangées, par tribus, en effet, qu’ils s’alignent, ces sauriens, trempant à demi dans l’eau et d’une immobilité cadavérique, telles dans les chantiers de bois, de vieilles poutres avec lesquelles ils ont, du reste, une ressemblance dangereuse. De plus près seulement, on arrive à distinguer leurs étroites gueules bâillantes, levées vers le soleil, cette glaciale béatitude peinte sur leurs traits, — si l’on peut s’exprimer ainsi, — d’un épicuréisme à faire envie.

Leur nombre finit même par étonner moins que leur nonchalante sécurité sur ces plages, ces graviers qui maintenant pullulent dans le fleuve, amoncelés autour de quelque arbre mort, l’enlizant d’alluvions incessantes. A peine s’ils laissent entre eux d’incertains chenaux, donnant l’impression de quelque immense et paresseuse Loire qui développerait ses courbes en face de tous les horizons successifs de la forêt. Moelleuses sinuosités, la valse lente du Magdaléna.

Une valse, plutôt, de notre énorme insecte en tôle et bois, une valse étourdissante à la longue par cette chaleur, cet orchestre de cigales, sous ce lustre de notre grand plafond de velours bleu, aux rayons de plus en plus implacables.

Et c’est incendiée, dévorée par le flamboiement le plus lourd que nous apparaît Magangué, très blanche de loin, assise ou plutôt branlante au bord de l’eau, parmi les diramations du fleuve, avec un air, — qui s’atténue vite à l’approche, — de ville hindoue baignant les gradins de ses terrasses dans les eaux du Gange. Seul côté pittoresque de ces agglomérations à importance variable, mais d’aspect terriblement identique, que nous accostons ainsi plusieurs fois par jour, — pauvres oasis humaines perdues dans la grande selve colombienne et regardant couler le fleuve du haut de leur berge noire et écroulée. Une grande place herbue, carrée, avec, occupant le fond, la médiocre église dont les cloches s’alignent délicatement sur le ciel, de mélancoliques cocotiers qui surplombent, tel est le cadre dont se contentèrent, dont se contenteront à jamais des milliers de destinées, d’espérances et de deuils. En pantalon et tricot blanc, en chemise et jupon de couleur, la population très jaune, très métissée qui y coule lesdites destinées, qui y a enfermé le cadre de ces espérances, ne paraît point triste, cependant. Elle a l’éternelle guitare pour se bercer et puis ce passage presque quotidien des bateaux qui distrait, où l’on se rend en quête de nouvelles et de rafraîchissemens à la curiosité, tout comme, en province, les bourgeois vont à la gare, après dîner, regarder passer le rapide de 8 h. 15. Pendant qu’on charge à notre bord les provisions de bois alignées et cubées par avance sur la berge, nous nous mêlons volontiers à elle, à cette douce population, cordiale et polie, humble et intelligente, point trop inerte sous son aspect d’indifférence. Rien de la cautèle de notre paysan, de la fraternisation sentimentale de l’ouvrier ; les origines s’accusent, indéniables, c’est ici le point de jonction de la patience et de la mansuétude indiennes avec cette haute grâce castillane qui para le Cid et Almaviva.

Et la comparaison s’impose à l’esprit entre ces gens et nos plèbes européennes, sans cesse ruées vers la peine et l’insecouable misère. Quelle différence, toute à l’avantage des premiers, dans leur système du moindre souci, du minimum de nécessités matérielles ! Il y a certes de la philosophie dans cette résolution de n’ahaner ici-bas que juste le nécessaire. Eh ! oui, à quoi bon entasser et se tuer au labeur ; et s’ils pouvaient citer le Bonhomme, ces péons, ne souscriraient-ils pas à sa triste sagesse :


Tout établissement vient tard et dure peu ?…


Mais là-dessus, auprès de Tamalameque, en un point où la rivière s’incurve, on me montre une berge et l’on me dit un nom. La berge est haute, toute verte, une banquise d’herbages ; le nom est sinistre et, comme dans cette page inoubliable d’Hugo sur Sedan, jette un immédiat, un farouche assombrissement au site qu’il recouvre. La Humareda ! Ces quatre syllabes ne disent rien à ceux qui, n’ayant point eu à s’égarer par ici, se sont abstenus d’étudier les fastes de l’histoire colombienne. Moi, par hasard, je sais ; et, avec un peu d’anxiété, je regarde, je regarde cette rive de la Humareda, témoin, voici quinze ans environ, d’une des batailles les plus acharnées qui aient ensanglanté les révolutions de ce pays, tombeau du parti radical qui, depuis, ne se releva pas.

Pendant que le bateau s’éloigne, je dispute encore au coude du fleuve qui va me le prendre, cet étroit espace où l’on s’est jadis si follement massacré. Comme tout est vert ! Comme la terre a bien oublié ! Quoi, mon Dieu, si peu de rancune ! Et je me rappelle… Un autre coin, une autre excursion dans le tragique et l’immortel. C’était à Waterloo, parmi les blés, les blés mûrissants de juin ; et entre ces carrés d’épis du Mont-Saint-Jean naguère fauchés par les charges furieuses, par six mille poitrails rasant la terre, où ne passait plus, ce matin-là, que la longue ondulation du vent, faisant frissonner les moissons jusqu’à l’horizon d’Hougoumont et de Wavre, je demandais mentalement au sol épique une évocation, quelque chose de ceux que la mort avait abattus et broyés sur lui. Instinctivement je prêtais l’oreille. Il me semblait que j’allais percevoir comme l’écho éplorée comme une clameur sans nom roulant encore du fond de l’histoire à travers ces plaines, et toute frémissante de 1815… Cliquetis des sabres, fronts immobiles des régimens, commandemens lointains qu’on répète, la petite silhouette grise au haut de la Belle-Alliance et cent mille poitrines acclamant : « Vive l’Empereur ! » C’était la chimère… — Faut pas marcher dans les seigles, sais-tu, monsieur ! glapit brusquement derrière moi, en plein monde réel, la voix dépoétisante du garde champêtre. Je pensais à ce sursaut désagréable, puis à Waterloo si loin, là-bas ; je contemplais encore ce petit coin de la Humareda, si frais, si viride, lorsque, à nouveau, coïncidence décidément, une voix, mais roucoulante, mais mutine, celle-ci, m’interpella de côté : « Un cigarillo, señor. » Accompagnant un sourire, un porte-cigarettes s’offrait sur la main tendue, l’exquise petite paume blanche de mon Murillo.

