Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration/Chapitre 3

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CHAPITRE III

ESQUISSES DE DIPLOMATIE ET DE VOYAGES


La pensée qui présida en 1825 à la formation du bureau des attachés avait été de partager le stage diplomatique en deux parties, l’une consacrée au travail des bureaux, l’autre au service actif dans les ambassades. Je dus me rendre à Madrid au commencement de 1827, et je reçus en même temps l’assurance d’occuper, dans une éventualité prochaine, le poste de secrétaire de légation à Lisbonne. Cette perspective comblait tous mes vœux, la Péninsule étant alors l’objet principal des préoccupations du monde politique. Sans avoir l’importance européenne de la question d’Orient, ouverte depuis cinq ans par l’insurrection de la Grèce, les questions touchant à l’organisation de l’Espagne et du Portugal soulevaient, par leur nature même, et dans la presse, et dans les Chambres, les problèmes les plus difficiles et les passions les plus ardentes.

En 1823, la France s’était engagée en Espagne dans une intervention dont le principal résultat politique avait été de substituer, pour le gouvernement du roi Louis XVIII, aux difficultés que lui avait opposées la gauche après les élections de 1819, celles que lui suscitèrent les exigences de la droite à partir de 1824. Protégé par nos armes contre les révolutionnaires, Ferdinand VII s’était jeté dans les bras de la réaction absolutiste ; il avait repris son sceptre comme un instrument de vengeance, sans parvenir d’ailleurs à satisfaire les haines d’un parti qui, ne pardonnant pas à la France la sagesse de ses conseils, ne tarda pas à conspirer contre elle et à souhaiter l’éloignement de notre armée.

Malgré une dispendieuse occupation militaire qui durait depuis quatre ans, le gouvernement français n’avait pu, ni faire prévaloir à Madrid une vue sensée, ni faire accueillir une pensée de clémence. Ses agents diplomatiques s’efforçaient vainement de faire fixer le chiffre d’une dette dont le principe était authentiquement reconnu, pendant que ceux de l’Angleterre obtenaient sans effort la liquidation de créances plus anciennes et bien moins justifiées.

La situation du gouvernement espagnol, difficile vis-à-vis de la France, s’était compliquée bien plus gravement encore vis-à-vis du Portugal par le contre-coup des événements inattendus qui venaient de se passer dans ce royaume. Après la mort du vieux roi Jean VI, son fils, D. Pedro, antérieurement proclamé empereur du Brésil, abdiquant pour son compte personnel la couronne de Portugal, incompatible, d’après les lois fondamentales de ce royaume, avec l’exercice de toute souveraineté étrangère, avait cru pouvoir transmettre cette couronne à sa fille, en joignant à cette disposition l’octroi d’une constitution calquée sur notre charte de 1814. Acclamés par la bourgeoisie et par une partie de la noblesse, les actes de D. Pedro avaient rencontré dans le clergé et dans la démocratie rurale, profondément hostiles en Portugal à toutes les innovations, une opposition énergique. Ces résistances, fortifiées par l’incertitude du titre en vertu duquel avait agi D. Pedro, et par les interprétations diverses que comportait la loi fondamentale de Lamégo, provoquèrent contre la royauté de dona Maria II, alors au Brésil, près de son père, une insurrection promptement réprimée, mais qui ne tarda point à renaître. La première défaite des insurgés portugais avait peuplé l’Espagne de réfugiés accueillis avec enthousiasme par tout le parti du rey neto, et avec une faveur évidente, par le gouvernement de Ferdinand VII. Une intervention militaire, ardemment sollicitée par les partisans de l’infant D. Miguel, fut un moment décidée à Madrid, afin de détourner le péril dont l’établissement du régime constitutionnel dans l’État voisin menaçait la monarchie absolue de Ferdinand VII, que la France était alors à la veille d’abandonner à ses propres forces en rappelant le corps d’occupation. Ce projet échoua par le débarquement opéré à Lisbonne, en 1826, d’une division envoyée par l’Angleterre en vertu d’un casus fœderis qui lui attribuait la garantie du territoire portugais. La France occupait encore à cette époque Cadix et les principaux points fortifiés du littoral : un conflit de l’Espagne avec l’Angleterre aurait donc provoqué pour elle les difficultés les plus sérieuses ; et M. de Villèle, qui n’avait pour le jeune prétendant portugais ni sympathie politique, ni estime personnelle, fit les plus grands efforts pour détourner le cabinet espagnol d’une expédition dont l’intervention de l’Angleterre pouvait rendre la portée incalculable. Il ne prit pas moins de soin pour consolider à Lisbonne le trône très-menacé de dona Maria sur lequel D. Pedro avait appelé l’infant D. Miguel, son frère, à venir s’asseoir à côté de sa nièce, en conférant à ce prince la régence du royaume jusqu’à la majorité de sa future épouse.

D. Miguel n’éleva aucune objection contre ces arrangements ; il parut même les accueillir tout d’abord avec reconnaissance, soit qu’il suivît en cela son impulsion propre, soit qu’il se conformât aux conseils de la cour de Vienne, où il résidait depuis l’insurrection contre son père et son roi qui avait si tristement inauguré sa vie publique. Après avoir juré, sans prendre aucune réserve, fidélité à la constitution édictée par D. Pedro, l’infant se préparait, dans le courant de 1827, à se rendre en qualité de régent à Lisbonne, où son arrivée était attendue avec anxiété par les partis, partagés entre la crainte et l’espérance.

Tel était le drame que j’étais appelé à voir se dérouler devant moi, dans le cours de l’année 1827, lorsque je m’acheminai vers la Péninsule aux premiers jours du printemps ; tel était le théâtre si souvent visité par mon imagination, où j’allais marcher au milieu des souvenirs de l’histoire et des ruines récentes accumulées par la guerre.

L’une des plus vives émotions de ma vie est à coup sûr celle que j’éprouvai en quittant pour la première fois la terre de France. Lorsqu’après avoir traversé la Bidassoa, je me présentai à la douane d’Irun pour les constatations d’usage, je fus saisi d’une souffrance presque physique en sentant que je foulais aux pieds un autre sol que celui de ma patrie, et que j’avais désormais à compter avec d’autres lois que les siennes. Cette impression, si profonde lorsque je franchissais les Pyrénées dans toute la sève de ma jeunesse, s’est constamment reproduite chaque fois qu’il m’est arrivé de passer la Manche, le Rhin ou les Alpes. Je suis citoyen de l’univers aussi peu que possible, et rien ne m’inspire plus de repoussement que le cosmopolitisme systématique. La vapeur a singulièrement adouci, mais, Dieu merci, sans la faire disparaître, cette transition du sol natal à la terre étrangère, qui ne saurait s’effacer sans atteindre le patriotisme à sa source. Les chemins de fer ont déplacé les dieux Termes en attendant qu’ils fassent reculer les douaniers. On peut aujourd’hui aller de Bayonne à Madrid en faisant un bon somme ; mais, il y a cinquante ans, un voyage dans la Péninsule équivalait à une excursion dans un autre siècle.

L’Espagne de Ferdinand VII était encore celle des guerrilleros et des contrebandiers ; chaque montagne y avait sa légende de la guerre de 1808 ou de la guerre civile de 1822, et l’on s’y heurtait partout à des tombes ou à des ruines. C’était encore le pays pittoresque où l’étranger, au penchant des précipices, confiait sa vie à l’adresse d’un arriero et au bon naturel de ses mules, où il traitait avec les bandits dans les gorges des sierras, se mettant le jour au régime du chocolat et des pois chiches, et passant la nuit, des pistolets à la ceinture, dans une posada mal famée. Cette promenade en plein moyen âge n’avait rien de contrariant pour un admirateur de Walter Scott, qui venait de lire Waverley, ou l’Écosse il y a soixante ans. Ma mémoire était d’ailleurs toute pleine des souvenirs du siège de Sarragosse et des aventures de Mina ; enfin, j’espérais bien, en partant, trouver dans tous les moines que je rencontrerais sur ma route, égrenant leur chapelet au pied des madones, un reflet de l’héroïque trappiste de M. Alfred de Vigny. Si ces espérances furent quelquefois trompées, si la triste tentative de restauration absolutiste que j’eus sous les yeux exerça sur la direction de mes idées une action en sens contraire, je recueillis, dans ce voyage prolongé jusqu’à l’extrémité de la Péninsule, des souvenirs dont la persistante jeunesse semble à cette heure me rajeunir moi-même.

