Souvenirs de la Roumélie/02

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Souvenirs de la Roumélie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 811-838).
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SOUVENIRS
DE
LA ROUMELIE

II.[1]
ANDRINOPLE. — L’ADMINISTRATION D’UNE PROVINCE TURQUE.

Andrinople est le chef-lieu d’une province qui ne compte pas moins de 2 millions d’habitans. Bien que dans l’empire ottoman il faille renoncer à des chiffres précis, la population de la ville dépasse certainement 100,000 âmes. On trouve au palais du gouverneur un bureau du recensement, mais il affecte le plus grand mystère ; l’employé qui le dirige ne semble pas du reste avoir une idée très nette des procédés modernes de la statistique. Voici cependant les chiffres que je lui dois. La ville possède 3,000 boutiques, 63 khans ou halles en pierre, 176 fontaines, 150 mosquées, 7 écoles grecques, 2 écoles arméniennes, 2 écoles bulgares, 13 églises grecques, 2 églises arméniennes, 1 église bulgare, 2 églises catholiques, 12 synagogues et 7 ponts en pierre. Quant à déterminer la population exacte de cette capitale en calculant ce qui se consomme de blé dans la ville, quelques voyageurs n’ont pas reculé devant de telles entreprises ; c’est faire beaucoup d’honneur au chef de la douane que de lui supposer une précision que ne saurait avoir son collègue du recensement. La Turquie a envoyé dernièrement au congrès de statistique tenu à Vienne un délégué qui a fait en fort bon langage l’éloge de cette science. Il n’est pas impossible que dans quelques années nous connaissions, à 10,000 habitans près, la population d’Andrinople.

La ville est bâtie dans une vaste plaine au confluent de trois grands fleuves, la Maritza (l’Hèbre d’Orphée et des anciens), la Tondja et l’Arda. Ces fleuves réunissent presque toutes les eaux du vaste bassin que forment l’Hémus et le Rhodope, hautes montagnes qui décrivent autour de la Roumélie un arc de cercle, et que les Turcs appellent partout le Balkan. On voit que la situation d’Andrlnople est unique dans la province. Aux temps légendaires de la Grèce, c’était là que s’élevait la ville d’Orestias ; les rois thraces y eurent plus tard une capitale ; les Romains y bâtirent Adrianopolis ; dès le XIVe siècle les sultans y établissaient leur résidence, en attendant que Constantinople tombât en leur pouvoir. Andrinople est une suite de grands villages partout arrosés par des eaux vives, perdus dans les platanes, les cyprès et les peupliers. Sauf au centre de la ville, dans la citadelle, qu’on appelle encore d’un nom grec le Castro, les jardins sont plus nombreux que les maisons. L’étranger peut donc tous les jours faire des excursions intéressantes, sans compter les séances au bazar, dont personne ne se lasse en Orient, les visites aux notables, les longues heures passées dans les petits cafés, nombreux sur les bords de la Maritza ; mais l’intérêt qui prime ici tous les autres, c’est de voir de près, s’il est possible, l’administration ottomane. Le vilayet ou province d’Andrinople est, avec celui de Rutchuk, sur le Danube, le premier où la Porte ait mis en pratique les réformes promises par le hatti-houmaïoum du 18 février 1856. Cette grande ville renferme tous les conseils, tous les tribunaux et même les hautes écoles promises par la réforme. Les institutions nouvelles y fonctionnent depuis déjà quelques années, tandis que dans d’autres parties de l’empire on commence à peine à les créer. L’espérance d’étudier le mieux qu’il me serait possible cette administration m’engageait à faire un long séjour à Andrinople malgré mon désir d’être au plus tôt en plein pays bulgare. Il me semblait que le temps passé ici ne serait pas perdu, que par la suite je comprendrais mieux les plaintes des raïas et leur véritable situation.


I.

Le vilayet d’Andrinople a pour limites à l’ouest et au nord le Balkan, au sud la mer Egée, à l’est la mer de Marmara et la Mer-Noire. La superficie en est évaluée à 80,000 kilomètres carrés ; elle est donc à peu près égale à celle de treize de nos départemens ; c’est avec de pareils chiffres qu’il faut compter en Turquie. Les gouvernemens de Bulgarie, d’Albanie, de Bosnie, ne sont pas moins étendus ; en Asie-Mineure, les vilayets présentent généralement des surfaces plus considérables encore. L’Europe n’a aucun état dont les subdivisions administratives comprennent des territoires aussi vastes, un nombre aussi élevé d’habitans. On voit que le vali ou pacha d’Andrinople est un puissant seigneur. Son palais, que les habitans appellent le seraï, sans confondre ce mot avec celui de harem, s’élève au milieu de la ville. C’est une maison moderne où les corps de bâtimens, disposés en carré autour d’une cour, présentent de longues surfaces blanches, crépies à neuf et sans style aucun. Tous les services de la province s’y trouvent centralisés ; le palais renferme même la prison, que tout gouverneur turc veut toujours avoir sous la main. Le fond de l’édifice est réservé aux femmes, la partie qui donne sur la rue aux diverses administrations. Au rez-de-chaussée sont les bureaux du sandjak ou arrondissement d’Andrinople, au premier ceux de la province entière. On entre dans un vestibule encombré de soldats, de domestiques qui font la cuisine, de solliciteurs qui dorment ou causent en attendant leur tour d’audience ; c’est la confusion la plus bigarrée qui se puisse imaginer. Chaque bureau donne sous ce vestibule ; comme la chaleur est très grande, les portes restent ouvertes. Chacune de ces chambres offre le même aspect. Des employés sont accroupis sur des canapés ; tout en prenant du café que des serviteurs ne cessent d’apporter, ils écrivent lentement sur leurs genoux, mieux vaudrait dire qu’ils dessinent, tant il leur faut de peine et d’attention. Il n’y a là ni dossier, ni carton, ni registre, ni tout le mobilier ordinaire de nos administrations. De grands sacs de percale blanche pendus au mur contiennent les archives de cette bureaucratie ; ces actes ne sont pas plies, mais roulés comme des rubans. Quand on veut consulter une pièce, on vide par terre un sac, puis deux, et on développe ces innombrables rouleaux. Un employé passe quelquefois la journée à chercher une note peu importante ; les Turcs sont admirables pour supporter ces ennuis, qui ne les lassent jamais. Après une longue enquête de ce genre, le plus souvent infructueuse, l’heure d’aller dîner est venue ; un zaptié (ces gendarmes remplissent au séraï l’office d’huissier) remet tous les rouleaux dans les sacs, presque toujours au hasard. C’est un lieu-commun qu’un bureau ne peut jamais fournir la pièce qu’on lui demande. Une réforme très simple, qui n’est pourtant pas dans le hatti-houmaïoum, serait de prescrire aux employés de ne plus rouler les pièces administratives, et de remplacer les sacs traditionnels par des cartons.

Autrefois, dans l’empire ottoman, les pièces écrites étaient très rares ; pour cette raison, les tribunaux en appelaient presque toujours au serment, la parole remplaçait l’écriture. Il en a toujours été ainsi dans le monde oriental ; la Grèce antique elle-même multipliait très peu les documens écrits. On voit bien dans les procès qui nous sont connus que les juges, pour les contrats, les hypothèques et tous les sujets de contestation, demandent aux plaideurs de jurer par les dieux qu’ils disent la vérité. La bureaucratie romaine, bien que déjà tout occidentale, nous a laissé de curieux échantillons de ses procédés. Nous avons un grand nombre de quittances du bureau des douanes de l’île d’Éléphantine datées du siècle des Antonins : ce sont de grossiers tessons, des morceaux de pots cassés, devenus des pièces officielles, couverts de chiffres, de calculs, d’attestations aussi bien rédigées que celles de nos percepteurs. On n’imagine guère que les receveurs de ce bureau, Arpaësis ou Ammonios par exemple, aient eu dans leurs archives beaucoup plus d’ordre que les employés du séraï à Andrinople. Les Turcs peuvent encore dire qu’ils ont pris les Arabes pour modèles, que ceux même du règne d’Haroun-al-Raschid n’ont jamais connu d’autres procédés administratifs. Cette manière de faire n’en est pas meilleure, elle ne peut avoir à nos yeux que l’avantage de nous expliquer quelques habitudes anciennes, quelques usages modernes assez étranges. C’est parce que les pièces sont roulées qu’un ministre turc n’a de portefeuille que par métaphore, et marche toujours suivi d’un domestique qui porte une petite valise. On voit encore quelquefois dans la Grèce constitutionnelle des hommes du vieux parti, arrivés aux plus hautes charges, ne pas consentir à prendre sous le bras un dossier commode et d’un faible volume, mais se rendre chez le roi ou à la chambre tenant à la main un mouchoir où ils ont renfermé les dépêches les plus importantes. Ces vieillards sont les fils des anciens primats ; ils n’ont pu abandonner une coutume qui du temps de leur père était toute naturelle.

