Souvenirs de la maison des morts/Première partie/2

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Traduction par Charles Neyroud.
Plon (p. 25-45).


II


PREMIÈRES IMPRESSIONS


Les premières semaines et en général les commencements de ma réclusion se présentent vivement à mon imagination. Au contraire, les années suivantes se sont fondues et ne m’ont laissé qu’un souvenir confus. Certaines époques de cette vie se sont même tout à fait effacées de ma mémoire ; je n’en ai gardé qu’une impression unique, toujours la même, pénible, monotone, étouffante.

Ce que j’ai vu et éprouvé pendant ces premiers temps de ma détention, il me semble que tout cela est arrivé hier. Il devait en être ainsi.

Je me rappelle parfaitement que, tout d’abord, cette vie m’étonna par cela même qu’elle ne présentait rien de particulier, d’extraordinaire, ou pour mieux m’exprimer, d’inattendu. Plus tard seulement, quand j’eus vécu assez longtemps dans la maison de force, je compris tout l’exceptionnel, l’inattendu d’une existence semblable, et je m’en étonnai. J’avouerai que cet étonnement ne m’a pas quitté pendant tout le temps de ma condamnation ; je ne pouvais décidément me réconcilier avec cette existence.

J’éprouvai tout d’abord une répugnance invincible en arrivant à la maison de force, mais, chose étrange ! la vie m’y sembla moins pénible que je ne me l’étais figuré en route.

En effet, les détenus, bien qu’embarrassés par leurs fers, allaient et venaient librement dans la prison ; ils s’injuriaient, chantaient, travaillaient, fumaient leur pipe et buvaient de l’eau-de-vie (les buveurs étaient pourtant assez rares) ; il s’organisait même de nuit des parties de cartes en règle. Les travaux ne me parurent pas très-pénibles ; il me semblait que ce n’était pas la vraie fatigue du bagne. Je ne devinai que longtemps après pourquoi ce travail était dur et excessif ; c’était moins par sa difficulté que parce qu’il était forcé, contraint, obligatoire, et qu’on ne l’accomplissait que par crainte du bâton. Le paysan travaille certainement beaucoup plus que le forçat, car pendant l’été il peine nuit et jour ; mais c’est dans son propre intérêt qu’il se fatigue, son but est raisonnable, aussi endure-t-il moins que le condamné qui exécute un travail forcé dont il ne retire aucun profit. Il m’est venu un jour à l’idée que si l’on voulait réduire un homme à néant, le punir atrocement, l’écraser tellement que le meurtrier le plus endurci tremblerait lui-même devant ce châtiment et s’effrayerait d’avance, il suffirait de donner à son travail un caractère de complète inutilité, voire même d’absurdité. Les travaux forcés tels qu’ils existent actuellement ne présentent aucun intérêt pour les condamnés, mais ils ont au moins leur raison d’être : le forçat fait des briques, creuse la terre, crépit, construit ; toutes ces occupations ont un sens et un but. Quelquefois même le détenu s’intéresse à ce qu’il fait. Il veut alors travailler plus adroitement, plus avantageusement ; mais qu’on le contraigne, par exemple, à transvaser de l’eau d’une tine dans une autre, et vice versa, à concasser du sable ou à transporter un tas de terre d’un endroit à un autre pour lui ordonner ensuite la réciproque, je suis persuadé qu’au bout de quelques jours le détenu s’étranglera ou commettra mille crimes comportant la peine de mort plutôt que de vivre dans un tel abaissement et de tels tourments. Il va de soi qu’un châtiment semblable serait plutôt une torture, une vengeance atroce qu’une correction ; il serait absurde, car il n’atteindrait aucun but sensé.

Je n’étais, du reste, arrivé qu’en hiver, au mois de décembre ; les travaux avaient alors peu d’importance dans notre forteresse. Je ne me faisais aucune idée du travail d’été, cinq fois plus fatigant. Les détenus, pendant la saison rigoureuse, démolissaient sur l’Irtych de vieilles barques appartenant à l’État, travaillaient dans les ateliers, enlevaient la neige amassée par les ouragans contre les constructions, ou brûlaient et concassaient de l’albâtre, etc. Comme le jour était très-court, le travail cessait de bonne heure, et tout le monde rentrait à la maison de force où il n’y avait presque rien à faire, sauf le travail supplémentaire que s’étaient créé les forçats.

Un tiers à peine des détenus travaillaient sérieusement : les autres fainéantaient et rôdaient sans but dans les casernes, intriguant, s’injuriant. Ceux qui avaient quelque argent s’enivraient d’eau-de-vie ou perdaient au jeu leurs économies ; tout cela par fainéantise, par ennui, par désœuvrement. J’appris encore à connaître une souffrance qui peut-être est la plus aiguë, la plus douloureuse qu’on puisse ressentir dans une maison de détention, à part la privation de liberté : je veux parler de la cohabitation forcée. La cohabitation est plus ou moins forcée partout et toujours, mais nulle part elle n’est aussi horrible que dans une prison ; il y a là des hommes avec lesquels personne ne voudrait vivre. Je suis certain que chaque condamné, — inconsciemment peut-être, — en a souffert.

