Souvenirs de mon ministère/04

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Souvenirs de mon ministère
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 46-77).
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SOUVENIRS DE MON MINISTÈRE

IV [1]
NICOLAS II

C’est dans la retraite où je compose cet ouvrage et au moment même où j’allais aborder la tâche, difficile et délicate entre toutes, de fixer les traits de l’Empereur Nicolas II, qu’est venue me frapper la nouvelle de la mort lamentable du malheureux souverain, lâchement assassiné dans un coin éloigné de la Russie, séparé de la femme et des enfants qu’il avait si tendrement aimés, réduit, assure-t-on, à l’ombre de lui-même par plus d’une année de souffrances morales et de privations. Le premier effet de ce coup fut de me faire tomber la plume de la main : pouvais-je, devant cette tombe encore fraîche, prononcer un jugement sur Nicolas II et, tout en m’efforçant de défendre sa mémoire contre la calomnie, ce que je ne puis faire qu’en disant tout ce qui me paraît être la vérité sur son compte, toucher peut-être maladroitement à des cœurs sanglants qui, — on voudrait, malgré de sinistres rumeurs, l’espérer encore, — n’ont pas cessé de battre et de souffrir ?

Voici ce qui me décide à ne pas reculer devant cette tâche. Le monde, secoué depuis quatre années par tant d’événements tragiques, accueillit la nouvelle de l’assassinat de Nicolas II avec une sorte d’indifférence ; la plupart des journaux dans les pays de l’Entente ne lui consacrèrent que de courtes nécrologies : on avait l’impression que leurs auteurs s’abstenaient, par une espèce de pudeur, d’exprimer toute leur pensée et l’on devinait sous cette réserve des jugements qui n’étaient pas favorables à la mémoire du souverain défunt. A cette règle de « la conspiration du silence » il y eut cependant une exception retentissante : le Daily Telegraph, de Londres, publia une série d’articles signés du docteur E. J. Dillon et dont la substance était empruntée au livre du même auteur : The eclipse of Russia. Non seulement ces articles contenaient un violent réquisitoire contre la politique et les actes publics de Nicolas II, mais on y trouvait de lui un portrait qui faisait apparaître sa figure morale sous les traits les moins sympathiques, pour ne pas dire plus. Le docteur Dillon étant doué d’un talent d’écrivain remarquable et ayant acquis une grande autorité pour tout ce qui touche à la Russie, il était à craindre que son jugement ne s’imposât à la grande opinion publique déjà influencée dans le même sens par d’autres écrits dus à des plumes moins renommées ; car, depuis la chute de la Monarchie russe, il y a eu toute une floraison de livres dont les auteurs se sont adonnés à la tâche facile de ramasser et de joindre bout à bout, sans les soumettre à la moindre critique, tous les racontars de nature à noircir la mémoire de Nicolas II.

Il m’a semblé qu’en présence d’appréciations aussi erronées, il était de mon devoir d’apporter sans retard au débat un témoignage fondé sur des observations personnelles ; ce témoignage sera, je l’espère, d’autant plus valable, qu’à aucun moment de ma collaboration avec Nicolas II, je n’ai suivi en aveugle les errements de sa vie publique et que j’ai la conscience d’avoir épuisé tous les moyens pour le détourner des tendances qui devaient fatalement l’amener à sa perte et causer en même temps la perte de la Russie, Plutôt que de m’associer à ces tendances, j’ai préféré, à un moment donné, quitter le pouvoir, et nul n’a été plus que moi sévère pour les défaillances de Nicolas II en tant que souverain et maître des destinées de son peuple. Je n’en éprouve que plus impérieusement le besoin de proclamer que, comme homme, il inspirait, par un ensemble de rares qualités de cœur et de charmants traits de caractère, un sentiment d’ardente sympathie que j’ai partagé avec tous ceux qui l’ont connu de près. Même après m’être séparé de lui sur le terrain politique, je n’ai jamais cessé de lui garder le plus profond et le plus fidèle attachement, et sa fin tragique m’a causé une des émotions les plus douloureuses de ma vie.


L’ÉDUCATION D’UN PRINCE

Il faut, en thèse générale, avoir vécu dans la proximité immédiate d’un souverain et respiré l’odeur d’une cour, pour être à même de juger de certains phénomènes psychologiques qui ont leur source dans un ensemble de conditions très spéciales el qu’on ne trouve réunies nulle part ailleurs. S’il est vrai qu’un souverain ne voit les hommes et les choses qu’à travers une atmosphère factice qui les déforme, d’autre part, il est rare qu’on l’aperçoive lui-même tel qu’il est et non tel que le représente la légende. L’erreur commune aux auteurs de livres tels que ceux auxquels j’ai fait allusion plus haut, est de croire qu’il est possible de se rendre compte d’un caractère aussi compliqué et fuyant que celui de Nicolas II d’après des documents et des récifs de seconde main. En réalité, il est d’autant plus malaisé de se faire de lui une idée juste, qu’il s’est toujours confiné dans un cercle particulièrement restreint et n’a été véritablement connu de près que par un très petit nombre d’intimes.

Ce qui est curieux, c’est que la personne physique elle-même de Nicolas II a prêté à des descriptions inexactes. On a exagéré comme à dessein l’exiguïté de sa taille et son apparence chétive. Il est bien vrai que, lorsqu’il se trouvait au milieu des membres de la nombreuse famille impériale, tous de haute stature, il faisait par sa petite taille un contraste frappant ; il différait aussi complètement de ses oncles et cousins par la coupe de son visage qu’il avait héritée, comme sa taille, de sa mère, princesse danoise. Seul de toute la famille impériale, il n’accusait aucun des traits distinctifs du type si connu des Romanoff [2].

Ce roman est un des livres ATaiment considérables où il a été parlé de la guerre. Non seulement il constitue une suite de fresques émouvantes et débordantes do vérité, mais il contient des enseignements de morale sociale (jui sont d’une liante portée.

Rei’nc de Paris.

Une intrigue se mêle à de nombreux lalileaux de guerre, iliguel et son aiiiu l’égoïste TréWcre, sont amoureux d’une jeune lille, Marcelle de Roniccoi !! !, dont l’âme est trop fragile pour affronter la lutte et se garder au plus dign-i’. Miguel, déçu, mai’che vers’ la mort, — suii par une brave petite paysanne lorraine, qui, elle, sait aimer jusqu’au suprême sacrifice. La Lihcrlv.

Voilà qui rafraîcliit l’intelligence, ranime le cœur, nous apporte cette impression joyeuse que nous avions pour monter aux parallèles de départ. Binet-Valmkh, Coniœdid.

Ce livre ne ressemble pas aux autres, il est, tout compte fait, l’un des livres les plus remarquables que la guerre nous ait donnés. Pclile Gironde.

M. .Jean de Granvilliers n’a jamais eu la clumce d’assister à aucune de ces scènes édifiantes que décrit M. René Bazin, il ne conteste aucun témoignage, il donne simplement le sien qui est dilïéi’ent. Al)el Hekaiant,, Le Figure.

Les pages que M. .Jean de Granvilliers a consacrées à la retraite de Morliange sont parmi les plus poignantes que je sache ; elles sulllsent à clasver un écrivain et assignent à son livre une place éminente et clioisie dans notre) bibliothèque de guerre.

Écho de Paris.

La conclusion de ce livre, c’est que dans la guerre, et là seulement, l’homme donne toute sa mesure ; c’est que la guerre est l’épieuve qui révèle l’homme à lui-même ou plutôt tjui fait sm’gir en l’honune un honnne nouveau. .Vndré Le Breton, Opinion.

< ;’est un livre sérieux, bien qu’il soit écrit et composé avec beaucoup d’art et comporte des pages exquises de légèreté ou de grôce, d’émotion ou de mouvement.

Journal , du Pcujde.

Le Pri.v de VHonune mérite une place à part, la première parmi les romans parus depuis la guerre et sur la guerre. Les femmes de France <iui furent si admirables pendant ces cinq années douloureuses, ne liront pas sans émotion l’histoire de Clotilde Husson qui symbolise leur esprit d’abnégation et de patriotisme.

.I.-B. PiOBETTA, Le Phare de la Loire.

L’elTet que produit sur le lecteur le Prix de l’Homme est indéniable. On songe parfois — si licei parva — en parcourant ces pages éparses, à Guerre et Pai.r. l’ernand Vandérem.

Ce livre est le plus beau livre de la guerre. Petite République.

Il a été tiré de cet ouvrage

CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE tous numérotés.

Imp. L. l’Ui^liV, ôa, RUE i>u CiiAitAU, l’.vRis. — g34-ig.

La haute stature et la remarquable beauté de la plupart des membres de la famille impériale russe furent un apport de la femme de Paul Ier, une princesse de Wurtemberg-Montbéliard (Paul Ier lui-même était d’une laideur si prononcée que, lors de son arrivée à Paris en 1782, sous le nom de comte du Nord, le public français ne pouvait s’empêcher d’en faire tout haut la remarque sur son passage). Ces traits distinctifs atteignirent leur perfection dans la personne de l’empereur Nicolas Ier qui, dans sa jeunesse, ressemblait, au dire d’un contemporain, à un « héros grec, » et se maintinrent à travers trois générations : le père de Nicolas II, l’empereur Alexandre III, n’était pas beau de visage, mais avait une taille imposante et une force physique extraordinaire. Lorsque l’empereur Nicolas II monta sur le trône, il donne l’impression d’être d’une autre race que ses prédécesseurs. D’un extérieur, au premier coup d’œil, insignifiant, il n’avait aucun des dons physiques qui font impression sur la foule ; il fallait l’approcher pour s’apercevoir que, s’il n’était pas grand, il était bien pris dans sa taille, souple dans ses mouvements et plus robuste qu’il ne le paraissait à première vue.

