Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration/Introduction

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SOUVENIRS
DE
MA JEUNESSE
AU TEMPS DE LA RESTAURATION




Au Pérennou, 30 octobre 1870.


La pluie bat mes fenêtres, et, sur la mer qui m’environne, l’orage roule en grondant comme une canonnade lointaine. À l’impassible ciel d’azur qui semblait insulter à mes souffrances succède un ciel triste comme mon âme. Toute promenade est impossible ; rien, d’ailleurs, ne m’intéresse à cette heure dans ces lieux désertés où je demeure comme écrasé sous le poids de mes pensées. Mon Dieu, combien a été rapide dans sa course la trombe qui vient de passer sur mon pays en m’atteignant dans le repos de mon foyer, et que votre Providence fait bien de nous cacher l’avenir pour nous laisser au moins savourer en paix la passagère douceur de nos jours heureux !

À l’ouverture de cette année fatale sur laquelle se levèrent de décevantes espérances, je jouissais de l’éclatant triomphe obtenu par les idées auxquelles j’avais consacré ma vie. Je voyais mon pays rentrer, en faisant l’économie d’une révolution, en possession de la liberté politique imposée au mauvais vouloir du second empire par le sentiment national résolument manifesté ; je croyais enfin, d’une foi ferme, que rien n’ébranlerait, ni dans la paix, ni dans la guerre, la couronne qu’il portait au front depuis tant de siècles. Nous voici cependant, après une courte lutte encore plus humiliante que désastreuse, plongés dans un abîme où tournoient, comme dans une ronde infernale, les plus hideuses visions, la conquête, la misère, la dissolution sociale ! Voici que la nation se réveille chaque matin pour apprendre l’écroulement d’un empire dans la boue, la capitulation de places réputées imprenables, l’impéritie ou la faiblesse de généraux qui ne font plus entrer la mort au nombre des chances que laisse toujours la fortune pour échapper à la honte. Et pour que rien ne manque à cette série de prodiges, voici que la capitale du monde se trouve, sur un parcours de vingt lieues, assez hermétiquement investie pour ne pouvoir communiquer avec lui que par des pigeons voyageurs !

Dans cette ville de deux millions d’âmes, menacée par la famine, par le fer et par le feu, se sont renfermés pour la défendre la plupart des êtres chéris par lesquels je tiens encore à la vie. De mes quatre fils, un seul reste auprès de moi, c’est celui que ma tendresse dispute depuis deux ans à la mort, noble cœur, aujourd’hui plus torturé par le sentiment de son impuissance que par l’aiguillon de ses douleurs[1].

Le caractère de cette crise sans exemple suscite en mon esprit je ne sais quelle religieuse terreur ; j’ai tout tenté pour me dérober, par l’étude, à cette sorte d’obsession : ni l’histoire ne me fournit d’analogies pour comprendre, ni la politique d’inductions pour conclure, tant l’invraisemblance de nos malheurs l’emporte encore sur leur étendue !

J’ai voulu compléter mon Histoire du gouvernement représentatif en la poussant jusqu’au rétablissement du régime parlementaire imposé au pouvoir personnel par la volonté du pays ; mais, repris en présence de tant de problèmes nouveaux, ce travail m’a fait éprouver une douleur dont je ne soupçonnais pas l’amertume, celle de douter, sur la fin de sa carrière, des idées qu’on a le plus fidèlement servies. Je me suis réfugié dans la prière pour chercher plus haut le secours que me refusait ma faiblesse, et j’ai demandé à Dieu de détacher mon cœur de ce monde qui semble s’abîmer dans la nuit. Mais l’homme ne reçoit pas toujours ce don fortifiant de prier, plus rare peut-être aux heures où les plus fortes âmes semblent fléchir sous la mystérieuse grandeur des épreuves. Afin de trouver quelque apaisement dans la sereine contemplation du beau, j’ai repris nos écrivains du dix-septième siècle, et je n’ai pas tardé à en suspendre la lecture en songeant que le petit-fils de l’électeur de Brandebourg trône à Versailles, et qu’après la langue des maîtres, la France est condamnée à entendre aujourd’hui l’argot des clubistes et le pathos des dictateurs.