Je respirai à pleins poumons une vie nouvelle en contemplant aux premiers rayons du jour ces hautes montagnes aux pitons neigeux, qui émergeaient des ténèbres comme une vision enchantée, et sur lesquelles la lumière semblait effeuiller des roses. Bientôt la Biscaye mit sous mes yeux ses tapis de molle verdure comme pour les reposer de ces longs éblouissements. Le lendemain, des défilés aux rocs sourcilleux, auxquels se rattachaient de sinistres légendes, me conduisaient dans les plaines désolées de la Castille, où je saluais l’antique cité de Burgos, ce cœur de la vieille Espagne ; et la monotonie de ces horizons sans fin et de ces champs dépeuplés me préparait aux solennelles tristesses que la campagne romaine était appelée à me faire éprouver plus tard dans sa sainte plénitude.

Les quelques mois que je passai en Espagne profitèrent un peu à mes plaisirs et beaucoup à mon instruction. De toutes les capitales méridionales, Madrid est assurément, en exceptant Rome, celle où la vie est la plus agréable pour l’étranger. La haute société madrilène, qui ne change guère de résidence et ne connaît pas la vie de château, le proverbe le dit assez, suit toujours, quoique d’un peu loin, le mouvement de nos modes comme celui de nos idées ; et lorsqu’elle les adopte, c’est en y joignant, grâce à l’esprit naturel des femmes, une piquante originalité qui ne se rencontre ni en Portugal ni en Italie. L’accès en est facilité par une prévenance empressée, et je pus, quoique fort en passant, profiter de cette hospitalité charmante.

Malgré la cordialité de l’accueil qu’y rencontrent les étrangers, l’Espagne est certainement, de tous les pays de l’Europe, celui contre lequel la verve ironique des voyageurs s’est exercée avec la rigueur la plus impitoyable. Le moyen de s’en étonner, d’après la première impression produite par cette contrée singulière sur la plupart de ceux qui la visitent ? Comment un Anglais, accoutumé à parcourir l’Europe en poste, avec tout le comfort britannique, et à trouver partout les respects acquis d’avance aux voyageurs assez riches pour les payer, n’aurait-il pas été stupéfait en se voyant, avant l’établissement des voies ferrées dans la Péninsule, contraint, pour se rendre d’une province dans une autre, de traiter sur un pied de quasi-égalité avec un majoral ? Quelle surprise, en entendant celui-ci régler à son gré tous les détails du voyage, et parler à un seigneur étranger comme à ceux de son pays, c’est-à-dire avec une liberté aussi distante de la bassesse que de l’insolence ! Sur cette terre du despotisme, tempérée par l’égalité morale émanée du sentiment chrétien, les classes ne sont, en effet, séparées ni par la barrière des habitudes, ni même par celle du langage, car celui-ci est toujours correct et poli, même dans les plus humbles conditions. Les rares plaisirs de la Péninsule sont communs à toute la nation, depuis la promenade de l’après midi au Paseo, où l’on ne s’enivre guère que d’eau glacée, jusqu’à la tertullia du soir, où chacun arrive avec son costume du matin, sans parler des combats de taureaux où toute l’Espagne en délire semble exhaler son âme dans un même cri.

En ce pays, la vie est uniforme et simple, et l’on ne saurait à prix d’argent s’y procurer le bien-être usuel partout ailleurs. Qu’on se figure donc un touriste arrivant, après une journée passée dans l’ardente poussière de la Manche ou des deux Castilles, dans la venta où il s’est promis un bon repas et une nuit de repos. Quelle n’est pas la fureur de ce personnage exigeant et compassé, lorsqu’il pénètre dans une sorte de caravansérail d’Orient, où les hommes et les mules vivent dans une vraie commensalité ! Il trouve là le grand d’Espagne, engagé dans une conversation familière avec l’arriero et le matador ; il le voit, un cigare de Séville à la bouche, devisant jusqu’à la nuit close d’une sérénade mystérieuse, de la pendaison d’un bandit ou des scènes récentes de l’amphithéâtre. D’ailleurs, ni thé à prendre, ni sandwich, ni tourte à la rhubarbe à se mettre sous la dent ; on lui présente pour toute nourriture quelques mets accommodés au safran et à l’huile rance, on met enfin à la disposition de Son Excellence, pour qu’elle y passe la nuit dans un dortoir blanchi à la chaux, un lit de chartreux, dressé par une maritorne, seul souvenir vivant de Don Quichotte offert au voyageur, même au village du Toboso ! Le moyen, après tant d’amertumes, de ne point donner à l’Espagnol un rang inférieur à celui du Turc dans l’échelle de la civilisation ?

Aucun écrivain anglais n’y a manqué, et la monacale Espagne a fourni aux rares ladies qui ont passé la Sierra-Morena les pages les plus sombres de leur album. Nous qui mesurons habituellement la culture intellectuelle à l’analogie des mœurs étrangères avec les nôtres, nous n’avons guère été plus justes pour un pays où la langue française est fort peu parlée, où tout diffère de nos usages, particulièrement dans la sphère des plaisirs. Quelle impression peut, en effet, emporter de la société espagnole un homme du monde dressé à nos réunions élégantes et froides, lorsqu’il se trouve dans une tertullia où les femmes arrivent sans toilette et les hommes en redingote, soirée libre et bruyante qui, lors même qu’elle a lieu chez une personne d’un rang élevé, éveille, par la familiarité des interpellations et le sans-gêne des habitudes, l’idée d’une bruyante assemblée de grisettes, causant chacune en a parte avec des commis de magasin ? Dans toutes les classes de la société espagnole, ces réunions ont la même physionomie pittoresque et simple, car partout la franqueza est la même et le naturel est charmant.

Les Espagnoles sont assurément les plus séduisantes créatures du monde entier. Plaire est leur plus chère pensée, et s’est sans art comme sans calcul qu’elles s’abandonnent à la plus constante préoccupation de leur vie. Passionnées sans coquetterie, et plus souvent infidèles au devoir qu’à l’amour, ignorantes mais spirituelles, devinant tout sans avoir rien appris, elles ont une surabondance de sève qui confond l’étranger de surprise, tant ces riches plantes en plein vent contrastent avec nos savantes cultures en espalier !

Quelques semaines passées en Andalousie, particulièrement à Séville, m’ouvrirent des percées sur ce monde plein d’attraits. Il est à peine besoin de dire que cette peinture faite de mémoire, après un demi-siècle, ne s’applique à la société de Madrid que dans ses traits les plus généraux. Toutes les capitales se ressemblent, particulièrement celles du second ordre, où le corps diplomatique donne le ton au monde de la cour. Durant le règne de Ferdinand VII, l’influence française, nulle dans le gouvernement, malgré la présence de notre armée, était souveraine dans la société de Madrid.

Lors de mon arrivée dans cette capitale, on était un peu en vacances à l’ambassade, car l’ambassadeur avait pris un congé, et la cour ne s’en était pas plus émue que la ville. Le marquis de Moustier, qui avait succédé dans ce poste difficile au marquis de Talaru, y obtint peu de succès, quoiqu’il eût promis des merveilles au parti qui l’y avait fait envoyer.

Mais ces merveilles se faisaient fort attendre, et les convictions de la droite, si vives qu’elles fussent alors, se seraient probablement attiédies en présence du spectacle que j’eus sous les yeux durant mon séjour dans la Péninsule. L’auteur de l’Essai sur l’indifférence, dont les disciples traçaient, dans le Mémorial catholique, des esquisses de fantaisie, continuait à faire de la question espagnole un texte à syllogismes ; il revendiquait dans ses conversations la qualification de coup de canon Lamennais pour la première décharge d’artillerie faite par les troupes françaises sur les constitutionnels aux bords de la Bidassoa. J’avais lu toutes les adjurations éloquentes adressées par le formidable raisonneur, si près de tomber dans l’abîme, aux fils de saint Louis, pour les convier à extirper de cette terre catholique les germes de mort semés par la révolution, et j’avais suivi, dans la fièvre de sa logique royaliste, le futur prophète des idées républicaines, j’aurais donc aimé, après la restauration opérée par nos armes, et à la veille de l’insurrection des Agraviados, à voir les disciples de M. de Lamennais et les partisans de la monarchie paternelle de M. de Bonald mis en présence d’un prince égoïste, au cœur sans pitié, aux mœurs vulgaires, et d’un aspect tellement repoussant, qu’on eût dit un vieux taureau portant une tête d’épervier : sorte de Louis XI sans génie, tenant en constante suspicion tous les hommes de quelque valeur, et livrant les destinées d’un noble peuple ou à l’ignorance d’un Victor Saëz ou à la cauteleuse finesse d’un Calomarde. Que n’aurais-je pas donné surtout pour que l’école chevaleresque groupée autour de l’auteur de la Monarchie selon la Charte pût suivre sur place les actes d’un gouvernement dont nous demeurions responsables, quoique son principal souci fût de répudier nos conseils, d’écarter nos avis et de désavouer notre concours, en continuant de s’en assurer le bénéfice ?