Et avec ce Murillo, avec tous les autres Murillos qui sont le groupe joyeux de ses compagnes, avec mes déjà chers amis M… et F…, avec quelques Colombiens de distinction parmi lesquels je dois le meilleur souvenir au docteur Ynsignares, ministre de l’Instruction publique, c’est plaisir, en vérité, que de se familiariser un peu avec les idiotismes et les délicatesses de l’espagnol dont je n’ai guère emporté que les bribes de manuel indispensables au vivre et au camper. Mais qu’il est souple et riche, et profond, surtout comme langue d’aveu et de désir, cet idiome dans lequel ont parlé Charles-Quint et Vélasquez ! Il est bien approprié à ceux qui divinisèrent dans la Vierge le culte terrestre, un peu idolâtrique de la femme. Il fourmille d’expressions jolies qu’on ne peut murmurer, ce semble, qu’une main sur le cœur et un genou en terre. À celle dont vos doigts, ardemment, ont pressé les doigts, dont les yeux ont quêté les vôtres, vous acquiescerez de cette caressante phrase : « Si, su merced. » Oh ! cela n’est guère traduisible en français. Cela veut dire : « Oui, votre Grâce » et « Oui, votre Merci. » Su merced, cela reconnaît la toute-puissance, la souveraineté du charme en celle qu’on a élue ; cela dit la remise entière, l’abandon de la destinée entre les petites mains douces, sous le regard adoré. Et, peut-être à son tour frôlera-t-il votre oreille, le mot tendre entre tous : « Mi amo ! » qui signifie : « Mon maître, » autant que : « Mon ami ! »

Et pourtant, avec cela, je ne sais quoi de digne et de réservé, même dans l’intime liaison, même dans la parenté. C’est une impression difficile à définir, mais faite d’une certaine grandeur héréditaire d’une charmante noblesse, à entendre cette jeune fille saluer sa mère : Señora, Madame ; un peu comme, au siècle dernier, le comte de Chateaubriand disait à son fils : Monsieur le chevalier…

En revanche, une conscience, chez l’enfant, de ses droits et de ses fiertés naturelles, de son rang, auquel il tient et se tient, sortes de fueros familiaux parallèles à ceux de la cité. On me rapportait ce mot d’Arboleda, le grand orateur et littérateur colombien. Il avait pour mère une duègne âpre, autoritaire ; et un jour qu’elle lui manifestait avec vivacité certains vœux qui ne lui paraissaient ni opportuns ni suffisamment justifiés, le jeune homme résistait, respectueusement mais fermement aussi. L’impatience gagnait la Colombienne, habituée à tout voir plier. Peu à peu, oubliant la majesté maternelle, elle s’emporta, elle somma : — Por la vida que Ud me debe ! Au nom de la vie que vous me devez !… — Je ne vous dois rien, Madame, répliqua froidement Arboleda. Vous m’avez conçu par plaisir, vous m’avez porté par nécessité, et vous m’avez mis au monde par hasard.

Comme nous allons arriver à Morales, voici qu’un tournant élargit l’horizon, le fleuve semble se reculer comme un spectateur, et, en effet, totalement, immense, le grandiose tableau escompté se déroule. Les Andes ! les Andes ! Rarement syllabes déjà sonores se sont liées en moi à des intuitions plus troublantes. J’éprouve un délice naïf à me les répéter à moi-même, et si je les contemple ces Cordillères, c’est, je le crois bien, avec cette petite accélération des artères que la géographie donne aux enfans doués d’imagination. Les Andes ! La voix et la pensée montent en même temps vers leurs dentelures bleues, comme si l’on ne pouvait prononcer ce nom musical que les yeux levés.

Et de fait, la prestigieuse mise en scène ! Spectacle immobile, plein d’une solennité de silence ! Ici, autour de nous, tout ce vert équatorial, ces eaux chaudes et blondes, et là-haut, aux balcons de l’infini, ces crêtes si voisines de l’azur qu’elles en ont revêtu la couleur. L’hiver qui se dresse limpide au-dessus de l’été ; le calme olympien des Titans qui regardent, chenus et assis, la joie universelle.

Le miracle de la latitude les enveloppe du reste, ces belles chaînes, et les nuages qui font presque éternellement maussade le front sublime des Alpes, s’écartent ici, comme de respect. On peut apercevoir les replis, les vallées, deviner les ossatures, les directions approximatives, que marquent ces menus traits d’outre-mer. Les éloignées, les suprêmes forment une scie continue sur le ciel d’un bleu anémié dans l’alanguissement du crépuscule. Contraste superbe avec leur base violette et uniforme, avec l’horizon ras des forêts les soulignant enfin de son sinople étrange que la fuite du jour décompose ; pendant que les perpétuels urubus, planant avec lenteur au-devant de nous, ont l’air, trompant les distances, de tournoyer sur les montagnes.

Puis ensemble elles meurent, cette silhouette pommelée de la forêt qui pousse en quelques instans au noir violent, et cette structure géométrique des crêtes qui se fond dans l’atonie du ciel. Au-dessus, s’élancent bientôt des colonnes de fumée, des tire-bouchons de nuages, précipitant encore leur fraîcheur vers le Magdaléna torrentueux, invisible et muet, vers toutes les confuses chansons de l’ombre. Et la nuit, la grand nuit tombale descend sur tout cela.


Vers Sogamoso, l’on pénètre enfin au sein des plus somptueux empires que puisse offrir la nature vierge. Fourmillement de bambous bottelés comme des piques, extravagances d’arbres et trames serrées de lianes, rideaux feuillus remplissant les interstices des futaies, tout cela jaillit sans effort de la terre exubérante. Cette fois j’y retrouve, oui, puissante et animale, cette sensation de Guinée aux excès de végétation, aux cataractes de feuillages ! Et tout de même, là-bas, il y avait en plus, par-dessus l’océan des toisons virides, une note spéciale de désespérance sans limites dont rien ici n’approche. Elles étaient plus étouffantes, ces solitudes, et plus sombres, plus pesantes sur la chétive misère de la vie. L’on s’y sentait plus inexorablement emmuré. Dans les étroites clairières des villages, fermées circulairement par les parois à pic de la forêt, on aspirait fébrilement vers le cercle de ciel découpé entre leurs sommets. Mais ce ciel, lui-même, était de plomb et ne rayonnait que lassitude et souffrance. Tous les arbres, poussés droits, demeuraient immobiles, à demi drapés de leurs lourds festons enroulés. Parfois le paysage se faisait si muet, si implacablement rigide, qu’on l’eût cru soudainement métallisé, durci. On n’apercevait jamais un coin d’horizon ; on ne pouvait pas monter sur quelque colline pour voir et pour respirer, sans trouver encore au-dessus, autour de soi, cette profondeur engourdie des selves, ce sol triste d’humidité sous le demi-jour. Eternellement, on râlait vers ce disque d’air libre qui était pourtant toute la vie et où jamais un souffle de brise n’avait passé.