Dévoré d’inquiétude, incapable de tout labeur et m’appliquant un régime de malade, j’ai lu quelques romans anglais afin d’échapper un moment par le vrai à l’invraisemblable ; j’ai parcouru des romans de chevalerie, aimant à suivre dans le cycle de la Table Ronde les aventures de braves guerriers temporairement paralysés par de maudits enchanteurs en punition de grandes fautes. Enfin, comme le merveilleux sied surtout à l’homme quand le raisonnable lui fait défaut, je me surprends, quêtant de toutes mains des prophéties de vieilles femmes, dans l’espoir qu’un peu d’or pourrait bien se dégager de ces scories ; et je m’efforce de croire, avec le grand poète de la théologie catholique, que « les principaux événements de l’histoire ont tous été prédits. »

Mais cette viande creuse ne saurait suffire durant une crise qui sera bien longue, puisqu’après cette malheureuse guerre et la ruineuse occupation dont elle sera suivie, nous aurons à relever un pouvoir sur ce sol ravagé par l’ennemi et soulevé par des feux souterrains. Pour traverser moins douloureusement l’ère menaçante dont l’aurore se lève dans les horreurs de l’invasion, j’ai songé à me préparer un travail d’une rédaction facile, pour lequel je n’aurai à consulter que la bibliothèque de mes souvenirs, et où je pourrai laisser courir ma plume comme un cheval en liberté. J’entreprends donc de m’occuper un peu de moi-même, afin d’arracher quelques pages de ma vie au torrent qui aura bientôt emporté jusqu’à mon souvenir. Je n’ai pas tenu assez de place dans les affaires de mon temps pour avoir jamais la pensée de rédiger des mémoires. Je ne le permets qu’aux hommes d’État et aux valets de chambre aux uns, parce qu’ils y terminent dignement leur vie publique aux autres, pour lesquels il n’existe jamais de grands hommes, parce qu’ils nous montrent ceux-ci en déshabillé. Ces sortes d’écrits, d’ailleurs, sont toujours des apologies, et je n’ai pas plus à me défendre que je ne songe à attaquer. Je poursuis un but plus modeste et, pour moi, plus profitable.

Durant ces tristes jours où la main de Dieu, visible dans le châtiment, se dérobe à nos regards dans le but qu’elle veut atteindre, je voudrais étudier l’action continue de la Providence en l’observant dans la trame d’une vie obscure, lorsque je cesse de l’entrevoir dans l’économie générale des choses du monde. Les seules épreuves contre lesquelles l’homme demeure sans force sont celles dont le secret lui échappe, et la pensée de Dieu n’aide à tout supporter que parce qu’elle aide à tout comprendre. À l’ineffable joie de retrouver sa trace, j’aimerai à joindre celle de reconstituer l’unité morale de ma vie, en m’expliquant la filiation logique de mes opinions et de mes idées par les impressions mêmes qui les ont provoquées. Ces douces remembrances me remettront en présence de la première pensée qui ait fait battre mon cœur : elles me rappelleront des travaux entrepris et poursuivis, pour la défense de leur foi, par des amis bien chers, disparus dans la plénitude d’une confiance qui faisait notre force comme notre bonheur, et j’invoquerai leur mémoire afin d’en obtenir force et courage au déclin de mes espérances et de mes années. Le cours de ces études rétrospectives me fournira l’occasion de rétablir le sens et la portée des idées qui présidèrent en 1829 à la fondation du Correspondant, fondation que suivirent, après la révolution de 1830, les nobles luttes à l’origine desquelles je crois utile de remonter, afin d’en constater le véritable caractère ; heureux si je parviens, en dessinant d’incomplètes esquisses, à me reposer à l’ombre du passé pour alléger le poids mortel de l’heure présente !



  1. Un mois après ces lignes écrites, mon fils succombait, à l’âge de vingt-sept ans, aux fatigues du voyage d’exploration qui l’avait conduit des bouches du Mékong a celles du fleuve Bleu, à travers le Cambodge, le Laos, la Birmanie et l’Empire chinois.