Souvenirs de la maison des morts/Seconde partie/10

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Neyroud.
Plon (p. 353-357).
2e partie


X


LA DÉLIVRANCE.


Cette tentative eut lieu pendant ma dernière année de travaux forcés. Je me souviens aussi bien de cette dernière période que de la première, mais à quoi bon accumuler les détails ? Malgré mon impatience de finir mon temps, cette année fut la moins pénible de ma déportation. J’avais beaucoup d’amis et de connaissances parmi les forçats, qui avaient décidé que j’étais un brave homme. Beaucoup d’entre eux m’étaient dévoués et m’aimaient sincèrement. Le pionnier avait envie de pleurer lorsqu’il nous accompagna, mon compagnon et moi, hors de la maison de force ; et quand nous fûmes définitivement en liberté, il vint presque tous les jours nous voir dans un logement de l’État qui nous avait été assigné, pendant le mois que nous passâmes en ville. Il y avait pourtant des physionomies dures et rébarbatives, que je n’avais pu gagner. Dieu sait pourquoi ! Nous étions pour ainsi dire séparés par une barrière.

J’eus plus d’immunités pendant cette dernière année. Je retrouvai parmi les fonctionnaires militaires de notre ville des connaissances et même d’anciens camarades d’école avec lesquels je renouai des relations. Grâce à eux, je pouvais recevoir de l’argent, écrire à ma famille et même posséder des livres. Depuis plusieurs années, je n’avais pas eu un seul livre ; aussi est-il difficile de se rendre compte de l’impression étrange et de l’émotion qu’excita en moi le premier volume que je pus lire à la maison de force. Je commençai à le dévorer le soir, quand on ferma les portes, et je lus toute la nuit, jusqu’à l’aube. Ce numéro de Revue me parut être un messager de l’autre monde : ma vie antérieure se dessinait avec relief et netteté devant mes yeux : je tâchai de deviner si j’étais resté bien en arrière, s’ils avaient beaucoup vécu là-bas sans moi ; je me demandais ce qui les agitait, quelles questions les occupaient. Je m’attachais anxieusement aux mots, je lisais entre les lignes, je m’efforçais de trouver le sens mystérieux, les allusions au passé qui m’était connu ; je recherchais les traces de ce qui causait de l’émotion dans mon temps ; comme je fus triste quand je dus m’avouer que j’étais étranger à la vie nouvelle, que j’étais maintenant un membre rejeté de la société ! J’étais en retard ; il me fallait faire connaissance avec la nouvelle génération. Je me jetai sur un article, au bas duquel je trouvai le nom d’un homme qui m’était cher… Mais les autres noms m’étaient inconnus pour la plupart ; de nouveaux travailleurs étaient entrés en scène ; je me hâtais de faire connaissance avec eux, je me désespérais d’avoir si peu de livres sous la main et tant de difficulté à me les procurer. Auparavant, du temps de notre ancien major, on risquait beaucoup à apporter des livres à la maison de force. Si l’on en trouvait un lors des perquisitions, c’était toute une histoire ; on vous demandait d’où vous le teniez. — « Tu as sans doute des complices ? » Et qu’aurais-je répondu ? Aussi avais-je vécu sans livres, renfermé en moi-même, me posant des questions, que j’essayais de résoudre, et dont la solution me tourmentait souvent… Mais je ne pourrai jamais exprimer tout cela…

Comme j’étais arrivé en hiver, je devais être libéré en hiver, le jour anniversaire de celui où j’étais entré. Avec quelle impatience j’attendais ce bienheureux hiver ! avec quelle satisfaction je voyais l’été finir, les feuilles jaunir sur les arbres, et l’herbe se dessécher dans la steppe ! L’été est passé… le vent d’automne hurle et gémit, la première neige tombe en tournoyant… Cet hiver, si longtemps attendu, est enfin arrivé ! Mon cœur bat sourdement et précipitamment dans le pressentiment de la liberté. Chose étrange ! plus le temps passait, plus le terme s’approchait, plus je devenais calme et patient. Je m’étonnais moi-même et je m’accusais de froideur, d’indifférence. Beaucoup de forçats, que je rencontrais dans la cour quand les travaux étaient finis, s’entretenaient avec moi et me félicitaient.

— Allons, petit père Alexandre Pétrovitch ! Vous allez bientôt être mis en liberté ! Vous nous laisserez seuls, comme de pauvres diables.

— Eh bien ! Martynof, avez-vous encore longtemps à attendre ? lui demandai-je.

