Souvenirs de la maison des morts/Seconde partie/6

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Traduction par Charles Neyroud.
Plon (p. 285-300).



VI


LES ANIMAUX DE LA MAISON DE FORCE.


L’achat de Gniédko (cheval bai), qui eut lieu peu de temps après, fut une distraction beaucoup plus agréable et plus intéressante pour les forçats que la visite du haut personnage dont je viens de parler. Nous avions besoin d’un cheval dans le bagne pour transporter l’eau, pour emmener les ordures, etc. Un forçat devait s’en occuper, et le conduisait, — sous escorte, bien entendu. — Notre cheval avait passablement à faire matin et soir ; c’était une bonne bête, mais déjà usée, car il servait depuis longtemps. Un beau matin, la veille de la Saint-Pierre, Gniédko (Bai), qui amenait un tonneau d’eau, s’abattit et creva au bout de quelques instants. On le regretta fort ; aussi tous les forçats se rassemblèrent autour de lui pour discuter et commenter sa mort. Ceux qui avaient servi dans la cavalerie, les Tsiganes, les vétérinaires et autres prouvèrent une connaissance approfondie des chevaux en général, et se querellèrent à ce sujet ; tout cela ne ressuscita pas notre cheval bai, qui était étendu mort, le ventre boursouflé ; chacun croyait de son devoir de le tâter du doigt ; on informa enfin le major de l’accident arrivé par la volonté de Dieu ; il décida d’en faire acheter immédiatement un autre.