Les personnes les moins bien disposées pour Nicolas II n’ont jamais contesté le charme de son visage, la douceur d’expression de ses yeux qu’on a comparés à des yeux de gazelle et l’absolue simplicité de son maintien. Pour moi, j’en ai subi toute la séduction, et jamais d’une manière plus intense que lorsqu’il m’est arrivé de le voir en présence de l’empereur Guillaume qui formait avec lui, par sa bruyante exubérance et son abord théâtral, un contraste complet. Mais l’espèce de grâce câline qui émanait de tout son être ne rayonnait pas au delà du cercle restreint qui l’entourait et ne pouvait pas lui attirer la grosse popularité qui allait au souverain allemand et qu’il n’a d’ailleurs jamais recherchée.

L’empereur Nicolas II était-il naturellement doué du côté de l’intelligence ? Je n’hésite pas à répondre : oui. Il m’a toujours frappé par la facilité avec laquelle il saisissait chaque nuance d’un argument qu’on développait devant fui et par la clarté qu’il mettait à exprimer ses propres idées ; je l’ai toujours trouvé accessible à un raisonnement ou à une démonstration logique ; s’il suivait ensuite une voie opposée, ce n’était pas faute d’avoir compris ou d’avoir vu juste, mais parce que, entre temps, il avait subi l’influence d’une volonté plus forte que la sienne. Il possédait d’ailleurs à un degré supérieur un don qui ne va jamais sans l’intelligence, celui du tact, dont on a dit que c’est « l’intelligence du cœur. »

Ce qui, malheureusement, neutralisait les effets de l’intelligence naturelle de Nicolas, c’était l’absence en lui d’une instruction et d’une culture intellectuelle supérieures. Je n’arrive pas à comprendre comment un prince destiné dès le berceau à gouverner un des plus vastes empires du monde, a pu être laissé sans aucune préparation sérieuse à la tâche écrasante qu’il avait devant lui. Tandis que l’empereur Nicolas Ier, admirateur convaincu du caporalisme prussien, avait eu cependant la sagesse de confier l’éducation de son fils aîné à l’un des hommes les plus remarquables de son temps, le poète Joukowski, anii de Pouchkine, et dont l’œuvre fait encore bonne figure dans la littérature russe, l’empereur Alexandre III choisit comme précepteur pour le jeune héritier de la couronne un obscur général du nom de Danilowitch, que rien ne semblait désigner pour d’aussi importantes et délicates fonctions, si ce n’est ses opinions ultra-conservatrices. Encore ce général ne fut-il précepteur que de nom et n’exerça-t-il aucune influence réelle sur la direction des études de son élève, qui paraissaient avoir été complètement abandonnées au hasard. D’autre part, Alexandre III n’admettait entre lui, sa femme et ses enfants, la présence d’aucun instituteur ou institutrice ; une exception avait été cependant faite en faveur d’un précepteur anglais, M. Heath, qui était entré dans l’intimité de la famille impériale et qui fut le véritable éducateur de Nicolas II.

Le hasard fait que j’ai connu M. Heath et que je puis même me considérer comment étant son élève, presque au même titre que l’empereur Nicolas II. En effet, ce charmant homme, doué de rares qualités de cœur, avait été précepteur au Lycée impérial précisément pendant les années que j’y passai en qualité d’élève interne. En dépit de son extrême sévérité, il était adoré des jeunes gens qui lui étaient confiés et chez qui il cherchait à développer par tous les moyens les sentiments d’honneur et de devoir. C’était un homme instruit, qui se connaissait en art et avait même un joli talent d’aquarelliste. Son domaine de prédilection était celui des jeux en plein air et des exercices athlétiques, dont il tâchait d’inculquer le goût à ses élèves : c’est à lui que Nicolas dut sa parfaite connaissance de la langue anglaise et son adresse à tous les genres de sport. Mais M. Heath, qui ne parlait presque pas le russe et n’avait pas fait d’études universitaires, n’avait aucune des connaissances nécessaires pour préparer l’héritier du trône à son rôle de futur souverain de la Russie.

J’ai eu souvent l’occasion de m’entretenir de son élève avec M. Heath, qui vécut encore assez longtemps en Russie après avoir cessé ses fonctions à la Cour. Il m’a toujours parlé de Nicolas II avec la plus chaude affection, je dirai même avec une tendresse touchante, insistant surtout sur sa grande simplicité et sur la délicatesse de ses sentiments. M. Heath n’avait rien du courtisan et se distinguait par une droiture et une franchise plutôt un peu rudes : la sincérité de son témoignage ne saurait donc être mise en doute. J’ai pu constater par la suite, lorsque j’entrai à mon tour en rapports avec Nicolas II, combien les moindres détails de ce qu’il m’en avait dit étaient exacts et d’une fine psychologie. De son côté, l’Empereur conserva toujours pour son ancien précepteur un réel attachement ; il m’en parlait souvent, et comme il savait qu’au Lycée j’avais été un de ses élèves préférés et que je lui gardais le souvenir le plus reconnaissant, notre commune gratitude pour cet excellent homme contribua peut-être au début de mes relations avec le souverain, à établir entre nous un lien d’une nature particulière.

Si l’on veut se rendre un compte exact de certains côtés du caractère de l’empereur Nicolas II, il faut avant tout se placer par la pensée dans le milieu qui fut celui de son enfance et de sa jeunesse, jusqu’au jour où, à l’âge de vingt-six ans, après la mort soudaine de son père, il monta sur le trône. Ce milieu était entièrement dominé par la puissante personnalité de l’empereur Alexandre III, dont la volonté s’imposait d’une manière absolue à tous ceux qui l’entouraient.

La carrure et la force herculéenne d’Alexandre III semblaient exclure toute possibilité d’un prochain changement de règne. Aussi, comme je l’ai dit, le jeune héritier du trône ne recevait-il aucune instruction propre à le préparer au rôle de souverain ; on le tenait complètement en dehors des affaires de l’État. D’un caractère naturellement timide et réservé et d’une apparence extrêmement juvénile, il continua, même après être sorti de l’adolescence, à être traité par ses parents en petit garçon. Une fut jamais véritablement le « Tsaréwitch, » (l’héritier du trône). Jusqu’à la mort de son père, pour toute la famille, pour tout son entourage, il ne fut que « Nicky, » un charmant et doux jeune homme, épris de sport et de littérature (il avait une mémoire extraordinaire pour les vers), mais tout à fait étranger à la vie politique de son pays.

La seule occasion que l’héritier du trône eut de jouer un certain rôle, fut le voyage qu’il fit en Extrême-Orient. Ce voyage, s’il avait été autrement organisé, aurait pu contribuer à développer l’intelligence naturelle de Nicolas II et à lui faire acquérir quelques-unes des notions qui lui manquaient. Par malheur, au lieu de le faire accompagner par des hommes ayant l’expérience et les connaissances spéciales voulues, on plaça à la tête de sa suite, composée de jeunes et brillants officiers aux Gardes, un courtisan, le général Bariatinski, fort aimable et galant homme, mais totalement dénué des qualités et de l’instruction nécessaires pour diriger un pareil voyage. La cour de Londres, mieux avisée, adjoignit à l’héritier du trône russe, pendant la durée de son séjour aux Indes, un homme particulièrement compétent. Sir Donald Mackenzie Wallace ; il fut extrêmement apprécié par le Tsaréwitch, qui ne demandait qu’à s’instruire et à se rendre un compte exact de tout ce qui s’offrait de nouveau à sa jeune expérience.

On sait que Nicolas II, poursuivi pendant toute sa tragique existence par une espèce de fatalité, fut, pendant son séjour au Japon, victime d’un attentat de la part d’un Japonais fanatique qui lui porta un coup de sabre à la tête ; ce coup, amorti par la canne de son cousin, le prince Georges de Grèce, qui, se trouvant tout près du Tsaréwitch, s’élança à son secours, causa une blessure assez profonde, mais sans gravité réelle. On a prétendu que cette lésion eut pour conséquence d’affaiblir, par la suite, les facultés intellectuelles de Nicolas II. Cette assertion est absolument fausse. Détail curieux : je tiens de l’Empereur lui-même qu’après cet accident il se trouva débarrassé pour toujours de fréquents maux de tête auxquels il était sujet depuis son enfance. Mais, si l’attentat de Kioto ne laissa pas de traces matérielles, je crois qu’il eut certains effets moraux : il inspira à Nicolas II, à l’égard du Japon, un sentiment d’antipathie, je dirai même de rancune, qui ne fut peut-être pas étranger à la politique qu’il suivit en Extrême Orient et qui eut son épilogue dans la guerre russo-japonaise.

Elevé dans un esprit d’effacement et d’obéissance passive, Nicolas II conserva, sa vie durant, à la mémoire de son père un culte presque superstitieux. On sait que l’empereur Alexandre III personnifiait l’idée du pouvoir monarchique absolu et que, pendant treize ans, il gouverna la Russie d’une main de fer, en lui appliquant un système étroit de conservatisme et de centralisation bureaucratique. L’ensemble de ce système fut érigé en dogme par les anciens conseillers de ce monarque qui restèrent tous en place au début du nouveau règne et qui firent tous leurs efforts pour maintenir le jeune Empereur dans le respect de ce qu’ils appelaient « les traditions léguées par le Tsar Pacificateur. » Toute velléité de la part de Nicolas II de s’affranchir de ces traditions était tellement étouffée par son entourage, que, — on peut presque le dire sans métaphore, — pendant les premières années du nouveau règne, l’Empire russe continua à être gouverné par l’ombre de l’Empereur défunt. Hélas ! il n’y a aucune exagération à ajouter que, plus tard, lorsque les conseillers d’Alexandre III eurent cédé la place à des hommes choisis par Nicolas II lui-même, cet Empire ne fut pas gouverné du tout, ou le fut de la manière incohérente que j’ai déjà signalée et déplorée.

