Souvenirs de la maison des morts/Seconde partie/4

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Neyroud.
Plon (p. 252-265).


IV


LE MARI D’AKOULKA.
(récit.)


C’était tard dans la nuit, vers onze heures. Je dormais depuis quelque temps, je me réveillai en sursaut. La lueur terne et faible de la veilleuse éloignée éclairait à peine la salle… Presque tout le monde dormait, même Oustiantsef : dans le calme de la nuit, j’entendais sa respiration difficile et les glaires qui roulaient dans sa gorge à chaque aspiration. Dans l’antichambre retentirent les pas lourds et lointains de la patrouille qui s’approchait. Une crosse de fusil frappa sourdement le plancher. La salle s’ouvrit, et le caporal compta les malades en marchant avec précaution. Au bout d’une minute, il referma la porte, après y avoir placé un nouveau factionnaire ; la patrouille s’éloigna, le silence régna de nouveau. Alors seulement je remarquai non loin de moi deux détenus qui ne dormaient pas et semblaient chuchoter quelque chose. Il arrive quelquefois que deux malades couchés côte à côte, et qui n’ont pas échangé une parole pendant des semaines, des mois entiers, entament une conversation à brûle-pourpoint, au milieu de la nuit, et que l’un d’eux étale son passé devant l’autre.

Ils parlaient probablement depuis longtemps. Je n’entendis pas le commencement, et je ne pus pas tout saisir du premier coup, mais peu à peu je m’habituai à ce chuchotement et je compris tout. Je n’avais pas envie de dormir : que pouvais-je faire d’autre, sinon écouter ? L’un d’eux racontait avec chaleur, à demi couché sur son lit, la tête levée et tendue vers son camarade. Il était visiblement échauffé et surexcité : il désirait parler. Son auditeur, assis d’un air sombre et indifférent sur sa couchette, les jambes à plat sur le matelas, marmottait de temps à autre quelques mots en réponse à son camarade, plus par convenance qu’autrement, et se bourrait à chaque instant le nez de tabac qu’il puisait dans une tabatière de corne : c’était le soldat Tchérévine, de la compagnie de discipline, un pédant morose, froid, raisonneur, un imbécile avec de l’amour-propre, tandis que le conteur Chichkof, âgé de trente ans environ, était un forçat civil, auquel jusqu’alors je n’avais guère fait attention ; pendant tout mon temps de bagne je ne ressentis jamais le moindre intérêt pour lui, car c’était un homme vain et étourdi. Il se taisait quelquefois pendant des semaines, d’un air bourru et grossier ; soudain il se mêlait d’une affaire quelconque, faisait des cancans, s’échauffait pour des futilités, racontait Dieu sait quoi, de caserne en caserne, calomniait, paraissait hors de lui. On le battait, alors il se taisait de nouveau. Comme il était poltron et lâche, on le traitait avec dédain. C’était un homme de petite taille, assez maigre, avec des yeux égarés ou bien stupidement réfléchis. Quand il racontait quelque chose, il s’échauffait, agitait les bras et tout à coup s’interrompait ou passait à un autre sujet, se perdait dans de nouveaux détails, et oubliait finalement de quoi il parlait. Il se querellait souvent ; quand il injuriait son adversaire, Chichkof parlait d’un air sentimental et pleurait presque… Il ne jouait pas mal de la balalaïka, pour laquelle il avait un faible ; il dansait même les jours de fête, et fort bien, quand d’autres l’y engageaient… (On pouvait très-vite le forcer à faire ce qu’on voulait… Non pas qu’il fût obéissant, mais il aimait à se faire des camarades et à leur complaire.)

Pendant longtemps je ne pus comprendre ce que Chichkof racontait. Il me semblait qu’il abandonnait continuellement son sujet pour parler d’autre chose. Il avait peut-être remarqué que Tchérévine prêtait peu d’attention à son récit, mais je crois qu’il voulait ignorer cette indifférence pour ne pas s’en formaliser.

— …Quand il allait au marché, continuait-il, tout le monde le saluait, l’honorait… un richard, quoi !

— Tu dis qu’il avait un commerce ?