Ici, je ne sais quoi de plus gracieux, de plus aéré revêt une puissance végétale à peu près pareille. Peut-être, — oh ! cela, j’en suis sûr, — le soleil est-il moins violent, moins chargé de malédiction, de haineuse lumière. Il semble moins soucieux de terrasser le monde. Enfin, plus de diversité, de gaieté revêt ces entassemens de feuillages. Ils forment moins muraille ; ils offrent des reculs, des panaches inattendus, des avenues charmantes, des fuites d’ombres et de rayons dans des profondeurs engageantes. On ne les voit pas s’écrouler en cascades monotones, sur des lieues et des lieues, du faîte des colosses dans la rivière même. Et surtout, leurs nuances sont plus vives, plus claires. Elles vont plus allègrement du jade à l’émeraude. Ce n’est plus le vert sombre, vernissé, le vert anglais de la jungle africaine. Tout cela est colossal et tout cela est léger.

Nous y voici donc, au cœur de ces territoires du soleil où volent les oiseaux splendides, où, toujours, les bandes de crocodiles, allongées sur la vase, contemplent, les yeux mi-clos, le miroitement des ondes. Rien ne les trouble, ces rois du Magdaléna. Pas même ils ne daigneraient s’éveiller de leur torpeur quand notre maison flottante, dans son bruit de roue et sa fumée frôle les relais de sable où s’alanguissent leurs sommeils ; tant ils se comprennent bien les vrais maîtres de ce royaume des eaux où les alligators ont devancé les hommes.

Et, tandis qu’accoudé au bastingage je regarde, de mes prunelles inlassables, défiler toute cette nature, toute cette débauche équatoriale engourdie et fastueuse, la chanson de mandoline, que j’aime tant, s’égrène encore, plaintive, tendre, par la flambée sans merci, par le farouche décor d’eaux et de verdures, soupir comme jamais phrase humaine n’en exprima… Le Paso de la Reina… Et l’on entend, l’on voit, dans quelque rue de Tolède, par une journée ensoleillée comme celle-ci, la petite ombre parcimonieuse au long des murs… Et puis la Reine qui passe, la Reine, belle comme un ange dans sa robe de satin et d’or, et qui, toute reine qu’elle est, ne peut s’empêcher de s’arrêter, surprise ; d’écouter, ravie ; de s’approcher, respirant bien bas, jusque sous la fenêtre grillée d’où s’échappe l’enchantement, le refrain de guitare…

Et je suis un peu, en l’écoutant, moi aussi, pareil à la reine de Tolède ; une association mystérieuse mais très intime unit pour moi le spectacle de ce monde inviolé aux sonorités qui s’y accrochèrent ; — et je ne puis plus contempler les panaches de ces futaies, leur éternel été, la rivière noyée dans sa torpeur chaude, sans entendre aussitôt le murmure de mandoline si désolé, si souriant, comme une de ces obsédantes mélopées sur lesquelles on dirait qu’à de certaines heures soit filée la vie.

À Puerto Berrio, qui se chauffe au soleil devant une boucle du Magdaléna encore un peu plus grandiose que les autres, on perçoit au pied d’une colline qui fait éperon, quelques wagons gris, un embryon de station accolé d’un hôtel. C’est l’amorce du railway de Médellin. Pour l’instant, il ne pousse guère que d’une soixantaine de kilomètres dans la direction projetée, se rattrapant, il est vrai, par une hardiesse tout américaine, du lent développement de son réseau. Il y a là des tranchées d’une audace juvénile, des rampes effroyables terminées brusquement par une courbe tangentielle à des abîmes. Même, sans plus tarder, la « traction » et la « voie » font déjà des leurs, sans doute pour se mettre sans retard à la hauteur de nos grandes lignes européennes. Le mois dernier, on inaugurait quelques kilomètres encore. Le soleil et le Champagne étaient de la fête. Après déjeuner et après boire, la foule officielle prit le train. Dans ces sortes de solennités, les corps constitués préfèrent, avec une louable prudence, les wagons de queue, laissant le rôle de tampons éventuels aux seigneurs du commun, aux chevaliers deschaux portant costal et bâton. Bien leur en prit, cette fois de plus. Le convoi, grisé, lui aussi, par une cérémonie si imposante, perdit la tête ou les freins, descendit en plein vertige la pente tragique et vint achever sa cabriole dans le précipice où on releva trente-trois cadavres.

Bah ! gens de peu ! Et puis ici l’on est accoutumé à ces accrocs. Notre vie européenne y semblerait terne, avec ses avenues toutes faites, ses garde-fous légaux, son maximum de sécurité. Ainsi ce fleuve lui-même, qui paraît si inoffensif, se jonche régulièrement d’épaves de bateaux semblables au nôtre. Presque chaque jour, nous croisons telle haute tourelle à ras de l’eau, telle chaudière sauvée et attirée contre la berge. C’est à quelque arbre entre deux eaux, à l’un de ces écueils redoutables et pullulans dans ces boues jaunes qu’incombe le désastre. Croyez-vous qu’on s’en effraie ? Allons donc ! Le gouvernement possède deux dragues commises à l’enlèvement des troncs, elles opèrent avec la sage lenteur des Danaïdes remplissant leurs tonneaux. Et justement hier, nous avons rencontré la seconde. Les mariniers portaient pour la plupart des pantalons garance. Cette particularité me fut élucidée sur le ton le plus tranquille. Un bataillon qu’on transportait par eau sombra récemment sans qu’il pût être sauvé presque aucun de ces malheureux. Mais les « ravageurs » d’occasion, par droit d’épave, firent à leurs cadavres les menus emprunts dont nous les voyons parés.

Plus loin, en aval d’Angostura, le fleuve tout à coup se rétrécit C’est un défilé fameux, sur l’horreur duquel s’exerçait naguère encore la riche imagination des narrateurs. Hélas ! le merveilleux des récits descriptifs s’atténue avec les progrès de la locomotion et les possibilités croissantes de contrôle. Aujourd’hui un millier de voyageurs franchit, chaque semaine, le pas d’Angostura sans apercevoir Charybde ni Scylla menaçant leurs mâchoires claquantes et leurs paumes trémulantes. Profond, rapide, sans plus, le fleuve file entre deux falaises à pic creusées, rodées par sa séculaire patience. Et le nom du village perché sur la rive en cet endroit rappelle précisément l’engouffrement torrentueux du Magdaléna.


