Souvenirs de la vie militaire en Afrique/03

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SOUVENIRS


DE


LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE.




UNE CAMPAGNE DANS LA PROVINCE D’ALGER.[1]


Séparateur


I.

Le pays connu sous le nom d’Ouar-Senis s’étend, entre la vallée du Chéliff au nord et le petit désert au sud, sur une longueur d’environ quinze lieues. C’est une vaste réunion de montagnes qui se dressent successivement jusqu’à la crête rocheuse placée au centre, véritable nœud de ce réseau de précipices, de ravines et de pitons gigantesques. Longue de quinze cents mètres, dominant de plus de six cents pieds le plateau qui lui sert de base, protégée par des escarpemens à pic, cette crête rocheuse, dont le sommet n’est accessible que par des sentiers bons tout au plus pour les chèvres, court de l’est à l’ouest, et de ce côté, après un col qui sert de chemin, se dresse une dent de roche à la forme de dôme, plus haute encore que la crête dentelée. On peut se figurer la difficulté d’un pays où d’étroits sentiers, dominés sans cesse par des pitons et des plateaux boisés, serpentent au flanc des montagnes, ne laissant que le passage d’un homme. Ces terrains dangereux sont habités par des Kabyles sauvages et belliqueux, issus de ce vieux sang berbère où s’est toujours maintenu l’esprit de résistance au pouvoir établi : les Beni-Eyndel, les Beni-bou-Douan, les Beni-Rhalia, les Beni-bou-Atab, les Beni-bou-Kanous, les Beni-bou-Chaïb, etc., tribus aux formes républicaines, n’obéissant qu’à une djemaa[2] nommée par le peuple tout entier, indépendantes, toujours en querelle, unies pourtant contre l’ennemi commun. Déjà ces tribus s’étaient rencontrées avec nos soldats. Une première fois, ce fut à l’Oued-Foddha de glorieuse mémoire ; plus tard, au mois de novembre 1842, elles avaient dû se soumettre devant nos colonnes sillonnant de nouveau leur territoire, mais cette soumissionne ne fut pas de longue durée, et à l’apparition d’Abd-el-Kader, vers le mois de janvier 1843, elles avaient repris les armes. Sidi-Embarek se trouvait alors dans l’Ouar-Senis avec ses bataillons réguliers, et s’efforçait d’exciter l’esprit de résistance des montagnards.

Trois colonnes devaient opérer dans ce pays sous la direction supérieure du général Changarnier. Chacune avait ses instructions précises, et le rendez-vous commun était assigné à la Medina des Béni-bou-Douan, village kabyle ou plutôt gros bourg qui se trouve au milieu de ces montagnes. Pour nous, nous allions à la cathédrale, ainsi que disaient les soldats parlant de l’arête rocheuse et de son dôme, avec les troupes que le général commandait en personne.

Le 10 mai, par un beau soleil, le cœur gai et alerte, nous franchissions la porte de Milianah et descendions l’étroit sentier qui mène, dans la direction ouest, à la vallée du Chéliff. Cent cinquante chevaux nous accompagnaient, car il était question, le lendemain, de tenter une surprise sur un village kabyle de la rive droite, où l’on disait que Berkani et sa famille, la plus considérable de l’importante tribu des Beni-Menacers, avait cherché un refuge. À peine dans la vallée, les clairons sonnèrent la halte pour donner à la colonne le temps de se serrer ; puis, tout le monde réuni, on se remit en route. Nous étions en pays ami ; le regard s’étendait au loin. Aussi, bien que les armes fussent chargées, l’on marchait sans se garder : en tête, le général, suivi de la cavalerie ; puis l’infanterie, précédée d’une compagnie de sapeurs du génie, avec des mulets portant des outils. Cette compagnie avait ordre d’aller à son pas, sans s’inquiéter de la cavalerie non plus que du général. Derrière venait une partie de l’infanterie, puis l’artillerie de montagnes, avec ses petites pièces que portaient ses mulets trapus, l’ambulance au drapeau rouge le convoi des vivres ; enfin, le bagage des corps, chevaux de bât, mulets ou ânes, sous la surveillance des sous-officiers et suivi d’une nombreuse infanterie qui fermait la marche, ayant à l’extrême arrière-garde des mulets de cacolets en cas de maladie ou d’accidens. De temps à autre, les officiers du général s’assuraient que la colonne s’avançait en bon ordre, et, d’heure en heure, le chef d’état-major faisait sonner une halte. C’étaient dix minutes données aux soldats d’infanterie pour se reposer du poids effrayant de leur bagage, lorsque huit jours de vivres viennent s’ajouter à leur charge habituelle. Dans les grandes étapes, l’on s’arrête une heure et demie environ à moitié route, et les soldats mangent le café, ou plutôt la soupe au café. Je ne puis me servir d’une autre expression pour désigner ces gamelles remplies de café et de biscuit cassé, où chacun puise à tour de rôle. Tel est l’ordre habituel des marches en Afrique.

Nous cheminions donc dans la vallée du Chéliff, à travers des blés magnifiques, fumant et causant, riant et chantant, ou silencieux et pensifs selon que l’on avait joyeuse humeur ou tristesse ; mais, fort heureusement, la tristesse n’était guère notre fait. Nous étions en train de parler de tous et de tout, gloires illustres et célébrités inconnues, aventures de guerre ou d’amour, lorsqu’enfin les chevaux, et c’était justice, eurent aussi leur tour. À l’unanimité nous déclarions qu’on devait un respect profond à ces héros, silencieux qui, si souvent, ont fait la gloire de ceux qui les montaient, lorsque M. de Carayon-Latour se mit à nous chanter cette complainte de soldat qui courait sur un cheval du général Changarnier, mort à la bataille. Certes, l’illustre animal n’avait rien à envier à M. de Marlborough, dont cette chanson de bivouac empruntait le refrain :

Le pauvre Max[3] est mort !
Mironton, mironton, mirontaine,
Le pauvre Max est mort,
Mort et pas enterré ! (Ter.)

Il était v’nu d’All’magne,
Mironton, mironton, mirontaine,
Il était v’nu d’All’magne,
Pour aller en Alger. (Ter.)

Il s’est fait par gloriole,
Mironton, mironton, mirontaine,
Il s’est fait par gloriole
Cheval de général. (Ter.)

Il reçu maintes balles,
Mironton, mironton, mirontaine,
Il reçut maintes balles,
Et l’ général aussi. (Ter.)


À la fin, c’te pauv’ bête,
Mironton, mironton, mirontaine,
À la fin, c’te pauv’ bête
A trépassé sous lui : (Ter.)

Je m’arrête, et sachez-m’en un peu de gré, car la complainte a soixante-quinze couplets. Ce que nous en avons cité aura suffi pour donner une idée de ces mille chansons improvisées par nos soldats pendant les longues marches d’Afrique.