La nourriture des détenus me parut passable. Ces derniers affirmaient même qu’elle était incomparablement meilleure que dans n’importe quelle prison de Russie. Je ne saurais toutefois le certifier, – car je n’ai jamais été incarcéré ailleurs. Beaucoup d’entre nous avaient, du reste, la faculté de se procurer la nourriture qui leur convenait ; quoique la viande ne coûtât que trois kopeks, ceux-là seuls qui avaient toujours de l’argent se permettaient le luxe d’en manger : la majorité des détenus se contentaient de la ration réglementaire. Quand ils vantaient la nourriture de la maison de force, ils n’avaient en vue que le pain, que l’on distribuait par chambrée et non pas individuellement et au poids. Cette dernière condition aurait effrayé les forçats, car un tiers au moins d’entre eux, dans ce cas, aurait constamment souffert de la faim, tandis qu’avec le système en vigueur, chacun était content. Notre pain était particulièrement savoureux et même renommé en ville ; on attribuait sa bonne qualité à une heureuse construction des fours de la prison. Quant à notre soupe de chou aigre (câtchi), qui se cuisait dans un grand chaudron et qu’on épaississait de farine, elle était loin d’avoir bonne mine. Les jours ouvriers, elle était fort claire et maigre ; mais ce qui m’en dégoûtait surtout, c’était la quantité de cancrelats qu’on y trouvait. Les détenus n’y faisaient toutefois aucune attention.

Les trois jours qui suivirent mon arrivée, je n’allai pas au travail ; on donnait toujours quelque répit aux nouveaux déportés, afin de leur permettre de se reposer de leurs fatigues. Le lendemain, je dus sortir de la maison de force pour être ferré. Ma chaîne n’était pas « d’uniforme », elle se composait d’anneaux qui rendaient un son clair : c’est ce que j’entendis dire aux autres détenus. Elle se portait extérieurement, par-dessus le vêtement, tandis que mes camarades avaient des fers formés non d’anneaux, mais de quatre tringles épaisses comme le doigt et réunies entre elles par trois anneaux qu’on portait sous le pantalon. À l’anneau central s’attachait une courroie, nouée à son tour à une ceinture bouclée sur la chemise.

Je revois nettement la première matinée que je passai dans la maison de force. Le tambour battit la diane au corps de garde, près de la grande porte de l’enceinte ; au bout de dix minutes le sous-officier de planton ouvrit les casernes. Les détenus s’éveillaient les uns après les autres et se levaient en tremblant de froid de leurs lits de planches, à la lumière terne d’une chandelle.

Presque tous étaient moroses. Ils bâillaient et s’étiraient, leurs fronts marqués au fer se contractaient ; les uns se signaient ; d’autres commençaient à dire des bêtises. La touffeur était horrible. L’air froid du dehors s’engouffrait aussitôt qu’on ouvrait la porte et tourbillonnait dans la caserne. Les détenus se pressaient autour des seaux pleins d’eau : les uns après les autres prenaient de l’eau dans la bouche, ils s’en lavaient la figure et les mains. Cette eau était apportée de la veille par le parachnik, détenu qui, d’après le règlement, devait nettoyer la caserne. Les condamnés le choisissaient eux-mêmes. Il n’allait pas au travail, car il devait examiner les lits de camp et les planchers, apporter et emporter le baquet pour la nuit, remplir d’eau fraîche les seaux de sa chambrée. Cette eau servait le matin aux ablutions ; pendant la journée c’était la boisson ordinaire des forçats. Ce matin-là, des disputes s’élevèrent aussitôt au sujet de la cruche.

— Que fais-tu là, front marqué ? grondait un détenu de haute taille, sec et basané.

Il attirait l’attention par les protubérances étranges dont son crâne était couvert. Il repoussa un autre forçat tout rond, tout petit, au visage gai et rougeaud.

— Attends donc !

— Qu’as-tu à crier ! tu sais qu’on paye chez nous quand on veut faire attendre les autres. File toi-même. Regardez ce beau monument, frères,… non, il n’a point de farticultiapnost[1].

Ce mot farticultiapnost fit son effet : les détenus éclatèrent de rire, c’était tout ce que désirait le joyeux drille, qui tenait évidemment le rôle de bouffon dans la caserne. L’autre forçat le regarda d’un air de profond mépris.

— Hé ! la petite vache !… marmotta-t-il, voyez-vous comme le pain blanc de la prison l’a engraissée.

— Pour qui te prends-tu ? pour un bel oiseau ?

— Parbleu ! comme tu le dis.

— Dis-nous donc quel bel oiseau tu es.

— Tu le vois.

— Comment ? je le vois !

— Un oiseau, qu’on te dit !

— Mais lequel ?

Ils se dévoraient des yeux. Le petit attendait une réponse et serrait les poings, en apparence prêt à se battre. Je pensais qu’une rixe s’ensuivrait. Tout cela était nouveau pour moi, aussi regardai-je cette scène avec curiosité. J’appris plus tard que de semblables querelles étaient fort innocentes et qu’elles servaient à l’ébaudissement des autres forçats, comme une comédie amusante : on n’en venait presque jamais aux mains. Cela caractérisait clairement les mœurs de la prison.