Avec Buenavista enfin, presque au terme de notre traversée, les Andes réapparaissent, mais tout près cette fois, incroyablement rapprochées, d’un coup de baguette magique, et de toutes leurs aiguilles claires poignardant le ciel, les suprêmes Andes. Mieux que jamais on en aperçoit les mille détails, les architectures, le fourmillement d’anfractuosités nettes et bleuâtres. Ce peuple confus de vallées, de tours, de nuages, d’aires aériennes et de contreforts étages, semble refléter sa fraîcheur, l’incomparable transparence de son atmosphère sur le petit village, clair et gai, qui est au-dessous, tout vert de cocotiers, tout gris de toits de chaume, et si pastoral devant la belle nappe lente de la rivière ! Buenavista, la bien nommée, avec son air de sentinelle, de bivouac avancé au pied des premières grandes chaînes américaines ! Celle-ci s’appelle la Cordillère de Samana. Elle constitue le deuxième rameau important de ce nœud d’Antioquia dont nous avons aperçu plusieurs fois les émissions secondaires pendant ces derniers jours. En attendant que quelques tours encore de roue, quelques temps de galop nous aient fait asservir sous nos pas les arêtes centrales, elles sont bien prometteuses déjà, elles respirent bien l’enthousiasme, parmi ce ciel nouveau, cette magie de clarté et l’humide azur. Elles restent bien fidèles à la belle épithète grecque ; escalier des dieux, Theôn ochêma. Avec la voix faible, vague à miracle de leurs torrens et de leurs avalanches, elles nous fascinent, nous appellent ; il leur tarde de nous prendre le cœur, la respiration, la vie, de se donner à nous sur leurs ultimes gradins comme de sauvages fiancées qui veulent qu’on les mérite. Abri et refuge de la liberté sacrée, a dit le poète. Oui sans doute, même ici, surtout ici. L’Eskualdunac qui pendait à l’âtre basque, en répétant son farouche chant de guerre, les flèches qui servirent à Roncevaux, le tireur rebelle d’Altorf qui buvait au torrent la fierté du Rütli, eurent leur frère posthume dans le pauvre Indien de terre froide courbé sur les versans de ces Andes et ne cessant d’être traqué qu’à la limite où l’air manquait aux poumons des chasseurs. Si la montagne est le premier échelon de l’homme vers l’Au-delà, si elle affine celui qui la conquiert, où en trouver d’exemple plus admirable que dans la simple différence d’altitude formant de deux races sœurs ces antipodes humaines : les Incas, Muyscas et Toltèques en haut, les anthropophages Motilones et Orejones en bas ? Races maritimes, en développant le bien-être, races montagnardes en développant l’essor intellectuel, n’ont fait qu’écouter les leçons muettes du rivage et de la cime, ces deux pôles du sublime dans la nature.

Cependant le terme de notre voyage fluvial s’est dessiné sur la droite, une longue agglomération de hangars au pied de la forêt coupée net. Contre la berge, il y a d’autres bateaux, d’autres carapaces de zinc obliquement amarrées. C’est la Dorada, tête du petit chemin de fer de Honda et point commercial important, porte unique de transit pour le haut Magdaléna, pour Bogota, pour le Cundinamarca, le Tolima, pour tout l’immense pays qui s’enfonce derrière. Sans doute on sent bien du désordre parmi tant de choses hétéroclites entassées là pêle-mêle dans ces docks rudimentaires et qui attendent leur expédition vers l’intérieur ou vers la côte. Pesans ou fragiles, intacts ou défoncés, les sacs de minerais, les sacs de café, les tonneaux de résine, les couffes de vaisselle, dont les entrailles débordent, les balles de tissus, dont les cercles ont sauté, les trapiches pour la canne à sucre et les cascos énormes de locomotives, n’en témoignent pas moins d’une vitalité commerciale aussi grandissante qu’altérée de paix.

Gaiement, tous les passagers du vapeur ont réussi à se caser dans le train qui bondit maintenant à toute allure parmi un paysage varié, curieux, de brousses marécageuses d’abord, puis de plateaux d’alluvions aurifères où des falaises dressent leurs silhouettes déchiquetées, débris des érosions tertiaires. A gauche, le Magdaléna, un instant disparu, nous rejoint à présent, furieux et innavigable, resserré, lui, le fleuve d’un kilomètre de large, jusqu’à permettre, d’une berge à l’autre, le jet de pierre d’un enfant. Et pour franchir avec lui la brèche géante qu’il s’est frayée siècle à siècle dans ces géologies, voici que la voie surplombant d’un côté les bouillonnemens d’ocre, se colle de l’autre à la paroi sonore formée de graviers, de bancs de graviers d’une épaisseur prodigieuse, serrés, cimentés et agglomérés aux âges antédiluviens, par l’eau, la chaleur et les agens dynamiques. Une muraille de sable, aurifère comme tout le fond détritique de cette vallée, et suspendue, sans étais. Puis la taille recule un peu, la vue s’élargit et le train stoppe enfin dans une fournaise, une gare minuscule chauffée à blanc par le soleil, au creux d’un cirque de montagnes roussâtres, pelées, moroses à force d’être lumineuses.

Honda ! Petite ville blanchâtre que domine ce solennel paysage désolé ! Les Espagnols la nommèrent bien d’un adjectif qui signifie : la profonde. Ce qui, instantanément, vous saisit, c’est cet excès, cette mélancolie de la réverbération. De tous côtés, l’on n’aperçoit que les roides hauteurs rapprochées, que les trois profils de croupes rugueuses qui y dévalent ; et, tassée dans leur aride cuvette, l’aire libre se creuse encore des ravins de deux fleuves ; car c’est ici qu’à deux pas de son pont de fer, se rue au fleuve déjà si menaçant, le cours rouge et tumultueux du Guali. Ce confluent, ces eaux limoneuses qui descendent de Neiva et des Cordillères blanches, ce torrent couleur de brique qui arrive du pays des mines en bondissant sur des roches énormes avec sa chanson éternelle, cette brèche encaissée du Magdaléna dans des rives de cailloux, enfin ces escarpemens d’alentour, dépouillés, pierreux, d’une couleur à la fois fauve, et rose, et violacée, tout cela donne à Honda un aspect de cataclysme, un caractère déchiré, lugubre et attirant.