Pendant que l’aristocratie française s’efforçait dans les Chambres de reconstituer son importance territoriale et politique par une série de dispositions législatives imprudentes peut-être, mais assurément honorables, Ferdinand VII, s’inspirant d’une pensée toute contraire, livrait le gouvernement de son pays, afin d’y déraciner toutes les influences, à la plus basse démocratie, organisant cette force aveugle en bataillons de volontaires royalistes. Trois cent mille hommes, appartenant aux dernières classes de la population, signalaient chaque jour au pouvoir des suspects à emprisonner, des administrations à épurer, des villes à rançonner, pour avoir témoigné leur sympathie aux garnisons françaises. Les passions démagogiques marchaient dans la Péninsule sous le drapeau du pouvoir absolu, et malheureusement aussi sous celui de la religion, ce que notre presse royaliste ne paraissait pas même soupçonner. Et cependant comme tout parti a ses ultras, y compris celui du despotisme, le menu peuple des villes se trouvait encore dépassé dans sa haine contre les constitutionnels et contre les Français par la démocratie rurale, que des bandes, dirigées par le trop fameux père Pugnal, conduisirent bientôt après, l’escopette au bras, à l’assaut des forteresses de la Catalogne et de l’Aragon.

Ferdinand VII avait repris l’exercice de son autorité avec une joie fort tempérée par la présence des Français. Il avait fait litière de tous les engagements qu’avait cru pouvoir prendre le duc d’Angoulême, généralissime de nos armées, particulièrement dans la célèbre ordonnance d’Andujar, où se trouvaient édictées certaines mesures pour garantir le parti constitutionnel contre les violences de ses adversaires ; il avait enfin servi à la fois et ses instincts personnels et ceux de son peuple, en faisant dresser de nombreuses potences et fonctionner la garotte. Mais la vieille Espagne ne s’était pas encore complètement retrouvée, car les bûchers ne se rallumaient point sur la place Mayor ; et pour cette populace semi-africaine, toujours affamée de spectacles sanglants, la restauration demeurait dès lors incomplète.

Le refus persistant opposé par Ferdinand VII au rétablissement de l’inquisition fut à peu près le seul grief indiqué par les Agraviados lors de la prise d’armes de 1827 contre le gouvernement royal. La persévérance singulière avec laquelle Ferdinand VII résista au rétablissement du saint office ne fut pas due seulement aux sages conseils de notre ambassade, et à ceux de la nonciature apostolique à Madrid, en parfait accord l’une et l’autre sur ce point-là ; elle fut provoquée par des appréhensions égoïstes que personne n’ignorait dans la capitale. L’héritier du trône n’avait jamais dissimulé ses vives sympathies pour l’institution dans laquelle semblait se résumer l’ancien régime de l’Espagne. Au cri de : Vive l’inquisition ! venait donc se joindre d’ordinaire celui de : Vive D. Carlos ! et l’infant fut pour le roi son frère une menace bien avant d’être devenu un péril. Sagace et ombrageux, Ferdinand VII avait deviné un ennemi possible dans son successeur, qu’aucun intérêt d’avenir ne séparait encore de lui, puisque rien ne pouvait laisser prévoir, du vivant de la princesse de Saxe son épouse, qu’un autre mariage viendrait donner, trois ans plus tard, une fille à la vieillesse du roi d’Espagne.

Les événements survenus en Portugal dans le courant de 1826 avaient provoqué un redoublement d’agitation au sein de la famille royale déjà profondément divisée, et cette agitation s’était communiquée au pays, où les divers partis attendaient avec anxiété l’issue, alors fort incertaine, de la révolution commencée dans les institutions politiques du royaume voisin. Les choses en étaient là, lorsque s’accomplit à Lisbonne la vacance du poste que j’étais appelé à y remplir. Je quittai l’Espagne, que j’avais parcourue dans sa plus grande longueur, emportant contre les restaurations d’ancien régime des impressions peu favorables, impressions que le drame dont j’allais avoir en Portugal le spectacle sous les yeux ne concourut point à modifier.

Ayant été autorisé, avant de quitter Paris, à visiter tout le midi de l’Espagne et à prendre la voie de mer pour me rendre à mon poste, j’évitai la course à franc-étrier à travers l’Estramadure, qui était alors le moyen de communication habituel entre les deux capitales. Je pus donc parcourir à loisir cette ardente Andalousie que les plus beaux paysages de l’Italie ne m’ont pas fait oublier.

Je vois encore se dessiner sous l’azur d’un ciel sans nuage les sommets dentelés des Sierras ; je me vois à Cordoue, à Grenade et à Séville, cherchant la trace des rois maures sur les dalles étincelantes de leurs palais, épiant celle des sultanes dans les bosquets d’orangers dont les eaux jaillissantes avaient bercé leur sommeil.

Cette promenade au pays des beaux rêves, j’étais assez heureux pour ne point la faire seul. Je pouvais échanger mes vives impressions avec le plus intelligent des compagnons et le plus infatigable des investigateurs, homme rare chez lequel l’amour passionné de la vie cosmopolite n’altéra jamais l’ardeur du patriotisme, exception à noter. M. Théodore de Lagrené était alors secrétaire d’ambassade en Espagne, et les devoirs de sa carrière, qui le portèrent plus tard en Grèce et en Chine, l’avaient déjà conduit de Pétersbourg à Constantinople et de Constantinople à Madrid. Revêtant sans effort les nationalités les plus diverses, comme des vêtements tons à sa taille, il s’était fait Espagnol de mœurs et d’habitudes. Nous parcourûmes ensemble l’Andalousie, y visitant surtout les collections particulières de tableaux amenés plus tard par le malheur des guerres civiles sur tous les marchés de l’Europe. Nous passâmes quelques bonnes journées à Cadix, où le départ annoncé de la garnison française apparaissait comme une sorte de calamité publique, la partie élevée de la société redoutant de s’y trouver à la merci du despotisme servi par la démagogie. Enfin, les yeux éblouis de belles femmes, de belles peintures et de beau soleil, nous nous séparâmes, M. de Lagrené pour visiter Tanger, moi pour me diriger vers Gibraltar afin de m’y embarquer pour Lisbonne sur un paquebot anglais.

En traversant un contre-fort des montagnes de Ronda, je rencontrai, sans la souhaiter, une aventure empreinte d’un peu trop de couleur locale. Je tombai dans un poste de contrebandiers dont plusieurs auraient pu servir de modèles pour les figurines si connues modelées à Malaga. Ces caballeros se montrèrent d’une politesse achevée. Je dus partager leur repas, et le vin de Rota aidant, nous fûmes bientôt sur un certain pied d’intimité. Ils m’initièrent aux secrets de leur attrayante existence, qui tient le milieu entre la vie du soldat et celle du voleur. M’examinant des pieds à la tête avec des exclamations de surprise, ils déclarèrent que j’avais un type espagnol de la plus rare pureté, et l’un des drôles, au milieu des éclats de la plus bruyante gaieté, en vint à me demander d’un air narquois si ma mère n’avait jamais voyagé en Espagne. Lorque je crus n’avoir plus qu’à partir, mon mayoral, qui s’était très-probablement entendu avec ces gentilshommes de grand chemin pour que je leur rendisse visite, me prit à part pour me déclarer qu’il était prudent de ne pas laisser venir à ces messieurs de mauvaises pensées, et que j’agirais sagement en leur laissant, en souvenir de leur bon accueil, et comme spécimen de l’industrie française, des produits de laquelle ils faisaient le plus grand cas, ma belle paire de pistolets et ma longue-vue, qui la représenteraient fort honorablement. Le ton avec lequel ce charitable avis m’était donné interdisait toute discussion, et j’aimais mieux me montrer généreux que de partir dévalisé. Mon manteau, fort adroitement escamoté, acheva le règlement de compte. Ainsi allégé, je gagnai sans nul autre incident fâcheux le nid de vautours au-dessus duquel l’Angleterre fait flotter, depuis le traité d’Utrecht, le signe de sa suprématie maritime.