Le détenu de haute taille restait tranquille et majestueux. Il sentait qu’on attendait sa réponse ; sous peine de se déshonorer, de se couvrir de ridicule, il devait soutenir ce qu’il avait dit, montrer qu’il était un oiseau merveilleux, un personnage. Aussi jeta-t-il un regard de travers sur son adversaire avec un mépris inexprimable, s’efforçant de l’irriter en le regardant par-dessus l’épaule, de haut en bas, comme il aurait fait pour un insecte, et lentement, distinctement, il répondit :

— Un kaghane !

C’est-à-dire qu’il était un oiseau kaghane[2]. Un formidable éclat de rire accueillit cette saillie et applaudit à l’ingéniosité du forçat.

— Tu n’es pas un kaghane, mais une canaille, hurla le petit gros qui se sentait battu à plates coutures ; furieux de sa défaite, il se serait jeté sur son adversaire, si ses camarades n’avaient entouré les deux parties de crainte qu’une querelle sérieuse ne s’engageât.

— Battez-vous plutôt que de vous piquer avec la langue, cria de son coin un spectateur.

— Oui ! retenez-les ! lui répondit-on, ils vont se battre. Nous sommes des gaillards, nous autres, un contre sept nous ne boudons pas.

— Oh ! les beaux lutteurs ! L’un est ici pour avoir chipé une livre de pain ; l’autre est un voleur de pots ; il a été fouetté par le bourreau, parce qu’il avait volé une terrine de lait caillé à une vieille femme.

— Allons ! allons ! assez ! cria un invalide dont l’office était de maintenir l’ordre dans la caserne et qui dormait dans un coin, sur une couchette particulière.

— De l’eau, les enfants ! de l’eau pour Névalide[3] Pétrovitch, de l’eau pour notre petit frère Névalide Pétrovitch ! il vient de se réveiller.

— Ton frère… Est-ce que je suis ton frère ? Nous n’avons pas bu pour un rouble d’eau-de-vie ensemble ! marmotta l’invalide en passant les bras dans les manches de sa capote.

On se prépara à la vérification, car il faisait déjà clair ; les détenus se pressaient en foule dans la cuisine. Ils avaient revêtu leurs demi-pelisses (polouchoubki) et recevaient dans leur bonnet bicolore le pain que leur distribuait un des cuisiniers « cuiseurs de gruau », comme on les appelait. Ces cuisiniers, comme les parachniki, étaient choisis par les détenus eux-mêmes : — il y en avait deux par cuisine, en tout quatre pour la maison de force. — Ils disposaient de l’unique couteau de cuisine autorisé dans la prison, qui leur servait à couper le pain et la viande.

Les détenus se dispersaient dans les coins et autour des tables, en bonnets, en pelisses, ceints de leur courroie, tout prêts à se rendre au travail. Quelques forçats avaient devant eux du kvass[4] dans lequel ils émiettaient leur pain et qu’ils avalaient ensuite.

Le tapage était insupportable ; plusieurs forçats, cependant, causaient dans les coins d’un air posé et tranquille.

— Salut et bon appétit, père Antonytch ! dit un jeune détenu, en s’asseyant à côté d’un vieillard édenté et refrogné.

— Si tu ne plaisantes pas, eh bien, salut ! fit ce dernier sans lever les yeux, tout en s’efforçant de mâcher son pain avec ses gencives édentées.

— Et moi qui pensais que tu étais mort, Antonytch ; vrai !…

— Meurs le premier, je te suivrai…

Je m’assis auprès d’eux. À ma droite, deux forçats d’importance avaient lié conversation, et tâchaient de conserver leur dignité en parlant.

— Ce n’est pas moi qu’on volera, disait l’un, je crains plutôt de voler moi-même…

— Il ne ferait pas bon me voler, diable ! il en cuirait.

— Et que ferais-tu donc ? Tu n’es qu’un forçat… Nous n’avons pas d’autre nom… Tu verras qu’elle te volera, la coquine, sans même te dire merci. J’en ai été pour mon argent. Figure-toi qu’elle est venue il y a quelques jours. Où nous fourrer ? Bon ! je demande la permission d’aller chez Théodore le bourreau ; il avait encore sa maison du faubourg, celle qu’il avait achetée de Salomon le galeux, tu sais, ce Juif qui s’est étranglé, il n’y a pas longtemps…

— Oui, je le connais, celui qui était cabaretier ici, il y a trois ans et qu’on appelait Grichka — le cabaret borgne, je sais…

— Eh bien ! non, tu ne sais pas… d’abord c’est un autre cabaret…

— Comment, un autre ! Tu ne sais pas ce que tu dis. Je t’amènerai autant de témoins que tu voudras.

— Ouais ! c’est bien toi qui les amèneras ! Qui es-tu, toi ? sais-tu à qui tu parles ?

— Parbleu !

— Je t’ai assez souvent rossé, bien que je ne m’en vante pas. Ne fais donc pas tant le fier !