— Oui, un commerce ! Notre classe marchande est très-pauvre : c’est la misère nue. Les femmes vont à la rivière, et apportent l’eau de très-loin, pour arroser leurs jardins ; elles s’éreintent, s’éreintent, et pourtant, quand vient l’automne, elles n’ont même pas de quoi faire une soupe aux choux. Une ruine ! Mais celui-là possédait un gros lopin de terre que ses ouvriers — il en avait trois — labouraient ; et puis un rucher, dont il vendait le miel ; il faisait le commerce du bétail, enfin on le tenait en honneur chez nous. Il était fort âgé et tout gris, ses soixante-dix ans étaient bien lourds pour ses vieux os. Quand il venait au marché dans sa pelisse de renard, tout le monde le saluait. — « Bonjour, petit père Ankoudim Trophimytch ! » — Bonjour ! qu’il répondait. « Comment te portes-tu ? » Il ne méprisait personne. — « Vivez longtemps, Ankoudim Trophimytch ! » — « Comment vont tes affaires ? » — « Elles sont aussi bonnes que la suie est blanche. Et les vôtres, petit père ? » — « Nous vivons pour nos péchés, nous fatiguons la terre. » — « Vivez longtemps, Ankoudim Trophimytch. » Il ne méprisait personne. Ses conseils étaient bons ; chaque mot de lui valait un rouble. C’était un grand liseur, car il était savant ; il ne faisait que lire des choses du bon Dieu. Il appelait sa vieille femme et lui disait : « Écoute, femme, saisis bien ce que je te dis. » Et le voilà qui lui explique. La vieille Maria Stépanovna n’était pas vieille, si vous voulez, c’était sa seconde femme ; il l’avait épousée pour avoir des enfants, sa première femme ne lui en ayant point donné — il avait deux garçons encore jeunes, car le cadet Vacia était né quand son père touchait à soixante ans ; Akoulka sa fille avait dix-huit ans, elle était l’aînée.

— Ta femme, n’est-ce pas ?

— Attends un moment ; Philka Marosof commence alors à faire du tapage. Il dit à Ankoudim : « Partageons, rends-moi mes quatre cents roubles ; je ne suis pas ton homme de peine, je ne veux plus trafiquer avec toi et je ne veux pas épouser ton Akoulka. Je veux faire la fête. Maintenant que mes parents sont morts, je boirai tout mon argent, puis je me louerai, c’est-à-dire je m’engagerai comme soldat, et dans dix ans je reviendrai ici feld-maréchal ! » Ankoudim lui rendit son argent, tout ce qu’il avait à lui, parce qu’autrefois, ils trafiquaient à capital commun avec le père de Philka, — « Tu es un homme perdu ! » qu’il lui dit. — « Que je sois perdu ou non, vieille barbe grise, tu es le plus grand ladre que je connaisse. Tu veux faire fortune avec quatre kopeks, tu ramasses toutes les saletés imaginables pour t’en servir. Je veux cracher là-dessus. Tu amasses, tu enfouis, diable sait pourquoi. Moi, j’ai du caractère. Je ne prendrai tout de même pas ton Akoulka ; j’ai déjà dormi avec elle… »

— Comment oses-tu déshonorer un honnête père, une honnête fille ? Quand as-tu dormi avec elle, lard de serpent, sang de chien que tu es ? lui dit Ankoudim eu tremblant de colère. (C’est Philka qui l’a raconté plus tard.)

— Non-seulement je n’épouserai pas ta fille, mais je ferai si bien que personne ne l’épousera, pas même Mikita Grigoritch, parce qu’elle est déshonorée. Nous avons fait la vie ensemble depuis l’automne dernier. Mais pour rien au monde je n’en voudrais. Non ! donne-moi tout ce que tu voudras, je ne la prendrai pas !…

Là-dessus, il fit une fière noce, ce gaillard. Ce n’était qu’un cri, qu’une plainte dans toute la ville. Il s’était procuré des compagnons, car il avait une masse d’argent, il ribota pendant trois mois, une noce à tout casser ! il liquida tout. « Je veux voir la fin de cet argent, je vendrai la maison, je vendrai tout, et puis je m’engagerai ou bien je vagabonderai ! » Il était ivre du matin au soir et se promenait dans une voiture à deux chevaux avec des grelots. C’étaient les filles qui l’aimaient ! car il jouait bien du théorbe…

— Alors, c’est vrai qu’il avait eu des affaires avec cette Akoulka ?