J’ai franchi, à des époques diverses de ma vie, le détroit de Gibraltar ; et, contrairement à ce qui arrive pour la plupart des grandes scènes de la nature, ce tableau s’est chaque fois présenté à mes yeux sous des couleurs plus saisissantes. C’est que l’impression qui s’en dégage va plus à l’intelligence qu’à la vue, malgré la beauté d’un paysage dont les derniers plans se perdent dans les vapeurs de l’Atlas. Sur le Bosphore, le voyageur touche aussi du regard et presque de la main les rivages de deux mondes ; mais de l’un et de l’autre côté de cette mer, sillonnée par les caïques des pachas et des sultanes, s’étend le même empire, règnent les mêmes croyances et les même mœurs. À Gibraltar, au contraire, l’Europe chrétienne personnifiée dans son peuple le plus religieux regarde face à face la barbarie musulmane, qui se présente à portée de canon dans le plus saisissant contraste avec elle. Aux rivages embaumés qui se prolongent des murs de Cadix à ceux de Valence, la terre d’Afrique oppose, des rochers du Riff au cap Ténez, d’âpres montagnes et des sables enflammés, livre vivant où se détache en relief la longue et sanglante histoire qui s’achève aujourd’hui dans une impuissance commune, comme si tout finissait à la fois dans ce temps de ruines ! Je pris passage sur un beau navire à voiles parfaitement aménagé, comme l’étaient déjà tous les packets anglais, même avant l’application générale de la vapeur à ce service, et un vent favorable nous porta promptement à l’embouchure du Tage. J’entrevis, éclairée par les premières lueurs du matin, la tour massive de Bélem qui semble garder, comme le géant du cap des tempêtes, l’entrée de la patrie de Camoëns. Je contemplai sur les hauteurs qu’il domine l’Ajuda, l’un des palais les plus beaux mais les plus délabrés de l’Europe, et bientôt nous jetâmes l’ancre devant Lisbonne dans les eaux profondes du Tage, rival, à son entrée dans l’Océan, des plus grands fleuves du monde. Lisbonne, c’est Naples en prose : le vaste amphithéâtre sur lequel s’élève cette capitale est entouré d’un paysage charmant, mais que ne vient animer, comme dans l’antique Campanie, ni l’étincelante couronne du Vésuve, ni l’évocation de souvenirs immortels. Le Portugal n’eut qu’une heure brillante, et cet éclat passager sortit au quinzième siècle du génie de quelques princes dont l’aventureuse initiative profita bien moins à leur patrie qu’à l’humanité tout entière. Réduit, après avoir secoué le joug espagnol, à la seule ambition de se défendre contre un formidable voisin, ce royaume fut conduit à s’effacer derrière ses protecteurs, en subissant, pour prix de cet appui, une sorte de dépendance coloniale, conséquence ruineuse de son abdication politique.

L’Angleterre, patronne maritime de cet État toujours menacé, ayant un esprit en tout contraire au sien, le peuple portugais s’amortit de plus en plus sous cette pression désastreuse, quoique nécessaire. Il vécut ainsi depuis les jours de Méthuen jusqu’à ceux de Beresford, tant qu’enfin, abandonné en 1808 par son roi fuyant devant l’invasion française, le Portugal dut ajouter au titre de colonie anglaise le titre plus humiliant encore de colonie du Brésil. L’extinction de toutes ses forces physiques et murales fut, pour ce pays, le résultat inévitable d’une pareille dépendance militaire et commerciale.

Une sorte de teinte blafarde s’est donc étendue sur cette société spirituelle mais légère, où les caractères ont généralement peu de ressort, et où des heures de pétulance sont suivies par de longs jours de prostration. Dans les révolutions nombreuses, mais peu sanglantes du Portugal, les égoïsmes tiennent une bien plus grande place que les haines, et les hommes des divers partis ont pour leurs adversaires toute l’indulgenee dont ils ont besoin pour eux-mêmes. Le désœuvrement est à Lisbonne une maladie endémique. Coïmbbe étant le centre universitaire du royaume, la capitale ne possède aucun grand établissement scientifique, refuge des seconde donne de l’Italie, cette ville n’a pas un théâtre national qu’on puisse nommer. On n’y voit ni bibliothèques ni musées de quelque importance ; il ne s’y trouve pas même, comme dans les plus modestes localités de la contrée voisine, une promenade, publique où il soit d’usage de se rencontrer[1]. La Fidalgie reçoit les étrangers solennellement ; les hommes se montrent cuirassés des plaques de leurs nombreuses commanderies, et les femmes étalent, comme à des vitrines, les diamants de leurs majorats insaisissables. Ces réunions, dont toute cordialité est absente, ne rappellent en rien les charmantes tertulias espagnoles.

En Portugal, où les travaux de l’ambassade nous occupaient peu, mon temps se passait à regretter l’Espagne et à étudier l’espagnol. Je ne goûtais guère Camoëns, qu’on pourrait nommer aussi l’ombre de Virgile vue au clair de lune ; mais je lisais avec ravissement Cervantès, dont l’œuvre sans modèle, proles sine matre, présente ce singulier caractère de n’être, même dans les meilleures traductions, qu’un roman d’aventures, tandis qu’elle est, dans l’original, un médailler de maximes frappées par le génie même de la patrie.

Je pus d’ailleurs échapper à l’ennui, durant mon séjour en Portugal, par un événement assez rare en ce pays, une révolution sérieuse, et par les rapports d’affectueuse confiance que je nouai promptement au sein de l’ambassade. L’existence des secrétaires et des attachés de légation qui vivent à l’étranger dans l’hôtel et sous l’œil d’un chef de mission n’est pas sans analogie avec celle des officiers de vaisseau placés loin de la France sous la dépendance directe d’un commandant. Or les marins s’accordent pour attester que cette vie-là est ou très-agréable ou très-odieuse, selon la manière d’être des camarades entre eux, et le caractère du chef dont l’autorité les régit. J’eus l’heureuse fortune de la mener dans les meilleures conditions. J’ai gardé un vif souvenir des chers collègues qui m’ont précédé dans la tombe, le comte Alfred de Vaudreuil, mort, voici plus de trente ans ministre à Munich ; le comte Septime de Latour-Maubourg, mort un peu plus tard ambassadeur à Rome. Comment ne nommerais-je pas surtout notre excellent chef avec cette mémoire du cœur que le temps n’affaiblit pas ?

Après avoir rempli les fonctions de directeur des travaux politiques aux affaires étrangères, sous le ministère de M. de Chateaubriand, M. le duc de Rauzan avait été nommé ministre plénipotentiaire à Lisbonne. Il avait dû s’installer seul dans cette capitale, madame de Rauzan ayant été retenue en France afin de donner des soins à madame la duchesse de Duras, sa mère, atteinte déjà de la maladie à laquelle elle succomba dans le cours de l’année suivante. En compensation de l’agrément qu’aurait apporté dans nos relations du monde la présence d’une belle ambassadrice, nous trouvâmes une entière liberté tempérée par le plus affectueux respect pour notre chef. Austère dans ses mœurs comme dans ses croyances, fort arrêté dans ses idées sous l’apparence d’une bonhomie souriante, M. le duc de Rauzan possédait le trésor caché d’un esprit fin et caustique qui aurait été plus généralement reconnu s’il s’en était servi plus souvent pour se faire craindre. Soit modestie, soit indifférence, il n’éprouvait aucun désir de donner aux autres la juste mesure de lui-même. Habituellement silencieux dans l’élégant salon de madame la duchesse de Rauzan, il en était presque toujours l’homme le plus remarquable et le moins remarqué ; et comment ne l’y point admirer, conservant, au milieu des douleurs les plus aiguës, l’inaltérable sérénité d’un chrétien semblable à lui-même dans toutes les fortunes, et dont l’esprit n’avait pas plus vieilli que le cœur ?

Durant la crise dans laquelle se trouvait alors engagé le Portugal, M. le duc de Rauzan eut l’avantage d’appliquer des instructions pleinement conformes à sa propre pensée. Des événements survenus en 1826 avaient surgi deux questions distinctes, mais étroitement associées : la première se rapportant au droit de sucessibilité au trône ; la seconde à l’établissement du nouveau régime politique établi par la Charte constitutionnelle dont l’empereur D. Pedro avait fait la base du trône de sa fille.

Dès la mort du roi Jean VI, la France avait reconnu le droit héréditaire du fils aîné de ce monarque, et avait émis l’avis que la loi fondamentale en vertu de laquelle l’empereur du Brésil ne pouvait ceindre la couronne de Portugal, ne créant pour ce prince qu’une incapacité personnelle, ne lui interdisait point de transmettre la couronne à sa fille, en vertu du principe de la succession féminine qui a toujours été appliqué en Portugal. Le cabinet des Tuileries s’était trouvé en plein accord sur ce point avec tous les cabinets de l’Europe, excepté celui de Madrid ; il agissait surtout conformément à l’opinion du prince de Metternich, qui, malgré son antipathie si prononcée pour les institutions libérales, patronnait chaleureusement le droit de dona Maria da Gloria, fille de l’archiduchesse Léopoldine d’Autriche. Un autre motif avait déterminé la France à combattre à Lisbonne le parti de l’infant D. Miguel : c’était le souvenir tout récent de l’attentat tramé par ce jeune prince, sous l’impulsion de la reine, contre l’autorité du roi son père. Cet attentat, inspiré par les passions absolutistes les plus violentes, avait gravement menacé l’influence française en Espagne, puisque le succès de l’infant D. Miguel aurait rendu plus insolubles encore, vis-à-vis du gouvernement de Ferdinand VII, les difficultés déjà soulevées par notre intervention. M. Hyde de Neuville, alors ambassadeur à Lisbonne, avait fait partager à sa cour ses ressentiments et ses colères contre l’instrument, peut-être aveugle, d’une dangereuse intrigue déjouée par la fermeté de son attitude.