Le jour de la Saint-Pierre, de bon matin, après la messe, quand tous les forçats furent réunis, on amena des chevaux pour les vendre. Le soin de choisir un cheval était confié aux détenus, car il y avait parmi eux de vrais connaisseurs, et il aurait été difficile de tromper deux cent cinquante hommes dont le maquignonnage avait été la spécialité. Il arriva des Tsiganes, des Kirghizes, des maquignons, des bourgeois. Les forçats attendaient avec impatience l’apparition de chaque nouveau cheval, et se sentaient gais comme des enfants. Ce qui les flattait surtout, c’est qu’ils pouvaient acheter une bête comme des gens libres, comme pour eux, comme si l’argent sortait de leur poche. On amena et emmena trois chevaux avant qu’on eût fini de s’entendre sur l’achat du quatrième. Les maquignons regardaient avec étonnement et une certaine timidité les soldats d’escorte qui les accompagnaient. Deux cents hommes rasés, marqués au fer, avec des chaînes aux pieds, étaient bien faits pour inspirer une sorte de respect, d’autant plus qu’ils étaient chez eux, dans leur nid de forçats, où personne ne pénétrait jamais. Les nôtres étaient inépuisables en ruses qui devaient leur faire connaître la valeur du cheval qu’on venait de leur amener ; ils l’examinaient, le tâtaient avec un air affairé, sérieux, comme si la prospérité de la maison de force eût dépendu de l’achat de cette bête, Les Circassiens sautèrent même sur sa croupe ; leurs yeux brillaient, ils babillaient rapidement dans leur dialecte incompréhensible, en montrant leurs dents blanches et en faisant mouvoir les narines dilatées du leurs nez basanés et crochus. Il y avait des Russes qui prêtaient une vive attention à leur discussion, et semblaient prêts à leur sauter aux yeux ; ils ne comprenaient pas les paroles que leurs camarades échangeaient, mais on voyait qu’ils auraient voulu deviner par l’expression des yeux, savoir si le cheval était bon ou non. Qu’importait à un forçat, et surtout à un forçat hébété et dompté, qui n’aurait pas même osé prononcer un mot devant ses autres camarades, que l’on achetait un cheval ou un autre, comme s’il l’eût acquis pour son compte, comme s’il ne lui était pas indifférent qu’on choisit celui-là ou un autre ? Outre les Circassiens, ceux des condamnés auxquels on accordait de préférence les premières places et la parole étaient les Tsiganes et les ex-maquignons. Il y eut une espèce de duel entre deux forçats — le Tsigane Koulikof, ancien maquignon et voleur de chevaux, et un vétérinaire par vocation, rusé paysan sibérien qui avait été envoyé depuis peu de temps aux travaux forcés et qui avait réussi à enlever à Koulikof toutes ses pratiques en ville. —Il faut dire que l’on prisait fort les vétérinaires sans diplôme de la prison, et que non-seulement les bourgeois et les marchands, mais les hauts fonctionnaires de la ville s’adressaient à eux quand leurs chevaux tombaient malades, de préférence à plusieurs vétérinaires patentés. Jusqu’à l’arrivée de Iolkine, le paysan sibérien, Koulikof avait eu force clients dont il recevait des preuves sonnantes de reconnaissance ; on ne lui connaissait pas de rival. Il agissait en vrai Tsigane, dupait et trompait, car il ne savait pas son métier aussi bien qu’il s’en vantait. Ses revenus avaient fait de lui une espèce d’aristocrate parmi les forçats de notre prison : on l‘écoutait et on lui obéissait, mais il parlait peu, et ne se prononçait que dans les grandes occasions. C’était un fanfaron, mais qui disposait d’une énergie réelle : il était d’âge mûr, très-beau et surtout très-intelligent. Il nous parlait, à nous autres gentilshommes, avec une politesse exquise, tout en conservant une dignité parfaite. Je suis sûr que si on l’avait habillé convenablement et amené dans un club de capitale sous le titre de comte, il aurait tenu son rang, joué au whist, et parlé à ravir en homme de poids, qui sait se taire quand il faut : de toute la soirée personne n’eût deviné que ce comte était un simple vagabond. Il avait probablement beaucoup vu ; quant à son passé, il nous était parfaitement inconnu — il faisait partie de la section particulière. — Sitôt que Iolkine, — simple paysan vieux-croyant, mais rusé comme le plus rusé moujik, — fut arrivé, la gloire vétérinaire de Koulikof pâlit sensiblement. En moins de deux mois, le Sibérien lui enleva presque tous ses clients de la ville, car il guérissait en très-peu de temps des chevaux que Koulikof avait déclarés incurables, et dont les vétérinaires patentés avaient abandonné la cure. Ce paysan avait été condamné aux travaux forcés pour avoir fabriqué de la fausse monnaie. Quelle mouche l’avait piqué de se mêler d’une pareille industrie ? Il nous raconta lui-même en se moquant comment il leur fallait trois pièces d’or authentiques pour en faire une fausse. Koulikof était quelque peu offusqué des succès du paysan, tandis que sa gloire déclinait rapidement. Lui qui avait eu jusqu’alors une maîtresse dans le faubourg, qui portait une camisole de peluche, des bottes à revers, il fut subitement obligé de se faire cabaretier ; aussi tout le monde s’attendait a une bonne querelle lors de l’achat du nouveau cheval. La curiosité était excitée, chacun d’eux avait ses partisans ; les plus ardents s’agitaient et échangeaient déjà des injures. Le visage rusé de Iolkine était contracté par un sourire sarcastique ; mais il en fut autrement que l’on ne pensait : Koulikof n’avait nulle envie de disputer, il agit très-habilement sans en venir là. Il céda tout d’abord, écouta avec déférence les avis critiques de son rival, mais l’attrapa sur un mot, lui faisant remarquer d’un air modeste et ferme qu’il se trompait. Avant que Iolkine eût eu le temps de se reprendre et de se raviser, son rival lui démontra qu’il avait commis une erreur. En un mot, Iolkine fut battu à plate couture, d’une façon inattendue et très-habile, si bien que le parti de Koulikof resta satisfait.

— Eh ! non, enfants, il n’y a pas à dire, on ne le prend pas en défaut, il sait ce qu’il fait ; eh ! eh ! disaient les uns.

— Iolkine en sait plus long que lui ! faisaient remarquer les autres, mais d’un ton conciliant. Les deux partis étaient prêts à faire des concessions.

— Et puis, outre qu’il en sait autant que l’autre, il a la main plus légère… Oh ! pour tout ce qui concerne le bétail, Koulikof ne craint personne.

— Lui non plus.

— Il n’a pas son pareil.

On choisit enfin le nouveau cheval, qui fut acheté. C’était un hongre excellent, jeune, vigoureux, d’apparence agréable. Une bête irréprochable sous tous les points de vue. On commença à marchander : le propriétaire demandait trente roubles, les forçats ne voulaient en donner que vingt-cinq. On marchanda longtemps et avec chaleur, en ajoutant et en cédant de part et d’autre. Finalement, les forçats se mirent eux-mêmes à rire.