— Attends donc. Je venais d’enterrer mon père ; ma mère cuisait des pains d’épice ; on travaillait pour Ankoudim, ça nous donnait de quoi manger, mais on vivait joliment mal ; nous avions du terrain derrière la forêt, on y semait du blé ; mais quand mon père fut mort, je fis la noce. Je forçais ma mère à me donner de l’argent en la rossant moi aussi…

— Tu avais tort de la battre. C’est un grand péché !

— J’étais quelquefois ivre toute la sainte journée. Nous avions une maison couci couça toute pourrie si tu veux, mais elle nous appartenait. Nous crevions la faim ; il y avait des semaines entières où nous mâchions des chiffons… Ma mère m’agonisait de sottises, mais ça m’était bien égal… Je ne quittais pas Philka Marosof, nous étions ensemble nuit et jour. « Joue-moi de la guitare, me disait-il, et moi je resterai couché ; je te jetterai de l’argent parce que je suis l’homme le plus riche du monde ! » Il ne savait qu’inventer. Seulement il ne prenait rien de ce qui avait été volé. « Je ne suis pas un voleur, je suis un honnête homme ! » — « Allons barbouiller de goudron la porte d’Akoulka, parce que je ne veux pas qu’elle épouse Mikita Grigoritch ! J’y tiens plus que jamais. » Il y avait déjà longtemps que le vieillard voulait donner sa fille à Mikita Grigoritch : c’était un homme d’un certain âge qui trafiquait aussi et qui portait des lunettes. Quand il entendit parler de la mauvaise conduite d’Akoulka, il dit au vieux : « — Ce sera une grande honte pour moi, Ankoudim Trophimytch ; au reste je ne veux pas me marier, maintenant j’ai passé l’âge. » Alors, nous barbouillâmes la porte d’Akoulka avec du goudron. On la rossa à la maison pour cela, jusqu’à la tuer. Sa mère, Maria Stépanovna, criait : « J’en mourrai ! » — tandis que le vieux disait : « Si nous étions au temps des patriarches, je l’aurais hachée sur un bûcher ; mais maintenant tout est pourriture et corruption ici-bas. » Les voisins entendaient quelquefois hurler Akoulka d’un bout de la rue à l’autre. On la fouettait du matin au soir. Et Philka criait sur le marché à tout le monde : —Une fameuse fille que la Akoulka, pour bien boire ensemble. Je leur ai tapé sur le museau, aux autres, ils se souviendront de moi. Un jour, je rencontre Akoulka qui allait chercher de l’eau dans des seaux, je lui crie : « Bonjour, Akoulina Koudimovna ! un effet de votre bonté ! dis-moi avec qui tu vis et où tu prends de l’argent pour être si brave ! » Je ne lui dis rien d’autre ; elle me regarda avec ses grands yeux ; elle était maigre comme une bûche. Elle n’avait fait que me regarder ; sa mère, qui croyait qu’elle plaisantait avec moi, lui cria du seuil de sa porte : « Qu’as-tu à causer avec lui, éhontée ! » Et ce jour-là on recommença de nouveau à la battre. On la rossait quelquefois une heure entière. « Je la fouette, disait-elle, parce qu’elle n’est plus ma fille. »

— Elle était donc débauchée !