Au premier étage est le cabinet du vali. S’il est peu aisé pour un Européen de se figurer comment fonctionnent des bureaux turcs, il lui est bien plus difficile de comprendre comment un gouverneur suffit aux affaires qui lui incombent. Il est le maître souverain de la province, chef de la police, général d’armée, directeur des finances, président des conseils de gouvernement et des tribunaux ; il doit voir à tout, s’occuper de tout, et en même temps que d’affaires privées, combien de minimes détails ne sont pas soumis à sa décision suprême ! Pour une injure, pour un bakchich donné inutilement, pour la moindre faveur, c’est à lui qu’on s’adresse. Du lever au coucher du soleil, il reçoit quiconque se présente. Les plus simples Turcs arrivent sans se faire annoncer ; on dirait un chef patriarcal qui connaît tous ses administrés. Certainement les inférieurs arrangent à leur guise beaucoup de contestations, mais en principe le vali est seul responsable ; puis, qu’il est commode de lui renvoyer les difficultés trop embarrassantes ! Qu’il est naturel de s’adresser à un homme dont la décision est sans appel ! Un gouverneur de province, du reste, ne fait que se soumettre, dans son ressort, aux exigences que subit le grand-vizir lui-même. À Constantinople, vous voulez dessiner un bas-relief, visiter un palais, un arsenal, obtenir la moindre permission, le plus sûr est de présenter requête au premier ministre ; le cachet de ce haut magistrat est un talisman des Mille et une Nuits. Il y a quelque temps, l’Ajaccio, bateau à vapeur attaché au service de notre ambassade, demanda aux chantiers de l’état une pièce de bois pour réparer une légère avarie. Après deux mois d’instance auprès de fonctionnaires qui craignaient de se compromettre ou ne comprenaient pas ce qu’on attendait d’eux, force fut d’aller trouver Ali-Pacha. Vers le même temps, un artiste parle dans la rue à deux soldats qu’il veut placer dans un tableau oriental, les colonels et les généraux s’en mêlent ; on hésite, on refuse, on promet, on temporise : il fallut présenter un placet au grand-vizir. Le lendemain, le peintre reçut deux colonels en grande tenue qui avaient l’ordre officiel de poser. Ce qui augmente encore le travail d’un vali ou d’un vizir, c’est que, la loi n’étant jamais stricte, tout le monde, pour s’y soustraire, cherche les protections les plus hautes ; c’est que, tout étant irrégulier, chacun des sujets du sultan peut espérer une faveur personnelle. Il ne faut pas oublier non plus que des événemens qu’on ne saurait prévoir réclament souvent l’intervention toute particulière d’un gouverneur. Au commencement de 1867, on avait signalé en Bulgarie une invasion effrayante de rats qui venaient, dit-on, des montagnes de l’Oural ; jour par jour, il fallut suivre leur progrès, les dépêches télégraphiques se succédèrent sans interruption. Le vali de Rutchuk leur faisait une guerre acharnée ; beaucoup échappèrent, franchirent le Balkan et parurent dans la vallée de l’Hèbre. Le gouverneur ne put se borner à publier un arrêté ; il dut donner l’exemple. Il réunit les hauts magistrats, les arma de bâtons, et, se transportant dans un champ, montra à tous comment on tue ces animaux dans leurs trous ; les cadis, les muftis, les mollahs et les généraux l’imitèrent, tout le peuple fit comme les chefs : il fallait une cérémonie aussi solennelle pour frapper les esprits. Dans le vilayet d’Andrinople, quand les Tcherkess pillent sur les routes, le pacha monte à cheval et les poursuit. S’il ne donne pas l’exemple de la bonne police, que ne dira-t-on pas à Constantinople ! Pour peu qu’un incident ait quelque importance, le vali doit payer de sa personne.

L’immense empire ottoman présente un spectacle qui n’est pas sans grandeur. Les peuples les plus divers : Arabes, Arméniens, Grecs, Slaves, Albanais, sont gouvernés par une aristocratie administrative qui compte à peine quelques milliers de personnes. On voit sur le Bosphore un certain nombre de belles demeures où vivent des gens qui n’ont jamais rien appris ; ils ont pour mission d’aller à tour de rôle régir les provinces. Chaque année, la Porte en fait partir quelques-uns. Le hasard détermine les pays où on les envoie, ils vont en Asie comme en Europe, avec une égale facilité, presque partout ils trouvent une population ennemie bien supérieure en nombre aux sujets osmanlis ; ils ignorent la langue de leurs administrés, ils savent du caractère des habitans, de leurs usages, de leur histoire, ce qu’ils en ont entendu dire dans quelques rares conversations. Ni le courage des Arabes, ni l’activité des Grecs, ni l’énergie des Albanais, ni le sérieux et la ténacité des Slaves ne les effraient. À peine dans leur gouvernement, ils se sentent à leur place, ils y parlent en maîtres et s’y font respecter : ces hommes ont l’instinct du commandement. Le gouverneur le plus modeste vous reçoit toujours avec gravité ; si obligeant qu’il soit, si désireux qu’il se montre de vous être agréable, vous ne pouvez oublier qu’il est la puissance. Il n’a garde de se compromettre par des paroles inconsidérées ; il se renferme dans une réserve polie. À cette dignité extérieure, les hauts fonctionnaires turcs joignent souvent une rare finesse, d’autant plus précieuse qu’elle sait mieux se dissimuler. Le principal de leur rôle consiste à tout arranger à l’amiable, sans oublier leur intérêt personnel, à veiller à la perception de l’impôt, surtout à maintenir l’ordre. On a souvent répété que le zaptié du Saint-Sépulcre à Jérusalem était le symbole de la puissance des Osmanlis. Ce gendarme est assis à l’intérieur de l’église, sous le porche ; il passe là tout le jour, regardant à peine ce qui s’accomplit sous ses yeux ; il fume, fait bouillir son café, cuire un plat de riz ou de légumes ; dans son immobilité somnolente, il paraît être l’image du mépris et de l’indifférence. C’est lui cependant qui règle les heures où chaque confession peut entrer au Saint-Sépulcre, qui ouvre et ferme le portail, qui d’un mot fait cesser le bruit ou chasse un intrus. Sans lui, l’église serait un lieu de luttes perpétuelles ; grâce à lui, l’ordre règne au tombeau de Jésus-Christ. À Pâques seulement, l’affluence est trop grande, il ne saurait suffire à sa tâche ; on lui substitue alors une compagnie de soldats turcs. Cette comparaison, déjà vieille, sera longtemps vraie : tout vali est plus ou moins un zaptié d’un ordre supérieur.

Quand on dit qu’une aristocratie administrative régit la Turquie ou plutôt l’exploite, il ne faut pas entendre que tous ces fonctionnaires sont de haute naissance. Ils sont tous, sinon Osmanlis de race, tout au moins musulmans ; beaucoup pourraient être appelés des parvenus. La voie ordinaire des honneurs, c’est de vivre dans la clientèle des grands. On ne peut trop insister sur l’importance de la clientèle en Turquie ; le client arrive le matin chez son patron, fait antichambre des heures entières, se joint au cortège du maître quand celui-ci se rend à la mosquée, à la promenade, aux affaires. Vous voyez dans les grandes villes turques un homme suivi de vingt autres qui l’accompagnent respectueusement ; souvent il ne les connaît pas tous, mais cette foule indique son autorité. Il en était de même dans la Rome ancienne. Un client assidu et adroit trouve toujours le moyen de rendre quelque service au patron, d’attirer son regard. L’usage ottoman des présens entre hommes se rattache au même principe : la nécessité de capter un protecteur. Dès que votre situation vous y autorise, vous ne manquez pas de multiplier les cadeaux ; les belles fourrures tiennent une grande place dans ces présens, un pacha influent en reçoit par année jusqu’à deux et trois mille : c’est là une véritable fortune. Il y a dans tous les palais une chambre des fourrures, qui souvent est le trésor de la maison. Un économe de Roumélie m’en a montré avec orgueil une collection qu’il évaluait à 25,000 ; cinq ans dans un vilayet avaient suffi à la réunir. Quelquefois un pacha a le goût des fleurs ou des animaux curieux ; d’autres fois, mais plus rarement, il laisse voir la passion des antika (médailles, bas-reliefs, objets grecs et romains) ; cet archéologue improvisé possède bientôt un cabinet sinon choisi, du moins encombré. Personne ne voit mal à ces cadeaux. Il est tel ambassadeur de la Porte, très connu dans le monde diplomatique et gentleman distingué, qui chaque année envoie au ministre des affaires étrangères une bague, une broche ou quelque autre objet précieux. Dans une telle société, les majordomes, les économes, les eunuques, les jeunes esclaves même exercent une réelle influence. Un client ne néglige aucun des serviteurs qui voient le maître dans l’intimité ; de là un art de l’intrigue qui est arrivé en Orient à la perfection. Il faut souvent vivre longtemps avec les domestiques avant de devenir pacha ; comment alors ne pas garder de sympathie pour ces hommes d’une condition inférieure ? À tout prendre du reste, le fonctionnaire le plus élevé a leurs goûts, leurs habitudes, leur éducation. Dans ce sens, l’aristocratie ottomane conserve toujours des caractères très démocratiques. Le pacha actuel d’Andrinople a eu des débuts modestes ; il est, dit-on, fils d’un pauvre boulanger chrétien de Roumélie. Dans sa jeunesse, un Turc puissant l’a pris à son service ; il l’a étourkisé, selon le mot du pays, c’est-à-dire circoncis. Ce petit domestique excellait à faire le café, nul mieux que lui ne savait entretenir le feu du narghilé ; il ne quittait pas son maître, il a appris à connaître les hommes en allumant les pipes des solliciteurs. De cafedji (faiseur de café), son talent l’a élevé à la charge d’économe ; il est devenu confident, secrétaire, employé à la poste, pacha de Syrie, enfin vali d’Andrinople. Hassam-Pacha, qui gouvernait Larisse en 1866, n’avait pas eu des débuts plus brillans ; à trente-cinq ans, il administrait une des provinces les plus importantes de l’empire, celle de Thessalie. Il m’a montré chez lui un cafedji de quinze ans qui apprenait à lire et auquel il préparait les plus belles destinées.