— Est-ce que tu prends l’argent de ta propre bourse ? disaient les uns, à quoi bon marchander ? — As-tu envie de faire des économies pour le trésor ? criaient les autres.

— Mais tout de même, camarades, c’est de l’argent commun.

— Commun ! On voit bien qu’on ne sème pas les imbéciles, mais qu’ils naissent tout seuls !

Enfin l’affaire se conclut pour vingt-huit roubles ; on fit le rapport au major, qui autorisa l’achat. On apporta immédiatement du pain et du sel, et l’on conduisit triomphalement le nouveau pensionnaire à la maison de force. Il n’y eut pas de forçat, je crois, qui ne lui flattât le cou ou ne lui caressa le museau. Le jour même de son acquisition, on lui fit amener de l’eau : tous les détenus le regardaient avec curiosité traîner son tonneau. Notre porteur d’eau, le forçat Romane, regardait sa bête avec une satisfaction béate. Cet ex-paysan, âgé de cinquante ans environ, était sérieux et taciturne comme presque tous les cochers russes, comme si vraiment le commerce constant des chevaux donnait de la gravité et du sérieux au caractère. Romane était calme, affable avec tout le monde, peu parleur ; il prisait du tabac qu’il tenait dans une tabatière ; depuis des temps immémoriaux, il avait eu affaire aux chevaux de la maison de force ; celui qu’on venait d’acheter était le troisième qu’il soignait depuis qu’il était au bagne.

La place de cocher revenait de droit à Romane, et personne n’aurait eu l’idée de lui contester ce droit. Quand Bai creva, personne ne songea à accuser Romane d’imprudence, pas même le major : c’était la volonté de Dieu, tout simplement ; quant à Romane, c’était un bon cocher. Le cheval bai devint bientôt le favori de la maison de force ; tout insensibles que fussent nos forçats, ils venaient souvent le caresser. Quelquefois, quand Romane, de retour de la rivière, fermait la grande porte que venait de lui ouvrir le sous-officier, Gniedko restait immobile à attendra son conducteur, qu’il regardait de côté. — « Va tout seul ! » lui criait Romane, — et Gniedko s’en allait tranquillement jusqu’à la cuisine où il s’arrêtait, attendant que les cuisiniers et les garçons de chambre vinssent puiser l’eau avec des seaux. — « Quel gaillard que notre Gniedko ! lui criait-on, il a amené tout seul son tonneau ! Il obéit, que c’est un vrai plaisir !… »

— C’est vrai ! ce n’est qu’un animal, et il comprend ce qu’on lui dit.

— Un crâne cheval que Gniedko !

Le cheval secouait alors la tête et s’ébrouait comme s’il eût entendu et apprécié les louanges ; quelqu’un lui apportait du pain et du sel ; quand il avait fini, il secouait de nouveau sa tête comme pour dire : — Je te connais, je te connais ! je suis un bon cheval, et tu es un brave homme !

J’aimais aussi à régaler Gniedko de pain. Je trouvais du plaisir à regarder son joli museau et à sentir dans la paume de ma main ses lèvres chaudes et molles, qui happaient avidement mon offrande.

Nos forçats aimaient les animaux, et si on le leur avait permis, ils auraient peuplé les casernes d’oiseaux et d’animaux domestiques.

Quelle occupation pourrait mieux ennoblir et adoucir le caractère sauvage des détenus ? Mais on ne l’autorisait pas. Ni le règlement, ni l’espace ne le permettaient.

Pourtant, de mon temps, quelques animaux s’étaient établis à la maison de force. Outre Gniedko, nous avions des chiens, des oies, un bouc, Vaska, et un aigle, qui ne resta que quelque temps.