De halte en halte, la colonne était arrivée au lieu du bivouac, près du pont de pierre construit sur le Chéliff par les soins d’Omar-Pacha, et comme toujours, la cité improvisée s’établit avec une promptitude admirable. Le général avait rapidement désigné au chef d’état-major l’emplacement des différens bataillons d’après l’ordre de marche du lendemain, puis il avait mis pied à terre, tandis que le capitaine Pourcet indiquait cet ordre aux chefs de corps. D’après les recommandations expresses du général, sans perdre de temps en manœuvres inutiles, dès qu’une compagnie était arrivée sur l’alignement, elle formait ses faisceaux et quittait ses sacs. Aussitôt chacun de courir ramasser le bois, chercher le feu, allumer le feu, dresser les petites tentes, tous ces mille riens dont on ne comprend la valeur que lorsqu’il faut se suffire à soi-même et débrouiller sa vie de chaque jour, selon l’expression du soldat. Bien dormir, bien manger, ce sont en effet les deux choses importantes à la guerre ; car, avec une troupe nourrie et reposée, il n’y a rien qu’on ne puisse entreprendre. Le plus grand des philosophe, Sancho Pança, a dit : « L’homme ne fait pas son ventre, mais le ventre fait l’homme. C’était l’avis du général Changarnier. Aussi s’efforçait-il d’éviter aux soldats toute fatigue jamais il ne quittait le bivouac que la soupe ne fût mangée.

Dans la nuit, nous eûmes une alerte ; si nous étions en pays ami, nos amis n’en étaient pas moins de francs voleurs : deux chevaux furent enlevés. Selon leur coutume en pareille occasion, de hardis compagnons, nus comme vers, le corps enduit de graisse, afin de glisser dans la main de ceux qui voudraient les retenir, se coulèrent entre les tentes, rampant comme des serpens. Arrivés près de deux beaux chevaux, ils coupent les entraves, sautent sur la bête et partent à fond de train, franchissant tous les obstacles, courbés sur l’encolure, afin d’éviter les balles des sentinelles, avancées. Un autre de ces voleurs, quelques heures plus tard, fut moins heureux. Le factionnaire de garde aux faisceaux remarqua sur sa droite, tout se promenant de long en large, un buisson de palmiers nains. L’instant d’après ; le buisson avait changé de place ; il se trouvait à gauche. Aussitôt le factionnaire se dit : « Il y a là-dessous un méchant tour. » Et, sans parler, bien sournoisement, tout en ayant l’air de flaner, il arme son fusil et continue sa promenade Le buisson remuait, remuait tout doucement, gagnait peu à peu du terrain tout à coup il se dresse, se rapproche, et un Kabyle saute sur le soldat, le poignard à la main ; mais celui-ci lui envoie sa baïonnette dans le ventre. Le coup fut mortel, et le buisson vivant ne se releva plus.

Tels furent les petits événemens de la nuit. Le lendemain, à la diane, la musique du 58e jouait un gai réveil, et, après avoir toussé un peu, après avoir chasse, à l’aide d’un coup d’eau-de-vie, ce brouillard du matin que les militaires, j’en demande bien pardon, appellent du triste nom de pituite, chacun reprenait son rang et se mettait en marche, suivant, comme la veille, la vallée du Chéliff. Le soir, on arrêta à l’Oued-Rouina ; à la nuit, l’ordre fût donné à la cavalerie de se tenir prête, et, vers deux heures du matin, on rompait les rangs, en silence, sans sonnerie, suivi de deux bataillons sans sac. Chaque troupe avait son guide, et, le général en tête, nous partîmes pour surprendre les Berkanis. Au jour, nous étions arrivés sur un petit plateau, entre deux collines. À nos pieds s’étendait une ravine boisée, profonde, difficile ; de l’autre côté s’élevaient les cabanes des Kabyles au milieu de grands oliviers et de noyers aux larges feuilles. Leurs coups de fusil ne nous avertirent que du peu de succès de notre entreprise. Tous les personnages importans du village avaient pris la fuite. On mit aussitôt pied à terre par ordre du général. Les chasseurs occupèrent les deux pitons et échangèrent des coups de fusil avec l’ennemi en attendant que l’infanterie nous eût rejoints. M. de Carayon-Latour et un de nos camarades possédaient deux petites carabines qui portaient à des distances énormes : on les chargea, les paris s’engagèrent, et ce fut à qui ferait preuve d’adresse à ce nouveau tir aux pigeons ; mais ici nos pigeons étaient des Kabyles, armés de longs fusils, qui nous visaient fort bien à leur tour et surent trouer nos cabans, malgré les gros arbres derrière lesquels nous nous abritions. Cela redoublait nos joies et nos rires, car, somme toute, nous leur avions déjà tué du monde, quand les chasseurs d’Orléans arrivèrent. Ils valaient mieux que nous pour cette besogne ; aussi, dès les premières balles, tous les Kabyles se hâtèrent de se dérober à leurs coups. Le soir, nous étions rentrés au bivouac, et le lendemain la cavalerie retournait à Milianah, tandis que notre tête de colonne s’engageait dans la vallée de l’Oued-Rouina. Quelques heures après, les mauvais chemins de l’Ouar-Senis commençaient. Un par un, mulet par mulet, les soldats et le convoi s’avançaient dans ces étroits sentiers qui montaient constamment, s’accrochant, à travers les pins maritimes, sur le flanc des montagnes. Les mauvaises heures arrivaient aussi pour l’infanterie, car, à droite et à gauche du convoi, des bataillons étaient chargés de le protéger, coupant le pays sans route tracée, tantôt descendant les ravines, tantôt gravissant les escarpemens, fatigues épouvantables, dont la guerre et la sûreté de tous font une nécessité.

En pays ennemi depuis deux jours, nous n’avions encore rencontré personne ; c’était partout le calme du vide, le désert, lorsque tout à coup, face à nous, sur un piton qui commandait l’étroit sentier, nous vîmes cinq à six cents Arabes s’agiter et pousser de grands cris. La halte fut sonnée. Le général massa les chasseurs d’Orléans de l’avant-garde ; puis, le premier en tête, il partit avec eux pour débusquer l’ennemi. Se faisant un rempart des figuiers et des arbres qui garnissaient ce piton, les chasseurs d’Orléans l’escaladèrent au pas de course malgré le feu des Kabyles, qu’ils poussèrent bientôt dans les reins. Bon nombre de ces gens y restèrent, les autres reçurent une chasse vigoureuse, et nous revînmes avec un troupeau trouvé dans les bois, quelques tués, quelques blessés, mais c’est la guerre ! Pendant ce temps le convoi, ayant franchi le défilé après avoir passé un ravin, s’était établi prés du bourg des Beni-Doubouan. Les maisons de ce bourg, construites en bois et en pisé, ressemblent beaucoup aux cabanes de nos paysans de la Picardie. Elles sont solides, défient la pluie et les orages ; pourtant nos soldats en eurent bientôt raison, car ce bois sec avait moins de fumée et faisait de la meilleure soupe. Aussi, pendant deux jours, tandis que nous attendions les autres colonnes, plus d’une fut détruite, et toutes y auraient passé, si le colonel Picouleau et ses troupes eussent encore tardé.

Dans leur route plus longue et plus difficile, les deux colonnes commandées par le colonel avaient rencontré de nombreux contingens poussés au combat par les bataillons de Sidi-Embarek, et ramenaient un assez grand nombre de blessés. Le général Changarnier, pour alléger la marche, se décida à les renvoyer à Milianah, sous bonne escorte, avec le matériel inutile. Un singulier accident signala ce départ M. Laurent, officier de chasseurs d’Orléans, amputé la veille avait été placé sur une litière ; de l’autre côté, un homme atteint d’une fièvre pernicieuse, presque mort, faisait contre-poids. Au sortir du bivouac, après avoir passé le ruisseau et gravi une partie de la montagne, le convoi suivait un chemin très étroit dominant en corniche la ravine. Tout à coup le mulet de litière bute, s’abat, et l’amputé et le fiévreux roulent avec lui. Ce fut un long cri. Chacun de se glisser jusqu’au ruisseau pour porter secours. On arrive. Le mulet, tranquillement relevée, broutait paisiblement. Pour M. Laurent, le fer de la litière l’avait heureusement préservé, et il dut la vie à ce qui aurait tué tout autre. Tous les trois reprirent leur marche sur Milianah, tandis que notre colonne, forte de 2,800 hommes et de 25 chevaux, se mettait en route dans la direction de l’ouest, où les renseignemens arabes indiquaient due les tribus s’étaient retirées.