Le culte de l’empereur Nicolas II pour la mémoire de son père prenait, en certaines occasions, des formes assez inattendues : ainsi il ne voulut jamais, lui, chef suprême de l’armée russe, occuper dans les rangs de cette armée un grade supérieur à celui de colonel, auquel il s’était élevé sous le règne précédent ; acte de piété filiale, touchant, mais un peu puéril, et qui, on le devine, ne contribua nullement à rehausser son prestige dans les milieux militaires : on ne l’y appelait que « le Colonel, » et ce sobriquet prit, à la longue, une nuance de moquerie dédaigneuse.


DÉBUT DE RÈGNE

La mort de l’empereur Alexandre III, survenue plus tôt qu’on ne pouvait s’y attendre, avait ranimé les espoirs du grand parti libéral russe tenu en échec pendant les treize années de règne de ce souverain et qui, banni de la cour et de tous les emplois bureaucratiques, avait trouvé un refuge et un champ d’activité dans les « Zemstwos. » Dans ces assemblées provinciales, on pensait que le jeune Empereur, dont on vantait volontiers à cette époque l’intelligence et l’esprit de douceur, adopterait peut-être, comme cela s’est vu si souvent, aussi bien en Russie que dans d’autres pays monarchiques, une ligne de conduite différente de celle de son prédécesseur. L’occasion se présentait de faire connaître au nouveau souverain les aspirations libérales qui, on peut l’affirmer, étaient celles de la grande majorité des Russes éclairés. On résolut de profiter, à cet effet, de l’audience que l’Empereur devait accorder, peu de jours après son avènement au trône, aux représentants des « Zemstwos » chargés de lui apporter les félicitations et les vœux de ces assemblées.

La revendication d’un régime constitutionnel, plus ou moins clairement exprimée dans les adresses de presque tous les « Zemstwos, » était surtout nettement formulée dans celle du « Zemstwo » de la province de Tver, qui était connu pour ses tendances libérales et qui, de ce chef, était particulièrement mal vu à la cour. C’est en réponse à cette dernière adresse que Nicolas II prononça le fameux discours, où il qualifiait les aspirations des « Zemstwos, — pourtant présentées sous la forme la plus modérée et la plus respectueuse, — de « rêves insensés, » et déclarait sa ferme intention de n’admettre aucune diminution du pouvoir absolu qu’il avait hérité de son père.

Voici comment le docteur E.-J. Dillon raconte la scène qui se passa au Palais d’Hiver le jour où les représentants des « Zemstwos » vinrent y présenter leurs hommages à l’Empereur Nicolas. « L’autocrate, écrit-il, s’avança pompeusement dans la salle brillamment éclairée, le sourcil froncé, les lèvres fortement pincées, et, se tournant avec colère vers les hommes choisis par la nation, leur ordonna de renoncer à des idées chimériques qu’il n’accueillerait jamais. » En réalité, les choses se passèrent de tout autre façon. Et je regrette d’avoir à contredire sur ce point mon ami le docteur Dillon ; mais magis amica veritas. Je tiens de plusieurs témoins de la scène que, loin d’aborder les représentants des « Zemstwos » d’une manière pompeuse et sur un ton hautain, l’empereur Nicolas les surprit par son maintien timide et embarrassé : c’est d’une voix mal assurée qu’il lut le papier qu’il tenait à la main et qui contenait le fameux discours.

Voici, d’autre part, ce que je sais, de source absolument certaine, sur les préliminaires de ce discours. La réponse qu’il convenait d’adresser aux « Zemstwos » avait fait l’objet de vives discussions entre l’Empereur et son entourage. Nicolas II hésitait personnellement à rompre en visière aux « Zemstwos » et inclinait vers une attitude plus conciliante ; mais ses conseillers, au premier rang desquels se trouvait M. Pobiédonostzeff, lui représentèrent qu’il devait à la mémoire de son père de maintenir avec fermeté les « traditions » du règne précédent et de couper court à toute velléité libérale. Ce fut M. Pobiédonosizeff qui rédigea le discours que l’Empereur reçut de ses mains au dernier moment avant d’entrer dans la salle d’audience : il le lut en balbutiant et certainement sans se rendre un compte exact de sa portée.

Si l’on songe à l’immense retentissement que ce discours, rapporté par les représentants des « Zemstwos » à leurs commettants, dut avoir aussitôt dans les recoins les plus éloignés de la Russie, on sera d’avis avec moi que ce premier contact entre Nicolas II et son peuple marque l’origine du malentendu qui ne cessa jamais, depuis ce jour, de régner entre le souverain et la nation russe et qui eut son épilogue vingt-trois ans plus tard, dans l’abdication de Pskoff.

On voit le rôle joué dans cette affaire par M. Pobiédonostzeff. Procureur général du Saint Synode, c’est-à-dire Ministre des Cultes, sous Alexandre III, il avait conservé ses fonctions sous le nouveau règne. Cet homme, surnommé le « Torquemada russe, » fut le mauvais génie de Nicolas II, qu’il réussit à soumettre entièrement à son influence. Je n’ai pas à faire ici le portrait de ce sinistre personnage, qui quitta la scène politique le jour même où j’entrai dans le premier cabinet constitutionnel russe et dont la figure est suffisamment familière au public européen ; il m’eût d’ailleurs fallu consacrer à cette tâche non seulement un chapitre, mais un volume entier. Je me bornerai donc à dire que M. Pobiédonostzeff a toujours personnifié à mes yeux tout ce qu’il y avait de plus détestable dans la vieille bureaucratie russe et que c’est surtout lui bien plus que l’empereur Nicolas II lui-même, que je tiens pour responsable des erreurs du règne de ce malheureux souverain. J’ajouterai qu’à chacune des occasions où il m’est arrivé d’être personnellement en contact avec lui, — et ces occasions furent assez fréquentes lorsque je représentais le Gouvernement russe auprès du Vatican, — il s’est produit entre nous des heurts violents : je me fais honneur d’avoir soutenu contre lui, à une époque où il y avait quelque risque à le faire, la cause de la liberté religieuse en Russie.

Parmi les hommes de second ordre, mais dont l’emprise sur l’esprit de Nicolas II, dès le début de son règne, ne fut peut-être pas moins fatale que celle de M. Pobiédonostzeff, je crois devoir mentionner le prince Mestchersky, propriétaire et unique rédacteur du journal ultra-réactionnaire Le Grajdanine . Ce personnage énigmatique, grand seigneur de naissance, journaliste, — et journaliste de grand talent, — par vocation, avait joué à la cour et dans l’intimité de l’empereur Alexandre III un rôle très influent, resté d’autant plus inexpliqué, que sa réputation scandaleuse, — son rôle faisait l’exact pendant de celui tenu à la cour de Berlin par le prince Eulenbourg, — contrastait singulièrement avec la pureté de mœurs qui distinguait le père de Nicolas II tout comme Nicolas lui-même.

Le prince Mestchersky, qui s’était dès son jeune âge voué au journalisme, ne brigua jamais d’emploi bureaucratique ou de position officielle à la cour ; il n’en exerça pas moins, pendant le règne de l’empereur Alexandre III, une action directe sur les affaires de l’État ; c’est dans la salle de rédaction du Grajdanine que se préparaient les candidatures ministérielles et se décidaient les mesures les plus nettement réactionnaires et aussi dans le salon du prince qui recevait chaque mercredi soir. Ces réceptions du mercredi, auxquelles je n’ai d’ailleurs jamais eu le privilège d’assister, avaient, parait-il, un aspect des plus hétérogènes : on y voyait des ministres d’État, de hauts fonctionnaires en mal de portefeuille, des généraux, des prélats, des journalistes, et, mêlés à eux, des éphèbes aux allures décadentes auxquels la protection de l’amphitryon avait ouvert les portes des carrières les plus diverses, sans en excepter la diplomatie [3].

Sous le nouveau règne le prince Mestchersky n’exerça pas une action aussi prépondérante et ne fut pas, comme sous le règne précédent, un intime de la cour ; mais son influence sur l’esprit de l’empereur Nicolas II fut toujours très grande, surtout dans le domaine de la politique intérieure. Dans celui de la politique étrangère, Nicolas II sut, heureusement, se soustraire aux efforts que fit le prince pour le détacher de l’alliance française et l’aiguiller vers l’Allemagne. Lorsque j’eus entrepris l’œuvre de rapprochement avec l’Angleterre et le Japon, le Gradjanine s’y montra violemment opposé et son action systématique pour l’entraver me causa de sérieuses préoccupations. Lorsqu’en venant faire mon rapport à l’Empereur, je voyais ce journal sur sa table, et que je lui demandais ce qu’il pensait de la dernière diatribe du prince Mestchersky contre moi et contre ma politique, il répondait en riant qu’il n’y attachait aucune importance et que je ne devais pas m’en inquiéter. Il n’en était pas moins vrai que ces articles, écrits avec beaucoup de verve et de talent, impressionnaient beaucoup Nicolas II et m’astreignaient à un véritable travail de sisyphe pour en combattre les effets.


LA CATASTROPHE DE MOSCOU

C’est en mai 1896, lors de son couronnement à Moscou, que l’empereur Nicolas II prit pour la seconde fois contact avec son peuple. On se souvient dans quelles tragiques circonstances : la fatalité, qui a pesé sur toute l’existence du malheureux souverain, semble s’en être dès lors emparée pour marquer d’avance le sort tragique de son règne. La catastrophe qui assombrit, dès leur début, les fêtes du couronnement de Nicolas II rappelle, de façon saisissante, celle qui s’est produite pendant les réjouissances populaires organisées à Paris en 1770 à l’occasion du mariage de Louis XVI. La même cause, une irrémédiable incurie administrative, eut le même effet : une foule énorme sur un emplacement trop restreint qu’on avait omis d’aménager pour la circonstance, prise d’une panique subite, et faisant dans sa fuite désordonnée d’innombrables victimes.