— Tu m’as rossé ? Qui me rossera n’est pas encore né, et qui m’a rossé est maintenant à six pieds sous terre.

— Pestiféré de Bender !

— Que la lèpre sibérienne te ronge d’ulcères !

— Qu’un Turc fende ta chienne de tête !

Les injures pleuvaient.

— Allons ! les voilà en train de brailler. Quand on n’a pas su se conduire, on reste tranquille… ils sont trop contents d’être venus manger le pain du gouvernement, ces gaillards-là !

On les sépara aussitôt. Qu’on « se batte de la langue » tant qu’on veut, cela est permis, car c’est une distraction pour tout le monde, mais pas de rixes ! ce n’est que dans les cas extraordinaires que les ennemis se battent. Si une rixe survient, on la dénonce au major, qui ordonne des enquêtes, s’en mêle lui-même, — et alors tout va de travers pour les détenus ; aussi mettent-ils tout de suite le holà à une querelle sérieuse. Et puis, les ennemis s’injurient plutôt par distraction, par exercice de rhétorique. Ils se montent, la querelle prend un caractère furieux, féroce : on s’attend à les voir s’égorger, il n’en est rien ; une fois que leur colère a atteint un certain diapason, ils se séparent aussitôt. Cela m’étonnait fort, et si je raconte quelques-unes des conversations des forçats, c’est avec intention. Me serais-je figuré que l’on pût s’injurier par plaisir, y trouver une jouissance quelconque ? Il ne faut pas oublier la vanité caressée : un dialecticien qui sait injurier en artiste est respecté. Pour peu on l’applaudirait comme un acteur.

Déjà, la veille au soir, j’avais remarqué quelques regards de travers à mon adresse. Par contre, plusieurs forçats rôdaient autour de moi, soupçonnant que j’avais apporté de l’argent ; ils cherchèrent à entrer dans mes bonnes grâces, en m’enseignant à porter mes fers sans en être gêné ; ils me fournirent aussi, — à prix d’argent, bien entendu, — un coffret avec une serrure pour y serrer les objets qui m’avaient été remis par l’administration et le peu de linge qu’on m’avait permis d’apporter avec moi dans la maison de force. Pas plus tard que le lendemain, ces mêmes détenus me volèrent mon coffre et burent l’argent qu’ils en avaient retiré. L’un d’eux me devint fort dévoué par la suite, bien qu’il me volât toutes les fois que l’occasion s’en présentait. Il n’était pas le moins du monde confus de ses vols, car il commettait ces délits presque inconsciemment, comme par devoir ; aussi ne pouvais-je lui garder rancune.

Ces forçats m’apprirent que l’on pouvait avoir du thé et que je ferais bien de me procurer une théière ; ils m’en trouvèrent une que je louai pour un certain temps ; ils me recommandèrent aussi un cuisinier qui, pour trente kopeks par mois, m’accommoderait les mets que je désirerais, si seulement j’avais l’intention d’acheter des provisions et de me nourrir à part… Comme de juste, ils m’empruntèrent de l’argent ; le jour de mon arrivée, ils vinrent m’en demander jusqu’à trois fois.

Les ci-devant nobles[5] incarcérés dans la maison de force étaient mal vus de leurs codétenus. Quoiqu’ils fussent déchus de tous leurs droits, à l’égal des autres forçats, — ceux-ci ne les reconnaissaient pas pour des camarades. Il n’y avait dans cet éloignement instinctif aucune part de raisonnement. Nous étions toujours pour eux des gentilshommes, bien qu’ils se moquassent souvent de notre abaissement.

— Eh, eh ! c’est fini ! La voiture de Mossieu écrasait autrefois du monde à Moscou, maintenant Mossieu corde du chanvre.

Ils jouissaient de nos souffrances que nous dissimulions le plus possible. Ce fut surtout quand nous travaillâmes en commun que nous eûmes beaucoup à endurer, car nos forces n’égalaient pas les leurs, et nous ne pouvions vraiment les aider. Rien n’est plus difficile que de gagner la confiance du peuple, à plus forte raison celle de gens pareils, et de mériter leur affection.

Il n’y avait que quelques ci-devant nobles dans toute la maison de force. D’abord cinq Polonais, — dont je parlerai plus loin en détail, — que les forçats détestaient, plus peut-être que les gentilshommes russes. Les Polonais (je ne parle que des condamnés politiques) étaient toujours avec eux sur un pied de politesse contrainte et offensante, ne leur adressaient presque jamais la parole et ne cachaient nullement le dégoût qu’ils ressentaient en pareille compagnie ; les forçats le comprenaient parfaitement et les payaient de la même monnaie.

Il me fallut près de deux ans pour gagner la bienveillance de certains de mes compagnons, mais la majeure partie d’entre eux m’aimait et déclarait que j’étais un brave homme.

Nous étions en tout, — en me comptant, — cinq nobles russes dans la maison de force. J’avais entendu parler de l’un d’eux, même avant mon arrivée, comme d’une créature vile et basse, horriblement corrompue, faisant métier d’espion et de délateur ; aussi, dès le premier jour, me refusai-je à entrer en relation avec cet homme. Le second était le parricide dont j’ai parlé dans ces mémoires. Quant au troisième, il se nommait Akim Akimytch : j’ai rarement rencontré un original pareil, le souvenir qu’il m’a laissé est encore vivant.