Pendant ces marches, nous ne pouvions nous lasser d’admirer la constance du soldat d’infanterie si pesamment chargé, qui, se moquant de lui-même, s’est donné le surnom de soldat chameau. C’était en effet merveille de les voir s’avancer pendant de longues journées, sous un soleil ardent, à travers des pentes affreuses, toujours gais, toujours en train, se reposant, s’amusant d’un rien. Une après-midi, on arrivait au bivouac, les faisceaux étaient déjà formés, chacun à son ménage. Tout à coup une rumeur épouvantable. Tous de courir à droite, à gauche ; un tumulte ! le général lui-même sort de sa tente. Quel était donc ce grand événement ? Un lièvre, un malheureux lièvre qui, surpris au gîte, après avoir hésité long-temps, s’était décidé à s’enfuir. Signalé, aperçu, l’un de courir après lui, l’autre de lui jeter son bâton, chacun d’attraper ce plat encore vivant ; enfin un voltigeur, plus souple, plus adroit, avait lancé sa capote sur la bête, et lui-même par-dessus, en sorte que bon gré, mal gré, le pauvre lièvre kabyle fit le bonheur d’un Français ce soir-là.

C’est à l’arrivée au bivouac que brille de tout son éclat l’industrie de nos soldats. Arrêtez-vous près d’une petite tente, et voyez le chef d’escouade ; on lui apporte alors crabes, tortues, serpens d’eau, toutes ces bêtes qui n’ont pas de nom, mais un goût, et que l’expérience apprend à manger sans crainte. Ou bien encore ils s’en viennent, leur gamelle pleine de sang de boeuf. Bouilli au feu à trois reprises différentes et refroidi ensuite, le sang de bœuf finit par former une espèce de fromage noir. Etendu sur le biscuit, avec quelques grains de gros sel, cela fait une nourriture passable, précieuse ressource pour les estomacs affamés. Les bœufs et les moutons ennemis valent pourtant mieux ; aussi tous nos soldats avaient-ils une grande hâte de joindre les Kabyles, de leur faire des prises, et les nombreuses traces que nous rencontrions dans la direction de l’ouest donnaient bon espoir. Tous les renseignemens arabes s’accordaient en effet pour signaler la présence des populations du côté de l’Ouar-Senis même. Les renseignemens étaient exacts ; le 18 mai au matin, un moment après avoir traversé l’Oued-Foddha et nous être engagés dans un défilé, nous aperçûmes quelques cavaliers arabes, et, en débouchant sur ce large plateau d’où se dresse la crête rocheuse, nous vîmes l’ennemi.

Nous arrivions de l’est, parallèlement au côté sud de la crête. Devant nous s’étendait un vaste plateau couvert d’arbres, de verdure, de vignes, de maisons et de jardins. À l’ouest, le plateau se terminait par une haute montagne en pain de sucre, séparée de la crête rocheuse par un col servant de chemin. Ce plateau s’arrêtait brusquement vers le sud, à une ravine où coulait une rivière. La crête pouvait avoir quinze cents mètres de long ; des roches dentelées la surmontaient, et ses murailles se dressaient à pic, au-dessus des dernières pentes, sur une assez grande hauteur. La montagne entière dominait le plateau d’environ six cents pieds. Des pins et d’autres arbres couraient le long des pentes abruptes et s’arrêtaient à la roche verticale, s’élevant plus haut à deux endroits opposés, ce qui semblait indiquer deux passages par où l’on pouvait atteindre les sommets. Du reste, rien de plus charmant que ce plateau, véritable oasis, qui, sur deux côtés, se détachait dans toute sa fraîcheur d’un rempart de montagnes grises, tandis que vers la gauche le regard se perdait dans une ligne de mamelons sans fin et dans les horizons bleuâtres de Thiaret. En arrivant, nous vîmes les cavaliers de Sidi-Embarek s’éloigner vers le sud et de nombreux Kabyles s’enfuir le long les pentes boisées ; mais du sommet même du rocher nous venait un bruit confus, une agitation sourde ; par momens, de longs cris. De temps à autre, des Kabyles se montraient, et, chose singulière, des silhouettes de cavaliers, suspendues à des hauteurs en apparence inaccessibles, se dessinaient sur l’azur du ciel.

Les vingt-cinq chevaux, notre seule cavalerie, furent immédiatement lancés dans la direction du col, et les chasseurs d’Orléans, d’avant-garde ce jour-là, jetant leur sac, coururent appuyer le petit peloton de cavaliers. Deux autres compagnies balayaient les pentes à la baïonnette, pendant que le reste de la colonne s’établissait au bivouac dans les jardins. L’attaque se régularisa aussitôt. Le lieutenant-colonel Forey, du 58e de ligne, avec le 6e bataillon de chasseurs et quelques compagnies de son régiment, devait tenter l’escalade à la pointe est, où un chemin semblait praticable. Deux bataillons du 58e et le colonel d’Illens allaient monter à l’assaut en s’aidant d’une ravine qui se trouve aux deux tiers de la crête. Il était une heure environ ; un beau soleil faisait briller les armes, étinceler le rocher. Les soldats, heureux de se battre, allaient rapidement joindre leurs postes, sans s’inquiéter des longs cris et des menaces des Arabes, qui descendaient jusqu’à nous. Prêt à monter à cheval, pour se porter où sa présence serait nécessaire, le général se tenait au centre sous de grands arbres, donnant ses ordres avec sa précision et sa netteté habituelle. Nous étions auprès de lui, contemplant ce panorama magnifique, quand sur la droite des coups de fusil se firent entendre, se mêlant au son entraînant de la charge. Ce bruit de tambour ainsi battu répand dans les ames une puissance nouvelle, une ardeur inconnue. En ce moment, le général donnait ses dernières instructions au colonel d’Illens, qui allait tenter l’escalade. Quelques secondes après, la compagnie de chasseurs que nous avions vue tenir le bois de pins, échangeant des coups de fusil avec les Kabyles et se garant de son mieux des quartiers de roche que l’on roulait sur elle, passa pour rejoindre son bataillon, le capitaine Soumain en tête, tout meurtri encore de la chute d’un bœuf que les défenseurs de la montagne avaient jeté sur lui, dans un moment critique, à défaut de roche. La fusillade devenait plus vive à l’est, la charge battait toujours, et le général se disposait à s’y rendre, lorsque les soldats de garde aux avant-postes lui amenèrent un cavalier nègre, l’un des réguliers de Sidi-Embarek, qui nous apportait la nouvelle de la prise de la smala par M. le duc d’Aumale. Il y avait deux heures à peine que Sidi-Embarek avait appris la perte de ses biens, de sa famille entière. Aussitôt le cavalier, montant à cheval, s’était hâté de profiter de cette heureuse circonstance pour se faire bien accueillir de nous. On n’avait encore aucun détail, mais, d’après le récit de cet homme, nous pouvions juger de la hardiesse du coup de main et de la décision qu’avait dû montrer le jeune général. La nouvelle se répandit aussitôt, redoublant l’ardeur des soldats, qui, eux aussi, voulaient mener à bonne fin l’entreprise commencée.