— Écoute donc ce que je te raconte, petit oncle ! Nous ne faisions que nous enivrer avec Philka ; un jour que j’étais couché, ma mère arrive et me dit : « — Pourquoi restes-tu couché ? canaille, brigand que tu es ! » Elle m’injuria tout d’abord, puis elle me dit : « — Épouse Akoulka. Ils seront contents de te la donner en mariage, et ils lui feront une dot de trois cents roubles. » Moi, je lui réponds : « Mais maintenant tout le monde sait qu’elle est déshonorée. » — « Imbécile ! tout cela disparaît sous la couronne de mariage ; tu n’en vivras que mieux, si elle tremble devant toi toute sa vie. Nous serions à l’aise avec leur argent ; j’ai déjà parlé de ce mariage à Maria Stépanovna : nous sommes d’accord. » Moi, je lui dis : « — Donnez-moi vingt roubles tout de suite, et je l’épouse. » Ne le crois pas, si tu veux, mais jusqu’au jour de mon mariage j’ai été ivre. Et puis Philka Marosof ne faisait que me menacer. « Je te casserai les côtes, espèce de fiancé d’Akoulka ; si je veux, je dormirai toutes les nuits avec ta femme. — Tu mens, chien que tu es ! » Il me fit honte devant tout le monde dans la rue. Je cours à la maison ! Je ne veux plus me marier, si l’on ne me donne pas cinquante roubles tout de suite.

— Et on te l’a donnée en mariage ?

— À moi ? pourquoi pas ? Nous n’étions pas des gens déshonorés. Mon père avait été ruiné par un incendie, un peu avant sa mort ; il avait même été plus riche qu’Ankoudim Trophimytch. « Des gens sans chemise comme vous devraient être trop heureux d’épouser ma fille ! » que le vieil Ankoudim me dit. — « Et votre porte, n’a-t-elle pas été assez barbouillée de goudron ? » lui répondis-je. — « Qu’est-ce que tu me racontes ? Prouve-moi qu’elle est déshonorée… Tiens, si tu veux, voilà la porte, tu peux t’en aller. Seulement, rends-moi l’argent que je t’ai donné ! » Nous décidâmes alors avec Philka Marosof d’envoyer Mitri Bykof au père Ankoudim pour lui dire que je lui ferais honte devant tout le monde. Jusqu’au jour de mon mariage, je ne dessoûlai pas. Ce n’est qu’à l’église que je me dégrisai. Quand on nous amena de l’église, on nous fit asseoir, et Mitrophane Stépanytch, son oncle à elle, dit : « Quoique l’affaire ne soit pas honnête, elle est pourtant faite et finie. » Le vieil Ankoudim était assis, il pleurait ; les larmes coulaient dans sa barbe grise. Moi, camarade, voilà ce que j’avais fait : j’avais mis un fouet dans ma poche, avant d’aller à l’église, et j’étais résolu à m’en servir à cœur joie, afin qu’on sût par quelle abominable tromperie elle se mariait et que tout le monde vît bien si j’étais un imbécile…

— C’est ça, et puis tu voulais qu’elle comprit ce qui l’attendait…

— Tais-toi, oncle ! chez nous, tout de suite après la cérémonie du mariage, on mène les époux dans une chambre à part, tandis que les autres restent à boire en les attendant. On nous laisse seuls avec Akoulka : elle était pâle, sans couleurs aux joues, tout effrayée. Ses cheveux étaient aussi fins, aussi clairs que du lin, — ses yeux très-grands. Presque toujours elle se taisait ; on ne l’entendait jamais, on aurait pu croire qu’elle était muette ; très-singulière, cette Akoulka. Tu peux te figurer la chose ; mon fouet était prêt, sur le lit. — Eh bien ! elle était innocente, et je n’avais rien, mais rien à lui reprocher !

— Pas possible !

— Vrai ! honnête comme une fille d’une honnête maison. Et pourquoi, frère, pourquoi avait-elle enduré cette torture ? Pourquoi Philka Marosof l’avait-il diffamée ?

— Oui, pourquoi ?

