Souvenirs de musique à Versailles

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Souvenirs de musique à Versailles
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 423-443).
SOUVENIRS DE MUSIOUE
A VERSAILLES

Pour le musicien même, comme pour tout autre artiste, comme pour l’historien, pour le poète, Versailles est un des lieux élus de la terre, de notre terre de France. Nous y avons fait, l’automne dernier, une série de pèlerinages mélodieux. Sur quelles indications et avec quel guide ! Avec celui-là qu’on peut véritablement appeler le maitre de la maison, de l’illustre maison dont nul trésor, aucun secret, ne lui est étranger. Quant aux leçons des manuscrits et des livres, tout habitué de Versailles connaît bien le « délicieux asile, » comme eût dit et chanté Rameau, où c’est un délice en effet de les aller chercher. La bibliothèque de la ville occupe l’hôtel qui fut, au temps de Louis XV et de Choiseul, le ministère des Affaires étrangères. Je ne sais pas de plus magnifique demeure, de retraite plus favorable à la pensée, à la songerie. Le rez-de-chaussée forme une suite de salles ou de salons blanc et or, que séparent ou plutôt que relient de hautes et larges baies cintrées. Au-dessus de chacune est peinte une vue de la capitale du pays auquel se rapportent les archives et documents conservés dans la pièce. Tout ici respire la grandeur et la gloire, la noblesse et l’élégance du passé. Ainsi le caractère et la beauté de ces chambres d’étude répond et ressemble de quelque manière à celle des âges mêmes que nous y venons étudier.

Sortons maintenant de la bibliothèque, sortons-en chaque jour, avant le déclin du jour. Gagnons le parc et le château. Allons rêver sur les terrasses, le long des parterres, des bassins, et sous les plafonds peints ou dorés. N’oublions ni la chapelle, ni le théâtre. Partout les récits, les figures du passé vont s’animer et vivre. Les idées se feront images. Après les livres, et mieux encore, voici que les choses, que les lieux parlent, que même ils chantent. On écoute alors autant qu’on regarde. Aux visions, aux reflets, se mêlent des échos, et l’on croit entendre les sons, — il en est d’immortels, — que l’air de Versailles, l’air qu’ici l’on respire, a formés.


Des trois rois de France qui, pendant un peu plus d’un siècle, firent de ce château le siège et comme l’emblème de la royauté, le premier et le plus grand fut seul un roi musicien. On a dit avec raison de Louis XIV qu’ « on ne saurait toucher par aucun côté l’histoire de la musique française sous son règne, sans apercevoir la trace de sa volonté souveraine [1]. » S’il ne chantait pas comme son père, s’il ne jouait d’aucun instrument, il dansait. Pour lui, selon lui, fut créée notre tragédie lyrique. Sous son influence et comme par son ordre, pour flatter son goût de la magnificence, la musique d’église imita la musique de théâtre et les motets de la chapelle royale ressemblèrent à des morceaux d’opéra. La fortune d’un Lulli témoigne avec assez d’éclat de la prédilection du Roi pour les musiciens. Un du Mont, un Robert, un de La Lande, jouirent également de l’estime et de l’amitié royale. D’après une notice anonyme, il se peut que Louis XIV ait non seulement encouragé, mais dirigé les débuts de La Lande, en examinant « plusieurs fois le jour » les « petites musiques françaises » qu’il lui fit d’abord écrire et « retoucher » jusqu’à parfaite satisfaction.

Les « petites musiques » n’auraient pas été, si l’on en croit La Fontaine, celles que préférait le Grand Roi :


Grand en tout, il veut mettre en tout de la grandeur ;
La guerre fait sa joie et sa plus forte ardeur ;
Ses divertissements ressentent tous la guerre ;
Ses concerts d’instruments ont le bruit du tonnerre,
Et ses concerts de voix ressemblent aux éclats
Qu’en un jour de combat font les cris des soldats [2].


