Souvenirs de la maison des morts/Seconde partie/2

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Traduction par Charles Neyroud.
Plon (p. 215-231).


II


L’HÔPITAL (Suite)


Les docteurs visitaient les salles le matin ; vers onze heures, ils apparaissaient tous ensemble, faisant cortège au médecin en chef : une heure et demie avant eux, le médecin ordinaire de notre salle venait faire sa ronde ; c’était un tout jeune homme, toujours affable et gai, que les détenus aimaient beaucoup, et qui connaissait parfaitement son art ; ils ne lui trouvaient qu’un seul défaut, celui d’être « trop doux ». En effet, il était peu communicatif, il semblait même confus devant nous, rougissait parfois et changeait la quantité de nourriture à la première réclamation des malades ; je crois qu’il aurait consenti à leur donner les médicaments qu’ils désiraient : un excellent homme, du reste ! Beaucoup de médecins en Russie jouissent de l’affection et du respect du peuple, et cela à juste titre, autant que j’ai pu le remarquer. Je sais que mes paroles sembleront un paradoxe, surtout si l’on prend en considération la défiance que ce même peuple a pour la médecine et les médicaments étrangers. En effet, il préfère, alors même qu’il souffrirait d’une grave maladie, s’adresser pendant plusieurs années de suite à une sorcière, ou employer des remèdes de bonne femme (qu’il ne faut pas mépriser, du reste), plutôt que de consulter un docteur ou d’aller à l’hôpital. À vrai dire, il faut surtout attribuer cette prévention à une cause profonde et qui n’a aucun rapport avec la médecine, à savoir la défiance du peuple pour tout ce qui porte un caractère administratif, officiel : il ne faut pas oublier non plus que le peuple est effrayé et prévenu contre les hôpitaux par les récits souvent absurdes des horreurs fantastiques dont les hospices seraient le théâtre. (Ces récits ont pourtant un fond de vérité.) Mais ce qui lui répugne le plus, ce sont les habitudes allemandes des hôpitaux, c’est l’idée que des étrangers le soigneront pendant sa maladie, c’est la sévérité de la diète, enfin les récits qu’on lui fait de la dureté persévérante des feldschers et des docteurs, de la dissection et de l’autopsie des cadavres, etc. Et puis, le bas peuple se dit que ce seront des seigneurs qui le soigneront (car pour eux, les médecins sont tout de même des seigneurs). Une fois la connaissance faite avec ces derniers (il y a sans doute des exceptions, mais elles sont rares), toutes les craintes s’évanouissent : il faut attribuer ce succès à nos docteurs, principalement aux jeunes, qui savent pour la plupart gagner le respect et l’affection du peuple. Je parle du moins de ce que j’ai vu et éprouvé à plusieurs reprises, dans différents endroits, et je ne pense pas que les choses se passent autrement ailleurs. Dans certaines localités reculées les médecins prennent des pots-de-vin, abusent de leurs hôpitaux et négligent leurs malades ; souvent même ils oublient complètement leur art. Cela arrive, mais je parle de la majorité, inspirée par cet esprit, par cette tendance généreuse qui est en train de régénérer l’art médical. Quant aux apostats, aux loups dans la bergerie, ils auront beau s’excuser et rejeter la faute sur le milieu qui les entoure, qui les a déformés, ils resteront inexcusables, surtout s’ils ont perdu toute humanité. Et c’est précisément l’humanité, l’affabilité, la compassion fraternelle pour le malade qui sont quelquefois les remèdes les plus actifs. Il serait temps que nous cessions de nous lamenter apathiquement sur le milieu qui nous a gangrené. Il y a du vrai, mais un rusé fripon qui sait se tirer d’affaire ne manque pas d’accuser le milieu dans lequel il se trouve pour se faire pardonner ainsi ses faiblesses, surtout quand il manie la plume ou la parole avec éloquence. Je me suis écarté de nouveau de mon sujet : je voulais me borner à dire que le petit peuple est défiant et antipathique plutôt à l’égard de la médecine administrative que des médecins eux-mêmes. Quand il les voit à l’œuvre, il perd beaucoup de ses préjugés.