Notre chien était, comme je l’ai dit auparavant, Boulot ; une bonne bête intelligente, avec laquelle j’étais en amitié ; mais comme le peuple tient le chien pour un animal impur, auquel il ne faut pas faire attention, personne ne le regardait. Il demeurait dans la maison de force, dormait dans la cour, mangeait les débris de la cuisine et n’excitait en aucune façon la sympathie des forçats qu’il connaissait tous pourtant et qu’il regardait comme ses maîtres. Quand les hommes de corvée revenaient du travail, au cri de « Caporal ! » il accourait vers la grande porte, et accueillait gaiement la bande en frétillant de la queue, en regardant chacun des arrivants dans les yeux, comme s’il en attendait quelque caresse ; mais pendant plusieurs années ses façons engageantes furent inutiles ; personne, excepté moi, ne le caressait ; aussi me préférait-il à tout le monde. Je ne sais plus de quelle façon nous acquîmes un autre chien, Blanchet. Quant au troisième, Koultiapka, je l’apportai moi-même à la maison de force encore tout petit.

Notre Blanchet était une étrange créature. Un télègue l’avait écrasé et lui avait courbé l’épine dorsale en dedans. À qui le voyait courir de loin, il semblait que ce fussent deux chiens jumeaux qui seraient nés joints ensemble. Il était en outre galeux, avec des yeux chassieux, une queue dépoilue pendante entre les jambes.

Maltraité par le sort, il avait résolu du rester impassible en toute occasion ; aussi n’aboyait-il contre personne, comme s’il avait eu peur de se voir abîmer de nouveau. Il restait presque toujours derrière les casernes, et si quelqu’un s’approchait de lui, il se roulait aussitôt sur le dos comme pour dire : « Fais de moi ce que tu voudras, je ne pense nullement à te résister. » Et chaque forçat, quand il faisait la culbute, lui donnait un coup de botte en passant, comme par devoir. « Ouh ! la sale bête ! » Mais Blanchet n’osait même pas gémir, et s’il souffrait par trop, il poussait un glapissement sourd et étouffé. Il faisait aussi la culbute devant Boulot ou tout autre chien, quand il venait chercher fortune aux cuisines. Il s’allongeait à terre quand un mâtin se jetait sur lui en aboyant. Les chiens aiment l’humilité et la soumission chez leurs semblables ; aussi la bête furieuse s’apaisait tout de suite et restait en arrêt réfléchie, devant l’humble suppliant étendu devant elle, puis lui flairait curieusement toutes les parties du corps. Que pouvait bien penser en ce moment Blanchet, tout frissonnant de peur ? « Ce brigand-là me mordra-t-il ? » devait-il se demander. Une fois qu’il l’avait flairé, le mâtin l’abandonnait aussitôt, n’ayant probablement rien découvert en lui de curieux, Blanchet sautait immédiatement sur ses pattes et se mettait à suivre une longue bande de ses congénères qui donnaient la chasse à une loutchka quelconque.

Blanchet savait fort bien que jamais cette loutchka ne s’abaisserait jusqu’à lui, qu’elle était bien trop fière pour cela, mais boiter de loin à sa suite le consolait quelque peu de ses malheurs. Quant à l’honnêteté, il n’en avait plus qu’une notion très-vague ; ayant perdu toute espérance pour l’avenir, il n’avait d’autre ambition que celle d’avoir le ventre plein, et il en faisait montre avec cynisme. J’essayai une fois de le caresser. Ce fut là pour lui une nouveauté si inattendue qu’il s’affaissa à terre, allongé sur ses quatre pattes, et frissonna de plaisir en poussant un jappement. Comme j’en avais pitié, je le caressais souvent ; aussi, dès qu’il me voyait, il se mettait à japper d’un ton plaintif et larmoyant du plus loin qu’il m’apercevait. Il creva derrière la maison de forces dans le fossé, déchiré par d’autres chiens.