À ce moment, nous nous étions rendus à la pointe est, près des chasseurs d’Orléans. Arrivé au pied du rocher avec une partie du bataillon (le reste avait d’abord été envoyé à cette ravine où le colonel d’Illens et le 58e venaient de le remplacer), le lieutenant-colonel Forey, ancien commandans des chasseurs d’Orléans, fit mettre la carabine en bandoulière. « Il s’agit d’escalader, leur dit-il, et vivement ; rappelez-vous que vous êtes chasseurs d’Orléans. » Aussitôt la charge sonna, et malgré le terrain, malgré les ronces, malgré le rocher, ils s’élancèrent comme des singes, sautant, franchissant les obstacles, méprisant les balles qui tombaient d’aplomb, se garant des roches énormes que les Kabyles roulaient sur eux. Ils arrivèrent ainsi, s’aidant des pieds et des mains, jusqu’à un escarpement que, malgré tous leurs efforts, ils ne purent dépasser. Alors, accroupis dans les rochers, leurs balles tuaient sur la crête tous les Kabyles qui osaient se montrer. De temps à autre, ils tentaient encore de nouveaux efforts, et plus d’une main fut broyée par les pierres roulées. C’était un spectacle singulier, une scène du moyen-âge ; on eût dit l’assaut d’une de ces antiques forteresses bâties au bord des précipices.

À son arrivée, le général fit sonner la retraite ; il ne voulait pas sacrifier inutilement le sang de ces braves gens, et il ordonna au bataillon, renforcé par d’autres troupes, de garder tous les passages et de bivouaquer de ce côté du rocher. Un prisonnier kabyle indiquait deux étroits sentiers par lesquels les populations avaient atteint ces sommets qu’elles regardaient comme inexpugnables, et ces chemins étaient tellement affreux, que chevaux et gros bétail avaient dû être hissés avec des cordes ; mais le Kabyle ajoutait que l’eau manquait : dès-lors tous ces gens étaient à nous avant trois jours. L’ordre du blocus fut donné et cette forteresse naturelle fut entourée d’un réseau de postes.

Le 58e, qui avait tenté l’escalade d’un autre côté, avait d’abord été plus heureux. Un instant, les soldats se voyaient aux sommets du rocher ; déjà leur joie était grande : ils croyaient tenir ces Kabyles insolens, les balayer devant eux, les précipiter dans l’abîme. Arrêtés par une ravine de roche, ils avaient dû se contenter de garder les passages. Leurs pertes étaient peu nombreuses mais le colonel d’Illens était au nombre des tués. Une balle l’avait percé de part en part le premier en tête de sa troupe, et l’on venait de rapporter son cadavre au camp.

La colonne se trouvait donc divisée en deux corps : l’un gardait les pentes nord, l’autre les pentes sud et est, la réserve et le convoi restaient établis au milieu des jardins, où les grenadiers, enlaçant leurs fleurs rouges aux grandes vignes qui couraient d’arbre en arbre, nous donnaient la fraîcheur et l’abri. Le soir, tous ces feux de bivouac, comme autant d’étoiles étincelaient le long des pentes de la montagne ; une flamme énorme, sans doute quelque signal, brillait à l’extrémité est du rocher ; au-dessus de nos têtes s’étendait la voûte limpide du ciel où plongeait le regard. Un bûcher d’oliviers nous prêtait sa douce chaleur, et la soirée se passait à fumer, à causer, en attendant le sommeil, quand tout à coup Carayon-Latour, une des meilleures trompes de France, se mit à sonner l’hallali, puis tous les airs de chasse que répétait au loin un écho magnifique. Nous écoutions silencieux, sans pouvoir nous lasser, ces beaux sons qui se prolongeaient de montagnes en montagnes. Il fallut pourtant se préparer par le repos aux fatigues du lendemain.

Le 19, le blocus continua ; chacun veillait à son poste. Dans la nuit, nous remplîmes un triste devoir ; le colonel d’Illens fut enterré dans l’intérieur d’une maison arabe. Lorsque la fosse profonde eut été comblée on mit le feu à la maison, afin de dérober son corps aux profanations des Kabyles. Plus tard, nous apprîmes que cette ruse pieuse avait réussi.

La soif devenait grande cependant sur la montagne, et, aux beuglemens des troupeaux, nous jugions bien que ce n’était plus l’affaire que de quelques heures. Le 28, en effet, vers midi, les chefs imploraient l’aman et se remettaient entre les mains du général. Tandis que les parlementaires étaient à notre camp, les troupeaux poussés par la soif, se précipitèrent comme une avalanche, roulant à travers les étroits sentiers, courant, comme des furieux, jusqu’à la rivière. D’un rocher aride, d’une crête dénudée, sortaient, comme un torrent, des populations entières. C’étaient des cris, une poussière, un tumulte ! moutons, chères, boeufs, se mêlèrent aux femmes et aux enfans qui, poussés aussi par la soif, couraient vers l’eau, comme leur bétail ; les enfans, plus avides, se jetaient sur les petits tonnelets que les soldats portent à leur ceinture. Ceux-ci, toujours humains, les laissèrent faire. Quant aux hommes, la mine farouche, le regard toujours fier, ils souffraient en silence, avec calme, et menaçaient encore. Cela n’importait guère à nos soldats ; ils s’inquiétaient peu de la politique, et, pourvu que le troupeau eût été ramassé, ils étaient satisfaits ; le soir donc, on fêtait la victoire par de nombreux festins, dont les quartiers d’agneaux, les plats de cervelles et les rôtis de moutons kabyles faisaient tous les honneurs.

Les tribus étaient désarmées, les chefs retenus en otage, et cet heureux succès nous avait rendus maîtres, en un seul coup de filet, de toutes les populations du sud de l’Ouar-Senis. Restait à recevoir la soumission des tribus du nord, mais il fallait auparavant nous débarrasser de notre troupeau et de nos prisonnier. Le 24 donc, nous prenions, avec nos dix mille têtes de bétail, la route de Teniet-el-Had, nouveau poste établi sur la ligne de partage des eaux à trois lieues des plateaux du Serrssous. Deux jours après, nous traversions le magnifique bois de cèdres d’où l’on aperçoit Teniet-el-Had. La variété des points de vue et des accidens du terrain, son étendue de près de cinq lieues, la grosseur majestueuse des arbres, font de cette forêt un des endroits les plus curieux de l’Afrique ; pourtant il n’est pas prudent de s’y aventurer seul, car l’on trouve partout les larges traces en forme de grenade qui signalent la présence des lions. Le colonel Korte du 1er chasseurs d’Afrique, commandant supérieur de Teniet-el-Had, était venu au-devant du général, monté sur un magnifique cheval blanc. Il le maniait avec la grace d’un cavalier formé aux traditions de l’ancienne équitation française. Qui se serait attendu à rencontrer dans ces solitudes, au milieu de ces Arabes indomptés, un représentant de la petite écurie de Versailles, sans rivale dans le monde ? Mais le colonel ne se contentait pas d’être un des meilleurs cavaliers de l’armée, tous estimaient son courage, et du point où nous étions nous voyions Aïn-Tesemsil, le plateau du Serrssous, où le général Changarnier avait ordonné une razzia que le colonel Korte exécuta avec autant de bonheur que d’audace. Le 1er juillet 1842, au moment où la colonne du général Changarnier s’établissait au bivouac, ses coureurs lui annoncèrent une foule immense d’Arabes émigrans qui s’enfuyaient vers le sud. Le général alla la reconnaître, et, au retour, lança sur ces populations le colonel Korte et les deux cent vingt chasseurs, sa seule cavalerie. Les zouaves le soutenaient en cas de revers. Cavaliers, chameaux, femmes, enfans, troupeaux, c’était une multitude couvrant près de trois lieues de pays, protégée par plus de quinze cents cavaliers. La moindre hésitation eût perdu le colonel Korte ; aussi, comptant sur l’effroi que les chasseurs à cheval ont toujours inspiré aux Arabes, il se jeta hardiment à travers les émigrans, coupant un grand carré qu’il rabattit sur la colonne. Les coups de fusil furent nombreux, bien des nôtres y restèrent ; mais enfin, se faisant un rempart des chameaux porteurs de palanquins destinés, selon l’usage du sud, aux femmes et aux enfans de grandes familles, les chasseurs ramenèrent au camp deux mille chameaux, quatre-vingt mille têtes de bétail, un butin immense et un grand nombre de prisonniers.