L’air brûle parmi la lourde splendeur du zénith ; les lents cercles noirs des vautours se coupent les uns les autres. Et midi, de plomb perpendiculaire, écrase cet amoncellement de galets gris et de chaux blanches.

Des urubus, des monts roses, des murs neigeux et des pierres. Les choses, l’atmosphère même qui circule entre ces contreforts des Andes, revêtent une nuance ardente et violette.

Enfin il y a, çà et là aussi, des ruines, des murs restés debout par miracle, des embrasures vides de portes et de fenêtres, d’antiques maisons dont le toit s’est effondré. Dramatiques décombres de ce tremblement de terre de 1805 qui bouleversa la ville si florissante alors et, en une nuit, engloutit, assure la chronique locale, six à sept mille de ses habitans.

Du reste, il fait un peu rêver, avec sa face de chaos, ce boyau lui-même, jadis labouré par la fureur du fleuve. Aux rives à pic, si furieusement burinées, aux roches polies abandonnées partout, on demande compte du travail de Titan que dut un jour fournir cette masse d’eau pour emporter la barrière dressée devant elle par les Andes, pour s’ouvrir un lit entre ses deux tronçons. Sur les flancs parallèles des collines de l’Est entre lesquelles elle coule relativement presque sans effort, on aperçoit, comme des étages successifs descendant à son niveau actuel, les stades persévérans de sa poussée. On songe aux temps de la Préhistoire où les vagues atteignaient là-haut, à cette ultime érosion des faîtes ; où cet entonnoir que nous arpentons était le fond d’un lac de deux cents mètres d’épaisseur ; où toute la belle et gigantesque vallée qui s’étend derrière, jusqu’à Neiva, peut-être, n’était qu’une nappe limoneuse. Quels bouleverse mens, quels abîmes, sans yeux pour les contempler !

Et par une association d’idées bien secrète, ma pensée retourne aujourd’hui, loin en arrière, à l’un des paysages qui m’ont toujours semblé empreints de la plus personnelle et de la moins analysable mélancolie, à cette plaine encaissée du Valais que remplirent pareillement jadis, d’où s’échappèrent, en forçant les Alpes, les flots majestueux du Rhône ; à l’adorable site que dominent les tours calcaires de la Dent de Mordes, l’éclatante neige de la Dent du Midi et au-delà duquel, le château de Chillon, en saillie sur son roc, reflète ses toits de tuiles grises dans le miroir ineffable du lac de Genève…

Donc, sur ce chemin de Bogota où la terre et la rocaille retrouvées commencent à me brûler les pieds, où la fièvre des hauteurs se nourrit aux 34 degrés qu’accuse le thermomètre, Honda n’est que la plus transitoire des étapes. L’auberge, qu’un euphémisme aimable qualifie Gran Hotel, figure assez bien le tournebride d’autrefois où l’on changeait de bottes et de chevaux avant quelque passage accidenté de la route. En effet, comme déjà le chemin de fer finit ici, au pied des montagnes, c’est à mule ou à cheval maintenant que nous devrons continuer notre voyage. La cordiale troupe que nous formions, presque depuis la France, va se disloquer selon les nécessités de l’âge ou de l’humeur. A quatre, nous prendrons les devans, en bons et allègres cavaliers que nous sommes, et les autres suivront de loin, iront leur pas, à journées modestes, quelques-uns, d’aventure, en chaise à porteurs. Avec de vrais regrets, avec des souhaits répétés et louangeurs comme il est de mise plus que partout en ce pays courtois, on se sépare, non sans mille : Au revoir ! et à Bogota ! à travers lesquels il me semble bien discerner dans quelques jolis yeux comme un tout petit désenchantement de voir partir ainsi l’avant-garde joyeuse que nous sommes. C’est que nous comptons bien brûler la route à la française, de manière à nous trouver au but dans trois jours.

Et alors, sans retard, du côté du corral, sous le vestibule même de l’hôtel, pleins d’un brouhaha de gens, et de bêtes, retentissans de ruades, de jurons, de traînemens de mors contre les pavés, nous allons donner le coup d’œil du maître à la décisive bousculade qui précède et qui assure des odyssées. Déballages bruyans de selles, de brides et d’étriers, entrées et sorties brutales des mules de charge, bestias, mulas de carga, qu’on vient proposer à notre examen et qui se heurtent violemment aux chambranles des portes, finalement empaquetage, matelassage et imperméabilisation dans une toile goudronnée de nos bagages, qui nous escorteront en bât au dos des susdites mules, non sans quelque péril banal de chocs et d’écrasemens, voire de dégringolade dans la bouc ou les ravins. Pour compléter ce désordre pittoresque et nécessaire, arrivées en coup de vent de cavaliers aux airs importans et pressés, qui s’encadrent un instant sous la voûte, échangent trois syllabes quelconques, piaffent et repartent au galop. Et, gagné, moi aussi, impatient de ma mise pédestre, dès que j’ai choisi la robuste monture qui va me porter à travers les Andes, je m’amuse à revêtir la tenue de voyage usitée en Colombie.

Le pantalon, d’abord ; deux immenses houseaux de toile grise accouplés, qu’on appelle zamarros et dans lesquels on entre tout habillé. Puis je passe ma tête dans la fente de la ruane, simple rectangle d’étoffe admirablement pratique contre le soleil et qui retombe à plis autour des épaules. Et quand j’ai coiffé par-là-dessus le grand chapeau dit de Panama parce qu’il vient de Guayaquil, tout blanc, en pain de sucre, garant de la pluie et du soleil, que j’ai fait boucler mes formidables éperons, aux molettes mexicainement relevées et plus larges que des doublons, mes éperons historiés dont chaque pavé réveille la sonnerie conquérante, et enfin que j’ai chaussé, complétant ma selle à haut pommeau et à fauteuil, mes étriers presque arabes, qui sont de lourds sabots en cuivre ciselé excellens contre le raclement des roches ou le froissement des étriers du voisin, voici qu’instantanément, magique influence d’un simple costume et du milieu, je me sens un peu américanisé déjà, prêt à tous les gongorismes et à toutes les outrecuidances. Une grâce d’état m’illumine ; il me vient naturellement, comme à Tartarin, des attitudes picaresques. Je circule dans une atmosphère d’exagération et de credo. Et ma joie est sans bornes, que les péons rencontrés me saluent, me prennent pour un fils authentique de cette terre. Je comprends, d’une intuition de miracle, tout ce qu’a pu penser Quesada. Je ne serais point étonné si Belalcazar, débusquant soudain de la petite place, jetait à mon caracolement : Muy bien, hijo !