Notre médecin s’arrêtait ordinairement devant le lit de chaque malade, l’interrogeait sérieusement et attentivement, puis prescrivait les remèdes, les potions. Il remarquait quelquefois que le prétendu malade ne l’était pas du tout ; ce détenu était venu se reposer des travaux forcés et dormir sur un matelas dans une chambre chauffée, préférable à des planches nues dans un corps de garde humide, où sont entassés et parqués une masse de prévenus pâles et abattus. (En Russie, les malheureux détenus en prison préventive sont presque toujours pâles et abattus, ce qui démontre que leur entretien matériel et leur état moral sont encore plus pitoyables que ceux des condamnés.) Aussi notre médecin inscrivait le faux malade sur son carnet comme affecté d’une « febris catharalis » et lui permettait quelquefois de rester une semaine à l’hôpital. Tout le monde se moquait de cette « febris catharalis », car on savait bien que c’était la formule admise par une conspiration tacite entre le docteur et le malade pour indiquer une maladie feinte, les « coliques de rechange », comme les appelaient les détenus, qui traduisaient ainsi « febris catharalis » ; souvent même, le malade imaginaire abusait de la compassion du docteur pour rester à l’hôpital jusqu’à ce qu’on le renvoyât de force. C’était alors qu’il fallait voir notre médecin. Confus de l’entêtement du forçat, il ne se décidait pas à lui dire nettement qu’il était guéri et à lui conseiller de demander son billet de sortie, bien qu’il eût le droit de le renvoyer sans la moindre explication, en écrivant sur sa feuille : « Sanat est » : il lui insinuait tout d’abord qu’il était temps de quitter la salle, et le priait avec instances : « Tu devrais filer, dis donc, tu es guéri maintenant ; les places manquent ; on est à l’étroit, etc. », jusqu’à ce que le soi-disant malade se piquât d’amour-propre et demandât enfin à sortir. Le docteur chef, bien que très-compatissant et honnête (les malades l’aimaient aussi beaucoup), était incomparablement plus sévère et plus résolu que notre médecin ordinaire ; dans certains cas, il montrait une sévérité impitoyable qui lui attirait le respect des forçats. Il arrivait toujours dans notre salle, accompagné de tous les médecins de l’hôpital, quand son subordonné avait fait sa tournée, et diagnostiquait sur chaque cas en particulier ; il s’arrêtait plus longtemps auprès de ceux qui étaient gravement atteints et savait leur dire un mot encourageant, qui les remontait et laissait toujours la meilleure impression. Il ne renvoyait jamais les forçats qui arrivaient avec des coliques de rechange, mais, si l’un d’eux s’obstinait à rester à l’hôpital, il l’inscrivait bon pour la sortie : « — Allons, camarade, tu t’es reposé, va-t’en maintenant, il ne faut abuser de rien. » Ceux qui s’entêtaient à rester étaient surtout les forçats excédés de la corvée, pendant les grosses chaleurs de l’été, ou bien des condamnés qui devaient être fouettés. Je me souviens que l’on fut obligé d’employer une sévérité particulière, de la cruauté même pour expulser l’un d’eux. Il était venu se faire soigner d’une maladie des yeux qu’il avait tout rouges : il se plaignait de ressentir une douleur lancinante aux paupières. On le traita de différentes manières, on employa des vésicatoires, des sangsues, on lui injecta les yeux d’une solution corrosive, etc., etc., mais rien n’y fit, le mal ne diminuait pas, et l’organe malade était toujours dans le même état. Les docteurs devinèrent enfin que cette maladie était feinte, car l’inflammation n’empirait ni ne guérissait : le cas était suspect. Depuis longtemps les détenus savaient que ce n’était qu’une comédie et qu’il trompait les docteurs, bien qu’il ne voulût pas l’avouer. C’était un jeune gaillard, assez bien de sa personne, mais qui produisait une impression désagréable sur tous ses camarades : il était dissimulé, soupçonneux, sombre, regardait toujours en dessous, ne parlait avec personne et restait à l’écart comme s’il se fût défié de nous. Je me rappelle que plusieurs craignaient qu’il ne fît un mauvais coup : étant soldat, il avait commis un vol de conséquence ; on l’avait arrêté et condamné à recevoir mille coups de baguettes, puis à passer dans une compagnie de discipline. Pour reculer le moment de la punition, les condamnés se décident quelquefois, comme je l’ai dit plus haut, à d’effroyables coups de tête ; la veille du jour fatal, ils plantent un couteau dans le ventre d’un chef ou d’un camarade, pour qu’on les remette en jugement, ce qui retarde leur châtiment d’un mois ou deux : leur but est atteint. Peu leur importe que leur condamnation soit doublée ou triplée au bout de ces trois mois ; ce qu’ils désirent, c’est reculer temporairement la terrible minute, quoi qu’il puisse leur en coûter, tant le cœur leur manque pour l’affronter.