À la question de dynastie la force des choses avait joint une question constitutionnelle qui, tout en rencontrant bien moins de faveur dans la plupart des cabinets, dut être résolue dans le même sens par une conséquence à bien dire inévitable. D. Pedro ayant assis le trône de sa fille sur l’établissement d’une Charte, et se refusant absolument à séparer ces deux intérêts, le tout était à prendre ou à laisser. Les ministres de la sainte alliance se trouvèrent donc dans la stricte obligation de subir la constitution de D. Pedro IV, afin de ne pas ébranler la royauté contestée qui s’élevait à son ombre. Cette situation anormale avait amené dans le corps diplomatique à Lisbonne une sorte de désarroi des plus curieux à observer.

Rien n’était plus faible et plus débile que le germe politique implanté du dehors dans ce sol si peu préparé pour le recevoir. À cette époque-là, les idées modernes avaient encore moins de racines en Portugal qu’en Espagne, et n’y correspondaient pas plus aux intérêts qu’aux habitudes. Accueillies avec quelque satisfaction par l’épiscopat et par la haute noblesse, auxquels l’établissement d’une Chambre des pairs ouvrait la carrière politique, les institutions constitutionnelles avaient rencontré une grande faveur dans la bourgeoisie, particulièrement à Porto, centre commercial important très-accessible aux influences étrangères. Mais le bas peuple des villes et surtout les populations rurales les repoussaient presque unanimement. Ces institutions étaient vues avec inquiétude par le clergé séculier, avec colère par la plupart des membres des ordres monastiques, qui se firent sur tous les points du royaume les promoteurs et les chefs de l’insurrection miguéliste. La noblesse provinciale, plus active et bien plus populaire en Portugal que la fidalgie séquestrée à Lisbonne, se voyant exclue presque tout entière de la Chambre haute réservée à cette noblesse de cour, et n’ayant aucun motif pour se montrer favorable au nouveau régime politique, lui fit à peu près partout une guerre ouverte. Si donc le suffrage universel avait été découvert et déjà pratiqué au début du conflit engagé entre l’infant et sa nièce, jamais le nom de dona Maria II n’aurait figuré dans la liste des rois très-fidèles, et D. Miguel aurait eu certainement, dans la Péninsule, son scrutin triomphal du Dix-Décembre. L’armée, qui constitue la seule force effective au sein de cette nation à la fois inerte et bruyante, se trouva, durant cette lutte, partagée en deux parties à peu près égales ; de là les conflits militaires plus longs d’ailleurs que sanglants dans lesquels s’épuisa le pays, jusqu’au moment où la révolution consommée en Espagne en 1833, par l’avènement d’Isabelle II, décida en Portugal le triomphe définitif du parti constitutionnel.

Dans le courant des années 1827 et 1828, Lisbonne offrit à l’Europe un triste spectacle appelé à se reproduire trente ans après sur un plus vaste théâtre, celui d’une révolution commencée par le parjure et terminée par la violence. L’infant D. Miguel se trouvait à la veille d’atteindre le terme de sa majorité politique, fixée à vingt-cinq ans ; il allait quitter Vienne pour prendre, conformément aux dispositions prescrites par D. Pedro, possession de la régence au nom de la jeune princesse, dont il avait accepté la main. Durant cette crise d’attente, le gouvernement du royaume restait confiée à la fille aîné du roi Jean VI. Cette princesse, d’une santé débile, avait un esprit droit mais incertain ; et son cœur, partagé entre une égale affection pour ses deux frères, était trop faible pour la défendre contre les menaces de la reine-mère, femme énergique, qui avait voué à l’aîné de ses fils une haine implacable.

Arrivé à Londres dans les derniers mois de 1827, l’infant D. Miguel y fit un assez long séjour. Il reçut en Angleterre, avec une hospitalité splendide, des conseils qu’il déclara de tous points conformes à ses propres sentiments. Il y réitéra spontanément la promesse de rester le sujet fidèle de la reine encore enfant dont il était appelé à partager bientôt le trône et la couche, et s’engagea, dans des termes qui excluaient tout équivoque, à respecter les institutions fondamentales données au Portugal par le prince qu’il appelait alors son auguste frère et roi.

Le cabinet britannique s’empressa de transmettre à Lisbonne, où les deux Chambres étaient en ce moment rassemblées, ces déclarations qui, malgré leur caractère affirmatif, n’y rassurèrent pourtant personne. Les partis qui s’abusent souvent dans leurs espérances se trompent plus rarement dans leurs appréhensions ; ils ont l’instinct sûr du vrai péril qui les menace, lors même qu’ils prennent les plus mauvais moyens pour le détourner. Tous les personnages engagés dans le gouvernement constitutionnel, ministres, pairs ou députés, savaient très-bien, en affectant une confiance officielle dans les assurances données à Londres, que, pour ce pouvoir déjà compromis par la faiblesse numérique de ses partisans, l’épreuve suprême se ferait au jour, alors prochain, de l’arrivée à Lisbonne de l’infant régent ; et déjà la reine, sa mère, l’œil fixé sur l’embouchure du Tage, guettait avec impatience l’entrée au port du vaisseau qui portait l’instrument de sa vengeance.

Aucune des sombres prévisions du parti constitutionnel ne fut trompée. Débarqué à Lisbonne, en février 1828, l’infant y fut reçu aux applaudissements frénétiques de ses partisans et aux cris de : Vive D. Miguel, roi absolu ! Mieux aurait valu accomplir immédiatement une révolution déjà résolue que la retarder de quelques mois ; car ce retard, provoqué par la seule crainte d’offenser l’Europe, fut l’occasion d’un parjure solennel. Conformément au programme arrêté à Londres, l’infant se rendit le lendemain de son débarquement au sein des deux Chambres réunies pour y prêter, avant de prendre possession de la régence, le serment prescrit par l’acte constitutionnel ; il le prêta sur le saint Évangile, couvrant du pli de son vêtement l’auguste livre que lui présentait le cardinal patriarche, de telle sorte, ont osé dire d’indignes casuistes, qu’il ne pouvait le toucher du plat de la main, conformément à l’usage.

Sans pouvoir rien affirmer personnellement touchant l’exactitude de ce triste détail, dont le bruit fut universellement répandu, il est certain, du moins, qu’aucun procès-verbal de la prestation du serment ne fut dressé, et qu’on fit les plus grands efforts pour effacer les traces d’une cérémonie à laquelle avaient assisté tous les corps de l’État et l’Europe représentée par ses agents diplomatiques.

Toutefois, l’accomplissement, au moins matériel, de cette solennité rendit un moment d’espoir au parti libéral ; mais peu de jours après cette séance, le nouveau régent, congédiant brusquement le cabinet qui gérait les affaires avec le concours de la majorité parlementaire, constitua un autre ministère formé par la reine douairière et composé d’adversaires très-connus du régime nouveau. Ni la capitale ni la province ne se trompèrent sur la portée de cet acte décisif. Tous les hommes dévoués au gouvernement constitutionnel quittèrent les fonctions publiques ; mais les fonctionnaires compromis n’en firent que plus de zèle afin de se mettre en règle avec un très-prochain avenir ; et les constitutionnels, isolés dans la nation et repoussés du gouvernement, se virent partout à la merci de leurs ennemis. Aux abords du palais où le régent exerçait encore tous ses pouvoirs au nom de la reine dona Maria II, dont il faisait figurer le nom en tête de tous les actes publics, les acclamations populaires à D. Miguel, roi absolu, se firent chaque jour entendre sans nulle répression. Le ministre d’Autriche fut gravement molesté par la populace pour avoir refusé de répéter ce cri, et le cardinal patriarche subissant la même violence, ne parvint à échapper aux émeutiers qu’en s’esquivant au plus vite, tandis qu’ils se mettaient à genoux pour recevoir sa bénédiction.

Deux motifs retardaient seuls le dénoûment de cette comédie. Embarrassé par ses déclarations réitérées, l’infant voulait persuader à l’Europe qu’il avait dû céder à une pression irrésistible. Il attachait un prix au moins égal à recevoir, avant d’imprimer aux événements une impulsion décisive, le versement d’un emprunt négocié durant son séjour à Londres, versement à la veille de s’opérer et qu’une révolution trop hâtive aurait pu compromettre. Mais les meneurs avaient imprimé au mouvement miguéliste une telle violence, qu’ils n’étaient pas en mesure de le retarder au gré de leurs calculs. Le sang coulait dans plusieurs provinces, et la ville de Porto, centre de l’opinion constitutionnelle, était devenue le théâtre d’une formidable insurrection contre le gouvernement de l’infant régent. On fut ainsi conduit à précipiter l’issue de la crise, et D. Miguel prononça la dissolution de la Chambre, en provoquant un appel au peuple sur la question dynastique par la convocation des anciens états du royaume.