Pendant que l’on nous racontait cette razzia ou plutôt ce coup de main renommé à juste titre dans la province d’Alger, nous étions arrivés au nouveau poste. Teniet-el-Had (col du Dimanche), ainsi nommé d’un marché arabe qui s’y tient ce jour-là, était occupé depuis le mois de mai seulement par nos troupes. Aucun bâtiment n’avait encore été construit, et un simple fossé en terre protégeait les soldats, campés sous les grandes tentes de l’administration militaire ; mais l’air était sain, le moral excellent : aussi y avait-il peu de malades aux ambulances. Par les soins du général, qui l’avant-veille avait envoyé un courrier porteur de cet ordre, notre colonne trouva en arrivant du pain frais cuit dans des fours en terre et en branchages construits en quelques heures. On ne s’arrêta que le temps nécessaire pour prendre les vivres, compléter les cartouches et verser le troupeau de prise à l’administration[4]. Le général avait hâte de regagner les montagnes. Le 25 donc, toutes ces opérations étant terminées, nous reprîmes la route de l’Ouar-Senis ; mais la leçon donnée à une partie des tribus avait profité aux autres, car un grand nombre vinrent se soumettre, et nous aurions reçu toutes les soumissions, si le manque de vivres ne nous avait pas forcés, le 7 juin, de retourner à Milianah. Ce ne fut qu’une halte de quelques jours ; le 15, deux colonnes repartaient pour achever l’œuvre commencée.


II

Les soumissions arrivaient de toutes parts. Le général Changarnier parcourait maintenant en ami, accompagné des chefs des tribus, ces terrains ou, il y avait un an à peine, il fallait toute son habileté courageuse et le dévouement de ses soldats pour échapper au plus grand péril qu’une colonne ait jamais couru en Afrique, lorsque toutes ces populations se ruaient sur un millier d’hommes dans les gorges affreuses de l’Oued-Foddha. Le hasard nous amenait sur le théâtre de la terrible lutte avec une partie des troupes qui avaient combattu dans ces deux journées, et nous donnons ici, au lieu du récit monotone de notre marche pacifique, les souvenirs du combat de l’Oued-Foddha recueillis sur les lieux mêmes.

À quatre journées de Milianah, au milieu de la vallée du Chéliff, de vieilles murailles romaines se tiennent debout, rendant encore témoignage de la puissance des anciens dominateurs du pays. Au pied de ces murailles, non loin des grands chaumes et des herbes desséchées, des jardins délicieux, des arbres fruitiers, des orangers, des grenadiers, de belles sources limpides, vous invitent à la halte, et de longues vignes, s’enlaçant de branche en branche, courent et forment des tonnelles de verdure, abris pleins de fraîcheur pour le voyageur fatigué. C’est en ce lieu que la colonne du général Changarnier, forte de 1,200 hommes d’infanterie, de 300 chevaux réguliers et de 400 cavaliers arabes, se reposait de ses nombreuses courses sous un soleil ardent, au mois de septembre 1842, tout en protégeant de sa présence les tribus nouvellement soumises, et en donnant l’aman à celles qui venaient en grand nombre le demander. L’on était depuis quelque temps à El-Arour[5], lorsqu’une lettre de notre agha du sud arriva au camp. Menacé par Abd-el-Kader, Ahmeur-ben-Ferrah demandait secours au général Changarnier, le suppliant d’arriver en toute hâte, s’il ne voulait apprendre bientôt la ruine et le massacre des tribus auxquelles la France devait sa protection. Venir à son aide au plus tôt était de la dernière importance ; mais, si l’on passait par Milianah, la route s’allongeait de quatre jours ; par la montagne, au contraire, en deux marches l’on pouvait être à portée de lui prêter appui. Les dispositions des tribus semblaient pacifiques. Les chefs arabes assuraient que l’on ne recevrait point un seul coup de fusil. Ils parlaient bien d’un défilé très difficile, mais on disait qu’il n’avait pas plus de deux heures de marche. D’ailleurs, il n’offrait de dangers qu’en cas d’hostilités de la part des tribus riveraines, dont, la veille encore, les chefs étaient au camp avec des paroles amies. Enfin le général avait sous ses ordres des zouaves, des chasseurs d’Orléans et des chasseurs d’Afrique, commandés par le colonel Cavaignac, le commandant Forey et le colonel Morris. Avec de si vaillantes troupes et de pareils lieutenans, il n’y avait nul péril à redouter ; aussi sa décision fut bientôt prise : l’on passerait par la montagne.

La veille du départ, nos malades furent envoyés, à Milianah sous escorte, et les tombes romaines reçurent ceux qui avaient succombé. Un zouave fut déposé dans un sépulcre chrétien, et la croix trouvée en fouillant la terre fut placée, au milieu du respect de tous, sur la pierre du soldat mort à la fatigue ; en ce pays ami, l’on n’avait à craindre aucune profanation. Le lendemain 17, la petite colonne se mettait en mouvement, marchait le 18, recevant les soumissions de plusieurs tribus, et le 19 au matin, vers les neuf heures et demie, elle s’arrêtait à la grande halte, sur la rivière de l’Oued-Foddha.

La cavalerie profita de la halte pour s’en aller au fourrage sous l’escorte de deux sections d’infanterie ayant l’ordre formel de ne point tirer. Tout à coup la colonne entendit une fusillade très nourrie, et M. le capitaine Pourcet, envoyé tout de suite par le général, vit les soldats, fidèles à la consigne, recevant le feu, s’abritant de leur mieux, et ne répondant que lorsque les Kabyles venaient les saisir par leurs buffleteries. De l’endroit où la masse des troupes s’était arrêtée, l’on n’apercevait pas en effet une petite vallée qui séparait les fourrageurs d’une autre colline. Dans ce vallon, sur cette colline, des nuées de Kabyles blancs comme des vautours s’agitaient, excités par les officiers réguliers aux vêtemens rouges, courant de groupe en groupe. Ils criaient, ils hurlaient, ils devenaient furieux, s’enivrant par avance pour le combat. Il y avait loin de cette attitude belliqueuse aux pacifiques dispositions promises par les chefs arabes ; mais reculer était impossible, il fallait marcher en avant. Se retirer en ce moment devant ces populations, c’était, par une preuve de faiblesse, consolider la révolte. Dans la retraite, on aurait de nombreux blessés, sans profits, sans avantages. En continuant la route, au contraire, le sang de nos soldats ne serait pas versé en vain. Aussi, dès que l’on eut rendu compte au général de l’attitude et des dispositions des Kabyles, l’ordre de départ fut donné immédiatement, et la tête de colonne ne tarda pas à s’engager dans la gorge affreuse de l’Oued-Foddha.