Les médecins tiennent leur place dans les intrigues des cliens. Que ne peut un médecin sur un malade ! Mettre une femme de sa famille dans un harem est toujours aussi une rare fortune. Le moutésarif actuel de Filibé (gouverneur placé sous les ordres du vali), poursuivi par ses créanciers, est souvent menacé de destitution ; quand ses affaires vont trop mal, sa femme, la koukouna (la dame) que nous avons rencontrée à Baba-Eskisi, part pour Stamboul, et là, grâce à ses amies et à ses parentes, obtient que son mari reste en charge. On dit parfois que la Turquie est gouvernée par les femmes. C’est là une assertion dont les Européens ne peuvent apprécier au juste la valeur ; cependant il leur est facile de comprendre tout ce qu’il doit y avoir de vrai dans ce paradoxe. Les femmes turques sont actives et n’ont pas dans la vie ottomane la réserve timide que nous leur supposons. L’autre jour, pendant que je présentais mes salamaleks au vali d’Andrinople, entre une Turque de vingt ou vingt-cinq ans, elle traverse le salon d’un pas décidé et s’arrête devant le gouverneur ; là, sans attendre, elle lui dit que son mari est à l’armée, — elle ne sait où, — qu’il ne touche pas sa solde, puisqu’il ne lui envoie pas un para, que c’est là une indignité. Sa voix s’élève, le ton devient impérieux ; le pacha trouve la chose toute naturelle, et ordonne de donner un à-compte à la plaignante. Les femmes sont sûres de l’impunité, un homme qui les rudoierait serait déshonoré. On les voit partout à Constantinople, dans les ministères, pénétrer jusqu’aux fonctionnaires les plus hauts et plaider leur cause avec cette insistance qui ne cédera pas, parce qu’elle est sous l’empire d’une idée fixe. On sait que la Turquie a créé à Péra un collège français. Quand on afficha le règlement, on y mit pour la forme que les mères musulmanes pourraient venir voir leurs fils le vendredi. Il semblait qu’il ne dût pas y avoir foule. Le premier jour de parloir, la maison vit arriver deux ou trois cents femmes turques, qui, sans rien entendre, sans s’inquiéter d’autre chose que de leur volonté, se répandirent dans toute la maison. Ce fut une invasion : cours, dortoirs, cuisines, classes, appartemens des répétiteurs, rien ne fut respecté. Le directeur, M. de Salves, dut les laisser maîtresses da la place ; le lendemain, on supprima du règlement le malheureux article. Ces femmes ne sont pas seulement des enfans espiègles, elles ont beaucoup de bon sens et savent très bien suivre un raisonnement. Ici, à Andrinople, une maison chrétienne où je vais quelquefois a pour propriétaire une jeune femme turque de condition assez ordinaire ; il est intéressant de l’entendre discuter avec le chef de la famille, refuser ou promettre une réparation, réfuter les mauvais argumens. Pour parler à travers un voile de tulle qui relève sans doute sa beauté et donne à ses yeux un éclat éblouissant, pour cacher sa taille sous les vastes plis d’un domino rose, cette petite personne ne manque ni d’esprit, ni de fermeté ; elle en remontre aux Grecs eux-mêmes. Du reste, dans cette capitale du vilayet, le voyageur a un sujet d’études qui peut l’instruire : ce sont les écoles mixtes ottomanes. Filles et garçons s’y trouvent confondus, chaque banc compte une vingtaine d’écoliers des deux sexes, le plus capable est le moniteur des autres. J’ai toujours remarqué que les filles avaient le privilège de régenter les petits garçons. Il faut les voir diriger la lecture, imposer silence, choisir les modèles, conduire la main de ceux qui apprennent à écrire. Leurs figures très fraîches que ne cache pas encore le voile des femmes, leurs robes de couleurs voyantes semées d’or, relevées par de grandes fleurs rouges et vertes, donnent à ces maîtresses d’école un air étrange et charmant ; votre visite ne les effraie guère, elles ont la gaîté des enfans les plus aimables. L’école finie, elles chaussent leurs babouches et s’en vont gravement, leur Coran sous le bras. L’infériorité native des femmes dans ces contrées vis-à-vis des hommes est une chimère. À Brousse, où on emploie les paysannes turques dans les fabriques de soie, elles sont des ouvrières excellentes. Il est telles dames osmanlis du Bosphore qui savent le français et envoient régulièrement leur eunuque acheter à Péra, à l’arrivée des paquebots de Marseille, nos romans du jour. Ce sont là, il est vrai, des exceptions, mais ne sait-on pas que beaucoup ont une instruction orientale assez développée et se plaisent à la poésie ? Avec le temps, dans le harem, cette vie d’intrigues et de querelles sans fin, l’abandon où la plupart tombent forcément, l’abus des sucreries et des cigarettes, peuvent atteindre en partie leur santé et par suite leur intelligence ; elles gardent encore assez d’esprit pour avoir sur les hommes une grande influence. N’en point tenir compte quand on se propose en Turquie de devenir un personnage de quelque importance, ce serait négliger une grande force.

Les divisions administratives turques sont très simples : un vilayet ou province est partagé en arrondissemens ou sandjaks, le sandjak en kazas, qui répondent à nos cantons, le kazas en communes ou naïés. Un moutésarif gouverne le sandjak, un caïmacan le kazas, un mudir la commune. La province d’Andrinople comprend cinq sandjaks, celui de Rodosto, que nous avons visité en partie, ceux d’Andrinople, de Filibé, de Gallipoli et d’Islimié ; dans chaque sandjak, on compte sept ou huit kazas. Les chefs administratifs, depuis la réforme, sont assistés de conseils destinés à représenter les intérêts des habitans, musulmans et chrétiens. Le conseil ou grand esliss, qui siège au chef-lieu du vilayet, se compose du président de la magistrature, des trois directeurs des finances, de la correspondance, des affaires étrangères, des chefs religieux des communautés non musulmanes et de quatre autres membres ; deux de ces membres sont élus par la population musulmane, deux par la population non musulmane. Le mot élu, dont se servent les habitans de la Roumélie, n’est pas très juste. Les membres qui font partie de droit du conseil d’administration dressent une liste de 12 personnes, 6 musulmans et 6 non-musulmans, habitans notables qui paient 500 piastres[2] de contributions directes, et l’envoient en même temps aux 5 sandjaks ; dans chaque sandjak le conseil administratif de cet arrondissement choisit sur cette liste les huit personnes qu’il souhaite de voir entrer au grand mesliss. Le secrétaire du vilayet forme un tableau récapitulatif sur lequel figurent seulement les 8 noms qui ont obtenu le plus de voix. Le vali prend alors sur ce tableau 2 musulmans et 2 non-musulmans qu’il propose au grand-vizir comme membres du conseil. Les mesliss des sandjaks sont formés d’après les mêmes règles. Pour les conseils d’administration de kazas, les listes, faites au sandjak, sont adressées aux communes, qui éliminent un tiers des éligibles. Ce sont les anciens qui sont chargés de cette tâche ; la nomination définitive appartient au moutésarif[3].

Ce système d’élection, en apparence très compliqué, se ramène à quelques principes faciles à comprendre. Un fonctionnaire turc forme une liste d’éligibles, la soumet à des conseils qui peuvent écarter un tiers des noms, et nomme ensuite le membre qui lui plaît, ce qui équivaut à la nomination directe par l’autorité.

Le § 13 du hatti-houmaîoum est ainsi conçu : « Il sera procédé à une réforme dans la composition des conseils provinciaux et communaux pour garantir le choix des délégués des communautés musulmanes, chrétiennes et autres, et la liberté des votes dans les conseils. Ma Sublime-Porte avisera aux moyens les plus efficaces pour connaître exactement et contrôler les résultats des délibérations et des décisions prises. » La Turquie, comme on le voit, ne s’est pas compromise par des promesses formelles ; une certaine solennité vague est le ton ordinaire de ses déclarations diplomatiques. Cependant il a suffi qu’elle mît dans la loi des vilayets le mot élection pour que les publicistes d’Occident se fissent l’idée la plus étrange de ces réformes. N’a-t-on pas écrit des phrases comme celle-ci : « l’institution des vilayets établit une participation de tous à la gestion de leurs intérêts, c’est en un mot une égalité de droits et de devoirs qui dépasse toutes les espérances, » ou encore : « les conseils provinciaux et communaux sont élus au moyen du suffrage universel ; les chrétiens ont leur part dans les affaires publiques, la loi leur accorde les mêmes droits qu’aux musulmans ; l’autorité ne présente jamais ses candidats aux électeurs, elle n’exerce pas la moindre influence sur les élections ? »

Pour admettre un seul instant de pareilles affirmations, il faut connaître bien peu la Turquie. Dans la province d’Andrinople par exemple, qu’est le grand mesliss ? Une assemblée où le président est Turc ; viennent ensuite les cinq premiers fonctionnaires du gouvernement, tous Osmanlis, puis deux musulmans élus, en tout huit musulmans. À côté d’eux, nous trouvons l’archevêque grec, l’évêque bulgare-uni, le rabbin et deux chrétiens, c’est-à-dire cinq non-musulmans. L’évêque bulgare-uni n’a aucune autorité ; chef d’une petite communauté sans influence, il est de plus l’adversaire naturel de l’archevêque grec ; j’en dirai autant du rabbin. Depuis Mahomet II, les Juifs ont toujours été les serviteurs dévoués des Turcs. Quant à l’archevêque orthodoxe, il faut se garder de croire qu’il représente une opposition active ; sauf quelques rares exceptions, les chefs du clergé grec sont de véritables Byzantins. Ils exploitent leur évêché comme le vali sa province ; ils ont besoin de l’autorité musulmane pour maintenir les fidèles dans l’obéissance, pour toucher les redevances qui leur sont dues. Ce sont le plus souvent des moines d’une surprenante ignorance, qui n’ont que bien peu l’intelligence et l’activité propres à leur race. Il faut reconnaître que de longs siècles de soumission ont contribué à leur faire perdre le sentiment de leur dignité. Le patriarche de Constantinople du reste leur donne l’exemple ; on sait par quel discours, rempli d’éloges emphatiques, il accueillit le sultan lorsqu’il revint de l’exposition de Paris. Dans nombre d’évêchés et d’écoles ecclésiastiques, le portrait d’Abdul-Aziz est orné des légendes les plus élogieuses. Parfois le caïmacan et l’évêque grec sont d’excellens amis ; à Volo, en 1866, ces deux notables personnages passaient les soirées ensemble ; ils étaient, répétaient-ils, l’un et l’autre des exilés volontaires qui avaient consenti à venir habiter cette ville pour refaire leur fortune, singulièrement endommagée ; ils comptaient s’en aller le plus tôt possible ; ils se consolaient dans un tête-à-tête où ils buvaient du raki (sorte d’anisette bien connue des voyageurs en Orient) jusqu’à en perdre la raison. Les deux membres non musulmans du mesliss sont choisis parmi les personnes sûres ; !e gouverneur n’a pas de peine à les trouver. Il ne faut pas s’imaginer les riches chrétiens de Roumélie toujours en fureur contre les Turcs. Beaucoup sont fermiers de l’impôt, d’autres ambitionnent une protection qui leur permette d’obtenir de sérieux avantages commerciaux. À l’occasion sans doute ils revendiqueraient énergiquement leur indépendance ; en attendant, ils s’accommodent à leur mal ; il y a même parmi les Grecs des hommes trop prudens qui ne voudraient pour rien au monde être soupçonnés de sympathie en faveur du royaume hellénique. Les projets de la Grèce les effraient ; ils répètent que ce petit état ne tient pas ses promesses, qu’il n’a su en trente ans que jeter des pillards sur la Thessalie, qu’au lieu de s’y réfugier en foule de la Turquie, les raïas qui ont eu la folie d’y émigrer doivent aujourd’hui en revenir. Cette riche bourgeoisie se défie parfois de l’université d’Athènes, qui exalte, dit-on, les jeunes gens ; elle préfère envoyer ses fils en France ou en Angleterre. Un des banquiers les plus importans d’Andrinople, personnage très réservé, m’emmena l’autre jour faire une longue promenade ; quand nous fûmes à deux lieues de la ville au milieu d’une grande plaine, il regarda avec soin à l’horizon, et, sûr que personne ne nous écoutait, m’avoua à voix basse la préoccupation qui l’obsédait. « Est-il vrai que la Grèce songe à une invasion eu Thessalie ? Ce serait notre ruine à tous ! »