Aucun partisan de la jeune reine ne comparut à des élections dont le résultat était connu d’avance, et dans lesquelles les populations rurales trouvaient à satisfaire toutes leurs antipathies contre des importations politiques fort mal recommandées à leurs yeux par les noms de l’Angleterre et du Brésil. En fixant des règles pour la formation d’une assemblée dont les précédents historiques étaient confus et oubliés, les ministres déployèrent, contre les partisans de la charte anglo-brésilienne, un luxe de menace et d’arbitraire des plus inutiles. Il n’était pas nécessaire à cette époque de violenter l’opinion publique en Portugal pour obtenir des masses une adhésion à la royauté absolue, inspirée par leur foi religieuse et par leur haine de l’étranger. Mais, s’il est de l’essence de la démocratie rurale de n’être qu’un instrument de pouvoir fort indifférent aux droits de la liberté, il est aussi dans sa destinée de voir bientôt réformer ses arrêts par une force morale supérieure à la sienne. L’intelligence ne tarde jamais longtemps à prendre le pas sur le nombre ; à elle seule appartient l’avenir ; et quelle meilleure preuve en donner que ce qui se passe dans la Péninsule, où D. Carlos et D. Miguel représentaient, voici quarante ans, une majorité numérique incontestable, et où il ne se rencontre plus aujourd’hui, même au sein de l’anarchie la plus encourageante pour tous les prétendants, un seul partisan assez résolu pour relever le drapeau que ces princes y avaient arboré ?

Les incidents de la guerre civile et le besoin de gagner du temps firent retarder la réunion de l’assemblée appelée à revêtir d’une sanction légale la révolution déjà consommée. Ce fut seulement le 4 juillet, qu’en vertu d’une décision rendue par les trois États, l’infant D. Miguel, proclamé roi, comme seul héritier légitime de Jean VI, fut investi de la plénitude de l’autorité souveraine, dans les conditions où l’exerçaient les princes de la maison de Bragance depuis 1641, date de leur avènement à la couronne.

Cette décision provoqua dans la capitale des transports de joie suivis d’actes nombreux de violence. Le bas peuple satisfit sa haine contre les classes riches par des attentats non réprimés, et l’on vit un grand nombre de religieux souiller leur robe vénérée dans des scènes où le Paris démagogique n’a jamais rencontré que la carmagnole des jacobins. Je ne vis pas se jouer ce dernier acte d’un drame lamentable. J’étais parti pour Londres avant l’interruption des relations diplomatiques, conséquence obligée de la révolution accomplie, emportant d’avance la certitude morale d’un dénoûment suspendu par les seules hésitations d’un prince que son caractère condamnait à terminer sans éclat une carrière commencée sans loyauté.

Les scènes que j’avais eues sous les yeux dans les deux royaumes péninsulaires me laissèrent une impression de dégoût contre laquelle je n’essayai pas de réagir. L’avenir de ces contrées allait désormais se débattre entre des révolutionnaires furieux, inspirés par une haine sauvage contre le passé, et des réactionnaires aveugles s’efforçant de le faire renaître. Je quittai le Portugal pénétré de cette double pensée que l’histoire ne se recommence point, et que le plus sûr moyen pour protéger les vérités immuables, c’est de ne jamais les confondre ni avec des formes transitoires, ni avec des intérêts passagers.

Après une navigation contrariée par une tempête qui me jeta sur la côte d’Irlande, j’arrivai enfin à Falmouth, le vingt-deuxième jour de mon départ de Lisbonne. La vapeur n’était encore employée nulle part en Angleterre sur les grandes lignes ferrées. Ce fut donc dans une voiture publique que je traversai la Cornouaille, cette sœur celtique de ma Bretagne, et le vert comté de Devon, cette Normandie de l’Angleterre. Établi sur l’outside d’une très-confortable diligence, je contemplais avec bonheur ces paisibles campagnes où paissent et reposent de nombreux troupeaux, en harmonie de formes et d’attitudes avec un plantureux paysage ; j’avançais observant tout, et jouissant de tout, comme il est interdit de jouir, depuis qu’à l’intérêt d’arriver il a fallu sacrifier le plaisir de voyager.

À Londres, dont je saluai de loin la silhouette colossale se dessinant dans le brouillard comme une cité fantastique du peintre Martin, je descendis à l’ambassade, sans d’ailleurs y résider. M. le prince de Polignac, qui en était le titulaire, se trouvait alors à Paris, préparant déjà, contre le cabinet de MM. de Martignac et de la Ferronnays, la trame qui emporta la monarchie. Je reçus l’autorisation, vivement souhaitée, de passer quelques semaines en Angleterre avant de rentrer à Paris, et je ne manquai pas d’en profiter.

Rien n’inspire une plus profonde tristesse que le premier coup d’œil jeté sur l’immense métropole britannique. La monotonie de constructions sans caractère, allant se perdre dans des alignements sans fin, où rien n’arrête ni la vue, ni la pensée ; le jour blafard, éclairant à travers un voile de vapeurs de grisâtres monceaux de briques, tout cet ensemble, vaste sans grandeur, provoque à la mélancolie, sentiment naturel d’ailleurs dans ces déserts habités où l’étranger qui les aborde se sent abîmé comme un atome. Pour moi, cependant, cette impression fut courte. Si accoutumés que fussent alors mes yeux aux horizons étincelants, j’éprouvai une vive satisfaction d’esprit à découvrir partout dans cette épaisse atmosphère les témoignages de la virile activité d’un peuple libre dont la pensée rayonnait sur l’univers.

Londres est l’expression même du génie anglais, persévérant et froid, moins soucieux d’éclat que de puissance. Mes journées s’y passaient à visiter ses docks, ses chantiers et les longues berges de son vaste fleuve encombrées de navires chargés pour tous les points de la terre. Le soir me ramenait toujours vers Westminster, magnifique symbole de ce passé, constamment vénéré par l’Angleterre, parce qu’il n’a jamais été pour elle un obstacle aux développements de son avenir. Après un repas, pris à l’anglaise dans une taverne, j’entrais le plus souvent, grâce au moyen d’introduction que m’avait ménagé l’ambassade, dans le Lobby de cette vieille salle des Communes, aujourd’hui remplacée par un monument à l’éclat duquel il ne manque rien que la majesté des souvenirs. C’était dans ce parallélogramme incommode que les deux Pitt avaient fait retentir les cris de leur patriotisme implacable ; c’était là que Fox avait déployé une éloquence qui rappelait les scènes du Forum, et que Burke, en se séparant d’un ami, avait versé ses larmes immortelles.

J’avais sous les yeux le siège où s’était assis M. Canning, que la mort venait d’enlever à sa patrie dans la plénitude de son talent et de sa puissance. Sur les bancs de la trésorerie, attristés par un si grand vide, siégeaient la plupart de ses anciens collègues et tous ses amis politiques. Ces hommes prévoyants et sensés s’efforçaient, comme ce ministre l’avait fait lui-même aux derniers temps de sa vie, de préparer, chacun dans la mesure où ses engagements antérieurs le comportaient, la plus grande œuvre de conciliation qui ait jamais été législativement opérée entre les opinions, les intérêts et les croyances. Si le cabinet formé, après la mort de M. Canning, sous la direction du duc de Wellington, n’aborda pas de front l’abolition des incapacités religieuses, ce fut pour mieux la préparer par des mesures dont cette abolition, qui n’était plus combattue qu’à titre d’inopportune, était le couronnement obligé. Ces hommes pratiques marchaient avec une suite constante lors même qu’ils paraissaient s’arrêter. Ils allaient pas à pas, tantôt se heurtant à des passions furieuses, tantôt à des égoïsmes aveugles, mais toujours ramenés par la force latente à laquelle obéissait la conscience du pays vers l’œuvre de réparation et de justice qui, dans le courant de l’année suivante, prit dans l’histoire son nom glorieux et s’appela l’émancipation catholique.

C’était avec un intérêt plus vif encore peut-être que je suivais dans les grandes nuits parlementaires les délibérations des lords. La Chambre Haute conservait tout entière, à cette époque, la prépondérance que lui a fait perdre l’application d’un nouveau système électoral auquel elle ne pouvait manquer d’opposer une longue résistance, puisque ce système a détruit à peu près son influence, même dans l’élection des comtés. J’avais devant moi la dernière aristocratie du monde, la seule qui, dans l’Europe moderne, ait rappelé le sénat romain par sa persévérance politique dégagée d’obstination. Elle eut d’ailleurs, comme lui, l’avantage de demeurer une corporation nobiliaire toujours ouverte, au sein de laquelle venaient se confondre avec les descendants des plus vieilles races les illustrations diverses produites par le mouvement ascensionnel imprimé à toutes les couches de la société. J’avais pu voir le matin, au British Museum, dans une vitrine qu’entouraient des spectateurs respectueux, l’original de la Magna charta, où les barons aux gantelets de fer avaient apposé d’informes signatures, et je trouvais le soir, sur les bancs de la pairie, leurs héritiers prêtant le lustre des gloires antiques à de nombreux anoblis de date récente confondus avec eux dans la plus parfaite égalité.