Plusieurs malades étaient d’avis de surveiller le nouveau venu, parce qu’il pouvait fort bien, de désespoir, assassiner quelqu’un pendant la nuit. On s’en tint aux paroles cependant, personne ne prit aucune précaution, pas même ceux qui dormaient à côté de lui. On avait pourtant remarqué qu’il se frottait les yeux avec du plâtre de la muraille et quelque chose d’autre encore, afin qu’ils parussent rouges au moment de la visite. Enfin le docteur chef menaça d’employer des orties pour le guérir. Quand une maladie d’yeux résiste à tous les moyens scientifiques, les médecins se décident à essayer un remède héroïque et douloureux : on applique les orties au malade, ni plus ni moins qu’à un cheval. Mais le pauvre diable ne voulait décidément pas guérir. Il était d’un caractère ou trop opiniâtre ou trop lâche ; si douloureuses que soient les orties, on ne peut pas les comparer aux verges. L’opération consiste à empoigner le malade près de la nuque, par la peau du cou, à la tirer en arrière autant que possible, et à y pratiquer une double incision large et longue, dans laquelle on passe une chevillière de coton, de la largeur du doigt ; chaque jour, à heure fixe, on tire ce ruban en avant et en arrière, comme si l’on fendait de nouveau la peau, afin que la blessure suppure continuellement et ne se cicatrise pas. Le pauvre diable endura cette torture, qui lui causait des souffrances horribles, pendant plusieurs jours ; enfin il consentit à demander sa sortie. En moins d’un jour ses yeux devinrent parfaitement sains, et dès que son cou se fut cicatrisé, on l’envoya au corps de garde, qu’il quitta le lendemain pour recevoir ses mille coups de baguettes.