Mais il se plaisait également à de moins bruyants et plus paisibles concerts. Parmi les virtuoses étrangers qu’il écoutait volontiers, les contemporains citent une certaine cantatrice romaine appelée la Casciata, le violoniste saxon Westhoff, et même un trompette anglais, dont le Mercure ne sait écrire le nom, à cause de l’orthographe, qu’il qualifie de « tudesque [3]. » Mme de Sévigné nous apprend (lettre du 7 août 1675), que chez « Quanto » (Mme de Montespan), « il y a des musiques tous les soirs. » Il en fut ainsi plus tard (en 1704), chez Mme de Maintenon. Ajoutons encore les « musiques de table » (d’un Philidor, d’un La Lande), pendant les soupers du Roi et les concerts des vingt-quatre violons sur le grand escalier. Voilà pour ce qu’on pourrait appeler l’ordinaire de la musique de chambre.

L’opéra même se donnait fréquemment au château. Il était presque de règle, et d’étiquette, que les ouvrages de Lulli parussent d’abord à la cour. Le Roi s’en réservait la primeur. Alceste, au mois de novembre 1673, est « répétée » ainsi, chez Mme de Montespan. « L’opéra passera tous les autres, » écrit encore Mme de Sévigné. Peu après, elle y revient : « On répète souvent la symphonie de l’opéra ; c’est une chose qui passe tout ce qu’on a jamais ouï. Le Roi disait l’autre jour que s’il était à Paris, quand on jouera l’opéra, il irait tous les jours. Ce mot vaudra cent mille livres à Baptiste. » Enfin, du 8 janvier 1674, quelques jours avant la représentation publique : « L’opéra est un prodige de beauté ; il y a déjà des endroits de la musique qui ont mérité mes larmes. Je ne suis pas seule à ne les pouvoir soutenir : l’âme de Mme de la Fayette en est alarmée. » Proserpine (1680) ne fera que redoubler encore l’admiration de la sensible marquise : « L’opéra est au-dessus de tous les autres... Il y a une scène de Mercure et de Cérès qui n’est pas bien difficile à entendre. Il faut qu’on l’ait approuvée, puisqu’on la chante. » Ladite scène faisait allusion au déclin de l’amour du Roi pour Mme de Montespan. Alors, d’année en année, les ouvrages de Lulli se succèdent à Versailles. Persée est représenté (juillet 1682) sur un théâtre dressé dans la cour du château. La pluie étant survenue, on dispose, le soir même, un second théâtre improvisé dans la salle du Manège. « La symphonie parut admirable et le Roi dit à M. de Lully qu’il n’avait point vu de pièce dont la musique fût plus également belle partout. » Le 6 janvier de l’année suivante, c’est le tour de Phaéton, exécuté par la troupe, venue de Paris, de l’Académie de musique, et dédié au Roi en ces termes : « Ce n’est pas seulement une musique de ma composition que je vous offre, mais aussi une nombreuse Académie de musiciens que je vous présente. Vous m’avez permis de la former. Je me suis appliqué à l’instruire et, après l’avoir fait exercer devant le peuple de la plus florissante ville du monde, j’ai enfin la satisfaction de voir que le plus grand Roi qui fut jamais ne la juge pas indigne de paraître devant lui. » Au printemps de 1684, des fragments d’Amadis sont joués chez la Dauphine, en concert, « sans danse et sans habits. » Dans les premiers jours de janvier 1685, représentation de Roland, au manège de la grande écurie. En mars, Amadis encore. « Le Roi le trouva fort beau [4]. » Enfin, si l’Armide, en 1686, est donnée à Paris d’abord, et non point à Versailles, c’est au mauvais état des finances qu’un tel manquement à l’ordre habituel et protocolaire doit être attribué.

Mais voici que le Roi commence à pencher vers la dévotion. Les musiciens aussitôt de suivre l’inclination du maître. C’est le temps des grandes compositions religieuses de Lulli : de son De Profondis (1683) et de son Quare fremuerunt, exécuté à Ténèbres, le jeudi saint 19 avril 1683. Un recueil, publié en 1684, « rassemble des motets de du Mont, de Robert et de Lulli, » et fut gravé par « exprès Commandement du roi, » afin de constituer le répertoire de la chapelle de Versailles [5]. » Une autre collection, formée par l’aîné des Philidor quelques années plus tard, (Versailles, 1697), comprend un certain nombre de « motets de MM. de La Lande, Mathan, Marchand l’aîné, Couperin et Dubuisson, qui servent dans les départs de Sa Majesté de Versailles à Fontainebleau et de Fontainebleau à Versailles, avec une petite musique qui teste pour les messes des derniers jours, pendant que toute la musique prend les devants, afin de se trouver tous à la messe du premier jour. » Ainsi la plus grande partie de la chapelle royale précédait le Roi, dans ses déplacements, afin d’assurer l’exécution de la messe solennelle dès l’arrivée de Sa Majesté.