La catastrophe de Moscou, sur laquelle il m’a été donné de recueillir à l’époque même des renseignements particulièrement précis, a prêté à des récits et surtout à des commentaires tout à fait inexacts. D’après le docteur Dillon, l’événement se serait produit en présence de l’empereur Nicolas, au moment où le couple impérial prenait place dans la tribune officielle, salué par la musique militaire qui jouait l’hymne national, et alors qu’ « un demi-million de voix acclamait le jeune autocrate de la sainte Russie et son épouse. » L’auteur continue en insinuant que l’Empereur se montra peu ému par cette calamité et explique par l’indifférence de Nicolas II à l’égard du sentiment public, le fait que ce désastre n’interrompit pas le cours des dîners et des bals qui se succédèrent jusqu’à la fin à la Cour et aux Ambassades étrangères.

Voici le témoignage que je crois de mon devoir d’apporter sur ce sujet.

J’étais à cette époque ministre de Russie auprès du Vatican, et comme le Pape Léon XIII s’était fait représenter aux fêtes du couronnement par un ambassadeur extraordinaire, Mgr Agliardi, le ministre des Affaires étrangères russes, le prince Lobanoff, m’avait invité à me rendre également à Moscou pour y veiller aux détails protocolaires très compliqués et délicats que comportait la présence d’un Nonce apostolique. Ayant, outre mon grade dans le service diplomatique, la qualité de Chambellan de la cour impériale, je devais remplir les fonctions de cette charge pendant la cérémonie du sacre. Je partageais à Moscou l’appartement de mon cousin, M. N. Mouravieff, ministre de la Justice, et je voyais tous les jours intimement le comte Pahlen, oncle de ma femme, revêtu, pour la durée du couronnement, de la dignité de grand-maitre suprême des cérémonies. J’étais donc particulièrement bien placé pour suivre de près les moindres détails de ce qui se passait dans les coulisses de la politique et de la vie intime de la Cour.

La catastrophe se produisit à une heure très matinale, bien avant celle où l’Empereur et la cour impériale devaient se rendre sur l’emplacement réservé à la fête populaire ; quelques instants après, comme il faisait à peine jour, mon cousin, averti par le téléphone, vint m’éveiller dans ma chambre : il m’informa de ce qui venait d’arriver et me proposa de l’accompagner sur le lieu du sinistre où il était appelé en sa qualité de Procureur général de l’Empire.

Aujourd’hui encore, après vingt-deux ans révolus, je ne puis, sans un frisson d’horreur, évoquer le souvenir du spectacle qui nous attendait, M. Mouravieff et moi, sur le « Hodynskoïé Polié » (c’est le nom que porte le champ de parade où avait lieu la fête). Mes lecteurs comprendront combien il me serait pénible de m’attarder aux détails de ce spectacle ; il me suffira de dire qu’en attendant l’arrivée du ministre de la Justice, qui devait faire les premières constatations, on s’était borné à porter secours aux blessés et aux agonisants, mais qu’on n’avait déplacé aucun des morts dont le nombre dépassait trois mille et qui gisaient en masses compactes devant les guichets où devait se faire la distribution de cadeaux et de vivres au peuple. Je passai la plus grande partie de la journée sur ce champ de mort et de désolation, tâchant d’aider de mon mieux au sauvetage des victimes et ne rentrai que le soir en ville où m’appelaient les devoirs de ma charge.

Les jours qui suivirent, je n’eus pas l’occasion d’approcher l’Empereur ; mais par M. Mouravieff et par le comte Pahlen, ainsi que par quelques personnes de l’intimité de la Cour, j’étais au courant des moindres détails du contre-coup produit par la catastrophe au palais du Kremlin. Eh bien, je puis l’affirmer en toute connaissance de cause, non seulement il est faux de prétendre que Nicolas II y soit resté indifférent, mais il en fut cruellement affecté. Son premier mouvement fut d’ordonner la suspension des fêtes et de se retirer dans un des monastères des environs de Moscou pour y faire un acte public de contrition. La question fut âprement débattue dans son entourage. Tandis que des hommes comme le comte Pahlen appuyaient avec la dernière énergie, la résolution du souverain et lui conseillaient de frapper, sans aucun égard pour leur situation, les responsables, — en premier lieu le grand-duc Serge, oncle de l’Empereur et Gouverneur général de Moscou ; — d’autres, avec M. Pobiédonostzeff et consorts, lui représentaient qu’agir ainsi serait jeter le désarroi dans l’esprit du peuple et produire une mauvaise impression sur les nombreux princes et représentants étrangers réunis à Moscou. Ils ajoutaient qu’en reconnaissant publiquement la faute d’un membre de la famille impériale, on porterait atteinte au principe monarchique. Ce furent, hélas ! comme bien souvent depuis, les mauvais conseils qui prévalurent.

Les fêtes suivirent leur cours. Le soir même de la catastrophe, il devait y avoir bal à l’ambassade de France en présence de Leurs Majestés et de toute la Cour, L’ambassadeur, le marquis de Montebello, et sa femme, tous deux particulièrement aimés dans la société russe, attendaient anxieusement de recevoir l’avis que les souverains ne paraîtraient pas à leur fête et s’apprêtaient à décommander les invités : cet avis ne vint pas et ils durent, quelque regret qu’ils en eussent, ouvrir dans ce jour de deuil national les portes de leur hôtel. J’assistais à ce bal et je garde encore le souvenir de l’atmosphère lugubre qui y régnait. On lisait clairement sur les traits de l’Empereur et de l’Impératrice l’effort que tous deux faisaient pour paraître en public.

Ce fut le comte Pahlen, ancien ministre de la Justice sous le règne libéral de l’empereur Alexandre II, connu pour son esprit d’indépendance et de droiture, que l’empereur Nicolas chargea personnellement de faire une enquête sur les causes de la catastrophe et de fixer les responsabilités. Mon intimité avec lui me permit de suivre, presque jour par jour, les progrès de son enquête : je fus, à cette occasion et une fois de plus, frappé du manque de coordination qui se faisait sentir, de façon si désastreuse, entre les divers services administratifs. La fête populaire, qui devait réunir près d’un million de personnes, avait été organisée par deux pouvoirs distincts : le grand-duc Serge, gouverneur général de Moscou, et le comte Vorontzoff-Daschkoff, ministre de la cour, qui se contrecarrèrent mutuellement et se rejetèrent de l’un à l’autre la responsabilité. Il fut établi que si le grand-duc Serge n’était pas seul coupable, il l’était assez pour encourir une peine disciplinaire sévère : le comte Pahlen n’hésita pas à la réclamer, mais se heurta à une véritable levée de boucliers de la part de la majorité des autres Grands-Ducs et du parti ultra-monarchique. Ils remportèrent d’autant plus facilement la victoire qu’il s’agissait du beau-frère de l’Impératrice : le grand-duc Serge, qui, dès cette époque, exerçait une grande influence sur Nicolas II, était marié à la princesse Elisabeth de Hesse, sœur de l’impératrice Alexandra, créature angélique, qui se confina après la mort tragique de son mari (tué par les terroristes en 1905) dans une vie presque monastique, consacrée tout entière aux œuvres d’une charité active. En fin de compte, on ne sévit que contre quelques sous-ordres, et le grand-duc, resté indemne, continua à gouverner l’antique capitale russe ; les Moscovites, volontiers frondeurs, le surnommèrent « Prince Hodynsky, » en souvenir du lieu du sinistre.

La catastrophe qui marqua le couronnement de l’Empereur Nicolas fut considérée dans le public comme de très mauvais augure pour l’avenir de son règne et pour sa propre destinée ; on y vit naturellement le présage d’événements semblables à ceux auxquels succomba Louis XVI. Il y avait eu, d’ailleurs, peu de jours auparavant, un incident qui resta à peu près ignoré, mais qui, s’il s’était ébruité, aurait encore renforcé cette impression.

Je fus personnellement témoin de cet incident, et voici dans quelles circonstances. En ma qualité de chambellan de la cour, l’Empereur m’avait désigné pour l’assister pendant son sacre ; ma fonction consistait à soutenir, en compagnie de cinq autres chambellans, le manteau impérial en drap d’or doublé d’hermine, long de quatre ou cinq mètres, que l’Empereur revêtait rituellement, après avoir reçu des mains du Métropolite de Moscou le spectre et le globe, et avant de ceindre la couronne impériale. Au moment le plus solennel de la cérémonie, tandis que Nicolas, suivi de ses assistants, couronne en tête et manteau impérial aux épaules, s’avançait à travers la nef de la cathédrale vers le grand autel, pour recevoir l’onction qui le sacrait Empereur, un chaînon en brillants du collier de l’Ordre de Saint-André passé par dessus le manteau se détacha et tomba à ses pieds ; l’un des chambellans qui soutenaient le manteau le ramassa et le remit au Ministre de la cour, comte Worontzoff, qui se trouvait tout près et qui le mit dans sa poche ; le tout se passa très rapidement et ne fut aperçu que des personnes qui entouraient l’Empereur. J’étais de ce nombre et ne perdis rien de cet incident dont je suis peut-être actuellement le seul témoin survivant. Après la cérémonie, tous ceux qui l’avaient remarqué durent promettre de n’en parler à personne et, chose curieuse, il resta complètement ignoré du public ; moi-même, je le révèle ici pour la première fois.

Si je me suis arrêté à cet incident qui, à des lecteurs d’esprit positif, paraîtra sans doute insignifiant, c’est que, j’en ai la certitude, il produisit une profonde impression sur l’empereur Nicolas et contribua, peut-être, à développer sa tendance naturelle au fatalisme et à la superstition. Il y vit l’annonce d’épreuves qu’il était décidé d’avance à accéder comme venant de la volonté divine et qu’il subit, en effet, par la suite, avec un calme et une résignation extraordinaires.