Grand, maigre, faible d’esprit et terriblement ignorant, il était raisonneur et minutieux comme un Allemand. Les forçats se moquaient de lui, mais ils le craignaient à cause de son caractère susceptible, exigeant et querelleur. Dès son arrivée, il s’était mis sur un pied d’égalité avec eux, il les injuriait et les battait. D’une honnêteté phénoménale, il lui suffisait de remarquer une injustice pour qu’il se mêlât d’une affaire qui ne le regardait pas. Il était en outre excessivement naïf ; dans ses querelles avec les forçats, il leur reprochait d’être des voleurs et les exhortait sincèrement à ne plus dérober. Il avait servi en qualité de sous-lieutenant au Caucase. Je me liai avec lui dès le premier jour, et il me raconta aussitôt son affaire. Il avait commencé par être junker (volontaire avec le grade de sous-officier) dans un régiment de ligne. Après avoir attendu longtemps sa nomination de sous-lieutenant, il la reçut enfin et fut envoyé dans les montagnes commander un fortin. Un petit prince tributaire du voisinage mit le feu à cette forteresse et tenta une attaque nocturne qui n’eut aucun succès. Akim Akimytch usa de finesse à son égard et fit mine d’ignorer qu’il fût l’auteur de l’attaque : on l’attribua à des insurgés qui rôdaient dans la montagne. Au bout d’un mois, il invita amicalement le prince à venir lui faire visite. Celui-ci arriva à cheval, sans se douter de rien ; Akim Akimytch rangea sa garnison en bataille et découvrit devant les soldats la félonie et la trahison de son visiteur ; il lui reprocha sa conduite, lui prouva qu’incendier un fort était un crime honteux, lui expliqua minutieusement les devoirs d’un tributaire ; puis, en guise de conclusion à cette harangue, il fit fusiller le prince ; il informa aussitôt ses supérieurs de cette exécution avec tous les détails nécessaires. On instruisit le procès d’Akim Akimytch ; il passa en conseil de guerre et fut condamné à mort ; on commua sa peine, on l’envoya en Sibérie comme forçat de la deuxième catégorie, c’est-à-dire, condamné à douze ans de forteresse. Il reconnaissait volontiers qu’il avait agi illégalement, que le prince devait être jugé civilement, et non par une cour martiale. Néanmoins, il ne pouvait comprendre que son action fût un crime.

— Il avait incendié mon fort, que devais-je faire ? l’en remercier ? — répondait-il à toutes mes objections.

Bien que les forçats se moquassent d’Akim Akimytch et prétendissent qu’il était un peu fou, ils l’estimaient pourtant à cause de son adresse et de son exactitude.

Il connaissait tous les métiers possibles, et faisait ce que vous vouliez : cordonnier, bottier, peintre, doreur, serrurier. Il avait acquis ces talents à la maison de force, car il lui suffisait de voir un objet pour l’imiter. Il vendait en ville, ou plutôt, faisait vendre des corbeilles, des lanternes, des joujoux.

Grâce à son travail, il avait toujours quelque argent, qu’il employait immédiatement à acheter du linge, un oreiller, etc. ; il s’était arrangé un matelas. Comme il couchait dans la même caserne que moi, il me fut fort utile au commencement de ma réclusion.

Avant de sortir de prison pour se rendre au travail, les forçats se mettaient sur deux rangs devant le corps de garde : des soldats d’escorte les entouraient, le fusil chargé. Un officier du génie arrivait alors avec l’intendant des travaux et quelques soldats qui surveillaient les terrassements. L’intendant comptait les forçats et les envoyait par bandes aux endroits où ils devaient s’occuper.

Je me rendis, ainsi que d’autres détenus, à l’atelier du génie, maison de briques fort basse, construite au milieu d’une grande cour encombrée de matériaux. Il y avait là une forge, des ateliers de menuiserie, de serrurerie, de peinture. Akim Akimytch travaillait dans ce dernier : il cuisait de l’huile pour ses vernis, broyait ses couleurs, peignait des tables et d’autres meubles en faux noyer.

En attendant qu’on me mît de nouveaux fers, je lui communiquai mes premières impressions.

— Oui, dit-il, ils n’aiment pas les nobles, et surtout les condamnés politiques : ils sont heureux de leur nuire. N’est-ce pas compréhensible au fond ? vous n’êtes pas des leurs, vous ne leur ressemblez pas : ils ont tous été serfs ou soldats.