On doit tenir compte de ce parti, il est influent ; la démagogie athénienne ne fait trop souvent que le confirmer dans ses opinions. Toutefois il faut reconnaître que la haine des Turcs et l’habitude de les flatter s’accordent naturellement dans l’âme d’un Grec. Tel grand propriétaire qui envoie ses offrandes à l’association de Paris pour l’encouragement des études grecques et au syllogos de Constantinople, académie hellénique qui a déjà fourni une carrière honorable, n’aura pas de repos qu’il n’ait décidé le pacha d’Andrinople à venir passer un jour à sa maison de campagne. Ce sera alors une fête splendide, pour laquelle il aura fait venir de Belgrade, de Constantinople, de Vienne même, les objets les plus luxueux. Un savant de cette province vient de publier sur l’histoire ancienne du pays une monographie en grec moderne ; c’est un patriote émérite ; cependant il n’a pas assez d’éloges pour le sultan, et rien ne l’y forçait, car ce souverain n’a aucun rapport avec les rois odryses, et quel Turc lira cette brochure ? Tous les contrastes sont dans ces natures à demi orientales. Un journaliste de Constantinople, qui en Grèce passait pour très philhellène, n’a pas fait difficulté de solliciter la place de secrétaire chez le vali de La Canée ; il ambitionnait la mission de soumettre l’île à la puissance ottomane ; ses amis politiques n’ont vu aucun mal à cette conduite. Un des membres les plus distingués de la diplomatie turque contemporaine a passé sa jeunesse à Athènes dans les bureaux des affaires étrangères. Durant la guerre de Crète, les mêmes banquiers à Constantinople s’inscrivaient en secret pour donner des armes aux insurgés et offraient un emprunt à la Porte. Si bien disposés que nous soyons à l’égard des Grecs, il faut nous habituer à ces antithèses sous peine de ne rien comprendre à l’Orient.

Ce n’est pas assez de remarquer le petit nombre de voix accordées aux non-musulmans dans le conseil général des vilayets, il faut noter qu’il n’y a pas dans la province plus de 700,000 Turcs ; ainsi 1,300,000 non-musulmans n’ont que cinq représentans pendant que les Osmanlis en ont le double. Dans d’autres provinces, les proportions sont plus étonnantes encore. En Épire par exemple, les chrétiens sont dix fois plus nombreux que les musulmans ; ils n’ont cependant pas plus de conseillers que ceux de Roumélie. Dans le sandjak de Janina, nous avons le tableau suivant : 1 vali président, 7 fonctionnaires, 3 élus mahométans, en tout 11 mahométans sur 4,246 habitans de religion musulmane, soit 1 sur 386, — 2 chrétiens élus sur 61,150 habitans, soit 1 sur 30,575, — 1 élu Israélite sur 1,500 habitans. Dans les sandjaks d’Arta et de Prévésa, les chrétiens sont vingt fois plus nombreux que les musulmans. Ce qui est plus étrange, c’est que, dans beaucoup de cantons où les musulmans n’avaient autrefois aucune autorité, la loi sur les vilayets leur donne une sérieuse puissance ; l’administration mixte en effet, c’est l’introduction forcée des musulmans dans le conseil, n’y eût-il dans ce kazas que cinquante Turcs. — Metzovo n’est habitée par aucun musulman ; en 1856, pour la première fois, les habitans ont vu les autorités chrétiennes partager leur pouvoir avec le mudir et le cadi.

Les deux chrétiens du conseil d’administration à Andrinople et dans les autres villes de Roumélie ne peuvent avoir la vocation du martyre. Ils vont à jour fixe au séraï, assistent aux délibérations ; tout ce qu’on en doit exiger, c’est que dans certaines occasions ils présentent quelques remontrances sur une mesure trop absurde. En général, quand vous demandez à un raïa : « Que fait le conseil ? en êtes-vous satisfait ? » il vous regarde tout étonné : le conseil tient si peu de place dans ses soucis ! À force d’insister, vous finissez par être compris. « Ah ! oui, le conseil des péké ; par la Panagia (par la Vierge), que voulez-vous qu’il fasse ? » Le mot péké veut dire oui ; il désigne en langage populaire ces assemblées où, pour le moment, les membres ne disent jamais non.


II.

Dans le vilayet de Roumélie, l’organisation des tribunaux est moins imparfaite que celle des conseils administratifs. La hiérarchie judiciaire comporte un tribunal civil et criminel par kazas, un tribunal supérieur par sandjak, une haute cour au chef-lieu de la province ; d’Andrinople, on peut appeler en cassation à Stamboul. Dans chacun de ces tribunaux, le nombre des juges ou mumeisz est de six, trois musulmans et trois non-musulmans. La loi dit qu’ils sont élus par les musulmans et les chrétiens, ce serait là une disposition d’un libéralisme inconnu aux états de l’Europe les plus avancés ; ils sont nommés par les mêmes procédés que les conseillers de gouvernement, c’est-à-dire par l’autorité administrative. Dans le sandjak et le kazas, le cadi est président de droit, la haute cour a pour chef le muffetichi ; un fonctionnaire ottoman désigné par le gouverneur assiste à toutes les séances, enfin les secrétaires sont Turcs. Aux termes de la loi, ces tribunaux devraient juger d’après les codes français, modifiés seulement dans quelques parties. Le code pénal a été introduit à Andrinople en 1866 ; il était officiellement en usage à Rutchuk dès 1864. Dans la pratique, ces tribunaux différent encore assez peu de l’ancienne justice musulmane. Les cadis et les muftis, qui ont passé leur jeunesse dans les médrésés ou écoles religieuses, connaissent le Coran ; ils ont une répugnance instinctive pour nos codes, qu’ils ne veulent pas étudier. Ces hommes, qui gardent obstinément le costume d’autrefois, représentent toujours l’ancienne Turquie. On les voit dans les mosquées, accroupis sur une natte, enseigner la loi à des élèves qui seront, comme eux, partisans des vieilles idées. Ils chantent leur leçon sur un ton traînant et se balancent sans se fatiguer, laissant tomber le corps en avant, puis le ramenant en arrière avec une régularité parfaite ; ainsi faisaient les mollahs du temps de Mahomet II et même les contemporains des Ommiades. Si vous leur parlez, ils ont peine à ne pas vous appeler giaour. Je m’étais assis dans une excursion à côté de l’un d’eux qui expliquait la loi à l’ombre d’un grand platane. « Je vois bien, me dit-il, que tout est perdu ; vous autres infidèles, vous voyagez librement chez nous, et le sultan va dans votre pays ! » En 1866 à Larisse, Hassam-Pacha m’avait convié à un dîner. Tous les invités, au nombre d’une trentaine, beys, employés des administrations, officiers, portaient le costume de la réforme ; le linge damassé et l’argenterie brillaient sur la table, le vin étincelait dans les carafes de cristal, on eût pu se croire en Europe. C’était le 25 juin, jour de la fête d’Abdul-Aziz. « En attendant qu’on serve, me dit Hassam, il faut que je vous montre la Turquie d’autrefois. » Nous traversons tout le seraï ; à l’autre extrémité, dans une chambre à peine éclairée, nous trouvons cinq Turcs accroupis en silence autour d’une vaste chambre. Ils fumaient sans mot dire : c’étaient le cadi, le mufti et trois mollahs. Ils n’avaient pu refuser de venir à la fête de leur seigneur et maître, ils firent au pacha avec une politesse froide les salamaleks d’usage, mais ne dirent pas un mot ; le lieu où ils se tenaient, leurs turbans verts, leurs longues robes, leur profonde tristesse surtout et le dédain avec lequel ils nous accueillirent, tout cela n’était-il pas la plus éloquente des protestations ? Comment veut-on que ces vénérables antiquités aient quelque sympathie pour notre code ?