— Alors je suis descendu du lit et je me suis mis à genoux devant elle, en joignant les mains : — Petite mère, Akoulina Koudimovna ! que je lui dis, pardonne-moi d’avoir été assez sot pour croire toutes ces calomnies. Pardonne-moi, je suis une canaille ! — Elle était assise sur le lit à me regarder ; elle me posa les deux mains sur les épaules, et se mit à rire, et pourtant les larmes lui coulaient le long des joues : elle sanglotait et riait en même temps… Je sortis alors et je dis à tous les gens de la noce : « Gare à Philka Marosof, si je le rencontre, il ne sera bientôt plus de ce monde. » Les vieux ne savaient trop que dire dans leur joie ; la mère d’Akoulka était prête à se jeter aux pieds de sa fille et sanglotait. Alors le vieux dit : « — Si nous avions su et connu tout cela, notre fille bien-aimée, nous ne t’aurions pas donné un pareil mari, » — Il t’aurait fallu voir comme nous étions habillés le premier dimanche après notre mariage, quand nous sortîmes de l’église ; moi, en cafetan de drap fin, en bonnet de fourrure avec des braies de peluche ; elle, en pelisse de lièvre toute neuve, la tête couverte d’un mouchoir de soie ; nous nous valions l’un l’autre. Tout le monde nous admirait. Je n’étais pas mal, Akoulinouchka non plus ; on ne doit pas se vanter, mais il ne faut pas non plus se dénigrer : quoi ! on n’en fait pas à la douzaine, des gens comme nous…

— Bien sûr.

— Allons, écoute ! le lendemain de mon mariage, je me suis enfui loin de mes hôtes, quoique ivre, et je courais dans la rue en criant : « Qu’il vienne ici, ce chenapan de Philka Marosof, qu’il vienne seulement, la canaille ! » Je hurlais cela sur le marché. Il faut dire que j’étais ivre-mort ; on me rattrapa pourtant près de chez les Vlassof : on eut besoin de trois hommes pour me ramener de force au logis. Tout le monde parlait de cela en ville. Les filles se disaient en se rencontrant au marché : « — Eh bien, vous savez la nouvelle, Akoulka était vierge. » Peu de temps après, je rencontre Philka Marosof qui me dit en public, devant des étrangers : « — Vends ta femme, tu auras de quoi boire. Tiens, le soldat Jachka ne s’est marié que pour cela ; il n’a pas même dormi une fois avec sa femme, mais au moins il a eu de quoi se soûler pendant trois ans. » Je lui réponds : « — Canaille ! » — « Imbécile, qu’il me fait. Tu t’es marié quand tu n’avais pas ton bon sens. Pouvais-tu seulement comprendre quelque chose à cela ? » J’arrive à la maison et je leur crie : « Vous m’avez marié quand j’étais ivre. » La mère d’Akoulka voulut alors s’accrocher à moi, mais je lui dis : « Petite mère, tu ne comprends que les affaires d’argent. Amène-moi Akoulka ! » C’est alors que je commençai à la battre. Je la battis, camarade, je la battis deux heures entières, jusqu’à ce que je roulasse moi-même par terre ; de trois semaines, elle ne put quitter le lit.

— C’est sûr ! remarqua Tchérévine avec flegme, — si on ne les bat pas, elles… L’as-tu trouvée avec son amant ?

— Non, à vrai dire, je ne l’ai jamais pincée, fit Chichkof après un silence, en parlant avec effort. — Mais j’étais offensé, très-offensé, parce que tout le monde se moquait de moi. La cause de tout, c’était Philka. — « Ta femme est faite pour que les autres la regardent. » Un jour, il nous invita chez lui, et le voilà qui commence : « — Regardez un peu quelle bonne femme il a : elle est tendre, noble, bien élevée, affectueuse, bienveillante pour tout le monde. Aurais-tu oublié par hasard, mon gars, que nous avons barbouillé ensemble leur porte de goudron ? » J’étais soûl à ce moment : il m’empoigna alors par les cheveux, si fort qu’il m’allongea à terre du premier coup, « Allons ! danse, mari d’Akoulka, je te tiendrai par les cheveux, et toi, tu danseras pour me divertir ! » — « Canaille ! » que je lui fais. « — Je viendrai en joyeuse compagnie chez toi et je fouetterai ta femme Akoulka sous tes yeux, autant que cela me fera plaisir. » Le croiras-tu ? pendant tout un mois, je n’osais pas sortir de la maison, tant j’avais peur qu’il n’arrivât chez nous et qu’il ne fit un scandale à ma femme. Aussi, ce que je la battis pour cela !…

— À quoi bon la battre ? On peut lier les mains d’une femme, mais pas sa langue. Il ne faut pas non plus trop les rosser. Bats-la d’abord, puis fais-lui une morale, et caresse-la ensuite. Une femme est faite pour ça.