Koultiapka était d’un tout autre caractère. Je ne sais pas pourquoi je l’avais apporté d’un des chantiers, où il venait de naître ; je trouvais du plaisir à le nourrir et à le voir grandir. Boulot prit aussitôt Koultiapka sous sa protection et dormit avec lui. Quand le jeune chien grandit, il eut pour lui des faiblesses, il lui permettait de lui mordre les oreilles, de le tirer par le poil ; il jouait avec lui comme les chiens adultes jouent avec les jeunes chiens. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que Koultiapka ne grandissait nullement en hauteur, mais seulement en largeur et en longueur : il avait un poil touffu, de la couleur de celui d’une souris ; Une de ses oreilles pendait, tandis que l’autre restait droite. De caractère ardent et enthousiaste, comme tous les jeunes chiens, qui jappent de plaisir en voyant leur maître et lui sautent au visage pour le lécher, il ne dissimulait pas ses autres sentiments. « Pourvu que la joie soit remarquée, les convenances peuvent aller au diable ! » se disait-il. Où que je fusse, au seul appel de : « Koultiapka ! » il sortait brusquement d’un coin quelconque, de dessous terre, et accourait vers moi, dans son enthousiasme tapageur, en roulant comme une boule et faisant la culbute. J’aimais beaucoup ce petit monstre : il semblait que la destinée ne lui eut réservé que contentement et joie dans ce bas monde, mais un beau jour le forçat Neoustroïef, qui fabriquait des chaussures de femmes et préparait des peaux, le remarqua : quelque chose l’avait évidemment frappé, car il appela Koultiapka, tâta son poil et le renversa amicalement à terre. Le chien, qui ne se doutait de rien, aboyait de plaisir, mais le lendemain il avait disparu. Je le cherchai longtemps, mais en vain ; enfin, au bout de deux semaines, tout s’expliqua. Le manteau de Koultiapka avait séduit Neoustroïef, qui l’avait écorché pour coudre avec sa peau des bottines de velours fourrées, commandées par la jeune femme d’un auditeur. Il me les montra quand elles furent achevées : le poil de l’intérieur était magnifique. Pauvre Koultiapka !

Beaucoup de forçats s’occupaient de corroyage, et amenaient souvent avec eux à la maison de force des chiens à joli poil qui disparaissaient immédiatement. On les volait ou on les achetait. Je me rappelle qu’un jour, je vis deux forçats derrière les cuisines, en train de se consulter et de discuter. L’un d’eux tenait en laisse un très-beau chien noir de race excellente. Un chenapan de laquais l’avait enlevé à son maître et vendu à nos cordonniers pour trente kopeks. Ils s’apprêtaient à le pendre : cette opération était fort aisée, on enlevait la peau et l’on jetait le cadavre dans une fosse d’aisances, qui se trouvait dans le coin le plus éloigné de la cour, et qui répandait une puanteur horrible pendant les grosses chaleurs de l’été, car on ne la curait que rarement. Je crois que la pauvre bête comprenait le sort qui lui était réservé. Elle nous regardait d’un air inquiet et scrutateur les uns après les autres ; de temps à autre seulement, elle osait remuer sa queue touffue qui lui pendait entre les jambes, comme pour nous attendrir par la confiance qu’elle nous montrait. Je me hâtai de quitter les forçats, qui terminèrent leur opération sans encombre.

Quant aux oies de notre maison de force, elles s’y étaient établies par hasard. Qui les soignait ? À qui appartenaient-elles ? je l’ignore ; toujours est-il qu’elles divertissaient nos forçats, et qu’elles acquirent une certaine renommée en ville. Elles étaient nées à la maison de force et avaient pour quartier général la cuisine, d’où elles sortaient en bandes au moment où les forçats allaient aux travaux. Dès que le tambour roulait et que les détenus se massaient vers la grande porte, les oies couraient après eux en jacassant et battant des ailes, puis sautaient l’une après l’autre par-dessus le seuil élevé de la poterne ; pendant que les forçats travaillaient, elles picoraient à une petite distance d’eux. Aussitôt que ceux-ci s’en revenaient à la maison de force, elles se joignaient de nouveau au convoi. « Tiens, voilà les détenus qui passent avec leurs oies ! » disaient les passants. « Comment leur avez-vous enseigné à vous suivre ? » nous demandait quelqu’un. « Voici de l’argent pour vos oies ! » faisait un autre en mettant la main à la poche. Malgré tout leur dévouement, on les égorgea en l’honneur de je ne sais plus quelle fin de carême.