Les parties engagées dans un procès n’ont pas la moindre connaissance de nos lois, c’est ce qui augmente la confusion ; il n’y a dans le pays ni avocats ni écoles où ils puissent se former. On trouve à Andrinople quelques jeunes gens qui font le métier de renseigner les plaideurs ; on les appelle d’un mot turc qui signifie les rusés (mousévir). L’indépendance des juges chrétiens est à peu près nulle ; effrayés de la mission dont ils sont chargés, ils ont surtout à cœur de ne pas se faire d’ennemis. Dans une grande ville comme Andrinople, le tribunal ne peut refuser toujours d’accepter le témoignage des chrétiens, les consuls interviennent, menacent, intimident ; mais dans les trois quarts des sandjaks vingt témoins chrétiens ne suffisent pas, si on ne peut en même temps produire un Turc. C’est au point que, si l’affaire à juger s’est passée dans un village où il n’y ait pas de musulmans, le plaignant se voit forcé d’acheter le témoignage du premier Turc venu, qui vient affirmer ce qu’évidemment il ne peut connaître. L’opinion générale veut que tous les juges soient plus ou moins sensibles au bakchich ; « point de bakchich, pas de juge, » dit un proverbe grec. Je sais qu’un voyageur ne peut croire sur ce point tout ce qu’on lui raconte ; cependant les Turcs avouent facilement l’influence des présens sur les tribunaux. La Sublime-Porte dans ses rescrits officiels a fait plusieurs fois des aveux surprenans à cet égard. D’après ce que je vois ici, un procès civil est une affaire qu’il faut arranger à l’amiable ; on visite longuement ses juges, on fait agir tous les moyens d’influence dont on dispose ; la cause n’arrive au tribunal que pour le prononcé de la sentence. Les contestations commerciales, soumises à une chambre spéciale qui porte le nom de tidjaret, sont l’objet d’un examen plus sérieux. Le plus souvent ceux de ces procès qui ont quelque importance sont soutenus par des Européens ; les drogmans y interviennent, force a été aux tribunaux de connaître nos lois, force leur a été de les appliquer ; c’est une habitude qu’ils commencent à prendre. Pour les affaires criminelles, quand les questions de race ou de religion n’y sont pas trop évidemment mêlées, la sentence est d’ordinaire équitable ; mais, comme on le pense facilement, c’est le cadi seul qui prononce, et il applique les lois du Coran. Chaque sandjak a un juge d’instruction qui, assisté de deux aides, est chargé des enquêtes. L’activité et le zèle de ce personnage sont toujours modérés. « Il n’y a pas de route, me disait l’un d’eux. Le climat de ce pays-ci est pluvieux ; les distances sont immenses ; avec la meilleure volonté du monde, je fais 5 ou 6 lieues dans ma journée. Quelle espérance voulez-vous que j’aie de saisir un voleur ou un assassin ? » Ce fonctionnaire découragé prenait placidement parti de son impuissance. Quand un crime est commis dans un canton éloigné, si les intéressés ne prennent pas l’affaire en main, avant que le juge soit prévenu et qu’il se soit décidé à se mettre en route le coupable peut être loin. Il n’y a guère que les crimes éclatans, par exemple les vols à main armée dans les lieux très fréquentés, que l’autorité ait à cœur de poursuivre. C’est qu’alors le vali a de bonnes raisons pour ne pas rester indifférent. N’est-il pas responsable de la sécurité de la province ? Les Européens qu’on trouve fixés en Orient prétendent d’ordinaire qu’en ce pays il n’y a pas de justice, que tout y est donné à la faveur ; étudier ces tribunaux leur paraît la plus étrange des naïvetés. Dans cette inextricable confusion, ils ne voient qu’un principe, le bakchich. L’ordonnance sur les tribunaux est encore nouvelle, c’est là son plus grand tort. Quant à l’intimidation que les Osmanlis exercent sur les juges, il est un peu surprenant que dans la Turquie d’Europe, où on compte 11 millions de chrétiens contre 4 millions de musulmans, la majorité, qui a le droit légal d’exprimer son opinion, se plaigne toujours de ne pouvoir le faire. Qu’on imagine les circonstances les plus défavorables, dix fois sur vingt les chrétiens peuvent essayer de parler hautement. Par malheur les vieilles habitudes sont tenaces ; on aime mieux faire de la diplomatie avec les Turcs, transiger avec eux, et, il faut dire le mot, à certains jours être leur complice. Pour les notables qui exercent les fonctions de juges, cette manière d’agir est certainement fructueuse ; mais elle ne relève ni la morale ni la dignité des raïas. Les Grecs en Turquie vous citent mille décisions scandaleuses ; vous en avez les oreilles assourdies ; je ne sais ce qui doit le plus indigner, ou de l’iniquité des jugemens rendus par le cadi ou du silence des chrétiens qui ont simplement apposé leur cachet au bas d’une sentence qu’ils savaient injuste. Si imparfaite que soit la loi actuelle, les chrétiens doivent accepter ce qu’elle a de bon ; qu’ils soient des juges sérieux et intègres, surtout qu’ils sachent bien que la liberté ne se conquiert pas par des compromis. Ils ont raison, rien au monde n’est plus précieux que l’indépendance, mais ceux qui en sont privés n’ont-ils jamais aucun reproche à se faire ?

On trouve au séraï huit bureaux de finances, quatre pour les revenus du sandjak d’Andrinople, quatre pour ceux du vilayet tout entier. Le bureau de l’emelac pour le sandjak perçoit les droits sur les ventes, les héritages, conserve les titres de propriété ; celui de l’escaf touche les redevances dues autrefois aux mosquées, et que l’état s’est attribuées il y a quelques années ; le troisième est chargé des passeports ou teskérés, qui sont soumis à une taxe. D’après la loi, un habitant ne peut faire une courte absence sans un permis qui indique le nom et le domicile du voyageur ; dans la pratique, ces prescriptions sont rarement observées. Le quatrième bureau, plus important que les précédens, centralise les dîmes, la capitation, la taxe dite du rachat militaire et tous les autres impôts. On ne comprend pas aisément comment fonctionnent ces quatre services. Vous venez faire constater une hypothèque, l’employé vous donne une attestation écrite, mais n’en garde aucune inscription, ce qui, selon nos habitudes, est tout à fait bizarre. En échange du droit sur les héritages ou sur les ventes, le contribuable ne voit pas ses titres de propriété transcrits sur des registres publics, les impôts de cette classe ne sont en réalité que des droits de timbre. De longues bandes de papier portent l’indication des biens des mosquées, des propriétés de l’état, et le cadastre, ou ce qu’on appelle de ce nom en Turquie ; mais comment se reconnaître sur ces rubans, surtout si le fonctionnaire n’a pas un zèle irréprochable ? Il en est de même pour tous les états, auxquels, dirait-on, il faut sans cesse recourir. Les quatre bureaux chargés de réunir les revenus du vilayet ont les mêmes noms que les bureaux du sandjak, mais des attributions plus larges. On y remarque de grands sacs de cuir à deux poches qui servent à porter l’argent à Stamboul ; le directeur des finances charge ces sacs sur un cheval, et le Tatar s’en va avec ces trésors au milieu des solitudes de la Roumélie jusqu’à la capitale.

La plupart des impôts sont affermés. C’est le conseil d’administration qui les adjuge, c’est-à-dire le gouverneur. La loi défend au vali de s’attribuer lui-même les fermes : on voit facilement qu’il lui est aisé de trouver des prête-noms et surtout de favoriser qui lui plaît. Ce système des fermes est déplorable. Une anecdote entre mille. Dimitraki, qui est influent et possède un capital disponible, achète la dîme d’un canton pour 1,000 bourses[4] ; il la revend le soir même pour 1,200 bourses à Nicolas, qui est moins avance dans l’amitié du gouverneur. Nicolas traite de gré à gré avec les gros propriétaires, qu’il pourrait beaucoup ennuyer, si la fantaisie lui en prenait ; les contribuables riches s’arrangent à l’amiable avec le dîmier ; à ce prix, ils sont libres de couper leur blé, de le battre et de le rentrer quand il leur plaît. Restent les pauvres gens ; ceux-là sont à la merci du fermier des impôts. D’ordinaire il les livre à des agens inférieurs, quelquefois à ses domestiques, auxquels il cède par portions les revenus à toucher. Il faut voir dans les villages aux environs d’Andrinople l’homme de la dîme, souvent un Juif ou un Arménien, aux prises avec les paysans bulgares. Son insolence, la soumission et la terreur de ceux qui se regardent comme ses esclaves, sont un des plus tristes souvenirs que laisse un voyage en Orient. Le paysan est sans défense ; il n’a ni force pour résister, ni esprit pour se retourner. Souvent des coches sur une baguette de bois sont le seul document qu’il possède pour prouver qu’il a déjà acquitté en tout ou en partie ce qu’il devait. Ainsi l’impôt passe par quatre et cinq intermédiaires ; qu’importe maintenant qu’il soit fort ou faible, ne sera-t-il pas toujours écrasant ? En 1851, M. Cor, attaché à l’ambassade de France, estimait les revenus de l’empire à 168 millions de francs tout au plus ; depuis qu’en 1861 la Turquie, comme si elle avait une comptabilité sérieuse, essaie de publier des budgets, les revenus officiels n’ont guère dépassé 300 millions. Ces chiffres, sans doute exagérés, sont bien faibles pour un empire de 36 millions d’habitans ; mais la somme que touche le trésor est-elle autre chose qu’une minime partie de ce qui a été enlevé aux contribuables ?

Les impôts en Turquie n’ont d’autre objet que de faire vivre l’aristocratie ottomane, qui exerce les charges publiques. La liste civile du sultan et les traitemens des hauts fonctionnaires accaparent le plus net des revenus ; on consacre aussi quelque argent à la marine pour que le drapeau rouge à croissant blanc puisse se promener sur les côtes, et on paie l’armée quand on le peut. Il n’est pas rare que la solde des troupes soit due depuis six mois et plus. Les petits employés aussi sont loin d’être toujours payés ; les généraux, les valis, les mollahs, ont le privilège de ne pas attendre leurs traitemens. Le président du tribunal d’appui à Andrinople touche 60,000 francs par an, le vali plus de 100,000 francs, le sous-directeur du vilayet 17,000 francs, le moutésarif et le cadi de chaque sandjak 28,000 francs, le caïmacan de kazas de 6 à 8,000 francs. Ces chiffres paraîtront très élevés pour un pays qui a de si médiocres revenus ; mais telles sont les dépenses que le harem et le manque d’ordre imposent aux Turcs, que presque tous ces fonctionnaires ont peine à vivre avec leur traitement. Quant aux petits employés, un grand nombre touchent à peine 200 piastres par mois, ce qui, dit-on tout haut dans le pays, leur donne le droit de voler ; d’autres ne touchent même rien du tout, ils sont surnuméraires dix et douze ans de suite.