Pénible est cette minute qui précède le châtiment, si pénible que j’ai peut-être tort de nommer pusillanimité et lâcheté la peur que ressentent les condamnés. Il faut qu’elle soit terrible pour que les forçats se décident à risquer une punition double ou triple, simplement pour la reculer. J’ai pourtant parlé de condamnés qui demandaient eux-mêmes à quitter l’hôpital, avant que les blessures causées par les premières baguettes se fussent cicatrisées, afin de recevoir les derniers coups et d’en finir avec leur état préventif ; car la vie au corps de garde est certainement pire que n’importe quels travaux forcés. L’habitude invétérée de recevoir des verges et d’être châtié contribue aussi à donner de l’intrépidité et de la décision à quelques condamnés. Ceux qui ont été souvent fouettés ont le dos et l’esprit tannés, racornis ; ils finissent par regarder la punition comme une incommodité passagère, qu’ils ne craignent plus. Un de nos forçats de la section particulière, Kalmouk baptisé, qui portait le nom d’Alexandre ou d’Alexandrine, comme on l’appelait en riant à la maison de force (un gaillard étrange, fripon en diable, intrépide et pourtant bonhomme), me raconta comment il avait reçu quatre mille coups de verges. Il ne parlait jamais de cette punition qu’en riant et en plaisantant, mais il me jura très-sérieusement que, s’il n’avait pas été élevé dans sa horde à coups de fouet dès sa plus tendre enfance, — les cicatrices dont son dos était couvert et qui n’avaient pas réussi à disparaître, étaient là pour le certifier, — il n’aurait jamais pu supporter ces quatre mille coups de verges. Il bénissait cette éducation à coups de lanières. « On me battait pour la moindre chose, Alexandre Pétrovitch ! me dit-il un soir que nous étions assis sur ma couchette, devant le feu, — on m’a battu sans motifs pendant quinze ans de suite, du plus loin que je me souvienne, plusieurs fois par jour : me rossait qui voulait, si bien que je m’habituai tout à fait aux baguettes. » Je ne sais plus par quel hasard il était devenu soldat (au fond, il mentait peut-être, car il avait, toujours déserté et vagabondé). Il me souvient du récit qu’il nous fit un jour de la peur qu’il eut, quand on le condamna à recevoir quatre mille coups de verges pour avoir tué son supérieur : « Je me doutais bien qu’on me punirait sévèrement, je me disais que, si habitué que je fusse au fouet, je crèverais peut-être sur place — diable ! quatre mille verges, ce n’est pas une petite, affaire, et puis tous mes chefs étaient d’une humeur de chien à cause de cette histoire. Je savais très-bien que cela ne se passerait pas à l’eau de roses ; je croyais même que je resterais sous les verges. J’essayai tout d’abord de me faire baptiser, je me disais peut-être qu’on me pardonnerait, essayons voir ; on m’avait pourtant averti — les camarades — que ça ne servirait à rien, mais je pensais : — Tout de même, ils me pardonneront, qui sait ? ils auront plus de compassion pour un baptisé que pour un mahométan. On me baptisa et l’on me donna le nom d’Alexandre ; malgré tout, je dus recevoir mes baguettes ; ils ne m’en auraient pas fait grâce d’une seule. Cela me taquina à la fin. Je me dis : — Attendez, je m’en vais tous vous mettre dedans de la belle manière. Et parbleu, Alexandre Pétrovitch, le croirez-vous ? je les ai mis dedans ! Je savais très-bien faire le mort, non pas que j’eusse l’air tout à fait crevé, non ! mais on aurait juré que j’allais rendre l’âme. On me conduit devant le front du bataillon, je reçois mon premier mille ; ça me brûle, je commence à hurler : on me donne mon second mille, je me dis : Voilà ma fin qui arrive ; ils m’avaient fait perdre la tête, j’avais les jambes comme rompues… crac ! me voilà à terre ! avec les yeux d’un mort, la figure toute bleue, la bouche pleine d’écume ; je ne soufflais plus. Le médecin arrive et dit que je vais mourir. On me porte à l’hôpital ; je reviens tout de suite a moi. Deux fois encore on me donna les verges. Comme ils étaient fâchés ! oh ! comme ils enrageaient ! mais je les ai tout de même mis dedans ces deux fois encore : je reçois mon troisième mille, je crève de nouveau ; mais, ma foi, quand ils m’ont administré le dernier mille, chaque coup aurait dû compter pour trois, c’était comme un couteau droit dans le cœur, ouf ! comme ils m’ont battu ! Ils étaient acharnés après moi ! Oh ! cette charogne de quatrième mille (que le……… !), il valait les trois premiers ensemble, et si je n’avais pas fait le mort quand il ne m’en restait plus que deux cents à recevoir, je crois qu’ils m’auraient fini pour de bon ; mais je ne me suis pas laissé démonter, je les flibuste encore une fois et je fais le mort : ils ont cru de nouveau que j’allais crever, et comment ne l’auraient-ils pas cru ? le médecin lui-même en était sûr ; mais après ces deux cents qui me restaient, ils eurent beau taper de toute leur force (ça en valait deux mille), va te faire fiche ! je m’en moquais pas mal, ils ne m’avaient tout de même pas esquinté, et pourquoi ? Parce que, étant gamin, j’avais grandi sous le fouet. Voilà pourquoi je suis encore en vie ! Oh ! m’a-t-on assez battu dans mon existence ! » répéta-t-il, d’un air pensif, en terminant son récit ; et il semblait se ressouvenir et compter les coups qu’il avait reçus, « Eh bien, non ! ajoutait-il après un silence, on ne les comptera pas, on ne pourrait pas les compter ! on manquerait de chiffres ! » Il me regarda alors et partit d’un éclat de rire si débonnaire que je ne pus m’empêcher de lui répondre par un sourire. « Savez-vous, Alexandre Pétrovitch, quand je rêve la nuit, eh bien, je rêve toujours qu’on me rosse ; je n’ai pas d’autres songes. » Il parlait en effet dans son sommeil et hurlait à gorge déployée, si bien qu’il réveillait les autres détenus : « Qu’as-tu à brailler, démon ? » — Ce solide gaillard, de petite taille, âgé de quarante-cinq ans, agile et gai, vivait en bonne intelligence avec tout le monde, quoiqu’il aimât beaucoup à faire main basse sur ce qui ne lui appartenait pas, et qu’on le battit souvent pour cela ; mais lequel de nos forçats ne volait pas et n’était pas battu pour ses larcins ?