Personne ne se serait décidé à tuer notre bouc Vaska sans une circonstance particulière. Je ne sais pas comment il se trouvait dans notre prison, ni qui l’avait apporté : c’était un cabri blanc et très-joli. Au bout de quelques jours, tout le monde l’avait pris en affection, il était devenu un sujet de divertissement et de consolation. Comme il fallait un prétexte pour le garder à la maison de force, on assura qu’il était indispensable d’avoir un bouc à l’écurie  ; ce n’était pourtant point là qu’il demeurait, mais bien à la cuisine ; et finalement il se trouva chez lui partout dans la prison. Ce gracieux animal était d’humeur folâtre, il sautait sur les tables, luttait avec les forçats, accourait quand on l’appelait, toujours gai et amusant. Un soir, le Lesghine Babaï, qui était assis sur le perron de la caserne au milieu d’une foule d’autres détenus, s’avisa de lutter avec Vaska, dont les cornes étaient passablement longues. Ils heurtèrent longtemps leurs fronts l’un contre l’autre, — ce qui était l’amusement favori des forçats ; — tout à coup Vaska sauta sur la marche la plus élevée du perron, et dès que Babaï se fut garé, il se leva brusquement sur ses pattes de derrière, ramena ses sabots contre son corps et frappa le Lesghine à la nuque de toutes ses forces, tant et si bien que celui-ci culbuta du perron, à la grande joie de tous les assistants et de Babaï lui-même. En un mot, nous adorions notre Vaska. Quand il atteignit l’âge de puberté, on lui fit subir, après une conférence générale et fort sérieuse, une opération que nos vétérinaires de la maison de force exécutaient à la perfection, « Au moins il ne sentira pas le bouc », dirent les détenus. Vaska se mit alors à engraisser d’une façon surprenante ; il faut dire qu’on le nourrissait à bouche que veux-tu. Il devint un très-beau bouc, avec de magnifiques cornes, et d’une grosseur remarquable ; il arrivait même quelquefois qu’il roulait lourdement à terre en marchant. Il nous accompagnait aussi aux travaux, ce qui égayait les forçats comme les passants, car tout le monde connaissait le Vaska de la maison de force. Si l’on travaillait au bord de l’eau, les détenus coupaient des branches de saule et du feuillage, cueillaient dans le fossé des fleurs pour en orner Vaska ; ils entrelaçaient des branches et des fleurs dans ses cornes, et décoraient son torse de guirlandes. Vaska revenait alors en tête du convoi pimpant et paré ; les nôtres le suivaient et s’enorgueillissaient de le voir si beau. Cet amour pour notre bouc alla si loin que quelques détenus agitèrent la question enfantine de dorer les cornes de Vaska. Mais ce ne fut qu’un projet en l’air, on ne l’exécuta pas. Je demandai à Akim Akimytch, le meilleur doreur de la maison de force après Isaï Fomitch, si l’on pouvait vraiment dorer les cornes d’un bouc. Il examina attentivement celles de Vaska, réfléchit un instant et me répondit qu’on pouvait le faire, mais que ce ne serait pas durable et parfaitement inutile. La chose en resta là. Vaska aurait vécu encore de longues années dans notre maison de force, et serait certainement mort asthmatique, si un jour, en revenant de la corvée en tête des forçats, il n’avait pas rencontré le major assis dans sa voiture. Le bouc était paré et bichonné. « Halte ! hurla le major, à qui appartient ce bouc ? » On le lui dit. « Comment, un bouc dans la maison de force, et cela sans ma permission ! Sous-officier ! » Le sous-officier reçut l’ordre de tuer immédiatement le bouc, de l’écorcher et de vendre la peau au marché ; la somme reçue devait être remise à la caisse de la maison de force ; quant à la viande, il ordonna de la faire cuire avec la soupe aux choux aigres des forçats. On parla beaucoup de l’événement dans la prison, on regrettait le bouc, mais personne n’aurait osé désobéir au major. Vaska fut égorgé près de la fosse d’aisances. Un forçat acheta la chair en bloc, il la paya un rouble cinquante kopeks. Avec cet argent on fit venir du pain blanc pour tout le monde ; celui qui avait acheté le bouc le revendit au détail sous forme de rôti. La chair en était délicieuse.