Chichkof resta quelques instants silencieux.

— J’étais très-offensé, continua-t-il, — je repris ma vieille habitude, je la battais du matin au soir pour un rien, parce qu’elle ne s’était pas levée comme je l’entendais, parce qu’elle ne marchait pas comme il faut ! Si je ne la rossais pas, je m’ennuyais. Elle restait quelquefois assise près de la fenêtre à pleurer silencieusement… cela me faisait mal quelquefois de la voir pleurer, mais je la battais tout de même… Sa mère m’injuriait quelquefois à cause de cela. — « Tu es un coquin, un gibier de bagne ! » — « Ne me dis pas un mot, ou je t’assomme ! vous me l’avez fait épouser quand j’étais ivre ; vous m’avez trompé. » Le vieil Ankoudim voulut d’abord s’en mêler ; il me dit un jour : « — Fais attention, tu n’es pas un tel prodige qu’on ne puisse te mettre à la raison ! » Mais il n’en mena pas large. Maria Stépanovna était devenue très-douce ; une fois, elle vint vers moi tout en larmes et me dit : « — J’ai le cœur tout angoissé, Ivan Sémionytch, ce que je te demanderai n’a guère d’importance pour toi, mais j’y tiens beaucoup ; laisse-la partir, te quitter, petit père. » Et la voilà qui se prosterne. « Apaise-toi ! pardonne-lui ! Les méchantes gens la calomnient ; tu sais bien qu’elle était honnête quand tu l’as épousée. » Elle se prosterna encore une fois et pleura. Moi, je fis le crâne : « Je ne veux rien entendre, que je lui dis ; ce que j’aurai envie de vous faire, je vous le ferai parce que je suis hors de moi ; quant à Philka Marosof, c’est mon meilleur et mon plus cher ami… »

— Vous avez recommencé à riboter ensemble ?…

— Parbleu ! Plus moyen de l’approcher : il se tuait à force de boire. Il avait bu tout ce qu’il possédait, et s’était engagé comme soldat, remplaçant d’un bourgeois de la ville. Chez nous, quand un gars se décide à en remplacer un autre, il est le maître de la maison et de tout le monde, jusqu’au moment où il est appelé. Il reçoit la somme convenue le jour de son départ, mais en attendant il vit dans la maison de son patron, quelquefois six mois entiers : il n’y a pas d’horreur que ces gaillards-là ne commettent. C’est vraiment à emporter les images saintes loin de la maison. Du moment qu’il consent à remplacer le fils de la maison, il se considère comme un bienfaiteur et estime que l’on doit avoir du respect pour lui ; sans quoi il se dédit. Aussi Philka Marosof faisait-il les cent coups chez ce bourgeois, il dormait avec la fille, empoignait le maître de la maison par la barbe après dîner ; enfin, il faisait tout ce qui lui passait par la tête. On devait lui chauffer le bain (de vapeur) tous les jours, et encore fallait-il qu’on augmentât la vapeur avec de l’eau-de-vie et que les femmes le menassent au bain en le soutenant par-dessous les bras . Quand il revenait chez le bourgeois après avoir fait la noce, il s’arrêtait au beau milieu la rue et beuglait : « — Je ne veux pas entrer par la porte, mettez bas la palissade ! » Si bien qu’on devait abattre la barrière, tout à côté de la porte, rien que pour le laisser passer. Cela finit pourtant, le jour où on l’emmena au régiment ; ce jour-là, on le dégrisa. Dans toute la rue, la foule se pressait : « On emmène Philka Marosof ! » Lui, il saluait de tous côtés, à droite, à gauche. En ce moment Akoulka revenait du jardin potager. Dès que Philka l’aperçut, il lui cria : « — Arrête ! » il sauta à bas de la télègue et se prosterna devant elle. — « Mon âme, ma petite fraise, je t’ai aimée deux ans, maintenant on m’emmène au régiment avec de la musique. Pardonne-moi, fille honnête d’un père honnête, parce que je suis une canaille, coupable de tout ton malheur. » Et le voilà qui se prosterne une seconde fois devant elle. Tout d’abord, Akoulka s’était effrayée, mais elle lui fit un grand salut qui la plia en deux : « Pardonne-moi aussi, bon garçon, mais je ne suis nullement fâchée contre toi ! » Je rentre à la maison sur ses talons. — « Que lui as-tu dit ? viande de chien que tu es ! » Crois-le, ne le crois pas, comme tu voudras, elle me répondit en me regardant franchement :