J’ajouterai à ces remarques que je restai toujours stupéfait de la bonhomie extraordinaire, de l’absence de rancune avec lesquelles ces malheureux parlaient de leur châtiment et des chefs chargés de l’appliquer. Dans ces récits, qui souvent me donnaient des palpitations de cœur, on ne sentait pas l’ombre de haine ou de rancune. Ils en riaient de bon cœur, comme des enfants. Il n’en était pas de même de M—tski, par exemple, quand il me racontait son châtiment ; comme il n’était pas noble, il avait reçu cinq cents verges. Il ne m’en avait jamais parlé ; quand je lui demandai si c’était vrai, il me répondit affirmativement, en deux mots brefs, avec une souffrance intérieure, sans me regarder ; il était devenu tout rouge ; au bout d’un instant, quand il leva les yeux, j’y vis briller une flamme de haine ; ses lèvres tremblaient d’indignation. Je sentis qu’il n’oublierait, qu’il ne pourrait jamais oublier cette page de son passé. Nos camarades, au contraire (je ne garantis pas qu’il n’y eût pas des exceptions), regardaient d’un tout autre œil leur aventure. — Il est impossible, pensais-je quelquefois, qu’ils aient le sentiment de leur culpabilité et de la justice de leur peine, surtout quand ce n’est pas contre leurs camarades, mais contre leurs chefs qu’ils ont péché. La plupart ne s’avouaient nullement coupables. J’ai déjà dit que je n’observai en eux aucun remords, même quand le crime avait été commis sur des gens de leur condition. Quant aux crimes commis contre leurs chefs, je n’en parle pas. Il m’a semblé qu’ils avaient, pour ces cas-là, une manière de voir à eux, toute pratique et empirique ; on excusait ces accidents par sa destinée, par la fatalité, sans raisonnement, d’une façon inconsciente, comme par l’effet d’une croyance quelconque. Le forçat se donne toujours raison dans les crimes commis contre ses chefs, la chose ne fait pas question pour lui ; mais pourtant, dans la pratique, il s’avoue que ses chefs ne partagent pas son avis et que, par conséquent, il doit subir un châtiment, qu’alors seulement il sera quitte.

La lutte entre l’administration et le prisonnier est également acharnée. Ce qui contribue à justifier le criminel à ses propres yeux, c’est qu’il ne doute nullement que la sentence du milieu dans lequel il est né et il a vécu ne l’acquitte ; il est sûr que le menu peuple ne le jugera pas définitivement perdu, sauf pourtant si le crime a été commis précisément contre des gens de ce milieu, contre ses frères. Il est tranquille de ce côté-là ; fort de sa conscience, il ne perdra jamais son assurance morale, et c’est le principal. Il se sent sur un terrain solide, aussi ne hait-il nullement le knout qu’on lui administre, il le considère seulement comme inévitable, il se console en pensant qu’il n’est ni le premier, ni le dernier à le recevoir, et que cette lutte passive, sourde et opiniâtre durera longtemps. Le soldat déteste-t-il le Turc qu’il combat ? nullement, et pourtant celui-ci le sabre, le hache, le tue.

Il ne faut pas croire pourtant que tous ces récits fussent faits avec indifférence et sang-froid. Quand on parlait du lieutenant Jérébiatnikof, c’était toujours avec une indignation contenue. Je fis la connaissance de ce lieutenant Jérébiatnikof, lors de mon premier séjour à l’hôpital — par les récits des détenus, bien entendu. — Je le vis plus tard une fois qu’il commandait la garde à la maison de force. Agé de trente ans, il était de taille élevée, très-gras et très-fort, avec des joues rougeaudes et pendantes de graisse, des dents blanches et le rire formidable de Nosdrief . À le voir, on devinait que c’était l’homme du monde le moins apte à la réflexion. Il adorait fouetter et donner les verges, quand il était désigné comme exécuteur. Je me hâte de dire que les autres officiers tenaient Jérébiatnikof pour un monstre, et que les forçats avaient de lui la même opinion. Il y avait dans le bon vieux temps, qui n’est pas si éloigné, dont « le souvenir est vivant, mais auquel on croit difficilement », des exécuteurs qui aimaient leur office. Mais d’ordinaire on faisait donner les verges sans entraînement, tout bonnement.