En ce moment, des cavaliers arabes embusqués dans un affluent de la rivière s’élancèrent sur une compagnie du 26e ; mais M. le capitaine Lacoste les reçut vigoureusement, et, dans ce terrain découvert, les petits fantassins battirent en retraite comme à la manœuvre sans se décontenancer, ne tirant leurs coups de fusil qu’à bout portant. Pendant ce temps, sur la droite (la rive gauche de la rivière, car on marchait au sud, tandis que l’Oued-Foddha coule au nord), la compagnie de chasseurs d’Orléans du capitaine Ribains, envoyée pour appuyer le fourrage, se repliait en bon ordre sur la colonne ; de broussaille en broussaille, de buisson en buisson, d’arbre en arbre, chaque homme se coulait derrière ces abris pour choisir bonne position, bonne embuscade, et souvent le même obstacle cachait du côté opposé un Kabyle et un chasseur cherchant la belle pour se tuer. Arrivés au dernier plateau, le clairon sonna le pas gymnastique ; aussitôt tous, se laissant rouler le long des pentes, rejoignirent rapidement l’arrière-garde, qui elle aussi à son tour, allait s’engager dans la gorge. Le véritable combat commençait, les Kabyles criaient déjà du haut des crêtes : « Vous êtes entrés au tombeau, vous n’en sortirez pas ; » mais ils comptaient sans nos soldats, sans le chef qui les commandait. Calme, impassible, le général Changarnier était à l’arrière-garde, enveloppé de son petit caban en laine blanche[6], point de mire de toutes les balles, donnant ses ordres avec un sang-froid, une netteté qui rassuraient les troupes et redoublaient leur ardeur.

Pour bien comprendre cette lutte terrible, il faut se rendre un compte exact du terrain. Cent pieds de large pour se battre, une terre de sable sillonnée par le lit du torrent, à droite et à gauche des escarpemens à pic, grisâtres et schisteux, garnis de pins maritimes, les pitons des montagnes se dressant comme des obélisques d’où plongeaient les balles : tel est le théâtre du combat. Que l’on se figure cette ravine, ces rochers, ces montagnes, couverts d’une multitude s’excitant de ses cris, s’enivrant de la poudre, ne connaissant plus le danger et se ruant sur une poignée d’hommes qui opposait le sang-froid de l’énergie et l’action toujours régulière de la discipline à cette fureur désordonnée. C’est que nos soldats ne cessèrent pas un moment d’être dignement commandés. Les officiers donnaient l’exemple ; le chef n’avait pas hésité une seconde, et il avait pris sur le champ son parti et entraîné ses troupes par sa décision. Le général voulait franchir le défilé, marcher vite en essayant de dépasser ces pitons séparés par des ravines inextricables, avant que la masse des Kabyles eût pu se porter de l’un à l’autre ; aussi n’occupait-on que les positions d’une absolue nécessité pour la sûreté de la colonne, et l’arrière-garde, si elle était serrée de trop près, se dégageait par des charges vigoureuses à la baïonnette.

Heureusement les tribus de l’est ne prenaient point part à la lutte, et l’on n’eut d’abord à se défendre que sur la droite. Toutefois la colonne n’avançait qu’avec peine, quand on arriva à l’un de ces passages qu’il était nécessaire d’occuper. Des escarpemens rocheux surplombaient le lit de la rivière en avant d’un marabout entouré de lentisques ; la compagnie de carabiniers des chasseurs d’Orléans fut chargée d’enlever ces rochers ; pleins d’ardeur, ils s’élancèrent, mais les pentes étaient affreuses, et huit jours de vivres sont une rude charge. Aussi M. Ricot, leur lieutenant, qui s’était jeté en avant sans s’inquiéter s’il était suivi, arriva le premier star le haut du plateau. Deux balles le frappent à la poitrine ; le lieutenant Martin et deux carabiniers se précipitent pour le dégager, ils tombent morts ; M. Rouffiat, le dernier officier qui reste, se jette en avant pour leur porter secours ; une blessure affreuse l’arrête ; la compagnie n’a plus d’officiers, plus de sergent-major ; une avalanche de balles s’abattait sur elle, sans guide, sans chef ; les carabiniers furent ramenés, emportant avec peine M. Martin, qui vivait encore. Pour, les autres, ils sont déchirés à la vue de la colonne, au milieu des cris féroces des Kabyles.

Le général commanda aussitôt la halte : les zouaves et trois compagnies de chasseurs d’Orléans iront charger cette position, tandis que la cavalerie refoulera l’ennemi dans le lit de la rivière. La chargé fut sonnée en tête avec le colonel Cavaignac et le commandant Forey ; le général s’élança, gravit les flancs escarpés, entraînant les soldats dans une ardeur commune ; la rage était au comble, la lutte effrayante ; en arrivant, M. Laplanche officier d’état-major attaché aux zouaves, reçut une balle mortelle, le commandant Gardenis eut son cheval tué, le capitaine Pourcet son épaulette arrachée, et le général lui-même ne dut la vie qu’à l’adresse du clairon Brunet, qui étendit raide mort un Kabyle au moment où celui-ci allait le tirer à bout portant. À la fin, nous étions maîtres de la position. Dans la rivière la charge de la cavalerie avait eu aussi un plein succès : de nombreux cadavres étaient restés, jusqu’à des femmes qui se précipitaient sur nos soldats, mêlées aux Kabyles, se battant comme des hommes, le plus souvent coupant les têtes des morts, afin d’en faire de sanglans trophées.

Ces deux vigoureuses offensives donnèrent un peu de repos ; bientôt pourtant le combat reprit avec une ardeur nouvelle ; les officiers, les premiers au danger, étaient aussi, les premiers frappés. Cinq officiers de zouaves, trois officiers de chasseurs d’Orléans, avaient déjà succombé, et l’on n’était qu’au milieu du jour. Le colonel Cavaignac, avec ses zouaves, s’acharnait à venger ses officiers ; ce n’était plus du courage, mais de la furie ; chaque homme en valait vingt, se multipliant pour faire face à tous les périls. Quant au général, les balles et le danger semblaient augmenter encore son audacieux sang-froid ; son œil rayonnait, et partout sur son passage il répandait une énergie nouvelle. La colonne avançait toujours au milieu du fracas de la poudre, que les échos de ces montagnes répétaient comme le roulement d’un orage ; la cavalerie marchait en tête, ayant ordre de ne s’arrêter que vers la nuit au premier terrain favorable.