Andrinople possède une des quatre écoles militaires fondées en 1847 dans l’empire ottoman ; les autres sont à Brousse pour l’Anatolie, à Damas pour la Syrie, à Monastir pour la Bosnie, l’Albanie et la Macédoine. Elles sont destinées à former des élèves pour l’école impériale militaire de Constantinople. Le nombre des élèves à Andrinople varie de 80 à 100 ; ils ont de douze à vingt ans. Les classes sont au nombre de cinq. On apprend dans la première les grammaires arabe et persane, la religion et l’écriture ; dans la seconde, la syntaxe, la littérature et l’arithmétique ; dans la troisième, la grammaire turque, la géographie, les élémens du français ; dans la quatrième, l’histoire ottomane, la grammaire française, l’algèbre, l’art épistolaire ; dans la cinquième, la géométrie, la cosmographie ; cette classe comporte de plus des exercices de composition et de conversation en notre langue. Le cours de dessin est obligatoire pour les cinq années. Presque tous les élèves sont mahométans ; je n’ai compté que deux Grecs, deux Bulgares et un Arménien. Le régime de l’école est l’internat, le costume celui de l’armée. Chaque enfant reçoit une paie de 25 piastres par mois ; l’habillement et l’entretien sont aux frais de l’état. Si les parens déclarent que leur fils ne restera pas au service de la Porte soit dans l’armée, soit dans l’administration, ils doivent une pension de 3, 000 piastres par an. L’école compte onze professeurs, placés sous les ordres d’un chef d’escadron ; plusieurs d’entre eux ont étudié en France.

On remarquera que dans le programme l’arabe et le persan précèdent l’étude du turc ; le tare littéraire en effet ne peut s’enseigner, si on ne connaît auparavant ces deux langues, qui lui prêtent une partie de leur vocabulaire. C’est là une des raisons qui rendent difficile l’instruction dans l’empire ottoman ; ce sont trois syntaxes et non une qu’il faut apprendre pour écrire le turc littéraire et même la langue administrative. Le français tient une place importante dans l’enseignement de l’école : il n’y figure pas pour la forme. Des élèves osmanlis qui n’ont jamais quitté la Turquie soutiennent parfaitement une conversation dans notre langue ; dans la cinquième classe, plusieurs la parlent avec une rare correction : ils ne feraient pas, il est vrai, comme les petits Arabes de Syrie des narrations dignes de notre baccalauréat ; il est déjà surprenant que leurs progrès soient aussi complets. On ignore en général que depuis quinze ans une partie de la jeunesse d’Orient parle le français : ce n’est pas ici le lieu d’insister sur une nouveauté aussi importante ; mais, à la fin de ce voyage, quand nous essaierons de préciser le genre d’influence que chacune des nations européennes peut exercer sur l’empire ottoman, il sera nécessaire de tenir grand compte de ce fait. Si les élèves de l’école d’Andrinople savent aussi bien le persan et l’arabe que la géographie, l’histoire et l’arithmétique, le succès de l’enseignement est remarquable. Des deux histoires turques dont ils se servent, l’une, celle de Djeveded-Pacha, est composée d’après les historiens ottomans ; l’autre, due à Haidoulla-Effendi, s’inspire parfois des ouvrages européens. J’ai pu interroger plusieurs élèves, même les voir d’assez près en dehors de la classe ; ils m’ont laissé une impression excellente. Ils sont sérieux et sensés ; la discipline est à peine nécessaire pour les faire obéir. Il est étrange qu’avec de pareils élémens la Turquie ne puisse réformer son personnel administratif ; il faut que la force de l’habitude, l’empire des vieilles idées, soient encore bien puissans.

Au-dessous de l’école militaire se trouvent deux ruchdiés ou colléges secondaires, ils ont été créés en 1858 ; l’un compte trente élèves, l’autre cinquante ; l’enseignement y est aussi tout laïque, par opposition à celui des mosquées ; il comporte le turc littéraire, c’est-à-dire le persan et l’arabe, la géographie, l’arithmétique et la calligraphie, qui, en Orient, est toujours un art assez difficile. Cinquante-deux écoles primaires ottomanes enseignent la lecture et les élémens de l’écriture. C’est dans ces petites classes, où les garçons et les filles sont mêlés, qu’on peut, comme on l’a vu déjà, le mieux se rendre compte de l’intelligence des femmes turques. Il y a de plus à Andrinople dix-sept médrésés où se forment les muftis, les cadis et tous ceux qui se destinent aux fonctions religieuses. Dans ces médrésés, les kodjas ou savans enseignent gratuitement. Chaque médrésé dépend d’une mosquée qui paie les professeurs ; les élèves sont nourris par des cuisines publiques, fondations pieuses qui ont aussi pour objet de distribuer des soupes, du pain et de la viande aux mendians. La prosodie, la logique, l’astronomie, l’ancienne physique des Orientaux du moyen âge, la théologie, la philosophie, les mathématiques et la rhétorique, occupent la plus grande partie du temps dans les médrésés ; l’enseignement s’y fait en arabe. Chaque médrésé compte en moyenne cinq ou six élèves. Dans ces vénérables écoles, les élèves consacrent de longues heures à des études qui perdent tous les jours de leur intérêt depuis que la Porte cherche à emprunter à l’Occident ses méthodes et ses procédés. — On suppose peut-être qu’une armée considérable maintient le vilayet d’Andrinople dans l’obéissance. Cette force militaire se compose de 2,000 hommes, tous Polonais, qui forment une légion étrangère. Ces quelques chrétiens et un petit nombre de gendarmes turcs sont les seuls soldats de la province. Il est telle ville de 6,000 et 7,000 âmes qui a pour unique garnison dix zaptiés et un sergent.


III.

Le Vieux-Séraï, ou palais du sultan à Andrinople, fut bâti dans la seconde moitié du XIVe siècle, sous le règne de Murat Ier. Bien qu’il soit aujourd’hui en ruine, il n’en reste pas moins un des monumens les plus précieux que possède l’empire ottoman. Le séraï de Stamboul, élevé par Mahomet II à l’entrée de la Corne-d’Or, sur l’emplacement occupé au moyen âge par la demeure des césars byzantins, a aujourd’hui disparu. On n’y trouve plus au milieu des cours et des jardins que des kiosques tout modernes ; sauf un ou deux pavillons persans, toutes les chambres ne présentent guère que l’ameublement européen, des fauteuils achetés à Paris, des tapis, des tentures de soie et des bronzes de France. Malgré l’état d’abandon où le laissent les Osmanlis, le palais de Murat Ier conserve encore un aspect tout oriental. Il s’élève à un quart d’heure au nord d’Andrinople, sur les bords de la Tondja ; une antique forêt le sépare de la ville ; on y arrive en traversant deux ponts monumentaux jetés sur les bras de la rivière ; quelques zaptiés, gardiens indifférens de cette demeure, vous laissent entrer et tout voir à loisir. Le visiteur pénètre d’abord dans une cour immense, qui n’est qu’une prairie entourée d’auvens que soutiennent des piliers de bois. C’est là que se tenait la garde du sultan ; l’espace ne manquait pas à cette foule asiatique pour dresser ses tentes et laisser paître ses chevaux. En face, de l’autre côté, est la Porte, cette porte sublime de félicité dont parlent tous les documens osmanlis. Elle est proprement l’entrée du palais et d’une simplicité qui étonne, sans sculpture, sans ornement. Fermée par deux épais battans garnis de fer, elle donne accès sous un passage voûté. Les ambassadeurs, les grands de l’empire, les sujets tributaires qui venaient voir le chef des Osmanlis, avaient libre accès jusqu’à cette porte ; il leur était interdit d’aller plus loin. Le khan quittait l’intérieur du palais et se transportait lui-même en ce lieu ; là, renfermé dans une petite chambre, caché par un treillage doré, il écoutait les requêtes. Il est facile de comprendre des phrases comme celles-ci : « vous serez admis à ma Porte souveraine ; vous viendrez à ma Porte chercher votre pardon. » Cette chambre du sultan, qui occupe seule un petit pavillon isolé, ne peut guère contenir plus de trois ou quatre personnes ; elle était autrefois occupée presque tout entière par un divan. Le souverain, accroupi sur des coussins, avait à droite le guichet par lequel lui parlait le grand-vizir, à gauche celui qui était réservé aux solliciteurs. Les murs sont recouverts de peintures sur bois dont le temps n’a pas altéré la fraîcheur : ce sont des oiseaux, des bouquets, des guirlandes du plus vif éclat ; on ne peut mieux les comparer, pour la finesse des détails et la grâce, qu’aux décorations des glaces et des coffrets persans. Ainsi ce puissant maître, qui devait souvent donner des ordres cruels, était entouré des images les plus riantes. Au milieu d’une seconde cour moins grande que la première, mais encore très étendue et qui nous sépare du palais proprement dit, s’élève une tour gigantesque qui domine toute cette habitation, la campagne environnante et une partie de la ville. On y monte par un double escalier extérieur de marbre blanc qui donne accès sur un perron monumental. Au sommet de l’édifice est une loge circulaire de bois qui fait saillie de tous les côtés. Le séraï de la Corne-d’Or possédait un beffroi pareil que Choiseul-Gouffier a encore vu et qu’il a fait dessiner. L’aile gauche du palais, qui contenait le harem, a été détruite, l’aile droite subsiste encore en partie. On y remarque surtout un salon de réception séparé du jardin par de larges fenêtres ; cette pièce est une sorte de loggia qui devait se fermer en hiver ; on y monte par quelques marches. Quand le jardin est en fleurs, les arbustes et les bouquets d’arbres qui le remplissent se confondent avec ceux qui décorent les fenêtres et la chambre elle-même. Là, au milieu des plantes grimpantes, au bruit des fontaines qui, dans le salon et au dehors, ne cessaient de lancer dans l’air des gerbes d’eau, le sultan pouvait oublier qu’il était renfermé dans les murs étroits d’un palais.