INFLUENCE DES COURTISANS ET DES AMUSEURS

Les quelques années qui suivirent le couronnement de Moscou furent seules à présenter un tableau de tranquillité et de prospérité relatives ; c’est pendant cette période que le caractère de Nicolas II se développa peu à peu pour prendre, vers l’époque marquée par les prodromes du mouvement révolutionnaire de 1905 et de la guerre russo-japonaise, sa forme définitive.

Les influences qui déterminèrent ce développement furent multiples : persistance de l’empreinte donnée à une nature sensitive et faible par la puissante volonté de l’empereur Alexandre III ; travail systématique des anciens conseillers de celui-ci pour maintenir le jeune souverain dans les traditions du règne précédent ; plus tard, action néfaste de ministres légers et serviles comme M. Sipiaguine, ou dénués de tout scrupule comme M. Plehve et d’aventuriers comme M. Bézobrazoff ; enfin, et surtout, emprise sur un esprit mystique et superstitieux d’une nature féminine plus forte, mais encore plus exaltée, et de personnages doués de facultés hypnotiques, le médium Philippe et le paysan-thaumaturge Raspoutine.

Si des hommes d’Etat, tels que Pobiédonostzeff, mus par des convictions profondes et mettant au service de ces convictions, quelque erronées qu’elles fussent, des talents et des connaissances incontestables, commandent un certain respect, que dire de cette catégorie de ministres, aussi légers qu’ignorants, dont l’unique souci était de se pousser dans la faveur du souverain en flattant ses tendances réactionnaires et certaines puérilités de son honneur ? Le type le plus accompli de ces « amuseurs » fut M. Sipiaguine, ministre de l’Intérieur, qui arriva à occuper ce poste important grâce à ses attaches de famille avec un des gros personnages du parti réactionnaire, le comte Schéréméteff. Ce fut ce ministre qui imagina de faire revivre à la cour de Russie les souvenirs du règne du tsar Alexis Michaïlowitch, deuxième des Romanoff et père de Pierre le Grand. On opposa au règne tourmenté du fils, marqué par l’importation violente de l’esprit occidental, l’époque patriarcale et encore toute « moscovite » du père ; il fut de mode, dans l’entourage de l’empereur Nicolas II, de prôner le « Tsar Tranquillissime, » adonné aux exercices de piété, régnant par la douceur, dévoué à sa famille et à ses proches, et faisant dans ses conseils une place à la belle et vertueuse tsarine Nathalie Narichkine. L’engouement pour cette figure, toute conventionnelle d’ailleurs, du tsar Alexis, est la raison pour laquelle Nicolas II donna à son héritier ce nom tombé en désuétude parmi les souverains russes, depuis la mort tragique du fils de Pierre le Grand, le malheureux tsaréwitch Alexis, révolté contre les idées de progrès de son père et sacrifié par le grand réformateur à la raison d’Etat. Cet engouement revêtit parfois des formes pittoresques, comme lorsque, pendant toute une saison d’hiver, on ne fut occupé autour de l’empereur Nicolas et dans la haute société de la capitale, que de l’organisation d’un bal costumé, resté célèbre, et qui reproduisit, dans les salles du Palais d’Hiver, les splendeurs encore semi-asiatiques de la cour du tsar Alexis Michaïlowitch. Retenu à l’étranger par mes fonctions diplomatiques, je n’assistai pas à ce bal que je ne connais que par les descriptions enthousiastes de ceux qui y prirent part. Il fut d’une somptuosité extraordinaire. Le couple impérial, revêtu de costumes splendides qui rehaussaient la grâce juvénile de l’empereur Nicolas et la beauté imposante de l’impératrice Alexandra, y personnifia le tsar Alexis et la tsarine Nathalie. Les Grands-Ducs, les Grandes-Duchesses et les membres de la haute société de Saint-Pétersbourg y rivalisèrent de fourrures précieuses et de pierreries. Ce bal, qui fut non seulement une fête merveilleuse, mais une espèce de symbole des idées politiques de l’Empereur et de ses conseillers, marqua l’apogée du règne de Nicolas II, qui devait bientôt être obscurci par l’approche des troubles et des catastrophes de tous genres qui en remplirent la seconde moitié.

Ce fut le même M. Sipiaguine qui, après avoir fait décorer une pièce de sa résidence officielle à Saint-Pétersbourg dans le style des appartements des anciens tsars du palais du Kremlin à Moscou, y reçut l’empereur Nicolas avec tous les rites observés à la cour moscovite du XVIIe siècle, faisant jouer à Nicolas II le rôle d’Alexis Michaïlowitch et apparaissant lui-même dans celui du boyard Morozoff, ministre tout-puissant de ce tsar.

Tandis que l’Empereur et son singulier ministre de l’Intérieur s’amusaient à ces innocentes mascarades, les véritables fonctions d’un Morozoff étaient remplies par M. Pobiédonostzeff ; l’influence de ce sinistre personnage se faisait puissamment sentir dans toutes les affaires de l’État, et son action aliénait de plus en plus au gouvernement et rejetait dans l’opposition, et même dans la révolution, la partie éclairée de la société russe.

La méthode constante de M. Sipiaguine et consorts consistait à flatter systématiquement le jeune souverain et à lui faire concevoir une idée exagérée de sa puissance et de ses talents de gouvernement. Nul ne surpassa dans cette voie le comte Mouravieff, ministre des Affaires étrangères depuis 1897 jusqu’à 1900, dont la plate courtisanerie n’avait d’égale que l’absolue ignorance des affaires. Son prédécesseur, le prince Lobanoff, avait été un véritable homme d’Etat ; par malheur, son ministère, brusquement interrompu par la mort, n’avait duré que quelques mois. Cet éminent diplomate, doublé d’un historien de premier ordre, s’était proposé de former aux affaires Nicolas II, dont il appréciait la vive intelligence et pour lequel il avait un attachement quasi-paternel ; il profitait de chacun de ses rapports verbaux pour lui faire une espèce de cours d’histoire et de science diplomatique. L’Empereur, habitué de la part de ses autres ministres à des procédés tout différents, subissait avec déférence, mais non sans un certain ennui, les leçons de cet ancien serviteur de son grand père. Aussi le comte Mouravieff, nommé ministre des Affaires étrangères après la mort du prince Lobanoff, ne manqua-t-il pas de prendre l’absolu contre-pied de l’altitude de son prédécesseur. Il déclarait à qui voulait l’entendre qu’il n’était que l’obéissant exécuteur des ordres de son maitre et que l’Empereur, dont il vantait à toute occasion la profonde science diplomatique, décidait de toutes les affaires en pleine indépendance et dans les moindres détails. Je me rappelle qu’un des ambassadeurs étrangers accrédités à Saint-Pétersbourg me demandait un jour si ces déclarations, devaient être prises à la lettre, ou bien si le comte Mouravieff trouvait habile de s’en servir en manière d’échappatoire. J’eus quelque peine à persuader à ce diplomate que telle était en effet la méthode adoptée par notre ministre des Affaires étrangères dans ses rapports avec le souverain.

Nous avons déjà vu que le comte Lamsdorff, qui succéda au comte Mouravieff en 1900, renchérit encore sur cette méthode et poussa l’effacement jusqu’à rester à son poste, alors même qu’il n’en exerçait plus les fonctions que nominalement, et que l’Empereur réglait les affaires les plus importantes de son département avec M. Bezobrazoff et ses acolytes.

Pour clore la liste des ministres qui influèrent sur la formation du caractère de Nicolas II, je n’ai plus qu’à nommer M. Plehve, successeur de M. Sipiaguine au ministère de l’Intérieur. Avec lui, on eut affaire à un personnage d’une envergure bien plus considérable. Doué d’une intelligence remarquable et d’une puissante volonté, il poursuivit inlassablement son but, qui était de renforcer le pouvoir autocratique et le système de centralisation bureaucratique. Type accompli du policier, il était absolument sans scrupules dans le choix de ses méthodes, dont quelques-unes eurent un caractère surprenant. C’est lui qui organisa, avec l’aide d’un certain Zubaloff, des associations ouvrières qui devaient combattre l’influence des socialistes en recourant aux mêmes moyens que ceux-ci, c’est-à-dire à des grèves, — mais dirigées en sous-main par la police secrète. Et c’est encore à lui qu’il faut attribuer la paternité du système policier consistant à se servir d’agents à double face, qui servaient simultanément le gouvernement et les terroristes, et dont le plus célèbre, Azeff, a été démasqué par le publiciste russe M. Bourtzeff. M. Plehve fut lui-même une des victimes de cette stupéfiante organisation, car il périt à la suite d’un complot auquel Azeff, comme il fut démontré plus tard, prit une part active, aussi bien qu’à celui auquel succomba, peu de temps après, le grand-duc Serge.

Le ministère de M. Plehve coïncida avec les prodromes de la guerre russo-japonaise. Parfaitement renseigné sur la valeur de M. Bézobrazoff et de ses amis, non seulement il ne fit rien pour combattre leur influence auprès de l’Empereur, mais, renouvelant l’erreur qui a perdu tant de régimes et qui consiste à chercher dans une guerre extérieure un dérivatif à un mouvement révolutionnaire à l’intérieur, il poussa de toutes ses forces Nicolas II dans la voie qui aboutit au conflit avec le Japon.

On conçoit aisément combien les hommes, dont nous avons vu Nicolas II entouré dès le début de son règne, contribuèrent à fausser le jugement et le caractère d’un jeune souverain doué d’une intelligence naturellement vive, mais faible de caractère et privé de toute instruction solide. Ce sont eux qui, par leurs flatteries systématiques et leur servilité, préparèrent la voie aux aventuriers admis bientôt dans l’intimité de l’Empereur et dont l’influence le poussa aux plus funestes résolutions.