Dites-moi, quelle sympathie peuvent-ils avoir pour vous ? La vie est dure ici, mais ce n’est rien en comparaison des compagnies de discipline en Russie. On y souffre l’enfer. Ceux qui en viennent vantent même notre maison de force ; c’est un paradis en comparaison de ce purgatoire. Ce n’est pas que le travail soit plus pénible. On dit qu’avec les forçats de la première catégorie, l’administration, — elle n’est pas exclusivement militaire comme ici, — agit tout autrement qu’avec nous. Ils ont leur petite maison (on me l’a raconté, je ne l’ai pas vu) ; ils ne portent pas d’uniforme, on ne leur rase pas la tête ; du reste, à mon avis, l’uniforme et les têtes rasées ne sont pas de mauvaises choses ; c’est plus ordonné, et puis c’est plus agréable à l’œil ! Seulement, ils n’aiment pas ça, eux. Et regardez-moi quelle Babel ! des enfants de troupe, des Tcherkesses, des vieux croyants, des orthodoxes, des paysans qui ont quitté femme et enfants, des Juifs, des Tsiganes, enfin des gens venus de Dieu sait où ! Et tout ce monde doit faire bon ménage, vivre côte à côte, manger à la même écuelle, dormir sur les mêmes planches. Pas un instant de liberté : on ne peut se régaler qu’à la dérobée, il faut cacher son argent dans ses bottes… et puis, toujours la maison de force et la maison de force !… Involontairement, des bêtises vous viennent en tête.

Je savais déjà tout cela. J’étais surtout curieux de questionner Akim Akimytch sur le compte de notre major. Il ne me cacha rien, et l’impression que me laissa son récit fut loin d’être agréable.

Je devais vivre pendant deux ans sous l’autorité de cet officier. Tout ce que me raconta sur lui Akim Akimytch n’était que la stricte vérité. C’était un homme méchant et désordonné, terrible surtout parce qu’il avait un pouvoir presque absolu sur deux cents êtres humains. Il regardait les détenus comme ses ennemis personnels, première faute très-grave. Ses rares capacités, et peut-être même ses bonnes qualités, étaient perverties par son intempérance et sa méchanceté. Il arrivait quelquefois comme une bombe dans les casernes, au milieu de la nuit ; s’il remarquait un détenu endormi sur le dos ou sur le côté gauche, il le réveillait pour lui dire ; « Tu dois dormir comme je l’ai ordonné. » Les forçats le détestaient et le craignaient comme la peste. Sa mauvaise figure cramoisie faisait trembler tout le monde. Chacun savait que le major était entièrement entre les mains de son brosseur Fedka et qu’il avait failli devenir fou quand son chien Trésor tomba malade ; il préférait ce chien à tout le monde. Quand Fedka lui apprit qu’un forçat, vétérinaire de hasard, faisait des cures merveilleuses, il fit appeler sur-le-champ ce détenu et lui dit :

— Je te confie mon chien ; si tu guéris Trésor, je te récompenserai royalement.

L’homme, un paysan sibérien fort intelligent, était en effet un excellent vétérinaire, mais avant tout un rusé moujik. Il raconta à ses camarades sa visite chez le major, quand cette histoire fut oubliée.

— Je regarde son Trésor ; il était couché sur un divan, la tête sur un coussin tout blanc ; je vois tout de suite qu’il a une inflammation et qu’il faut le saigner ; je crois que je l’aurais guéri, mais je me dis : — Qu’arrivera-t-il, s’il crève ? ce sera ma faute. — Non, Votre Haute Noblesse, que je lui dis, vous m’avez fait venir trop tard ; si j’avais vu votre chien hier ou avant-hier, il serait maintenant sur pied ; à l’heure qu’il est je n’y peux rien : il crèvera !

Et Trésor creva.

On me raconta un jour qu’un forçat avait voulu tuer le major. Ce détenu, depuis plusieurs années, s’était fait remarquer par sa soumission et aussi par sa taciturnité : on le tenait même pour fou. Comme il était quelque peu lettré, il passait ses nuits à lire la Bible. Quand tout le monde était endormi, il se relevait, grimpait sur le poêle, allumait un cierge d’église, ouvrait son Évangile et lisait. C’est de cette façon qu’il vécut toute une année.

Un beau jour, il sortit des rangs et déclara qu’il ne voulait pas aller au travail. On le dénonça au major, qui s’emporta et vint immédiatement à la caserne, Le forçat se rua sur lui, et lui lança une brique qu’il avait préparée à l’avance, mais il le manqua. On empoigna le détenu, on le jugea, on le fouetta ; ce fut l’affaire de quelques instants ; transporté à l’hôpital, il y mourut trois jours après. Il déclara pendant son agonie qu’il n’avait de haine pour personne, mais qu’il avait voulu souffrir. Il n’appartenait pourtant à aucune secte de dissidents. Quand on parlait de lui dans les casernes, c’était toujours avec respect.

On me mit enfin mes nouveaux fers. Pendant qu’on les soudait, des marchandes de petits pains blancs entrèrent dans la forge, l’une après l’autre. C’étaient pour la plupart de toutes petites filles, qui venaient vendre les pains que leurs mères cuisaient. Quand elles avançaient en âge, elles continuaient à rôder parmi nous, mais elles n’apportaient plus leur marchandise. On en rencontrait toujours quelqu’une. Il y avait aussi des femmes mariées. Chaque petit pain coûtait deux kopeks ; presque tous les détenus en achetaient.