Après avoir rempli ainsi consciencieusement son rôle de faraud de village, le poète que porte en soi tout voyageur se ressaisit pourtant à l’appel si touchant du soir parmi ces amphithéâtres colorés. Une volupté de sages nous fait viser certaine colline en face comme un observatoire d’où recueillir encore, dans un loisir asiatique, l’expirante irisation du soleil. Le Guali retraversé sur son pont de bois, terriblement instable et oscillant celui-là, nous voici, au flanc d’une croupe frôlée d’obliques rayons violets, dans une montée rude, têtue, parmi les pierres. Sur le sol s’étire démesurément la silhouette fauve et bleuâtre des cactus si élancés dont les cierges grêles semblent un défi à l’équilibre ; d’autres de ces exogènes, plus rabougris, tordent leurs raquettes étoilées d’épines blondes ; des oiseaux qu’on ne voit pas se couchent en jacassant dans la chaleur des buissons légers.

Mais lorsque nous sommes en haut, tout en haut, devant la profonde et sinueuse vallée du Magdaléna, tapissée déjà de vapeur bleuâtre, lorsque nous dominons ce panorama de massifs, d’écroulemens, de brèches, de plateaux effleurés d’un jour presque rose, la mélancolie diaprée d’une telle sensation nous laisse sans paroles. Cette lumière désolée qui meurt sur l’Amérique, baignant encore ses faîtes d’un reflet de mauve et d’or, ce ciel plein d’une suprême paix, d’une pâleur épuisée, ces cercles éternels que développent les éternels vautours… Tant qu’une lueur dure encore au front des ultimes Andes, nous demeurons immobiles, prolongeant d’évasives rêveries. Et le soleil se couche tout à fait, impitoyable à nos regards.


Le quadrille de nos mules fait sonner joyeusement ses sabots contre les galets des rues tortueuses, entre les tiendas, les boutiques, encore fermées de la petite ville, le début de cette troisième semaine. C’est, comme toujours, par une rayonnante et fumeuse aurore. Derrière les fenêtres closes des vieilles demeures espagnoles, les Hondeños dorment à ce murmure du fleuve qui vient vous visiter dans la nuit et vous bercer comme celui de la mer.

Presque aussitôt, du reste, nous l’avons retrouvé, le Magdaléna, resserré toujours et bondissant sur de nouveaux rapides, en myriades de cascatelles, bref, recommençant son défilé, ses portes de fer de Yeguas. Ici par exemple, la montagne est meuble, glissante, et l’étroit chemin ménagé entre elle et l’impétuosité du torrent s’effondre chaque jour un peu plus sous l’érosion infatigable.

Ce long salto de Honda, ce rapide intermittent d’un kilomètre et demi, marque le seuil de partage entre les deux biefs supérieur et inférieur du fleuve et il trace aussi une sorte de marche entre deux pays tout différens. Au-delà, commence une seconde Colombie, d’entassemens cyclopéens et de solitudes rases, d’horizons plus grandioses et plus morts ; c’est le recueillement de la steppe et de l’alpe succédant aux enfantemens monstrueux de la forêt vierge. Et nous en aurons la plus haute, la plus définitive vision tout à l’heure, une fois franchi le fleuve lui-même, de l’autre côté duquel aboutit la route véritable de Bogota.

Le bac traditionnel ; une coulée grinçante le long d’un câble. Puis, à peine touché terre, en selle de nouveau ; et, abandonnant à leurs risques et à leurs empêtremens nos péons et notre convoi, nous prenons en hâte les devans pour arriver à l’auberge du Vergel avant la tombée de la nuit.

De route par exemple, de route proprement dite, point. Un simple chemin de montagne rocailleux, miné par les pluies, encombré d’éboulis, et, en somme, plein d’imprévu. Tandis que la route carrossable se développe à loisir, paraît-il, pour venir atteindre le fleuve dix lieues plus au nord, ce sentier-ci, tracé pour abréger la distance, coupe au plus court, monte, descend, escalade des gorges, tantôt lacet blanc et poudreux à flanc de coteau, tantôt vague pétrissement de fange ; tantôt ombreux de voûtes de verdures en berceaux continus, et tantôt sonore au fond d’un ravin tragique, précautionneux entre des roches pansues. Traversons-nous quelque bois ? les sauterelles nous envoient leur bain d’ondes métalliques ; ou bien de bizarres traînées vertes se multiplient sur le sol, rubans d’espoir qui marchent, processions interminables, de fourmis arrieras, si nombreuses en ce pays. Chacune en effet porte diligemment vers des agglomérations mystérieuses, au sein de fourrés impénétrables, un petit fragment de feuille scié par elle et toujours vert.

Et ce rôle de convoyeuses leur a fait donner le même nom qu’aux muletiers, aux péons qui marchent en arrière des charges. Du reste, à quoi emploient-elles au juste ces matériaux si infatigablement accumulés ? Et quelle nécessité bizarre les pousse à leur faire parcourir tant de chemin dans des régions où les feuilles, Dieu merci, ne manquent point ? Ou bien si c’est une spécialité de verdures qu’elles recherchent, pourquoi ne trouve-t-on point leurs nids ou leurs cités au pied même des arbres qui les engendrent ? Mystère. Mais la vieille leçon, toujours présente, toujours vraie, que ce labeur fiévreux, indifférent aux plus torrides climats ! D’où vient-elle, cette notion supérieure d’activité ? Que peut-il se passer dans l’encéphale d’une fourmi ?

Cependant, vers la droite, on découvre encore par intervalles, entre les rochers, les belles sinuosités du fleuve, brillantes au creux des vallons boisés. Des bosquets se succèdent, dont un va-et-vient continu anime les berceaux murmurans ; troupes de mules qui reviennent à vide, les flancs saignans, mais allègres, et dont on ne peut éviter que par un écart très rapide la bousculade indifférente et aveugle, — arrieros qui les suivent à pied et dont le chapeau s’enlève en nous apercevant. (Je définirais mal l’espèce de compassion très particulière qui m’envahit chaque fois, à regarder ces faces soumises et comme effacées, de fidèles serviteurs, à leur rendre, en ami, ce salut souligné d’un regard si humble dans leurs pauvres yeux bons.)