Nous eûmes aussi pendant quelque temps dans notre prison un aigle des steppes, d’une espèce assez petite. Un forçat l’avait apporté blessé et à demi mort. Tout le monde l’entoura, il était incapable de voler, son aile droite pendait impuissante ; une de ses jambes était démise. Il regardait d’un air courroucé la foule curieuse, et ouvrait son bec crochu, prêt à vendre chèrement sa vie. Quand on se sépara après l’avoir assez regardé, l’oiseau boiteux alla, en sautillant sur sa patte valide et battant de l’aile, se cacher dans la partie la plus reculée de la maison de force, il s’y pelotonna dans un coin et se serra contre les pieux. Pendant les trois mois qu’il resta dans notre cour, il ne sortit pas de son coin. Au commencement, on venait souvent le regarder et lancer contre lui Boulot, qui se jetait en avant avec furie, mais craignait de s’approcher trop, ce qui égayait les forçats. — « Une bête sauvage ! ça ne se laisse pas taquiner, hein ? » Mais Boulot cessa d’avoir peur de lui, et se mit à le harceler ; quand on l’excitait, il attrapait l’aile malade de l’aigle qui se défendait du bec et des serres, et se serrait dans son coin, d’un air hautain et sauvage, comme un roi blessé, en fixant les curieux. On finit par s’en lasser ; on l’oublia tout à fait ; pourtant quelqu’un déposait chaque jour près de lui un lambeau de viande fraîche et un tesson avec de l’eau. Au début et durant plusieurs jours, l’aigle ne voulut rien manger ; il se décida enfin à prendre ce qu’on lui présentait, mais jamais il ne consentit à recevoir quelque chose de la main ou en public. Je réussis plusieurs fois à l’observer de loin. Quand il ne voyait personne et qu’il croyait être seul, il se hasardait à quitter son coin et à boiter le long de la palissade une douzaine de pas environ, puis revenait, retournait et revenait encore, absolument comme si on lui avait ordonné une promenade hygiénique. Aussitôt qu’il m’apercevait, il regagnait le plus vite possible son coin en boitant et sautillant ; la tête renversée en arrière, le bec ouvert, tout hérissé, il semblait se préparer au combat. J’eus beau le caresser, je ne parvins pas à l’apprivoiser : il mordait et se débattait, sitôt qu’on le touchait ; il ne prit pas une seule fois la viande que je lui offrais, il me fixait de son regard mauvais et perçant tout le temps que je restais auprès de lui. Solitaire et rancunier, il attendait la mort en continuant à défier tout le monde et à rester irréconciliable. Enfin les forçats se souvinrent de lui, après deux grands mois d’oubli, et l’on manifesta une sympathie inattendue à son égard. On s’entendit pour l’emporter : « Qu’il crève, mais qu’au moins il crève libre », disaient les détenus.

— C’est sûr ; un oiseau libre et indépendant comme lui ne s’habituera jamais à la prison, ajoutaient d’autres.

— Il ne nous ressemble pas, fit quelqu’un.

— Tiens ! c’est un oiseau, tandis que nous, nous sommes des gens.

— L’aigle, camarades, est le roi des forêts… commença Skouratof, mais ce jour-là personne ne l’écouta. Une après-midi, quand le tambour annonça la reprise des travaux, on prit l’aigle, on lui lia le bec, car il faisait mine de se défendre, et on l’emporta hors de la prison, sur le rempart. Les douze forçats qui composaient la bande étaient fort intrigués de savoir où irait l’aigle. Chose étrange, ils étaient tous contents comme s’ils avaient reçu eux-mêmes la liberté.

— Eh ! la vilaine bête, on lui veut du bien, et il vous déchire la main pour vous remercier ! disait celui qui le tenait, en regardant presque avec amour le méchant oiseau.

— Laisse-le s’envoler, Mikitka !

— Ça ne lui va pas d’être captif. Donne-lui la liberté, la jolie petite liberté.

On le jeta du rempart dans la steppe. C’était tout à la fin de l’automne, par un jour gris et froid. Le vent sifflait de la steppe nue et gémissait dans l’herbe jaunie, desséchée. L’aigle s’enfuit tout droit, en battant de son aile malade, comme pressé de nous quitter et de se mettre à l’abri de nos regards. Les forçats attentifs suivaient de l’œil sa tête qui dépassait l’herbe.

— Le voyez-vous, hein ? dit un d’eux, tout pensif.

— Il ne regarde pas en arrière ! ajouta un autre. Il n’a pas même regardé une fois derrière lui.

— As-tu cru par hasard qu’il reviendrait nous remercier ? fit un troisième,

— C’est sûr, il est libre. Il a senti la liberté.

— Oui, la liberté.

— On ne le reverra plus, camarades.

— Qu’avez-vous à rester là ? en route, marche ! crièrent les soldats d’escorte, et tous s’en allèrent lentement au travail.