Ce lieutenant était une exception, un gourmet raffiné, connaisseur en matière d’exécutions. Il était passionné pour son art, il l’aimait pour lui-même. Comme un patricien blasé de la Rome impériale, il demandait à cet art des raffinements, des jouissances contre nature, afin de chatouiller et d’émouvoir quelque peu son âme envahie et noyée dans la graisse. — On conduit un détenu subir sa peine ; c’est Jérébiatnikof qui est l’officier exécuteur ; la vue seule de la longue ligne de soldats armés de grosses verges l’inspire : il parcourt le front d’un air satisfait et engage chacun à accomplir son devoir en toute conscience, sans quoi… Les soldats savaient d’avance ce que signifiait ce sans quoi… Le criminel est amené ; s’il ne connaît pas encore Jérébiatnikof et s’il n’est pas au courant du mystère, le lieutenant lui joue le tour suivant (ce n’est qu’une des inventions de Jérébiatnikof, très-ingénieux pour ce genre de trouvailles). Tout détenu dont on dénude le torse et que les sous-officiers attachent à la crosse du fusil, pour lui faire parcourir ensuite la rue verte tout entière, prie d’une voix plaintive et larmoyante l’officier exécuteur de faire frapper moins fort et de ne pas doubler la punition par une sévérité superflue. — « Votre Noblesse, crie le malheureux, ayez pitié, soyez paternel, faites que je prie Dieu toute ma vie pour tous, ne me perdez pas, compatissez… » Jérébiatnikof attendait cela ; il suspendait alors l’exécution, et entamait la conversation suivante avec le détenu, d’un ton sentimental et pénétré :

— Mais, mon cher, disait-il, que dois-je faire ? Ce n’est pas moi qui te punis, c’est la loi !

— Votre Noblesse ! vous pouvez faire ce que vous voulez ; ayez pitié de moi !…

— Crois-tu que je n’aie vraiment pas pitié de toi ? Penses-tu que ce soit un plaisir pour moi de te voir fouetter ? Je suis un homme pourtant. Voyons, suis-je un homme, oui ou non ?

— C’est certain, Votre Noblesse ! on sait bien que les officiers sont nos pères, et nous leurs enfants. Soyez pour moi un véritable père ! criait le détenu qui entrevoyait une possibilité d’échapper au châtiment.

— Ainsi, mon ami, juge toi-même, tu as une cervelle pour réfléchir ; je sais bien que, par humanité, je dois te montrer de la condescendance et de la miséricorde, à toi, pécheur.

— Votre Noblesse ne dit que la pure vérité.

— Oui, je dois être miséricordieux pour toi, si coupable que tu sois. Mais ce n’est pas moi qui te punis, c’est la loi ! Pense un peu : je sers Dieu et ma patrie, et par conséquent je commets un grave péché si j’atténue la punition fixée par la loi, penses-y !

— Votre Noblesse !…

— Allons, que faire ? passe pour cette fois ! Je sais que je vais faire une faute, mais il en sera comme tu le désires… Je te fais grâce, je te punirai légèrement. Mais si j’allais te rendre un mauvais service par cela même ? Je te ferai grâce, je te punirai légèrement, et tu penseras qu’une autre fois je serai aussi miséricordieux, et tu feras de nouveau des bêtises, hein ? ma conscience pourtant…

— Votre Noblesse ! Dieu m’en préserve… Devant le trône du créateur céleste, je vous…

— Bon ! bon ! Et tu me jures que tu te conduiras bien ?

— Que le Seigneur me fasse mourir sur l’heure et que dans l’autre monde…

— Ne jure pas ainsi, c’est un péché. Je te croirai si tu me donnes ta parole…

— Votre Noblesse !

— Eh bien ! écoute ! je te fais grâce à cause de tes larmes d’orphelin ; tu es orphelin, n’est-ce pas ?

— Orphelin de père et de mère, Votre Noblesse ; je suis seul au monde…

— Eh bien, à cause de tes larmes d’orphelin, j’ai pitié de toi ; mais fais attention, c’est la dernière fois… Conduisez-le, ajoutait-il d’une voix si attendrie que le détenu ne savait comment remercier Dieu de lui avoir envoyé un si bon officier instructeur. La terrible procession se mettait en route ; le tambour battait un roulement, les premiers soldats brandissaient leurs verges… — « Rossez-le ! hurlait alors Jérébiatnikof à gorge déployée ; brûlez-le ! tapez ! tapez dessus ! Écorchez-le ! Enlevez-lui la peau ! Encore, encore, tapez plus fort sur cet orphelin, donnez-lui-en, à ce coquin ! plus fort, abîmez-le, abîmez-le ! » Les soldats assènent des coups de toutes leurs forces, à tour de bras, sur le dos du malheureux, dont les yeux lancent des étincelles, et qui hurle, tandis que Jérébiatnikof court derrière lui, devant la ligne, en se tenant les côtes de rire ; il pouffe, il se pâme et ne peut pas se tenir droit, si bien qu’il fait pitié, ce cher homme. C’est qu’il est heureux ; il trouve ça burlesque ; de temps à autre on entend son rire formidable, franc et bien timbré ; il répète : « Tapez ! rossez-le ! écorchez-moi ce brigand ! abîmez-moi cet orphelin !… »