Au milieu des pairs des trois royaumes, généraux, marins, diplomates, vieux magistrats, une figure originale était comme revêtue d’une sorte d’auréole par la reconnaissance publique. Le duc de fer, the Iron Duke, assis au banc ministériel, n’était ni attrayant, éloquent : il avait les mouvements saccadés d’un automate, et jetait ses paroles comme une mitrailleuse lance sa charge de ferraille ; mais ni les idées, ni les mots, ni les faits ne lui manquaient jamais. Il agaçait sans fatiguer, et l’on demeurait tout surpris en voyant cet orateur, si empêché, sortir presque toujours à son honneur des harangues les plus longues et des discussions les plus compliquées. Dans les moments d’impatience, on faisait crédit à sa gloire et l’on n’y perdait jamais.

Le rappel du test était, en 1828, la seule question soumise au parlement ; mais il était manifeste qu’après cette première satisfaction donnée à la foi d’une minorité opprimée depuis trois siècles, viendraient dans l’ordre de leur importance tous les redressements que l’attitude décidée de l’Irlande disciplinée par M. O’Connell allait imposer enfin à ses persécuteurs. Il n’était pas moins évident, pour quiconque suivait l’irrésistible mouvement imprimé à l’opinion, que le système électoral qui avait fait des bourgs pourris les annexes électorales de la grande propriété, et le système économique qui, dans le seul intérêt de celle-ci, surhaussait, au détriment des classes ouvrières le prix des aliments de première nécessité, succomberaient à la suite de l’intolérance religieuse devant cette autorité de la conscience publique éclairée par une libre discussion. Serment du test, franchise des rotten borroughs, monopole des corn-laws, autant d’abus séculaires dont l’immolation était à la veille de s’opérer par la main même de leurs plus obstinés défenseurs ! Sur ce vieux palais, tout imprégné de traditions, on sentait planer l’esprit des temps nouveaux, et le cœur dilaté y respirait l’air des grandes et prochaines justices. Jamais la liberté régulière ne fut en droit de se montrer plus fière d’elle-même, car jamais luttes n’avaient été plus fécondes et n’avaient coûté moins de larmes. Lorsque dans les tristes jours que nous traversons, il m’arrive de douter de l’efficacité des institutions libres, ma foi se retrempe à l’évocation de ces fortifiants souvenirs.

La vieille Angleterre était remuée jusque dans la couche de granit de ses country gentlemen par l’ébranlement sans exemple imprimé à l’île voisine. Un homme sut réunir dans un accord merveilleux la force révolutionnaire et la force du droit, l’audace du tribun et la subtilité du légiste. Il enseigna à ses compatriotes l’art d’abriter derrière de vieux statuts les innovations les plus hardies ; et par une association admirable de la piété avec le patriotisme, il parvint à inculquer à un peuple affamé un courage indomptable en même temps qu’une patience héroïque. L’association catholique, dont Daniel O’Connell était l’âme, et dont l’Irlande était le bras, donnait des ordres et levait des impôts, mieux obéie dans ses prescriptions qu’aucun gouvernement ne le fut jamais. Elle venait de faire un pas décisif en provoquant dans le comté de Clare l’élection du grand agitateur à une majorité considérable. Ce fut un événement immense et toute l’Europe le comprit. Cette élection, toutefois, était strictement légale, car les bills, dont on poursuivait le rapport dans l’intérêt des catholiques, interdisaient seulement l’admission des citoyens professant la croyance en la transsubstantiation au sein des deux Chambres, interdiction résultant, pour eux, non de la loi, mais d’un serment que la conscience leur interdisait de prêter. C’était donc au seuil du parlement que la lutte finale allait s’engager.

Radieux d’une victoire, qui était la victoire même de son pays, O’Connell venait d’arriver à Londres afin d’obliger la Chambre des communes à statuer sur la validité de l’élection de Clare, après l’avoir entendu. L’habile stratégiste allait au-devant d’une éclatante défaite, parce qu’il était assuré de pouvoir transformer bientôt cette défaite en victoire. Un de ces petits bonheurs, qui sont comme la monnaie du grand, me procura avec le personnage sur lequel le monde avait alors les yeux, un entretien dont les plus minutieux détails sont demeurés dans ma mémoire, aidée d’ailleurs par des notes précieusement conservées. L’un de mes proches parents avait épousé une jeune Irlandaise, fille d’un ami intime de l’agitateur. Cette circonstance me valut une invitation à dîner avec M. O’Connell, heureuse fortune qui me jeta, durant quelques heures, en pleine Irlande et en pleine association catholique. On devine avec quelle avidité je suivis, nonobstant l’embarras très-sérieux que me faisait éprouver une prononciation irlandaise, très-accentuée chez la plupart des convives, la conversation dans laquelle ces rudes patriotes, après la sortie des dames, échangeaient entre le sherry et le claret, la chaleureuse expression de leurs espérances. Durant le cours de cet interminable repas, je dus boire tour à tour, à M. O’Connell tout d’abord, puis à M. Shiel, à M. O’Gorman Mahon, à M. Lawless, à tous les orateurs en plein vent, qui haranguaient alors, tantôt du pied d’une croix, tantôt de la plate-forme d’un dolmen, le peuple de la verte Érin partout armé, mais partout contenu, malgré les plus terribles excitations.

Causer pendant le dîner aurait été, pour moi, chose difficile ; causer après la sortie de table aurait été, pour beaucoup de mes interlocuteurs, chose absolument impossible. M. O’Connell, auquel je fus présenté comme un jeune catholique tout dévoué à l’Irlande, voulut bien, à raison de mon très-prochain départ, m’accorder un rendez-vous pour le lendemain de grand matin, seul moment de la journée dont il pût disposer sans être interrompu par d’innombrables visiteurs. À sept heures, je sonnai donc à la porte d’une jolie petite maison du West-End. Une servant maid m’introduisit, et le lion en robe de chambre, après un wellcome affectueux, me fit entrer dans une sorte de cabinet de toilette, garni de pieuses images, que j’aurais pu rencontrer dans l’oratoire de ma mère.

Nous parlâmes un peu du Portugal et bien plus longuement de la France, qui, me dit M. O’Connell, était après l’Irlande, l’objet le plus constant de ses pensées. Il m’exprima de vives appréhensions sur l’attitude que prenait le clergé dans les débats dynastiques engagés dans la Péninsule, et me dit que les prétendus services rendus par les rois catholiques et très-fidèles à l’Église depuis deux siècles n’avaient guère consisté qu’à entasser, sous Charles III d’Espagne, les malheureux jésuites à bord des pontons comme une cargaison de nègres, et à ériger, sous le roi Joseph de Portugal, le bûcher sur lequel son ministre Pombal avait fait monter les prêtres les plus innocents et les plus pieux du royaume. Ceci nous conduisit à un sujet d’un intérêt beaucoup plus pressant. Le roi Charles X venait de signer les ordonnances du 16 juin 1828 qui fermaient, en France, tous les collèges de jésuites et plaçaient les petits séminaires sous une sévère réglementation administrative. Ces actes avaient provoqué chez M. O’Connell la plus vive indignation, et sa colère portait bien moins sur le roi, légalement dominé par un ministère responsable, que sur les catholiques français, à la conduite desquels il imputait ce déplorable événement.

« Voilà donc, s’écria-t-il, à quoi ont abouti toutes les mesures impopulaires réclamées par les hommes religieux dans vos chambres sous la précédente administration ! Voilà ce qui arrive lorsqu’on attend tout du pouvoir sans rien faire par soi-même, et sans rien demander aux institutions de son pays ! La promulgation d’une loi, au moins inutile, sur le sacrilège a conduit tous les pères de famille à se voir privés du plus sacré de leurs droits, celui de protéger la foi et les mœurs de leurs enfants ! et les jésuites qui, sans tenir aucun compte de la conduite des trois branches de la maison de Bourbon durant le siècle dernier, se sont si imprudemment compromis pour servir les intérêts de ces princes, les voilà soumis, avec l’approbation évidente de l’opinion publique chez tous, à d’odieuses interdictions que l’Angleterre protestante ne connaît plus ! Si, au lieu de compter sur le gouvernement, vos prêtres avaient compté davantage sur eux-mêmes et sur la liberté, ils auraient eu plus facilement raison de vos philosophes sceptiques que je n’ai ici, moi, raison de nos fanatiques oppresseurs, et votre université qui va profiter de leurs fautes ne corromprait plus les générations à leur source. Mais pour comprendre ceci, il faut avoir confiance dans la liberté ; il faudrait surtout, lorsqu’on la réclame pour soi-même, la vouloir pour tout le monde, en se persuadant bien que c’est presque toujours notre faute si nous ne savons pas la faire profiter à la vérité.