Je remarquai un forçat menuisier, déjà grisonnant, à la figure empourprée et souriante. Il plaisantait avec les marchandes de petits pains. Avant leur arrivée, il s’était noué un mouchoir rouge autour du cou. Une femme grasse, très-grêlée, posa son panier sur l’établi du menuisier. Ils causèrent :

— Pourquoi n’êtes-vous pas venue hier ? lui demanda le forçat, avec un sourire satisfait.

— Je suis venue, mais vous aviez décampé, répondit hardiment la femme.

— Oui, on nous avait fait partir d’ici, sans quoi nous nous serions certainement vus… Avant-hier, elles sont toutes venues me voir.

— Et qui donc ?

— Parbleu ! Mariachka, Khavroschka, Tchekoundà… La Dvougrochevaïa (Quatre-KopeKs) était aussi ici.

— Eh quoi, demandai-je à Akim Akimytch, est-il possible que… ?

— Oui, cela arrive quelquefois, répondit-il en baissant les yeux, car c’était un homme fort chaste.

Cela arrivait quelquefois, mais très-rarement et avec des difficultés inouïes. Les forçats aimaient mieux employer leur argent à boire, malgré tout l’accablement de leur vie comprimée. Il était fort malaisé de joindre ces femmes ; il fallait convenir du lieu, du temps, fixer un rendez-vous, chercher la solitude, et ce qui était le plus difficile, éviter les escortes, chose presque impossible, et dépenser des sommes folles — relativement. — J’ai été cependant quelquefois témoin de scènes amoureuses. Un jour, nous étions trois occupés à chauffer une briqueterie, dans un hangar au bord de l’Irtych ; les soldats d’escorte étaient de bons diables. Deux souffleuses (c’est ainsi qu’on les appelait) apparurent bientôt.

— Où êtes-vous restées si longtemps ? leur demanda un détenu qui certainement les attendait ; n’est-ce pas chez les Zvierkof que vous vous êtes attardées ?

— Chez les Zvierkof ? Il fera beau temps et les poules auront des dents quand j’irai chez eux, répondit gaiement une d’elles.

C’était bien la fille la plus sale qu’on pût imaginer ; on l’appelait Tchekoundà ; elle était arrivée en compagnie de son amie la Quatre-Kopeks (Dvougrochevaïa), qui était au-dessous de toute description.

— Hein ! il y a joliment longtemps qu’on ne vous voit plus, dit le galant en s’adressant à la Quatre-Kopeks, on dirait que vous avez maigri.

— Peut-être ; — avant j’étais belle, grasse, tandis que maintenant on dirait que j’ai avalé des aiguilles.

— Et vous allez toujours avec les soldats, n’est-ce pas ?

— Voyez les méchantes gens qui nous calomnient. Eh bien, quoi ? après tout ; quand on devrait me rouer de coups, j’aime les petits soldats !

— Laissez-les, vos soldats ; c’est nous que vous devez aimer, nous avons de l’argent…

Représentez-vous ce galant au crâne rosé, les fers aux chevilles, en habit de deux couleurs et sous escorte…

Comme je pouvais retourner à la maison de force, — on m’avait mis mes fers, — je dis adieu à Akim Akimytch et je m’en allai, escorté d’un soldat. Ceux qui travaillent à la tâche reviennent les premiers ; aussi, quand j’arrivai dans notre caserne, y avait-il déjà des forçats de retour.

Comme la cuisine n’aurait pu contenir toute une caserne à la fois, on ne dînait pas ensemble ; les premiers arrivés mangeaient leur portion. Je goûtai la soupe aux choux aigres (chichi), mais par manque d’habitude je ne pus la manger et je me préparai du thé. Je m’assis au bout d’une table avec un forçat, ci-devant gentilhomme comme moi.

Les détenus entraient et sortaient. Ce n’était pas la place qui manquait, car ils étaient encore peu nombreux ; cinq d’entre eux s’assirent à part, auprès de la grande table. Le cuisinier leur versa deux écuelles de soupe aigre, et leur apporta une lèchefrite de poisson rôti. Ces hommes célébraient une fête en se régalant. Ils nous regardaient de travers. Un des Polonais entra et vint s’asseoir à nos côtés.

— Je n’étais pas avec vous, mais je sais que vous faites ripaille, cria un forçat de grande taille en entrant, et en enveloppant d’un regard ses camarades.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, maigre et musculeux. Sa figure dénotait la ruse et aussi la gaieté ; la lèvre inférieure, charnue et pendante, lui donnait une expression comique.

— Eh bien ! avez-vous bien dormi ? Pourquoi ne dites-vous pas bonjour ? Eh bien, mes amis de Koursk, dit-il en s’asseyant auprès de ceux qui festinaient : bon appétit ! je vous amène un nouveau convive.

— Nous ne sommes pas du gouvernement de Koursk.

— Alors ! amis de Tambof.

— Nous ne sommes pas non plus de Tambof. Tu n’as rien à venir nous réclamer ; si tu veux faire bombance, adresse-toi à un riche paysan.

— J’ai aujourd’hui Ivane Taskoune et Maria Ikotichna (ikote, le hoquet) dans le ventre, autrement dit je crève de faim ; mais où loge-t-il, votre paysan ?