AUX MAINS DES AVENTURIERS

De tous ces aventuriers, le plus étonnant et celui dont l’action se fit sentir avec le plus de force, fut, sans contredit, M. Bézobrazoff.

Que ce personnage burlesque et à moitié fou ait pu, pendant plusieurs années, jouer un rôle politique prépondérant et précipiter la Russie dans une guerre, c’est ce qui dépasse ma compréhension. Issu d’une très bonne famille (son père avait été Maréchal de Noblesse de la province de Saint-Pétersbourg), M. Bézobrazoff avait commencé par être officier dans un des régiments les plus brillants de la Garde Impériale, où servait aussi mon frère, et je l’avais souvent rencontré à cette époque. Ayant subi des revers de fortune, il quitta ce régiment, et l’on savait vaguement qu’il avait pris du service dans l’administration civile en Sibérie. Ce ne fut qu’environ vingt-cinq ans plus tard, qu’il réapparut à l’horizon de Saint-Pétersbourg. On apprit alors avec étonnement qu’il avait, par des moyens restés obscurs, gagné la confiance de l’Empereur, auquel il avait soumis un vaste plan d’expansion politique et économique en Extrême-Orient : il s’agissait des fameuses concessions forestières du Yalou, qui devinrent par la suite la pierre d’achoppement des négociations entre la Russie et le Japon et la cause ultime de la guerre russo-japonaise.

Je ne fatiguerai pas l’attention de mes lecteurs en entrant dans les détails des projets de M. Bézobrazoff, qui avait la prétention d’ouvrir à la Russie de vastes perspectives politiques, en même temps qu’il promettait aux souscripteurs des bénéfices fabuleux ; je me contenterai de dire que c’est précisément le côté fantastique et aventureux de ces projets qui séduisit l’esprit de Nicolas II, facilement accessible aux idées chimériques. Ce qui me parait plus difficile à expliquer, c’est que l’Empereur ait pu subir l’emprise d’une espèce de fou dont les manières incohérentes et l’outrecuidance étaient faites, semblait-il, pour rebuter sa fine nature. On a voulu attribuer l’accueil favorable fait par l’Empereur aux entreprises de M. Bézobrazoff à l’appât des milliards que celui-ci faisait miroiter à ses yeux ; je puis certifier que l’intérêt pécuniaire ne fut pour rien dans cet accueil : Nicolas II était absolument indifférent à l’argent dont il ignora toujours la valeur. On sait qu’il avait hérité des goûts simples de son père, et les sommes énormes inscrites au budget pour l’entretien de la cour, jointes aux revenus provenant des propriétés du Cabinet Impérial et des apanages, étaient plus que suffisantes pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Je puis citer à l’appui de cette assertion le témoignage du comte Witte qui, en sa qualité de ministre des Finances, avait été saisi par l’Empereur de l’affaire du Yalou et s’en était montré adversaire convaincu : malgré son animosité bien connue à l’égard de Nicolas II, il ne lui a jamais imputé dans cette affaire aucun mobile intéressé.

Quoi qu’il en soit, M. Bézobrazolf, secondé par les amiraux Abaza et Alexieff, acquit un tel ascendant sur l’empereur Nicolas, qu’il concentra bientôt entre ses mains non seulement l’organisation de l’entreprise politico-commerciale du Yalou, mais la direction tout entière de nos relations diplomatiques avec le Japon. Promu à la dignité de secrétaire d’État et devenu une espèce de ministre sans portefeuille, il s’arrogeait le droit de correspondre directement avec les représentants de l’Empereur en Extrême-Orient et de leur communiquer les ordres impériaux par dessus la tête du ministre des Affaires étrangères ; j’ai dit ailleurs que c’est à cause de la tournure que prirent, sous l’influence de M. Bézobrazoff, nos relations avec le Japon, que je demandai à quitter le poste de ministre à Tokyo [4]. Faut-il s’étonner, après ce qu’on vient de lire, que l’empereur Nicolas soit tombé sous l’influence d’un vulgaire imposteur, — le fameux Philippe, — d’abord garçon boucher à Lyon, ensuite spirite, magnétiseur et guérisseur, accusé dans son pays de diverses escroqueries, et qui finit par être l’hôte de la cour impériale russe, consulté par le couple impérial non seulement sur tout ce qui touchait à sa vie privée, mais, assure-t-on, sur les plus graves affaires de l’Etat.

On ne peut s’empêcher d’être frappé par l’analogie de la fortune d’un Philippe, et, un peu plus tard, d’un Raspoutine, auprès des souverains russes et d’une partie de leur entourage, avec le rôle joué dans la haute société française à la fin du XVIIIe siècle par des guérisseurs et des thaumaturges du même genre. Il semble bien qu’à un siècle de distance, les approches d’une grande crise révolutionnaire aient été marquées, en vertu d’une loi historique mystérieuse, par le même besoin qu’éprouve une société en voie de décomposition, de se réfugier dans le merveilleux ; il est vrai qu’un Philippe ne nous apparaît que comme un imposteur d’un ordre inférieur et ne peut guère être mis en ligne avec un comte de Saint-Germain, un Saint-Martin ou même un Cagliostro ; mais la source de leur succès est la même, et l’influence du « Comte pour rire [5] » sur le Landgrave de liesse (il est à noter que l’impératrice Alexandra est une princesse hessoise), du « Philosophe inconnu » [6] sur la duchesse de Bourbon, ou de Joseph Balsamo [7] sur le cardinal de Bourbon, n’est pas d’une autre qualité que l’emprise de Nizier Vachol, dit Philippe, sur l’Empereur et l’Impératrice de Russie.

Le rôle de Philippe à la cour de Russie n’eut qu’une courte durée et ne produisit aucune conséquence particulièrement grave. Le garçon boucher de Lyon parait n’avoir poursuivi d’autre but que celui de gains purement matériels et n’avoir jamais cherché à mettre son pouvoir au service d’une cabale de cour ou d’une intrigue politique. Introduit auprès des souverains russes vers l’année 1900 par la grande-duchesse Militza, fille du roi de Monténégro et femme du grand-duc Pierre (cousin issu de germains de l’empereur Nicolas), il mourut trois ou quatre années plus tard, laissant la place libre à un personnage bien autrement redoutable, Gregori Raspoutine, qui contribua puissamment à amener la catastrophe dans laquelle sombra la dynastie des Romanoff et, avec elle, l’Etat plus que millénaire russe.

La prodigieuse aventure de ce paysan illettré, ivrogne et dévergondé, parti d’un village perdu de la Sibérie pour devenir l’intime, le conseiller, et on peut dire même l’idole du couple impérial russe, a déjà suscité toute une littérature. Les nombreux livres qui traitent de son incroyable carrière sont naturellement de valeur inégale. Celui qui me paraît contenir l’étude la plus pénétrante et la plus documentée est encore le livre, que j’ai déjà plusieurs fois cité, du docteur Dillon. Je n’ai pas de souvenirs personnels à y ajouter. En effet, quoique la première apparition de Raspoutine à Saint-Pétersbourg semble dater de 1905 ou de 1906, pendant les premières années et jusqu’à l’époque où je quittai le ministère des Affaires étrangères, il ne sortit pour ainsi dire pas des coulisses de la cour, et son influence ne se faisait encore sentir que dans les affaires purement domestiques de la famille impériale. Quoique je me sois trouvé fort souvent au Palais impérial, je n’ai jamais ou l’occasion de l’apercevoir : tout ce que j’en savais à cette époque, je le tenais de M. Stolypine, de quelques-uns des familiers de la cour et de mon frère. M. Dillon raconte que ce dernier dut quitter le poste de Procureur général du Saint-Synode par suite des intrigues de Raspoutine ; c’est parfaitement exact : mon frère donna sa démission à cause de l’intervention de l’impératrice Alexandra dans une série de nominations ecclésiastiques faites dans un sens qu’il n’approuvait pas. Or, l’Impératrice agissait à l’instigation de Raspoutine qui n’osait pas encore se mêler des affaires de l’Etat, mais qui, dès cette époque, s’essayait à combattre certains prélats dont il redoutait l’hostilité, et à en protéger d’autres sur la connivence desquels il pouvait compter.

Je relève toutefois dans le récit du docteur Dillon une grave inexactitude : il répète un racontar d’après lequel M. Stolypine aurait été guéri par Raspoutine du choc nerveux que lui aurait causé l’explosion du 25 août. Je puis certifier que cet événement laissa M. Stolypine absolument calme et maître de lui-même, et qu’il n’eut jamais l’idée, ni à cette occasion, ni à aucune autre, de s’adresser au thaumaturge sur le compte duquel il s’exprimait toujours avec la plus profonde aversion.

Je dois aussi faire toutes mes réserves au sujet d’une assertion du docteur Dillon. D’après lui, ce serait sur le conseil de Raspoutine que l’empereur Nicolas II résista, lors des événements balkaniques de 1912, aux assauts de ceux qui le poussaient à la guerre ; l’auteur ne fait évidemment que répéter une version qui m’avait déjà été donnée par le comte Witte et qui ne me paraît guère plausible.

J’ai déjà parlé du profond sentiment religieux qui était la base de la vie morale de l’Empereur ; comment et par quels degrés ce sentiment qui, dans les débuts, ne pouvait inspirer que respect et sympathie, se transforma-t-il au point de revêtir les formes d’une grossière superstition et d’une sujétion complète au singulier prophète qu’était Raspoutine, c’est ce qu’il ne m’a pas été donné d’observer personnellement. Pour ma part, je ne puis expliquer cette évolution que par l’influence de tous les instants exercée sur lui par une nature plus forte que la sienne, celle de l’impératrice Alexandra dont l’exaltation mystique tenait certainement à des causes pathologiques. Pour juger d’un pareil cas, il ne suffit pas d’être un observateur attentif, il faut encore posséder des lumières spéciales, auxquelles je ne prétends guère, sur les phénomènes encore si obscurs de la contagion morale et de la suggestion.