Les troupes avaient atteint un endroit de la rivière où les deux berges, se rapprochant encore davantage, formaient un nouvel étranglement ; les Kabyles de la rive gauche occupaient alors aussi la rive droite, et les capitaines Magagnoz des zouaves et Castagny des chasseurs d’Orléans furent chargés de les débusquer, tandis que le capitaine Ribains, du même corps, eut l’ordre d’occuper la position de droite. C’était une cascade verticale de roches et de terrains schisteux, couverts de pins et de brousailles ; un ruisseau traversait ces terres qu’il détrempait, et se jetait ensuite dans la rivière. Le capitaine délogea les Arabes, occupa la position, assurant ainsi le libre passage de la colonne ; mais, lorsqu’il fallut rejoindre, les Kabyles se ruèrent sur la petite troupe : quelques hommes, les premiers, essayèrent de descendre en ligne droite ; le pied leur manqua sur ces terrains rendus glissans par l’eau, et neuf d’entre eux furent précipités d’une hauteur de quatre vingts pieds. Ils roulèrent de rocher en rocher, d’escarpement en escarpement, bondissant sur les arêtes, cherchant, mais en vain, à se raccrocher aux broussailles, et tombèrent enfin dans le lit de la rivière ; le reste de la compagnie s’était sur le champ jeté à droite vers une ravine, se laissant couler d’arbre en arbre pour rejoindre la colonne. Un de ces chasseurs, Calmette, fut séparé de ses compagnons, entouré de Kabiles, poussé sur le bord du précipice ; d’un coup de carabine, il en abat un, sa baïonnette en tue deux autres, mais enfin il va tomber : alors, s’accrochant à deux Kabyles, il cherche encore en les entraînant à venger sa mort. La roche était à pic, ils tombèrent de ces hauteurs, et par un bonheur inoui, le Kabyle que le chasseur tenait étroitement serré se trouva dessous lorsqu’il toucha la terre, et par sa mort lui sauva la vie. Pour le capitaine Ribains, il descendait le dernier de tous, semblant défier les balles ennemies, quand trois Kabyles s’élancèrent sur lui, et, le tirant à bout portant, lui fracassèrent l’épaule ; ses hommes heureusement, purent le dégager. Tous se le rappellent encore, lorsqu’il passa devant le général, qui le félicitait de sa glorieuse conduite ; son énergique figure respirait le légitime orgueil du devoir accompli, on sentait en lui la juste fierté d’un noble sang noblement répandu.

La lutte alors sembla redoubler d’acharnement : la rivière s’élargissait un peu, et un escadron de cavalerie fut mandé à l’arrière-garde. Il n’y avait pas d’artillerie : les chasseurs d’Afrique la remplacèrent ; le général les lançait comme des boulets pour écarter ces furieux et permettre d’enlever les blessés. Bientôt mis hors de service, cet escadron fut remplacé par la division du capitaine Bérard ; on les lança encore, et en dix minutes, un peloton entier, à l’exception d’un seul homme, eut tout son monde hors de combat. MM. Sébastiani, Corréard, Paër, le cou traversé, ne pouvant plus parler, mais frappant toujours ? Les heures cependant s’écoulaient, la nuit n’était pas loin, et la tête de colonne, ayant atteint un endroit où le lit de la rivière formait un emplacement circulaire, s’était arrêtée pour le bivouac. Toutes les dispositions furent prises immédiatement, puis l’on déposa les blessés dans les tentes de l’ambulance, que l’on avait dressées non loin de la tente du général.

Le général, en mettant pied à terre, donna sur-le-champ ses ordres. Les blessés eurent ses premiers soins ; les munitions, l’aliment du combat, l’occupèrent ensuite. Les chefs arabes durent céder une partie de leurs mulets pour les transports du lendemain, et les cartouches de la cavalerie, du train des équipages, furent distribuées aux soldats. Le 6e bataillon de chasseurs enfin reçut l’ordre de partir en silence, sans sonnerie, vers deux heures, au milieu de la nuit, pour occuper les différens pitons, le long de la rivière, qui servaient encore de route à la colonne. Puis, ces dispositions arrêtées, chacun alla prendre un repos nécessaire. Dans le bivouac, nulle tristesse, nulle inquiétude, tous étaient fiers de cette journée, et le soir, au coin du feu, les causeries durèrent long-temps, car l’excitation de la poudre n’était pas encore tombée. Chacun racontait ses prouesses, chacun donnait un souvenir aux morts gardant une espérance pour le lendemain. Les cavaliers arabes étaient loin d’une si courageuse insouciance. Tristement accroupis près de leurs chevaux qui restaient sellés, enveloppés dans leurs burnous, ils passèrent la nuit en silence, sans feu, consternés. Non loin de là, l’ambulance offrait un affreux spectacle : on n’entendait que des gémissemens et des cris, tant ces blessures, reçues à bout portant, étaient horribles. Les plus grièvement blessés furent placés sous les tentes, les autres étendus aux environs, sur des couvertures. Nos trois uniques chirurgiens venaient tour à tour les panser, coupant, hachant ces chairs meurtries. Dans la nuit, huit amputations furent faites, et, à l’heure du silence, quand les feux étaient partout éteints, on voyait encore les pâles lumières de l’ambulance qui brûlaient près de nos mutilés. C’était à qui adoucirait leurs souffrances ; les officiers étaient tous venus serrer la main d’un ami, et encourager de leurs affectueuses paroles ceux qui étaient tombés, le matin, sous leurs ordres. Parmi les blessés du 4e chasseurs d’Afrique se trouvait un soldat nommé Cayeux. Se sentant mourir, il fit appeler son capitaine. Après lui avoir donné une dernière commission pour sa mère : « Remerciez aussi, lui dit le soldat, le colonel Tartas ; c’est un brave homme, il a toujours aimé ceux qu’il commandait ; dites-lui qu’en mourant un de ses soldats le remercie. » Touchant et beau souvenir pour le chef comme pour le soldat ! Dans cette même nuit, le docteur Laqueille, chef de l’ambulance, travaillait pendant quarante-cinq minutes l’épaule du capitaine Ribains, lui sauvant le bras, grace à son habileté. Durant toute cette longue opération, le capitaine Ribains, assis sur une caisse à biscuits, au milieu des morts et des mourans, se montrait aussi ferme envers la douleur qu’il avait été courageux dans le combat. Nulle plainte : de temps à autre, seulement, il ne pouvait s’empêcher de se tourner vers le docteur, lui disant : « Vraiment, docteur, vous me faites mal. » Ainsi chacun, chefs et soldats, faisait son devoir jusqu’au bout, et même un peu au-delà du devoir.

On manquait de litières pour transporter nos amputés ; des arbres furent abattus, des litières construites à la hâte. Une heure avant le jour, tous les morts furent réunis ; un détachement du génie, détournant le cours de la rivière, creusa un trou profond où l’on enterra ceux qui avaient succombé, puis l’eau fut rendu à sa direction naturelle ; l’on espérait ainsi dérober les cadavres aux profanations des Kabyles.

Au loin, dans la montagne, on entendait du bruit et du mouvement ; mais tout autour du bivouac c’était un silence et une nuit profonde. Nul feu, rien qui trahît nos grand’gardes ; elles avaient pourtant l’œil au guet, et plusieurs engagemens à la baïonnette eurent lieu, car fidèles aux consignes données, elles ne tirèrent pas un seul coup de fusil. À deux heures, le bataillon du commandant Forey exécutait les ordres du général ; au jour, la diane était battue, et la colonne se mettait en mouvement au milieu des cris des Kabyles s’appelant les uns les autres, comme pour se convier au massacre des Français. Mais jugez de leur étonnement, lorsqu’ils virent que toutes les positions étaient occupées, et que déjà la colonne s’avançait sans qu’ils pussent l’entamer ! Il y eut là plusieurs vigoureux retours offensifs, où les zouaves soutinrent dignement leur glorieuse réputation. Après un de ces retours, à la grande joie de tous, on traversa des vignes magnifiques, et chacun de se désaltérer avec ces beaux raisins. Le général lui-même, à qui les soldats s’étaient hâtés d’offrir les prémices de ces vendanges, fit comme tout le monde. En ce moment, le colonel Cavaignac passait auprès de lui : « Tenez, mon cher colonel, lui dit-il en lui tendant une magnifique grappe de raisin, vous devez avoir besoin de vous rafraîchir après de si glorieuses fatigues. » Et tous deux se mirent à causer, au milieu des balles qui tombaient de toutes parts. L’on vînt alors appeler le colonel Cavaignac ; un de ses officiers, le capitaine Magagnoz, frappé d’un cou de feu à quelques pas de là, le faisait demander : c’était pour lui recommander sa sœur et sa mère et lui remettre sa croix d’officier de la Légion-d’Honneur, mêlant ainsi un souvenir d’honneur militaire aux dernières tendresses de son cœur.