À côté de ce salon sont trois chambres peu étendues, garnies dans toute leur hauteur de briques émaillées bleues et vertes du plus beau travail. Les dessins en sont très simples, ils représentent des fleurs et des arabesques ; cependant plusieurs briques conservent le plan de la Kaaba ; bien qu’il soit réduit à l’indication sommaire des principales parties, il est très exact. J’ai pu le comparer à des photographies qu’un officier musulman revenant de La Mecque m’a montrées à Damas en 1868. Toutes les autres dépendances du palais, écuries, cuisines, chambres des serviteurs, n’offrent plus aucun intérêt. Des architectes persans ont bâti ce palais ; mais ils ont dû se conformer au goût du maître. Cette profusion de beautés naturelles, ces cours où on voyait autrefois des peuplades entières, cette salle d’audience, ce salon qui, ouvert sur le jardin, était un jardin lui-même, cette ornementation qui évite les contrastes violens, ces chambres admirables couvertes de briques, ce beffroi qui rappelait sans cesse aux sujets la présence du maître, font revivre pour nous la cour des premiers princes osmanlis. L’Europe a peu de monumens historiques plus précieux. On dit qu’Abdul-Medjid vint visiter ce palais, et qu’en voyant l’état de ces ruines il ne put retenir ses larmes.

Des cent cinquante mosquées d’Andrinople, huit sont surtout remarquables par la beauté des proportions et l’antiquité. L’une d’elles, l’Eski djami (la mosquée vieille), date du temps de Mahomet Ier, la Muradié a été bâtie par Murat Ier. Constantinople n’a aucun édifice turc aussi ancien[5]. Ces mosquées appartiennent déjà au style que les Ottomans vont conserver pendant les époques suivantes. Il ne faut les comparer ni à la célèbre mosquée de Brousse, autrefois couverte de faïences, ni à celles du Caire, brodées, découpées comme des dentelles, chefs-d’œuvre de légèreté et d’élégance. Ce sont des œuvres byzantines construites par des architectes grecs. Bien avant la conquête de Constantinople, les Osmanlis avaient à leur service des artistes chrétiens ; ils leur confiaient la construction des édifices religieux, comme ils demandaient aux Persans de leur élever des palais. Rien n’est tout à fait turc dans les monumens de cette époque, et la raison en est simple : rien n’a été fait par des Turcs. On connaît le plan général des mosquées osmanlis, ces minarets, ces cours, ces fontaines, ces ombrages, ces sanctuaires sans décoration aucune qui produisent cependant une vive impression de grandeur religieuse. Ce qui est beau à l’intérieur d’une mosquée, c’est la coupole suspendue à une si grande hauteur, c’est la nudité absolue de ces espaces. Les curieux remarquent ici un grand nombre de colonnes antiques que les sultans ont enlevées aux ruines de l’Asie-Mineure. Les caravansérails d’Andrinople, dont plusieurs datent du XIVe et du XVe siècle, nous reportent également à une époque florissante. Ce sont de longues galeries en granit, où on entassait les marchandises et qui contenaient aussi des logemens d’habitation et des écuries. Cette ville, plus peuplée autrefois qu’aujourd’hui, était entièrement pavée ; partout on voit encore les pierres bouleversées et qui ne font plus que rendre les rues impraticables. Dès le temps de Mahomet II, une grande route dallée allait de Rodosto à Belgrade, traversant toute la Roumélie, une partie de la Bulgarie et la Servie. C’était une œuvre digne des Romains ; le voyageur y trouvait plus de trente ponts et autant de khans : ces khans, comme ces ponts, étaient des monumens ; nous en avons rencontré quelques-uns en venant à Andrinople. De si belles œuvres donnent une grande idée de l’ancienne puissance des Ottomans, de leur bon sens pratique et de leur activité. Au XVIe siècle, aucun état de l’Europe n’avait construit des travaux d’utilité publique plus vastes et mieux entendus.

Les Persans ne sont pas rares à Andrinople ; ils ont la réputation de marchands très habiles ; les Turcs, qui ne les aiment pas, et dont ils diffèrent beaucoup par la vivacité de caractère et la rapidité d’esprit, les accusent de manquer de bonne foi. La ville possédait encore au mois d’août 1868 une colonie venue de Téhéran. C’étaient des babistes, partisans du Bab, novateur qui a essayé de fonder, il y a quelques années, dans l’empire du schah une religion dont l’Orient et l’Europe se sont également préoccupés. Après une longue et sanglante persécution où les sectateurs du Bab ne montrèrent aucune faiblesse, mais renouvelèrent, par le courage avec lequel ils désiraient et acceptaient le martyre, des scènes que nous croyions disparues de l’histoire, l’autorité, qui en avait mis à mort un grand nombre, et parmi eux leur chef, prit le parti d’exiler les autres. La Turquie, qui n’est jamais en bonne amitié avec la cour de Perse, donna volontiers asile à ces persécutés ; elle leur assigna pour résidence Andrinople et quelques villages de Roumélie ; le frère du Bab fut interné au chef-lieu du vilayet. La vie de ces exilés était un perpétuel sujet d’édification. À peine installés, ils prirent tous un métier, — c’est un principe de leur foi que tout homme doit travailler, — et parurent vivre comme les autres musulmans, avec cette seule différence qu’ils ne cessaient de donner l’exemple de la charité et de la douceur. Ils assistaient régulièrement aux prières publiques dans les mosquées. Cependant ils ne renonçaient pas à leur croyance ; chacun d’eux était un prédicateur et un apôtre. Un Turc venait-il acheter du tabac à la boutique d’un babiste, le marchand lui parlait du salut, de la réforme des âmes, de la vertu ; il le faisait d’un ton familier et avec cette souplesse propre à sa race, non sans mêler à ses discours des images et des paraboles. Si l’interlocuteur s’intéressait à l’entretien, le babiste touchait à quelques points plus particuliers de la doctrine nouvelle. Cet apostolat populaire et tout individuel, fait dans les bazars, en raccommodant des chaussures ou en tressant des nattes, est essentiellement oriental. Il est intéressant de retrouver de nos jours des procédés et des habitudes que nous avons peine à comprendre quand nous les voyons dans les récits anciens, en particulier dans les Actes des apôtres. Les babistes firent des prosélytes ; c’en fut assez pour que la Porte s’effrayât ; le vali ne connaissait rien à cette religion, il s’en souciait même assez peu ; le légat de césar non plus ne s’occupait guère des idées religieuses qui pouvaient se trouver au fond des querelles des Juifs à Jérusalem, le gouverneur romain et le gouverneur turc n’aimaient pas ces agitations ; le vali coupa court à la propagande. Les babistes reçurent l’ordre de se tenir prêts à partir, sans qu’on leur dît où on allait les mener ; le frère du Bab les réunit et leur annonça ces nouvelles épreuves ; « son petit troupeau, disait-il, n’avait pas à s’affliger, puisqu’il était resté uni pendant ces premiers temps d’exil ; chacun pouvait se rendre justice qu’il avait été bon, charitable, digne de la pieuse mémoire du chef martyr qu’ils vénéraient. Un seul resterait à Andrinople, et ne partagerait pas le voyage qui leur était imposé ; il n’avait pas été coupable, mais en se mariant à une femme turque il avait perdu la confiance de ses frères. » Ce malheureux, qui assistait à ce discours, rentra chez lui désespéré et se coupa la gorge : fait surprenant, si on se rappelle que le suicide est à peu près inconnu des Orientaux. En 1868, les babistes ont été transportés, m’a-t-on dit, à Chypre ; peut-être ont-ils dû bientôt quitter cette île, comme ils avaient quitté Andrinople.

On a fait beaucoup de bruit en Europe, aux environs de 1860, d’un mouvement catholique bulgare auquel la cour de Rome s’est intéressée. Peu s’en est fallu qu’on ne s’imaginât tous les Slaves de la Turquie soustraits à l’autorité du patriarche grec de Constantinople. On peut voir aujourd’hui à Andrinople quels résultats a produits ce mouvement. Du XIe au XIIIe siècle, l’histoire signale en Roumélie et en Bulgarie des évêques qui reconnaissent la suprématie romaine. Leur puissance, toujours mal assurée, et dont les vicissitudes sont peu connues, s’éteignit sans laisser de souvenirs chez les habitans du pays. La propagande catholique de ces dernières années a été le fait de missionnaires polonais qui, parlant le slave, étaient facilement compris des populations. Les pères de la Résurrection furent les premiers à entreprendre la conversion des Bulgares. La Porte se montra favorable à leurs projets ; une communion de plus en Turquie, c’est un nouveau principe de faiblesse pour les raïas. Pendant que de Rome le cardinal Barnabo saluait, sans s’exagérer les espérances qu’il convenait de former, la renaissance de la foi dans la vallée de la Maritza, Kuprili-Pacha, gouverneur d’Andrinople, parcourait la province, et encourageait les conversions. Les chrétiens d’Orient renoncent plus difficilement qu’on ne le pense à leur église ; moitié par habitude, moitié par lenteur d’esprit et par ignorance, les Bulgares sont insensibles à la prédication religieuse. Une révolution qui, en modifiant très peu les caractères extérieurs du culte, les eut enlevés à la tyrannie des évêques grecs eût seule pu les séduire. Ce n’était pas ainsi que les missionnaires polonais l’entendaient, leurs efforts échouèrent complètement. Ils avaient voulu bâtir une église près de l’archevêché grec ; l’archevêque démontra au mesliss que le terrain était vacouf, c’est-à-dire propriété d’une mosquée : l’église fut abandonnée. Les Polonais se transportèrent à Kérischané, village situé aux portes d’Andrinople ; ils y ont eu pendant cinq ans une école où ils n’ont pas réuni plus de trente élèves, et qu’ils ont abandonnée. Les Bulgares catholiques-unis sont aujourd’hui au nombre d’environ 2,000. Leur évêque, Mgr Raphaël, auquel la Porte s’est empressée de reconnaître le titre de chef de communauté en lui donnant place au mesliss à côté de l’archevêque grec, ne cache pas son peu de sympathie pour les Polonais. Deux pères assomptionistes de Nîmes et quatre sœurs du même ordre viennent de fonder une nouvelle école et d’ouvrir une nouvelle église dans la capitale du vilayet ; cette mission, bien qu’elle ait des revenus médiocres, rendra des services par son dévoûment et sa charité ; il ne faut guère espérer qu’elle reprenne avec succès l’œuvre dans laquelle ont échoué les Polonais.