Il n’est pas moins difficile, surtout pour des esprits occidentaux, de discerner les causes complexes de l’action extraordinaire qu’un Raspoutine a pu exercer non seulement sur des natures particulièrement aptes à la subir, comme celle de l’empereur Nicolas et de l’impératrice Alexandra, mais, à des degrés différents, — plusieurs témoins en font foi, — sur la plupart de ceux qui l’ont approché. Cette action ne saurait, à mon avis, être expliquée uniquement par les facultés hypnotiques dont il aurait été doué dans une mesure exceptionnelle. Pour comprendre ce phénomène, il est nécessaire de connaître les différents courants religieux et mystiques qui se sont fait sentir, à des époques successives, et quelquefois avec une grande intensité, en Russie, et qui ont agi sur les âmes russes soit dans les milieux populaires, soit parmi les classes supérieures. Le trait commun qui caractérise tous ces courants est un sentiment de profonde pitié pour les défaillances du pécheur et du criminel, et la croyance à la régénération par la grâce divine. Cette « religion de la pitié, » qui se fait jour dans les écrits de Tolstoï et de Dostoïewsky, subit quelquefois des déformations étranges et aboutit à cette conclusion extrême que, pour obtenir le pardon, il faut commencer par pécher. De là les formes bizarres revêtues quelquefois par les sectes russes dont une des plus répandues en Russie était, et est encore, celle des « Khlystys. » Ces derniers, qui rappellent les « flagellants » et les « convulsionnaires. » ont de tout temps possédé une force de contagion toute particulière. Leurs exercices, où l’exaltation mystique confine de près à l’excitation érotique, ont eu des adeptes non seulement dans les masses inférieures de la société russe, mais dans les cercles les plus élevés. On sait qu’au commencement du XIXe siècle, la haute société de Saint-Pétersbourg subit une crise aiguë de mysticisme ; l’impulsion venait de haut, puisque ce fut l’empereur Alexandre Ier qui, à son retour de Paris en 1814 et sous l’influence de la baronne de Krüdener, donna l’exemple d’une exaltation religieuse intense. Si la célèbre inspiratrice de la Sainte-Alliance elle-même ne se livra jamais à des excès de piété morbide, quelques-uns de ses admirateurs et imitateurs semblent avoir franchi la limite qui sépare le mysticisme outré de certains états pathologiques. Il suffit de nommer Mme Tatarinoff, amie de la baronne de Krüdener et ouvertement protégée pendant quelque temps par l’empereur Alexandre Ier ; les réunions auxquelles l’appartement qu’elle occupait dans un des palais impériaux de Saint-Pétersbourg servit de cadre, paraissent avoir quelque peu ressemblé à celles des « Khlystys. »

Je me contente d’indiquer ici ces éléments du problème sans tenter de les analyser davantage, et, surtout, sans chercher à retenir l’attention de mes lecteurs, par des détails inédits et sensationnels sur un sujet auquel je ne puis toucher qu’avec un sentiment très douloureux.


LOYAUTÉ DE NICOLAS II

Au moment où, comme ministre des Affaires étrangères, j’entrai en contact avec l’empereur Nicolas, celui-ci n’accusait pas encore les tendances excessives à l’exaltation mystique et aux idées ultra-réactionnaires qui caractérisèrent la fin de son règne : les malheurs de la guerre russo-japonaise et les secousses révolutionnaires qui la suivirent, l’avaient visiblement mûri et assagi. A l’époque dont je parle, Nicolas II, après avoir eu l’heureuse inspiration de remplacer M. Goremykine par M. Stolypine à la tête du gouvernement, se montrait en somme suffisamment docile aux conseils de son premier ministre : il en avait donné une preuve à propos de l’épisode, relaté plus haut, de la tentative du général Trepoff. Il avait, me semble-t-il, d’autant plus de mérite à rester fidèle aux nouvelles institutions, que son éducation et son penchant naturel le portaient du côté de la réaction. Je puis dire que, tant que dura l’influence de M. Stolypine, — et, on me permettra d’y ajouter, sans fausse modestie, la mienne, — Nicolas II ne se refusa jamais à écouter un appel fait à sa raison et à son sentiment de loyauté.

Ceci m’amène à examiner une autre accusation, — la plus grave de toutes, — formulée contre l’empereur Nicolas II : celle d’avoir manqué de loyauté et de droiture.

Je crois avoir déjà, dans mon précédent article, fait justice de certaines interprétations qu’on a essayé de donner à l’attitude de Nicolas II dans l’affaire du traité secret de Bjorkoë et avoir démontré que, si, dans l’occurrence, il y eut de sa part faiblesse de volonté et imprudence, rien ne fut plus éloigné de sa pensée qu’une trahison envers son alliée ; il me semble même que la façon dont il resta, jusqu’au dernier jour de son règne, fidèle à la France et aux Alliés, est la preuve la plus éclatante par laquelle il manifesta clairement son esprit de loyauté.

L’ancien ambassadeur d’Angleterre en Russie, sir George Buchanan, après être rentré en Angleterre, n’a-t-il pas rendu un éclatant hommage à l’attitude de Nicolas II en déclarant publiquement qu’il tenait à démentir la rumeur d’après laquelle l’ancien empereur de Russie avait été favorable à la conclusion d’une paix séparée avec l’Allemagne ? « Il n’y a, j’en suis convaincu, — a déclaré hautement Sir George Buchanan, — pas un mot de vrai dans cette rumeur. L’Empereur a pu avoir des torts, il n’a pas été un traître. Il n’aurait jamais trahi la cause des Alliés et fut toujours le fidèle et loyal ami de l’Angleterre. »

Le gouvernement français s’est associé à cette déclaration en publiant à la même époque une lettre adressée par l’empereur Nicolas le 13 mai 1916 au Président de la République française, et qui démontre clairement qu’en dépit de tous les efforts déployés pour l’amener à pactiser avec l’Allemagne, il ne consentit jamais à abandonner ses alliés.

On a raconté que, peu de temps avant son assassinat, un général allemand était venu trouver Nicolas II dans sa captivité de la part de l’empereur Guillaume, pour lui proposer d’obtenir sa liberté à la condition qu’il prendrait ouvertement le parti de l’Allemagne. Nicolas aurait refusé de le recevoir, signant ainsi son arrêt de mort et celui des siens. Il est impossible de prouver actuellement l’authenticité de ce récit ; mais pour tous ceux qui connaissaient bien Nicolas II, il n’y a pas l’ombre d’un doute qu’aucune autre réponse n’aurait pu être faite par lui à une pareille proposition.

On a voulu voir une preuve du manque de droiture de l’empereur Nicolas dans la façon dont il lui est arrivé de congédier l’un ou l’autre de ses ministres ou dans le fait qu’après avoir eu l’air d’approuver l’avis d’un de ses conseillers, il suivait quelquefois une ligne de conduite contraire à cet avis. On a cité le cas où un ministre d’Etat était sorti de son cabinet de travail convaincu de posséder toute la confiance du souverain, pour apprendre, à peine rentré chez lui, qu’il était démissionnaire. Le fait est exact, et j’ai moi-même éprouvé la facilité avec laquelle Nicolas II se laissait détourner, par certaines influences, de résolutions prises avec toutes les apparences de la fermeté. Mais tout ceci ne prouve qu’une chose ; la peur instinctive, commune à beaucoup d’hommes très bons et très faibles, — et qu’il ressentait me semble-t-il à l’excès, — de froisser ceux qui l’approchaient. Décidé à se séparer d’un ministre, il n’osait pas le lui dire en face, redoublait au contraire, à son égard, d’attentions personnelles, et finissait par avoir recours à une communication par écrit. Si l’on a pu dire de lui avec quelque semblant de vérité qu’il était toujours de l’avis de celui qui lui parlait, cela s’explique par le besoin qu’ont certaines natures très sensitives d’attirer et de charmer tous ceux avec qui elles se trouvent en contact. Il y a des hommes, — des femmes surtout, — chez qui une pareille attitude n’est qu’un artifice et qui emploient la flatterie et l’assentiment systématique comme un moyen de faire des dupes : un des maîtres dans cet art m’a toujours paru être l’ex-chancelier allemand prince de Bülow. Chez l’empereur Nicolas, j’en suis convaincu, cette manière d’être était absolument inconsciente et indépendante de sa volonté ; elle a, peut-être, contribué à lui acquérir la réputation de « charmeur » dont il jouissait, mais sans qu’il y eût de sa part ombre de calcul.


CONCLUSION

Après avoir analysé d’une manière qui, je l’espère, ne paraîtra pas trop minutieuse, le caractère de Nicolas II, tel qu’il se forma sous l’influence du milieu qui l’environna depuis son enfance, je m’arrête devant la tâche d’en donner ici la synthèse. Ce caractère fut essentiellement « ondoyant et divers ; » tout en nuances et en demi-teintes, il ne se prête guère à des définitions tranchées ; il semble bien pourtant que le trait dominant en ait été une faiblesse de volonté qui paralysa un ensemble de qualités de cœur et d’intelligence incontestables.

Au moment de la crise intérieure de 1905, ce fut précisément cette faiblesse de volonté qui sauva la cause de la monarchie. Le mouvement révolutionnaire provoqué par les revers de la guerre russo-japonaise, avait en réalité des causes beaucoup plus lointaines et qui remontaient au règne précédent. Ce mouvement, comprimé pendant treize ans par Alexandre III, aurait certainement fini à la longue par éclater même sous le régime de fer de ce souverain ; à plus forte raison devait-il faire explosion sous celui plus débile de son successeur. Mais, tandis que Nicolas II, se soumettant à l’inévitable, conjurait la catastrophe par l’octroi de la Charte du 30 octobre 1905, la volonté inflexible d’Alexandre III ne se serait probablement pas pliée devant les événements qui auraient fini par le briser. Comme dans la fable du Chêne et du Roseau, le faible réussit à se redresser, là où le fort aurait succombé.