Un peu plus haut, les croupes des élévations qui nous éteignaient se reculent. Alors la vue erre, reposée sur de riches savanes pleines de bestiaux au pâturage. Dans le resplendissement du jour déjà chaud, les pentes herbeuses s’étagent, où le chemin a creusé son sillon mince et têtu. Toutes les demi-heures généralement, on voit apparaître au bord d’un champ, sur une lisière de bois, la maison rustique peinte de chaux, que gardent les bœufs familiers, qu’environnent les chiens et les piscos, ces dindons américains au corps effilé, et les marmots surtout, minuscules bonshommes à la figure trop grave pour leur âge, mais trottinant au milieu de tout cela, baptisés de boue, les yeux d’émail noir, de curieuses prunelles indiennes éclatant dans leur masque de petits Chinois décoloré par la poussière. Attenant à l’habitation, il y a, la plupart du temps, un haut rancho circulaire, pareil aux abris du bois de Boulogne, où l’on entre à cheval et au trot pour y boire, du haut de sa selle, la jatte de lait servie par le brave travailleur de ce petit domaine. A la mousseuse boisson il substitue parfois une rasade d’aguardiente, eau-de-vie anisée à laquelle on s’habitue.

En somme, je ne regrette pas le pittoresque, le raboteux de cette route, soit qu’elle pénètre dans des zones d’ombre bleue qu’arrondissent d’imminentes hauteurs, soit qu’elle découvre des échappées sur la lourde poésie des lointains, soit qu’elle file au gré d’étroits couloirs où nous saisit l’humidité suintante. Accidentée enfin, de plus en plus, en façons d’escaliers, en entablemens sur des gouffres, selon les capricieuses désorganisations des entrailles terrestres. Et de plus en plus, dans les coudes déjà si abrupts de ces montées, il faut se plaquer très vite contre la paroi, pour échapper à l’avalanche de ces escadrons de mules lestes débusquant en vitesse presque sur notre tête.

Tout de même, — et mes compagnons, familiers avec ces panoramas m’ont prévenu, — jusqu’ici le vrai cadre de grandeur, l’apothéose de la nature andine reste cachée. Cette région des premiers contreforts est seulement disposée là, par un metteur en scène sans rival, pour préparer notre admiration, servir d’excitant à notre curiosité. Et voilà en effet que du haut d’un palier plus découvert, soudain, tout le paysage que nous avons laissé en bas apparaît ; en même temps que nous, il s’est élevé lui aussi, sortant de la nuit de ses vallées, de l’engourdissement lumineux de ses crêtes. Une fantasmagorie sans limites appréciables, qui se déroule, qui se complète de seconde en seconde dans une majesté émouvante d’étendue, de brume ensoleillée, d’immobilité morne, — phénomène de cette abondance de lumière positivement exceptionnelle.

Et la formidable perspective dont on ne peut arracher ses yeux, qui se renouvelle, qui passe tantôt à droite tantôt à gauche suivant les lacets de la route où nous nous apercevons nous-mêmes marchant en sens inverse à des étages différens, cette scène inoubliable qui nous fait assister à la lutte des rayons et des buées, où le relief de la terre achevant d’émerger sans hâte, se solidifie en sommets, en dépressions, en un chaos d’horizons ou de nuages, cette vision à étouffer l’haleine d’un Humboldt, se continue deux heures encore pour trouver son expression totale devant l’hôtellerie du Consuelo, où se trouve dressée la table du déjeuner. Les mots se lassent, les exclamations retombent quelque peu honteuses. Mais il faudrait avoir l’âme d’un Scythe pour ne pas vibrer. Là-bas, là-bas, les Andes, barrant le ciel, d’une dentelure triomphale, d’une écume de sommets, les Andes ! Et d’elles à nous, dans une profondeur sans mesure, cette chose minuscule, le Magdaléna qui serpente, l’infinie ondulation paresseuse, le reflet d’épée tordu et perdu dans une brume irréelle, vers le Tolima. Encore serait-ce peu, si tout l’espace compris entre là-bas et ici, ces trente lieues de pays intermédiaire n’étaient, non pas semées, mais remplies, mais saupoudrées d’un amoncellement de chaînes, de cols, d’éminences tassées et probablement superbes eux aussi, mais rapetisses, aplatis de la hauteur où nous sommes, vagues taupinières écrasées contre le sol.

Ce sont surtout les extrêmes fonds, qui vous fascinent, ces frontières du ciel où la pensée ne devance plus le regard, dentelures parallèles, Cordillère centrale d’un outremer sombre, d’une si solennelle assise, telle qu’on dirait d’énormes vagues de la terre pétrifiées et arrêtées là. Au-dessus, des plafonds de cumulus, des traînées d’écharpes jaunâtres pèsent encore sur ces brumes, renforcent de leur ennui éternel cet assombrissement des lointains si violâtre et si sombre, d’une majesté si funèbre malgré les torrens poudreux du soleil et qui forme, je pense, la beauté spécifique et le caractère dramatique de ces montagnes-ci. Si l’on excepte quelques fumées, très lentes, qui se renversent çà et là, rien ne tressaille, rien ne bouge dans le repos éternel de ces couleurs mortes, de ces nuances noyées. Instinctivement, l’oreille après l’œil se tend, inquiète, vers l’incroyable tranquillité.

Notre entière chevauchée du reste, toute cette ascension vers Bogota progresse dans le déconcertant. A peine franchi le Consuelo, un autre point de vue plus complet encore, s’il est possible, se déploie. Nous atteignions en effet à la culminante altitude de ce système montagneux où nos lacets ont peiné depuis ce matin. Mais notre escalade s’était constamment tenue sur son flanc occidental, sur l’ensemble de contreforts et d’abîmes qui regardent la nappe magdalénienne. Que nous réservait le sommet ? Des plateaux, des anfractuosités indéfinies ?

Nullement ; voici ce que j’aperçois : le sol manquant presque sous les pas de ma mule pour un effondrement colossal de toute cette contrée, pour une nouvelle vallée creusée à perte de vue du nord au sud, se relevant dans l’horizon d’en face en une deuxième barrière de dentelures vertigineuses ; et une pente effroyable, une pente crépusculaire remontant du fond de ce gouffre vers cette région des aigles. Exactement ainsi, j’occupe la coupante nervure d’une chaîne médiane dressée au-dessus de ces parallèles abîmes ; tandis qu’eux-mêmes, aussi violâtres l’un que l’autre, sinon aussi gigantesques offrent une parité singulière, entre le val gigantesque du haut Magdaléna et le creux charmant dans lequel à présent nous sourit la petite ville de Guaduas.

Alors aussi, malgré tout, il y a un sentiment d’imperceptible lassitude à se sentir seulement là, sur ce premier échelon des Andes, à n’avoir tant gravi que pour redescendre, à retrouver en face de soi une nouvelle marche plus olympienne encore, plus farouchement verticale que celle-ci et où pourtant nous coucherons ce soir, sur la terre froide. Dans notre journée nous aurons donc franchi deux de ces bourrelets de la terre et il en restera un troisième avant d’arriver à Bogota.