Bien qu’Andrinople soit en pays bulgare, la population de la ville est surtout ottomane et grecque ; l’archevêque orthodoxe estime à 30,000 le nombre de ses coreligionnaires, le vali à 30,000 également celui des Turcs. La ville renferme aussi un nombre exceptionnel de Juifs, plus de 8,000, les uns originaires du Levant, les autres venus d’Espagne au XVIe siècle. On peut porter à 2,000 le chiffre des Arméniens ; les Bulgares, presque tous cultivateurs et peu puissans, forment le reste de la population. Les petits boutiquiers et les ouvriers grecs sont ici tels que nous les avons vus sur la côte, tels qu’on les voit partout ; mais Andrinople possède une société polie où les Hellènes tiennent la place principale, et qui se fait honneur de suivre les usages de l’Europe. Les femmes y jouent du piano et y portent les modes de Paris, les hommes y lisent nos livres ; il est facile d’y trouver des interlocuteurs qui parlent français. On est si surpris de rencontrer les habitudes de France ou tout au moins l’extérieur de notre civilisation sur les bords de l’Hèbre qu’on serait mal venu à regarder cette société avec un esprit trop critique. Mieux vaut accepter simplement l’accueil cordial qu’elle vous fait, et passer le soir quelques heures de repos dans ces grands salons du Levant meublés d’air et de lumière, au milieu de femmes qui ont toujours un peu l’étrangeté de l’Orient, au milieu d’hommes qui recouvrent de notre langage une pensée si différente de la nôtre. On fume des cigarettes sur des divans, tout en buvant le café et en prenant des confitures. Si d’Alexandrie jusqu’à la Mer-Noire et jusqu’au fond de la Thrace le même piano joue toujours les mêmes airs, cette monotonie n’a rien qui doive choquer en ces climats. On pense bien aussi que ce ne sont pas les modes les plus nouvelles qui, malgré l’impatience des dames du pays, arrivent dans ces petits centres européens. Je sais en Orient une ville isolée où on adore la France et où la société est charmante. Un concours bizarre de circonstances a voulu que la belle société y conservât jusqu’à ce jour les modes élégantes de 1820. Les hommes y portent des jabots et des manchettes de dentelle, les femmes des robes qu’on ne voit plus que dans les portraits historiques ; cette ville a un cercle où on trouve un journal français.

Il ne faut faire aucune comparaison entre l’intelligence que les chrétiens ont de nos usages et celle qu’on trouve chez les Turcs désireux de prendre les manières de l’Europe. Il entre dans le programme de la réforme ottomane de forcer les fonctionnaires à prendre nos habitudes extérieures. Ils doivent donner des bals à l’européenne, des dîners à trois services, échanger des visites de politesse. — Le vali d’Andrinople, plusieurs fois chaque année, ouvre ses salons, de vastes granges ornées de canapés. Les dames chrétiennes, en robes décolletées, sont naturellement les seules femmes admises à ces fêtes. Quelques militaires turcs ont reçu l’ordre de danser ; ils n’ont pas d’objection à faire : à l’heure fixée, ils ouvrent les quadrilles. De là les aventures les plus étranges. Si par hasard vous revenez, le bal fini, dans le salon, vous vous heurtez à des masses informes roulées dans des couvertures ; ce sont les officiers requis des villes environnantes, qui ont dansé, comme le veut la discipline, et qui dorment tout habillés sur le théâtre de leurs exploits. Parfois le vieil élément osmanlis diversifie l’aspect de ces fêtes. À Larisse, à une réception du pacha, l’ornement de la soirée fut un homme merveilleux, qui imitait le cri de tous les animaux. « Voyez, me dit Hassam, comme les Turcs sont civilisés ; au milieu de leurs fêtes, ils aiment à entendre des chants qui leur rappellent les forêts et la nature ! Ne manquez pas de raconter cela dans votre récit. » Les dîners officiels ne sont pas mauvais ; les gouverneurs ont la bonne idée d’y servir surtout des plats turcs ; ce sont les seuls auxquels il faille goûter. L’étranger doit surtout se défier d’un vin de Champagne qu’on sert dans ces repas, et qui provient sans doute de quelque officine Israélite. Les petits vins du pays sont bien meilleurs. Les musulmans, pour montrer qu’ils n’ont pas de préjugés, y font honneur, mais parfois ils boivent alternativement ce vin et du lait frais, usage que nous ne saurions imiter. Les fourchettes et les cuillers sont dans toutes les mains ; cependant votre voisin, quand il a trouvé un morceau à son goût, ne manque pas, pour montrer combien il vous estime, de le diviser en deux avec ses doigts et de vous en donner la moitié. La conversation est peu animée, mais les toasts se renouvellent fréquemment : toast au sultan, aux consuls, à l’Europe, à la France, aux personnages notables ; ce sont de vrais discours suivis de hurrahs d’autant plus accentués que le dîner touche à sa fin.

Le grand mérite dans ces improvisations est de montrer qu’on sait emprunter à l’arabe et au persan des expressions élégantes et multiplier les métaphores. Voici un de ces toasts qui transporta d’aise tout l’auditoire : « Je bois à la santé d’Abdul-Aziz-Khan, heureusement régnant, qui gouverne des peuples nombreux en Europe, en Afrique, en Asie, et qui compte beaucoup d’enfans, tant filles que garçons. C’est aujourd’hui l’anniversaire de sa glorieuse naissance ; mais ce jour est plus beau cette année que toutes les autres : la fortune nous a envoyé un étranger, soleil qui nous illumine, nous qui ne sommes que de simples lunes. Hurrah ! hurrah ! » L’étranger répond dans les mêmes termes, en ayant soin seulement de remarquer que ses hôtes sont tous des soleils. Hurrah ! hurrah ! Vingt et trente toasts de ce style sont l’accessoire obligé de tout dîner européen dans le monde officiel de la jeune Turquie. C’est pour se conformer aux usages de l’Europe que le vali d’Andrinople a fait dessiner aux environs de la ville un jardin public qu’on appelle, je crois, Tivoli. La musique militaire s’y fait entendre deux ou trois fois par semaine. Le gouverneur a aussi un coupé, acheté à Vienne et très élégant, mais dont il ne peut se servir sans danger dans des rues semées de vastes trous, encombrées de pierres énormes. Par respect pour la civilisation, il confie de temps en temps ses jours à ce véhicule, et se promène aussi gravement qu’il est possible dans les quartiers les plus fréquentés. Certes de pareils usages prêtent à sourire. Cependant, puisque les Turcs veulent modifier leurs vieilles habitudes, il faut leur savoir gré de ces efforts. Des réformes tout extérieures ont une grande influence en Orient. Le jour où le sultan Mahmoud a créé le nouveau costume, il a imposé à son peuple un changement qui le faisait rompre avec le passé ; les Osman lis en turban ne pouvaient être des Européens. Ces fêtes, ces dîners, ces jardins publics, ces musiques militaires, ces voitures, sont des choses neuves, par suite excellentes. Il ne faut pas croire que le gouvernement turc, dans les petites choses comme dans les grandes, manque volontairement de franchise ; quoi de plus sincère, par exemple, que les essais tentés dans les écoles d’Andrinople ? N’y a-t-il pas aussi dans l’organisation des mesliss et des tribunaux mixtes des élémens qui ne peuvent manquer de porter leurs fruits ? Par malheur, sans cesse les Turcs se heurtent à des obstacles ; leur passé, leurs traditions, sont autant d’embarras qui les empêchent de marcher, sans compter que les harems et ces longues heures de repos qu’on appelle le kief suffiraient pour détruire l’énergie la mieux trempée. Le progrès chez eux a toujours la lenteur d’un cadi du vieux temps, enveloppé de sa vaste robe, courbé sous son turban, chaussé de babouches qui lui font faire à chaque instant des faux pas ; puis, si les Orientaux dans leurs essais de réforme sont souvent de bonne foi, il faut bien avouer, comme me le disait l’un d’eux, que beaucoup n’ont pas la foi.


Albert Dumont.
  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. La piastre vaut 23 centimes.
  3. Le conseil administratif du sandjak est composé du cadi du kazas central, des chefs spirituels de la population non musulmane, du sous-directeur des finances, du directeur de la correspondance du sandjak et de quatre membres, dont deux musulmans et deux non-musulmans. Dans chaque sandjak est un comité électoral composé du moutésarif, du cadi, du mufti du chef-lieu, du sous-directeur des finances, des chefs religieux des communautés non musulmanes et du secrétaire-général du sandjak. Le comité, sur la liste des éligibles, choisit pour le conseil d’administration des personnes en nombre égal au triple de celui des membres à nommer à ce conseil, la moitié représentant la population musulmane, et les autres les communautés non musulmanes. La liste des membres formée par le comité est distribuée aux kazas formant le sandjak. Le conseil d’administration et le tribunal réunis de chaque kazas choisissent sur cette liste un nombre d’éligibles égal au double de celui des membres à nommer au conseil, et transmettent la liste des élections au chef-lieu du sandjak. Au chef lieu du sandjak, les listes d’éligibles sont dépouillées par le secrétaire de la correspondance. La liste des éligibles est réduite aux deux tiers en retranchant les noms qui ont obtenu le moins de voix ; un procès-verbal est rédigé et adressé au vali, qui choisit sur cette liste deux musulmans et deux non-musulmans.
  4. La bourse vaut 112 francs.
  5. Les cinq autres furent élevées par Murat II, Selim II, Bajazet Ier, Bajazet II, Moustapha III et Soliman.