Il avait encore composé des variations sur ce motif. On amène un détenu pour lui faire subir sa punition ; celui-ci se met à supplier le lieutenant d’avoir pitié de lui. Cette fois, Jérébiatnikof ne fait pas le bon apôtre, et sans simagrées, il dit franchement au condamné :

— Vois-tu, mon cher, je vais te punir comme il faut, car tu le mérites. Mais je puis te faire une grâce : je ne te ferai pas attacher à la crosse du fusil. Tu iras tout seul, à la nouvelle mode : tu n’as qu’à courir de toutes tes forces devant le front ! Bien entendu chaque verge te frappera, mais tu en auras plus vite fini, n’est-ce pas ? Voyons, qu’en penses-tu ? veux-tu essayer ?

Le détenu, qui l’a écouté plein de défiance et d’incertitude, se dit : « Qui sait ? peut-être bien que cette manière-là est plus avantageuse que l’autre ; si je cours de toutes mes forces, ça durera cinq fois moins, et puis, les verges ne m’atteindront peut-être pas toutes. »

— Bien, Votre Noblesse, je consens.

— Et moi aussi, je consens. — Allons ! ne bayez pas aux corneilles, vous autres ! crie le lieutenant aux soldats. — Il sait d’avance que pas une verge n’épargnera le dos de l’infortuné ; le soldat qui manquerait son coup serait sûr de son affaire. Le forçat essaye de courir dans la rue verte, mais il ne passe pas quinze rangs, car les verges pleuvent comme grêle, comme l’éclair, sur sa pauvre échine ; le malheureux tombe en poussant un cri, on le croirait cloué sur place ou abattu par une balle. — Eh ! non, Votre Noblesse, j’aime mieux qu’on me fouette d’après le règlement, dit-il alors en se soulevant péniblement, pâle et effrayé, tandis que Jérébiatnikof, qui savait d’avance l’issue de cette farce, se tient les côtes et éclate de rire. Mais je ne puis rapporter tous les divertissements qu’il avait inventés et tout ce qu’on racontait de lui.