« Voilà, monsieur, ce qu’il faudrait répéter sans cesse aux catholiques qui, sous l’action énervante de l’autorité, ont perdu l’habitude de se protéger eux-mêmes. Je n’entends pas la résistance dans le sens de vos révolutionnaires français, qui sont pour la plupart des impies et des démagogues de profession. Je ne conseille ni ne pratique la révolte ; et s’il rend complète justice à l’Irlande, Georges IV n’aura pas un sujet plus loyal que moi. Je ne pratique point la révolte pour deux motifs : le premier, que notre religion nous en détourne ; le second, que l’insurrection est presque toujours un moyen détestable pour obtenir des redressements. La ligne que j’ai toujours suivie me laisse sous ce rapport-là en paix avec ma conscience, en même temps qu’elle me donne dès aujourd’hui l’assurance d’un succès prochain. Si le succès était trop retardé par l’obstination des ennemis de l’Irlande, je n’hésiterais pas à employer l’arme du repeal, car cette arme serait encore légale, quoique d’un usage très-périlleux. J’espère donc fermement que mes efforts parviendront à délivrer, sans que nous ayons à verser une goutte de sang, le pauvre peuple qui s’est confié à moi, et j’espère aussi que moyennant la miséricorde divine, ils ne seront pas inutiles au salut de mon âme. »

À ces mots, O’Connell découvrant son large front, porta les yeux sur un crucifix d’ivoire comme pour prendre Dieu à témoin de la sincérité de ses paroles ; et moi, le cœur plein et la voix tremblante, je m’inclinai devant ce fier libérateur d’un peuple incliné lui-même au pied de la croix. La parodie de l’ancien régime à laquelle je venais d’assister dans la Péninsule avait fortifié ma confiance dans la liberté, et je reçus ce jour-là ma confirmation politique.

Sorti de bonne heure de chez le libérateur, c’était le titre que lui avait décerné l’Irlande, j’employai cette longue journée, la dernière de mon premier séjour à Londres, à parcourir les quartiers immondes où grouille dans les habitations malsaines la population la plus misérable de l’Europe.

La vaste métropole britannique est une ville où les contrastes se présentent sous un aspect beaucoup plus accusé que dans les autres capitales. La richesse et la puissance se révélant sous leur aspect le plus splendide, et parfois le plus insolent, y côtoient sans transition au détour d’une rue le domaine du paupérisme dans ce qu’il a de plus hideux à contempler. Toutefois, des habitudes et des dispositions communes rattachent entre elles ces populations, si profondément séparées par la mesure dans laquelle Dieu les admet à participer aux biens de ce monde. Les classes pauvres y sont sérieuses, leur brutalité, si repoussante qu’elle soit, n’est point cynique ; jamais leur lèvres ne se détendent pour lancer, avec un gros rire de vaniteuse satisfaction, le blasphème contre le ciel, lors même qu’il semble le plus inclément pour elles. Ce peuple qui venait de consacrer un demi-milliard à émanciper les noirs de ses colonies par des motifs pieux où notre frivolité a très-vainement cherché à découvrir un calcul, ce peuple qui, par respect pour la liberté, était à la veille de triompher de sa haine contre le catholicisme et contre l’Irlande, reste encore, il faut bien le reconnaître, malgré la plaie béante des divisions religieuses, le peuple le plus chrétien de l’Europe, car c’est celui où le nom du Sauveur fait courber le plus de têtes. Dans cette Angleterre où toutes les classes vivent si profondément séparées par les institutions et par la fortune, tout le monde se ressemble le dimanche, la même pensée s’y réfléchit sur toutes les physionomies et dans l’attitude commune. C’est en effet le pays de la terre où l’opinion publique se reporte le plus naturellement vers les grands mystères de la vie humaine. Un fait dont j’ai conservé l’ineffaçable souvenir m’en apporta la preuve dans le cours de cette journée si bien commencée.

M. O’Connell avait vivement insisté pour que je ne quittasse pas Londres sans visiter les travaux du tunnel creusé sous la Tamise par notre compatriote M. Brunel, œuvre alors très-admirée, mais dont les merveilles des chemins de fer ont depuis rejeté dans l’ombre la difficulté à peu près stérile au point de vue des résultats. Il m’engagea pour aborder ce quartier fort excentrique à monter en omnibus à une station qu’il m’indiqua, ajoutant que les voitures publiques sont pour l’étranger un excellent poste d’observation, remarque pleine de justesse, et qui, dans cette circonstance, me profita singulièrement.

Établi dans le lourd véhicule, je vis s’installer successivement à mes côtés des ouvriers, des marchands, puis quelques bourgeois que je crus être, d’après leur costume et leur attitude (cette sorte de divination est en voyage l’un de mes plus grands plaisirs), des professeurs de danse ou de musique courant le cachet, des attorneys se rendant à leur cabinet, des commis-négociants se dirigeant vers leur comptoir. La dernière place de la voiture fut prise par un petit homme maigre, tout de noir habillé, dont l’air de componction rappelait assez celui des frères lais de nos maisons conventuelles. Il tendit immédiatement à son voisin un imprimé en quatre pages, en l’invitant du geste plutôt que de la voix à le faire circuler après qu’il en aurait pris connaissance. Tous les voyageurs déférèrent successivement à cette double invitation, lisant tour à tour le petit écrit, sans donner, ni durant ni après cette lecture, le plus léger signe d’improbation ou de surprise.

Lorsque le factum arriva dans mes mains, j’éprouvai un étonnement que j’eus quelque peine à dissimuler. On lisait en tête ces paroles en grosses lettres : Le jour du Seigneur approche ! C’était une ardente adjuration adressée à tous les chrétiens pour les conjurer de quitter les voies du péché et les sentiers de la perdition, afin de se tenir prêts à paraître devant le trône du souverain Juge. L’auteur énumérait, d’après les saintes Écritures, les signes avant-coureurs de la fin des temps, et les indiquait à la génération aveugle qui semblait ou ne point les voir ou les dédaigner. On aurait dit une sorte de commentaire de l’Apocalypse, composé sur le texte de saint Jean par un disciple du prophète Jérémie. Tout cela fut lu avec calme, et transmis successivement à vingt personnes, qui n’échangèrent à cette occasion ni une plaisanterie ni un sourire, tant l’acte du petit homme noir les avait peu surprises.

Je voulus sonder la disposition de mon voisin, un gros épicier jovial, et je lui adressai dans ce but quelques paroles un peu parisiennes ; mais cela ne prit point, et sans vouloir aborder la question, il se borna à me répondre avec un grand calme : Upon these matters, sir, everyone is free. Épiciers, souscripteurs à la statue de Voltaire, auriez-vous en pareille occasion revendiqué la liberté des opinions comme le fit votre confrère de Londres, et quel traitement n’auriez-vous pas infligé au mystique colporteur s’il avait eu le malheur de faire en votre compagnie le trajet du Palais-Royal à Bercy !

Le soir, j’assistai à l’ambassade de Russie à un bal donné par la comtesse, depuis princesse de Lieven, reine de la fashion. Cette fête fut fort belle ; mais on aurait pu s’y croire à Paris, à Pétersbourg ou à Vienne tout aussi bien qu’à Londres. Aussi ne laissa-t-elle aucune trace dans ma mémoire, tandis qu’après plus de quarante ans, je me souviens de ma course en omnibus jusque dans ses moindres détails. L’une m’avait montré l’Europe moderne, l’autre m’avait révélé la vieille Angleterre.

Le moment était venu de rentrer à Paris, J’y arrivai pour recevoir le dernier soupir du grand-oncle nonagénaire qui, durant dix ans, m’avait admis sous son toit. Il voulut bien me laisser un souvenir et mourut dans les bras de la religion, prenant la mort plus au sérieux qu’il n’avait pris la vie, et je ne découvris qu’à l’heure où je le perdis toute la profondeur de l’attachement qu’à défaut de toute sympathie d’esprit, l’habitude fortifiée par la reconnaissance, avait suscité dans mon cœur. Attaché à la direction politique du ministère, je trouvai là pendant deux ans un travail solide, en plein accord avec mes goûts.



  1. Plusieurs de ces détails, strictement exacts en 1827, ne le sont plus aujourd’hui, comme j’ai pu m’en assurer durant une courte relâche faite à Lisbonne vingt-cinq ans plus tard.