— Moi ? eh ! eh ! Sept ans à trimer !…

Il soupire, s’arrête et regarde au loin d’un air distrait, comme s’il regardait dans l’avenir… Oui, beaucoup de mes camarades me félicitaient sincèrement et cordialement. Il me sembla même qu’on avait plus d’affabilité pour moi, je ne leur appartenais déjà plus, je n’étais plus leur pareil ; aussi me disaient-ils adieu. K— tchinski, jeune noble polonais, de caractère doux et paisible, aimait à se promener comme moi dans la cour de la prison. Il espérait conserver sa santé en prenant de l’exercice et en respirant l’air frais, pour compenser le mal que lui faisaient les nuits étouffantes des casernes. « J’attends avec impatience votre mise en liberté, me dit-il un jour en souriant, comme nous nous promenions. Quand vous quitterez le bagne, je saurai alors qu’il me reste juste une année de travaux forcés. »

Je dirai ici en passant que, grâce à la perpétuelle idéalisation, la liberté nous semblait plus libre que la liberté telle qu’elle est en réalité. Les forçats exagéraient l’idée de la liberté ; cela est commun à tous les prisonniers. L’ordonnance déguenillée d’un officier nous semblait être une espèce de roi, l’idéal de l’homme libre, relativement aux forçats ; il n’avait pas de fers, il n’avait pas la tête rasée, et allait où il voulait, sans escorte.

La veille de ma libération, au crépuscule, je fis pour la dernière fois le tour de notre maison de force. Que de milliers de fois j’avais tourné autour de cette palissade pendant ces dix ans ! J’avais erré là derrière les casernes pendant toute la première année, solitaire et désespéré. Je me souviens comme je comptais les jours que j’y devais passer. Il y en avait plusieurs milliers. Dieu ! comme il y a longtemps de cela ! Dans ce coin avait végété notre aigle prisonnier ; je rencontrais souvent Pétrof à cet endroit. Maintenant il ne me quittait plus ; il accourait auprès de moi, et comme s’il devinait mes pensées, il se promenait silencieusement à mes côtés et s’étonnait à part lui, Dieu sait de quoi. Je disais adieu mentalement aux noires poutres équarries de nos casernes. Combien de jeunesse, de forces inutiles étaient enterrées et perdues dans ces murailles, sans profit pour personne ! Il faut bien le dire : tous ces gens-là étaient peut-être les mieux doués, les plus forts de notre peuple. Mais ces forces puissantes étaient perdues sans retour. À qui la faute ?

Oui, à qui la faute ?

Le lendemain de cette soirée, de bon matin, avant qu’on se mit en rang pour aller au travail, je parcourus toutes les casernes, pour dire adieu aux forçats. Bien des mains calleuses et solides se tendirent vers moi avec bienveillance. Quelques-uns me donnaient des poignées de main en camarades, mais c’était le petit nombre. Les autres comprenaient parfaitement que j’étais devenu un tout autre homme, que je n’étais plus un des leurs. Ils savaient que j’avais des connaissances en ville, que je m’en irais tout de suite chez des messieurs, que je m’assiérais à leur table, que je serais leur égal. Ils comprenaient cela, et bien que leur poignée de main fût affable et cordiale, ce n’était plus celle d’un égal ; j’étais devenu pour eux un monsieur. D’autres me tournaient durement le dos et ne répondaient pas à mes adieux. Quelques-uns même me regardaient avec haine.

Le tambour battit, et tous les forçats se rendirent aux travaux. Je restai seul. Souchilof s’était levé avant tout le monde, et se trémoussait afin de me préparer une dernière fois mon thé. Pauvre Souchilof ! il pleura quand je lui donnai mes vêtements, mes chemises, mes courroies pour les fers et quelque peu d’argent. — « Ce n’est pas cela… ce n’est pas cela… disait-il, en mordant ses lèvres tremblantes. — C’est vous que je perds, Alexandre Pétrovitch ! que ferai-je maintenant sans vous ?… » Je dis adieu aussi à Akim Akimytch.

— Votre tour de partir arrivera bientôt ! lui dis-je.

— Je dois rester ici longtemps, très-longtemps encore, murmura-t-il en me serrant la main. Je me jetai à son cou, et nous nous embrassâmes.

Dix minutes après la sortie des forçats, nous quittâmes le bagne, mon camarade et moi — pour n’y jamais revenir. Nous allâmes à la forge où l’on devait briser nos fers. Nous n’avions point d’escorte armée ; nous nous y rendîmes en compagnie d’un sous-officier. Ce furent des forçats qui brisèrent nos fers, dans l’atelier du génie. J’attendis qu’on déferrât mon camarade, puis je m’approchai de l’enclume. Les forgerons me firent tourner le dos, m’empoignèrent la jambe et l’allongèrent sur l’enclume… Ils se démenaient, s’agitaient ; ils voulaient faire cela lestement, habilement. — Le rivet ! tourne d’abord le rivet, commanda le maître forgeron. — Mets-le comme ça, bien !… Donne maintenant un coup de marteau…

Les fers tombèrent. Je les soulevai… Je voulais les tenir dans ma main, les regarder encore une fois. J’étais tout surpris qu’un moment avant ils fussent à mes jambes.

— Allons, adieu ! adieu ! me dirent les forçats de leurs voix grossières et saccadées, mais qui semblaient joyeuses.

Oui, adieu ! La liberté, la vie nouvelle, la résurrection d’entre les morts… Ineffable minute !


FIN