La porte de cette gorge fatale fut enfin franchie, le terrain s’élargit tout à coup, et les montagnes qui entouraient la colonne semblaient à tous une plaine unie, comparée aux escarpemens qu’on venait de traverser. Les Kabyles suivaient encore ; mais une brillante charge de toute la cavalerie mit fin à cette lutte acharnée, qui durait depuis deux jours. Le soir, on était tranquillement établi au Souk-el-Sebt (marché du samedi) des Béni-Chaïb. Les morts de la journée furent enterrés et un sépulcre romain, caché sous les lauriers-roses, servit de tombeau à M. de Nantes, officier de chasseurs d’Afrique, dont le corps était rapporté depuis la veille, entouré d’une bâche, lié sur son cheval. La pierre romaine ne put le préserver des mutilations. Quelques mois plus tard, en passant sur le même terrain, on trouva sa tombe profanée.

Le 21, le général Changarnier ordonna un séjour ; le soin des blessés lui faisait un devoir d’accorder aux troupes quelque repos. D’ailleurs, après ces deux jours de combats acharnés, avec cette petite colonne à soixante lieues de Milianah, entouré d’ennemis, il méditait un de ces coups hardis qui devait frapper de terreur les populations et assurer le succès de sa course. Pendant la nuit, un bataillon d’infanterie, composé de chasseurs d’Orléans, de zouaves et du 26e, de ligne, partit, sous les ordres du commandant Forey, avec la mission d’appuyer la cavalerie, qui s’en allait tenter une razzia. Averti par ses espions, le général avait appris le lieu où tous les troupeaux et les femmes de ceux qui avaient combattu contre nous étaient rassemblés. Ses ordres furent donnés sur-le-champ ; le succès justifia son heureuse audace : huit cents prisonniers et douze mille têtes de bétail ramenés au camp y répandirent l’abondance et la joie.

Cette lutte était terminée ; la petite troupe française avait brisé tous les obstacles, et, se faisant jour à travers ces ravins de la mort comme les appelaient les Arabes, avait noblement soutenu sa vieille réputation. Jamais soldats d’Afrique ne s’étaient trouvés à de plus rudes épreuves, jamais soldats ne montrèrent plus de courage et de sang-froid ; aussi, le 22, la troupe victorieuse levait le bivouac sans être inquiétée. La marche fut pénible. Sous un soleil de feu s’avançait cette longue file de blessés, dont une partie était portée à bras, puis ce troupeau, puis ces prisonniers qui suivaient, comme au jour du triomphe, les vaincus derrière le char des conquérans. La colonne traversa ainsi cinquante lieues de pays au milieu des populations étonnées qui ne pouvaient croire que cette poignée de Français eût franchi la montagne sous les balles kabyles, frappant ses ennemis châtiant ceux qui avaient osé l’attaquer. C’est que tous, soldats, officiers, général, avaient noblement payé de leur personne : le chef avait su commander, le soldat comprendre et obéir. Depuis lors le souvenir de ces combats est devenu pour tous un titre glorieux, et l’on regarde avec respect celui qui peut dire : — J’étais à l’Oued-Foddha !

Au mois de juillet 1843, huit mois après toutes ces luttes, le général avait enfin reçu la soumission définitive des tribus kabyles ; il rentrait à Milianah pour commencer l’inspection générale, et ces légions bronzées par le soleil défilèrent devant lui, couvertes encore de la poussière des grands chemins, miais belles, magnifiques et fières.

À ce moment, la guerre unissait dans la province ; depuis Teniet-el-Had et Milianah, depuis le désert jusqu’à Alger, on ne trouvait, selon l’expression arabe, que la paix et le bien. Abd-el-Kader ne pouvait plus écrire : « Vous ne possédez en Afrique que la place occupée par le pied de vos soldats. » Partout les tribus reconnaissaient notre autorité, et la tranquillité semblait enfin devoir régner dans tout le pays. Des circonstances imprévues forcèrent alors le général à demander sa rentrée en France. Je me rappelle encore que dans notre route de Milianah à Alger les chefs arabes vinrent le saluer à son passage, et parmi eux je retrouvai un vieux caïd des Hadjoutes que j’avais déjà rencontré à Blidah. Nous parlions de ces nombreuses razzias de ces coups de main de chaque nuit qui avaient réduit sa tribu guerrière. « Son nom, parmi nous, me disait-il en parlant du général veut dire l’abatteur d’orgueil, le dompteur d’ennemis[7] et il a justifié son nom. » Me montrant alors la longue ligne de montagnes qui borde la Mitidja du Chenouan à la mer : « Quand vient l’orage, reprit-il, l’éclair court en une seconde sur toutes ces montagnes, en sonde les replis. C’était ainsi de son regard pour nous trouver. Quand il nous avait vus, la balle n’atteint pas plus vite le but. » Et le vieux chef arabe disait bien. Le signe, en effet, qui distingue entre tous le général Changarnier ; c’est un jugement rapide et sûr, une indomptable énergie ; il sait commander. Vis-à-vis d’un péril, son courage augmente ; alors, si vous l’approchez, sa vigueur vous gagne, et vous ne doutez plus du succès. La première fois où il rendit témoignage de lui-même, ce fut à Constantine, et depuis lors il n’a pas manqué un seul jour à cette réputation qui venait d’éclater si glorieuse. Si jamais vous vous trouvez au bivouac avec une de ces vieilles bandes d’Afrique, sous la petite tente du soldat, laissez-vous raconter les courses nombreuses qu’elles ont faites avec lui, et vous verrez qu’elles seront leurs paroles.

L’heure du départ était arrivée. Le général allait s’embarquer pour la France. Nous l’accompagnâmes jusqu’à bord ; nous ne pouvions nous décider à regagner la terre. Déjà le brave Martiningue, le pilote d’Alger, nous avait avertis qu’il était temps de descendre dans le canot ; alors nous prîmes dans nos mains la main du général, puis nous le saluâmes une dernière fois en nous éloignant, pendant que son navire rapide disparaissait dans la brume.


PIERRE DE CASTELLANE.

  1. Voyez la livraison du 1er septembre.
  2. Commission de gouvernement.
  3. Ce Max était un grand cheval allemand bien connu des soldats. Il avait été blessé plusieurs fois, et le général le montait, lorsque lui-même reçut une balle au bois des Oliviers près du col du Mouzaïa, en 1841.
  4. L’opération assez amusante du comptage se passe de la sorte : deux rangs de soldats sont placés, formant les deux côtés d’un triangle. Au sommet, les deux derniers hommes tiennent une baguette de fusil, et les moutons, poussés dans cette gorge, une fois arrivés à l’extrémité, sont bien forcés de faire la cabriole. À chaque saut de mouton, un homme les compte, et l’on arrive ainsi à savoir facilement le nombre de moutons livrés.
  5. Nom de ces jardins.
  6. En Afrique, pendant la chaleur, on porte souvent ces petits cabans, afin de se préserver de l’ardeur du soleil.
  7. Les Arabes appelaient le général Changarnier le Changarli, le Changarlo, Changar est une racine arabe qui veut dire dompter, abattre. Ma changareh alina, ne m’abats pas, ne m’écrase pas.