On parlait aussi dans notre salle d’un lieutenant Smékalof, qui remplissait les fonctions de commandant de place, avant l’arrivée de notre major actuel. On parlait de Jérébiatnikof avec indifférence, sans haine, mais aussi sans vanter ses hauts faits ; on ne le louait pas, en un mot, on le méprisait : tandis qu’au nom de Smékalof, la maison de force était unanime dans ses éloges et son enthousiasme. Ce lieutenant n’était nullement un amateur passionné des baguettes, il n’y avait rien en lui du caractère de Jérébiatnikof ; pourtant il ne dédaignait pas les verges ; comment se fait-il qu’on se rappelât chez nous ses exécutions, avec une douce satisfaction ?—il avait su complaire aux forçats. Pourquoi cela ? Comment s’était-il acquis une pareille popularité ? Nos camarades, comme le peuple russe tout entier, sont prêts à oublier leurs tourments, si on leur dit une bonne parole (je parle du fait lui-même, sans l’analyser ni l’examiner). Aussi n’est-il pas difficile d’acquérir l’affection de ce peuple et de devenir populaire. Le lieutenant Smékalof avait acquis une popularité particulière — aussi, quand on mentionnait ses exécutions, c’était toujours avec attendrissement. « Il était bon comme un père », disaient parfois les forçats, qui soupiraient en comparant leur ancien chef intérimaire avec le major actuel, — « un petit cœur ! quoi ! » — C’était un homme simple, peut-être même bon à sa manière. Et pourtant, il y a des chefs qui sont non-seulement bons, mais miséricordieux, et que l’on n’aime nullement, dont on se moque, tandis que Smékalof avait si bien su faire, que tous les détenus le tenaient pour leur homme ; c’est un mérite, une qualité innée, dont ceux qui la possèdent ne se rendent souvent pas compte. Chose étrange : il y a des gens qui sont loin d’être bons et qui pourtant ont le talent de se rendre populaires. Ils ne méprisent pas le peuple qui leur est subordonné ; je crois que c’est là la cause de cette popularité. On ne voit pas en eux des grands seigneurs, ils n’ont pas d’esprit de caste, ils ont en quelque sorte une odeur de peuple, ils l’ont de naissance, et le peuple la flaire tout de suite. Il fera tout pour ces gens-là ! Il changera de gaieté de cœur l’homme le plus doux et le plus humain contre un chef très-sévère, si ce dernier possède cette odeur particulière. Et si cet homme est en outre débonnaire, à sa manière, bien entendu, oh ! alors, il est sans prix. Le lieutenant Smékalof, comme je l’ai dit, punissait quelquefois très-rudement, mais il avait l’air de punir de telle façon que les détenus ne lui en gardaient pas rancune ; au contraire, on se souvenait de ses histoires de fouet en riant. Elles étaient du reste peu nombreuses, car il n’avait pas beaucoup d’imagination artistique. Il n’avait inventé qu’une farce, une seule, dont il s’était réjoui près d’une année entière dans notre maison de force ; elle lui était chère, probablement parce qu’elle était unique, et ne manquait pas de bonne humeur. Smékalof assistait lui-même à l’exécution, en plaisantant et en raillant le détenu, qu’il questionnait sur des choses étrangères, par exemple sur ses affaires personnelles de forçat ; il faisait cela sans intention, sans arrière-pensée, mais tout simplement parce qu’il désirait être au courant des affaires de ce forçat. On lui apportait une chaise et les verges qui devaient servir au châtiment du coupable : le lieutenant s’asseyait, allumait sa longue pipe. Le détenu le suppliait… « Eh ! non, camarade ! allons, couche-toi ! qu’as-tu encore ?… » Le forçat soupire et s’étend à terre, « Eh bien ! mon cher, sais-tu lire couramment ? » — « Comment donc, Votre Noblesse, je suis baptisé, on m’a appris à lire dès mon enfance ! » — « Alors, lis. » Le forçat sait d’avance ce qu’il va lire et comment finira cette lecture, parce que cette plaisanterie s’est répétée plus de trente fois. Smékalof, lui aussi, sait que le forçat n’est pas dupe de son invention, non plus que les soldats qui tiennent les verges levées sur le dos de la malheureuse victime. Le forçat commence à lire : les soldats, armés de verges, attendent immobiles : Smékalof lui-même cesse de fumer, lève la main et guette un mot prévu. Le détenu lit et arrive enfin au mot : « aux cieux. » C’est tout ce qu’il faut. « Halte ! » crie le lieutenant, qui devient tout rouge, et brusquement, avec un geste inspiré, il dit à l’homme qui tient sa verge levée : « Et toi, fais l’officieux ! »

Et le voilà qui crève de rire. Les soldats debout autour de l’officier sourient ; le fouetteur sourit, le fouetté même, Dieu me pardonne ! sourit aussi, bien qu’au commandement de « fais l’officieux » la verge siffle et vienne couper comme un rasoir son échine coupable. Smékalof est très-heureux, parce que c’est lui qui a inventé cette bonne farce, c’est lui qui a trouvé ces deux mots « cieux » et « officieux », qui riment parfaitement. Il s’en va satisfait, comme le fustigé lui-même, qui est aussi très-content de soi et du lieutenant, et qui va raconter au bout d’une demi-heure à toute la maison de force, pour la trente et unième fois, la farce de Smékalof. « En un mot, un petit cœur ! un vrai farceur ! ». On entendait souvent chanter avec attendrissement les louanges du bon lieutenant.

— Quelquefois, quand on s’en allait au travail, — raconte un forçat dont le visage resplendit au souvenir de ce brave homme, — on le voyait à sa fenêtre en robe de chambre, en train de boire le thé, la pipe à la bouche. J’ôte mon chapeau. — Où vas-tu, Axénof ?

— Au travail, Mikail Vassilitch, mais je dois aller avant à l’atelier. — Il riait comme un bienheureux. Un vrai petit cœur ! oui, un petit cœur.

— On ne les garde jamais bien longtemps, ceux-là ! ajoute un des auditeurs.