« — Je l’aime mieux que tout au monde. »

— Tiens !…

— Ce jour-là, je ne soufflai pas mot. Seulement, vers le soir, je lui dis : « — Akoulka ! je te tuerai maintenant. » Je ne fermai pas l’œil de toute la nuit, j’allai boire du kvas dans l’antichambre ; quand le jour se leva, je rentrai dans la maison. — « Akoulka, prépare-toi à venir aux champs. » Déjà auparavant je me proposais d’y aller ; ma femme le savait. — « Tu as raison, me dit-elle, c’est le moment de la moisson ; on m’a dit que depuis deux jours l’ouvrier est malade et ne fait rien. » J’attelai la télègue sans dire un mot. En sortant de la ville, on trouve une forêt qui a quinze verstes de long et au bout de laquelle était situé notre champ. Quand nous eûmes fait trois verstes sous bois, j’arrêtai le cheval. — « Allons, lève-toi, Akoulka, ta fin est arrivée. » Elle me regarde tout effrayée, se lève silencieuse. « Tu m’as assez tourmenté, que je lui dis, fais ta prière ! » Je l’empoignai par les cheveux — elle avait des tresses longues, épaisses ; je les enroule autour de mon bras, je la maintiens entre mes genoux, je sors mon couteau, je lui renverse la tête en arrière, et je lui fends la gorge… Elle crie, le sang jaillit ; moi, alors, je jette mon couteau, je l’étreins dans mes bras, je l’étends à terre et je l’embrasse en hurlant de toutes mes forces. Je hurle, elle crie, palpite, se débat ; le sang — son sang — me saute à la figure, jaillit sur mes mains, toujours plus fort.

Je pris peur alors, je la laissai, je laissai mon cheval, et je me mis à courir, à courir jusqu’à la maison ; j’y entrai par derrière et me cachai dans la vieille baraque du bain, toute déjetée et hors de service : je me couchai sous la banquette et j’y restai caché jusqu’à la nuit noire.

— Et Akoulka ?

— Elle se releva pour retourner aussi à la maison. On la retrouva plus tard à cent pas de l’endroit.

— Tu ne l’avais pas achevée, alors ?

— …Non ! — Chichkof s’arrêta un instant.

— Oui, fit Tchérévine, il y a une veine… si on ne la coupe pas du premier coup, l’homme se débattra, le sang aura beau couler, eh bien ! il ne mourra pas.

— Elle est morte tout de même. On la trouva le soir, déjà froide. On avertit qui de droit et l’on se mit à ma recherche. On me trouva pendant la nuit dans ce vieux bain… Et voilà, je suis ici depuis quatre ans déjà, ajouta-t-il après un silence.

— Oui, si on ne les bat pas, on n’arrive à rien, remarqua sentencieusement Tchérévine, en sortant de nouveau sa tabatière. Il prisa longuement, avec des pauses.

— Pourtant, mon garçon, tu as agi très-bêtement. Moi aussi, j’ai surpris ma femme avec un amant. Je la fis venir dans le hangar, je pliai alors un licol en deux et je lui dis : « À qui as-tu juré d’être fidèle ? À qui as-tu juré à l’église, hein ? » Je l’ai rossée, rossée, avec mon licol, tellement rossée et rossée, pendant une heure et demie, qu’à la fin, éreintée, elle me cria : « Je te laverai les pieds et je boirai cette eau ! » On l’appelait Avdotia.