— Tiens, parbleu ! Gazine ; va-t’en vers lui.

— Gazine boit aujourd’hui, mes petits frères, il mange son capital.

— Il a au moins vingt roubles, dit un autre forçat ; ça rapporte d’être cabaretier.

— Allons ! vous ne voulez pas de moi ? mangeons alors la cuisine du gouvernement.

— Veux-tu du thé ? Tiens, demandes-en à ces seigneurs qui en boivent !

— Où voyez-vous des seigneurs ? ils ne sont plus nobles, ils ne valent pas mieux que nous, dit d’une voix sombre un forçat assis dans un coin, et qui n’avait pas risqué un mot jusqu’alors.

— Je boirais bien un verre de thé, mais j’ai honte d’en demander, car nous avons de l’amour-propre, dit le forçat à grosse lèvre, en nous regardant d’un air de bonne humeur.

— Je vous en donnerai, si vous le désirez, lui dis-je en l’invitant du geste ; en voulez-vous ?

— Comment ? si j’en veux ? qui n’en voudrait pas ? fit-il en s’approchant de la table.

— Voyez-vous ça ! chez lui, quand il était libre, il ne mangeait que de la soupe aigre et du pain noir, tandis qu’en prison il lui faut du thé ! comme un vrai gentilhomme ! continua le forçat à l’air sombre.

— Est-ce que personne ici ne boit du thé ? demandai-je à ce dernier ; mais il ne me jugea pas digne d’une réponse.

— Des pains blancs ! des pains blancs ! étrennez le marchand !

Un jeune détenu apportait en effet, passée dans une ficelle, toute une charge de kalatchi qu’il vendait dans les casernes. Sur dix pains vendus, la marchande lui en abandonnait un pour sa peine, c’était précisément sur ce dixième qu’il comptait pour son dîner.

— Des petits pains ! des petits pains ! criait-il en entrant dans la cuisine. Des petits pains de Moscou tout chauds ! Je les mangerais bien tous, mais il faut de l’argent, beaucoup d’argent. Allons ! enfants, il n’en reste plus qu’un ! que celui de vous qui a eu une mère… !

Cet appel à l’amour filial égaya tout le monde ; on lui acheta quelques pains blancs.

— Eh bien, dit-il, Gazine fait une telle ribote, que c’est un vrai péché ! Il a joliment choisi son moment, vrai Dieu ! Si l’homme aux huit yeux (le major) arrive…

— On le cachera… Est-il saoul ?

— Oui, mais il est méchant, il se rebiffe.

— Pour sûr on en viendra aux coups…

— De qui parlent-ils ? demandai-je au Polonais, mon voisin.

— De Gazine ; c’est un détenu qui vend de l’eau-de-vie. Quand il a gagné quelque argent dans son commerce, il le boit jusqu’au dernier kopek. Une bête cruelle et méchante, quand il a bu ! À jeun, il se tient tranquille ; mais quand il est ivre, il se montre tel qu’il est : il se jette sur les gens avec un couteau jusqu’à ce qu’on le lui arrache.

— Comment y arrive-t-on ?

— Dix hommes se jettent sur lui et le battent comme plâtre, atrocement, jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Quand il est à moitié mort de coups, on le couche sur son lit de planches et on le couvre de sa pelisse.

— Mais on pourrait le tuer !

— Un autre en mourrait, lui non ! Il est excessivement robuste, c’est le plus fort de tous les détenus. Sa constitution est si solide que le lendemain il se relève parfaitement sain.

— Dites-moi ! je vous prie, continuai-je en m’adressant au Polonais, voilà des gens qui mangent à part, et qui pourtant ont l’air de m’envier le thé que je bois.

— Votre thé n’y est pour rien. C’est à vous qu’ils en veulent : n’êtes vous pas gentilhomme ? vous ne leur ressemblez pas ; ils seraient heureux de vous chercher chicane pour vous humilier. Vous ne savez pas quels ennuis vous attendent. C’est un martyre pour nous autres que de vivre ici. Car notre vie est doublement pénible. Il faut une grande force de caractère pour s’y habituer. On vous fera bien des avanies et des désagréments à cause de votre nourriture et de votre thé, et pourtant ceux qui mangent à part et boivent quotidiennement du thé sont assez nombreux. Ils en ont le droit, vous, non.

Il s’était levé et avait quitté la table. Quelques instants plus tard ses prédictions se confirmaient déjà…

  1. Ce mot ne signifie rien ; le forçat a défiguré le mot de particularité, qu’il emploie à tort dans le sens de savoir-vivre.
  2. Il n’existe aucun oiseau de ce nom : le forçat, pour se tirer d’embarras invente un nom d’oiseau. Toute cette conversation est littéralement intraduisible en français.
  3. Les forçats ont fait du mot invalide un prénom qu’ils donnent par moquerie au vieux soldat.
  4. Bière de seigle.
  5. Les nobles condamnés aux travaux forcés perdent leurs privilèges. Ce n’est que par une grâce de l’Empereur qu’ils peuvent être réintégrés dans leurs droits.