Douze ans plus tard, Nicolas II, guidé par le parti réactionnaire, périt pour avoir voulu combattre des forces qui ne pouvaient plus être maîtrisées. La vraie cause de la chute de la monarchie russe fut la folie que commit ce parti en essayant de faire revivre et de perpétuer, en plein XXe siècle, et au mépris des besoins d’un Etat moderne, l’anachronisme représenté par le pouvoir autocratique, — « le plus dangereux de tous les pouvoirs, écrivait prophétiquement mon aïeul à l’empereur Alexandre Ier, car il fait dépendre le sort de milliers d’hommes de la grandeur d’esprit et d’âme d’un seul. » — Malgré les qualités d’intelligence et de cœur dont il était incontestablement doué, Nicolas II n’eut pas la « grandeur d’esprit et d’âme » nécessaires pour se soustraire à l’influence de la réaction et il fut inconsciemment la cause de la catastrophe sans précédent qui s’était abattue sur ses millions de sujets.


LES DEUX IMPÉRATRICES

Si, malgré toutes mes hésitations je me suis quand même décidé à prendre part à la controverse ouverte autour de la tombe de l’empereur Nicolas, c’est qu’il m’a semblé que mon témoignage, fondé sur des observations directes et sur une connaissance intime de son caractère, pourrait à la fois servir la cause de la vérité et laver sa mémoire de certaines imputations injustes.

Il serait difficile d’invoquer les mêmes raisons pour parler plus longuement que je ne l’ai fait jusqu’ici de l’impératrice Alexandra : dans mes relations avec elle, je n’ai jamais franchi la barrière que l’étiquette des cours dresse entre un sujet, — fùt-il ministre et conseiller du souverain, — et la souveraine. Je n’ai jamais été admis dans le cercle étroit qui l’entourait et me suis toujours senti tenu par elle particulièrement à distance. La cause évidente de sa froideur à mon égard était ma tendance aux idées libérales et constitutionnelles. Je craindrais donc, en émettant sur elle un jugement quelconque, de tomber dans l’erreur et de répéter inconsciemment les assertions exagérées ou totalement fausses, dont tant d’écrivains se sont rendus coupables. L’impératrice Alexandra eut, à ce point de vue, exactement le même sort que l’infortunée Marie-Antoinette, chargée par la vindicte publique de toutes les fautes d’un régime devenu odieux à la nation. Pas plus que Marie-Antoinette n’avait mérité d’être appelée « l’Autrichienne, » l’impératrice Alexandra ne mérita d’être dénoncée à la haine populaire comme « l’Allemande. » Sur ce point précis, je ne crains pas d’être absolument affirmatif : jamais l’épouse de Nicolas II n’eut l’ombre de tendance à trahir les intérêts de la Russie. Etrangère à son pays d’adoption par la naissance et par l’éducation, confinée dans l’atmosphère artificielle de la cour et ne voyant les hommes et les choses, pour ainsi dire, qu’à travers un prisme déformant, elle a pu se méprendre sur les véritables aspirations du peuple russe ; mais c’est en toute sincérité et en se considérant comme la meilleure des Russes, qu’elle crut aux formules surannées des ultra-conservateurs et à l’attachement de la Russie pour les formes de l’autocratie. Jamais, à ma connaissance, elle ne chercha à détourner l’empereur Nicolas de sa fidélité à l’alliance française ; cette alliance, aux yeux des deux souverains, était placée en dehors de toute discussion. L’impératrice Alexandra fut, il est vrai, contraire au rapprochement avec l’Angleterre et ne se fit pas faute de m’exprimer nettement son sentiment à ce sujet, à l’occasion de mes négociations avec le Cabinet de Londres ; mais, à cette époque, elle ne jouait pas encore le rôle politique prépondérant qu’elle assuma par la suite et je n’ai jamais eu à me plaindre d’une ingérence de sa part dans ces négociations.

Voilà tout ce que je puis dire en pleine connaissance de cause sur le compte de l’impératrice Alexandra ; je ne toucherai ni à l’influence que son exaltation religieuse eut sur Nicolas II, ni surtout au sujet si délicat de la protection qu’elle accorda à Raspoutine : je n’ai sur ces deux points aucune lumière spéciale et mon témoignage ne pourrait, à cet égard, servir aucune fin utile. Mes lecteurs comprendront, d’autre part, les raisons qui me poussent à m’incliner en silence devant une infortune qui accabla non seulement la souveraine, mais la femme et la mère, et qui a peut-être dépassé en horreur tout ce qu’on a pu en apprendre jusqu’ici avec certitude.

Je me sens plus à l’aise pour apporter le tribut d’une admiration sans réserve à la mère de l’empereur Nicolas, l’impératrice douairière Marie-Feodorowna. Être de charme et de bonté, elle allégea par la douceur de son commerce et éclaira par sa grâce rayonnante le règne de l’empereur Alexandre III ; elle sut créer autour de la cour une atmosphère dans laquelle se fondaient quelquefois les préventions les plus persistantes contre le régime autoritaire de ce souverain.

On lui a reproché, lorsque ce règne eut pris fin, d’avoir voulu tenir trop longtemps son fils en lisières et d’avoir prêté son appui aux conseillers du défunt Empereur qui étouffèrent chez Nicolas II toute velléité de s’affranchir des préceptes de son père. Sans nier ce fait, je ne crois pas que l’on puisse en faire un grief à l’impératrice Marie-Feodorowna : elle connaissait la nature vacillante du jeune empereur et son manque de préparation à sa tâche ; il était donc tout naturel qu’elle cherchât, dans les débuts de son règne, à le maintenir dans le respect des traditions léguées par Alexandre III, dont la puissante personnalité avait dominé d’une manière absolue tous ceux qui l’entouraient. Mais nous avons vu que, plus tard, lorsqu’elle put se rendre compte par elle-même du danger que la continuité de ces traditions faisait courir à la monarchie, elle n’hésita pas à conseiller à son fils des concessions raisonnables et contribua, en octobre 1905, à sauver la situation. Lorsque d’autres influences eurent définitivement pris le dessus sur la sienne dans les conseils de l’empereur Nicolas, il ne lui resta qu’à se renfermer dans le rôle de spectatrice attristée d’événements qu’il n’était plus en son pouvoir de conjurer. Aujourd’hui, enfin, peut-on concevoir une tragédie plus poignante que celle de cette âme d’élite atteinte dans ses fibres les plus profondes par le martyre de son fils et par l’effondrement de l’empire dont elle s’était efforcée, en d’autres temps, d’être le génie bienfaisant ? Ayant eu le privilège d’approcher l’impératrice Marie-Feodorowna dans des conditions particulièrement favorables et de recueillir de sa part de précieuses marques de confiance, je remplis un impérieux devoir en déposant publiquement à ses pieds l’hommage ému de mon dévouement et de la douloureuse pitié qui emplit mon cœur lorsque j’évoque l’image de son calvaire.


A. ISWOLSKY.

  1. Voyez la Revue des 1er juin, 1er juillet et 1er novembre.
  2. Il est à remarquer que la famille impériale russe actuelle ne descend des Romanoff que par les femmes ; la descendance de Pierre le Grand s’étant éteinte avec l’impératrice Elisabeth, le trône de Russie échut à un duc de Holstein-Gottorp, dont la mère était fille du grand réformateur et qui, sous le nom de Pierre III, devint l’auteur de la lignée impériale russe. S’il est vrai, d’autre part, que la naissance de Paul Ier, successeur de Pierre III, fut irrégulière et que son véritable père était un gentilhomme de la cour du nom de Soltikoff, les membres de cette lignée n’auraient donc pas une goutte de sang des Romanoff dans les veines. Les Mémoires de la grande Catherine, épouse de Pierre III et mère de Paul Ier dont l’authenticité n’est plus mise en doute, semblent confirmer cette version.
  3. Lorsqu’après avoir succédé au comte Lamsdorff, je me vis obligé d’exclure du ministère des Affaires étrangères quelques-uns de ces protégés du prince Mestchersky, la rédaction du Grajdanine devint le centre le plus actif des intrigues dirigées contre ma personne et contre ma politique ; il n’y eut, pendant mes quatre années de Ministère, presque pas un numéro de ce journal qui ne contint contre moi une attaque violente et qui ne me dénonçât comme un « cadet déguisé » et presque comme un complice des révolutionnaires.
  4. Voici deux autres faits qui donneront une idée de la crédulité de Nicolas II et de la facilité extraordinaire avec laquelle il accueillait les idées les plus chimériques. Pendant que j’étais ministre des Affaires Etrangères, le Conseil des ministres eut à s’occuper, — naturellement pour le repousser, — d’un projet présenté par un entrepreneur étranger et qui consistait à relier la Sibérie à l’Amérique du Nord par un pont jeté par-dessus le détroit de Behring ; le projet impliquait la concession à l’entrepreneur de vastes étendues de terrains le long d’une voie ferrée destinée à aboutir à ce pont. Une autre fois, c’était un Américain qui réussissait à persuader l’Empereur qu’il avait découvert le moyen de défendre les frontières d’un pays, fût-il aussi vaste que la Russie, à l’aide de courants électriques d’une force telle qu’aucun ennemi ne serait capable de le franchir et que cette découverte rendait inutile l’entretien de toute armée ; il demandait, naturellement, des avantages pécuniaires immédiats pour révéler son secret et on eut beaucoup de peine à soustraire l’Empereur à ses entreprises.
  5. Surnom donné par Voltaire au comte de Saint-Germain.
  6. C’est ainsi que Louis-Claude de Saint-Martin s’intitulait lui-même.
  7. Véritable nom de Cagliostro.