Et la file indienne reprend, trébuchante cette fois, boiteuse parmi les pierres et les glissades du raidillon défoncé, — avec de grands dévalemens de pauvres mules assises sur leur derrière et qui font toucher le sol aux étriers des caballeros ; — avec de grandes foulées doubles sur des tapis de savanes pauvres — avec des froissemens de feuillages, jolies frondaisons de bambous frissonnant comme les élytres de toutes petites sauterelles, — avec des faux pas sur des quartiers de roche nue qui ont l’air de tombes oubliées parmi les graminées. Vers le fond de la descente, tout cela s’amalgame en une profusion claire de buissons, d’arbustes légers aux couleurs de nos climats, de branches menues où les petits oiseaux, bien blottis sur le bord du sentier, gazouillent à tue-tête, gazouillent, gazouillent…

La plaine où l’on débouche, étale la joie des prairies partiellement tapissées de hautes fleurs. Tandis que s’esquisse à peu de distance l’accueil clair de Guaduas, des bambous se recourbent très empanachés au-dessus de nos têtes, multiplient leurs fûts lisses au pied desquels de minces ruisseaux circulent, de petites mares haussent, jupes traînantes dans l’eau, des silhouettes de lavandières. Les rieuses filles battent le linge tout en salissant le prochain ; et c’est touchant de voir comment un simple geste fait naître d’un bout du monde à l’autre une franc-maçonnerie tacite de coutumes identiques et immortelles.

A perte de regard, d’ailleurs, la vallée s’étoffe d’un vert riche de cultures. La vigueur, la belle liberté drue des cafétals s’épanouissent derrière les grilles salies du bord de la route où les rameaux jaunis des cocotiers, effilés en longues plumes de paon, traînent parmi les traces de pluies sur le linteau de plâtre noir, où les feuilles de bananiers risquées à travers les claires-voies figurent des bras tragiques tendus dans une menace ou une prière vers la charité du passant.

Enfin, tandis que notre gai peloton fait claquer ses fers sur les galets du bourg, — en traversant la petite place endormie où semble veiller seul aujourd’hui un reflet de mélancolique légende, — moi, je songe à la tête sanglante qui y fut exposée un jour : celle de cet Antonio Galan dont les armes osèrent s’opposer à la tyrannie de Florez ; du premier révolutionnaire et du premier patriote que la Colombie ait eus. Déjà elle reprend ses droits, la lugubre superposition des paysages de l’histoire à ceux de la nature. Dans ce carrefour unique d’ambitions que, grâce à sa situation géographique de porte des Andes, fut la Nouvelle-Grenade, à la fois burg, où s’entassait le fruit des rapines et quartier retranché, d’où s’élancèrent sur l’Amérique la plupart des aventuriers de la conquête ; sur ce sol où passèrent tour à tour, morion en tête et croisée au flanc, conduits par leur flair de faucons vers des proies différentes, Quesada et Fredermann, Badillo et César, Almagro et Belalcazar, Robledo et Heredia, Balboa et Pizarre, maintes fois sans doute j’aurai l’occasion d’écouter cette muette éloquence du sol, de me rappeler qu’il n’est peut-être pas un pouce de notre planète qui n’ait reçu sa libation de sang…

Il fait un soir de paix adorable quand se profile, en haut, sur la droite, le campement du Vergel.

Des aires de la zone torride, des terres chaudes, tierras calientes, nous avons conquis des sommités plus vivifiantes. Sur une sorte de rose bruyère, couchée à nos pieds et qui est bien celle des Cévennes ou des Pyrénées, circulent les fraîcheurs pénétrantes, les véritables haleines d’une fin de mars. Le soleil tout jaune de cinq heures paraît nous indiquer, de ses rayons digités, le versant même où nous sommes étendus ; il fuit cependant devant les coulées d’ombre violette qui, après avoir rampé jusqu’au bas de la pente orientale quittée tout à l’heure, galopent maintenant après lui.

Une hâtive chandelle s’allume dans l’auberge d’où s’échappent des bruits de vaisselle bousculée ; on voit le toit fumer, de bêlantes brebis rentrer dans le gris de l’étable dont grince la claie de bois. En même temps que de partout, des cachettes de l’ombre, sortent les sons saisissans, inachevés, particuliers à ce silence grandiose, l’auguste sommeil de la montagne.

Quelques minutes encore et la nuit andine aura atteint ce paroxysme de noirceur ennemie qui enveloppe chacun, l’immobilise jalousement dans le rayon des objets familiers. Très vite le gouffre indécis que nous surplombons s’est rempli de vapeurs d’encre ne donnant plus qu’une impression de lac, mais de lac tragique, d’Averne, à laquelle ajoute encore une illusion de falaises, cette terrible barrière de ténèbres du Consuelo, d’une hauteur si démesurée sur l’horizon et qui ferme tout, qui opprime tout de sa menace, qui semble, à d’autres instans, la dalle levée de l’immense tombeau entr’ouvert sous nos pieds. Tandis qu’elle festonne sa netteté coupante et froide sur ce qui n’est plus maintenant qu’un reflet d’outre-terre, le recueillement des frissonnantes étoiles pique de tous côtés le bleu profond. On dirait qu’il descend de l’incommensurable, qu’il se multiplie au-devant de nous dans la vibration passante des lampyres, de ces curieuses candilejas douées du pouvoir de s’allumer subitement et de s’éteindre, d’éclairer et de disparaître, détectives ailés projetant inopinément devant eux le rayon de leur lanterne sourde.

Puis quand ces feux follets fixes ou errans dans l’atmosphère semblent bien rivaliser d’éclat, voici qu’un à un, des feux, terrestres à présent, trouent l’obscurité à des étages différens des pentes, ressuscitent de minuscules cantons de cette horreur, grand’gardes perdues disant la veille d’une pensée humaine. On les voit peu à peu s’allonger, se rejoindre et s’éteindre ; ils forment des traînées caracolantes, ils font courir d’étroites bandes de lueurs sur les croupes exagérément noires. Ce serait beau, en vérité, comme signaux de révolte se propageant, brûlant de proche en proche sur les sommets des Andes ! Longtemps encore, très longtemps après notre frugal dîner, sous l’humidité pleurant des étoiles, ces brasiers allumés, comme des phares qui annoncent Bogota, rougeoient tout sanglans dans l’épaisseur de l’ombre.


PIERRE D’ESPAGNAT.