Sur le programme musical de cette messe, sur le service et le personnel de la chapelle du Roi, nous trouvons de nombreux et précieux documents dans le bel ouvrage consacré par M. Henri Quillard à du Mont, un maître dont Versailles évoque, impose le souvenir, et qui fut supérieur même à Lulli dans l’ordre religieux [6]. A l’époque où du Mont prit la direction de la maîtrise royale (en 1663), celle-ci ne comprenait guère plus de vingt-quatre chanteurs, en dehors du chœur des enfants. « A la messe du Roi, » noua apprend encore M. Quittard, « on exécute ordinairement trois motets : l’un assez long, qui dure depuis le commencement jusqu’à l’Elévation, c’est-à-dire environ un quart d’heure ; un autre à l’Élévation, plus simple et plus court, dit par deux ou trois voix choisies, lequel va jusqu’à la Post-Communion ; et, pour finir, un Domine salvum avec tout le chœur. Tel est le programme de tous les jours. Quant aux offices plus solennels des fêtes, la disposition en reste à peu près pareille, sauf que les morceaux pourront être de proportions plus amples. Les grands motets en plusieurs parties, écrits sur le texte entier d’un psaume, ont dû trouver là leur emploi. »

Aussi bien, dans le Versailles d’aujourd’hui, les souvenirs musicaux, sacrés ou profanes, du règne du Grand Roi, ne savent plus guère, en quelque sorte, où se fixer. Ils flottent un peu dans l’air et sur les eaux, La chapelle que nous admirons ne fut achevée qu’en 1710. Il ne subsiste rien de celles qu’elle a remplacées. Tout a disparu, de ces théâtres de fortune, splendides et fragiles décors, chefs-d’œuvre de luxe et d’élégance, nés du caprice d’un jour. En 1668, après la campagne de Flandre et de Franche-Comté, le Roi, désireux de plaire encore à La Vallière et déjà peut-être à Montespan, fait élever dans le parc une salle tendue des tapisseries de la Couronne, éclairée par trente-deux lustres de cristal. Trois mille spectateurs y applaudissent « une agréable comédie de Molière » (George Dandin), avec symphonie, « la plus surprenante et la plus merveilleuse qui fut jamais, » quelques scènes chantées par les plus belles voix du monde, diverses entrées de ballet, et, pour finir, le Triomphe de Bacchus, qui fut le triomphe de Lulli.

Déjà, quatre années auparavant, au mois de mai 1664, en ce même Versailles qui « commençait, » rapporte Molière, « d’être un séjour délicieux, sans approcher de la grandeur dont il fut depuis [7], » les Plaisirs de l’île enchantée avaient duré trois jours. Le troisième jour, il y eut « trois îles sur un rond d’eau ; deux » étaient « couvertes de musiciens. » Un autre jour, une sorte de camp avait été établi pour une course de bagues. La nuit venue, « le camp fut éclairé de lumières et, tous les chevaliers s’étant retirés, on vit entrer l’Orphée de nos jours, — vous entendez bien que je veux dire Lulli, — à la tête d’une grande troupe de concertants, qui, s’étant approchée au petit pas et à la cadence de leurs instruments, se séparèrent en deux bandes à droite et à gauche du haut dais, en bordant les palissades du rond. Les violons jouèrent pendant l’entrée des quatre saisons, dont les montures étaient un cheval d’Espagne pour le printemps, et, pour les autres, un éléphant, un chameau et un ours. » C’est par une telle nuit qu’un vent léger s’éleva, mais n’éteignit point les flambeaux : « un peu de vent, » raconte encore Molière, « qui sembla n’avoir augmenté que pour faire voir que la prévoyance et la puissance du Roi étaient à l’épreuve des plus grandes incommodités. » Voilà peut-être une occasion, voire une raison, et même historique, de corriger ainsi levers fameux de la Rose de l’Infante :


Tout sur terre appartient aux rois, même le vent.


Louis XV, assure un contemporain , avait la voix la plus fausse de son royaume. Il était cependant sensible à la musique. La Reine témoignait pour l’art musical d’un goût très vif, sinon tout à fait pur. Le Dauphin, Mesdames, la marquise de Pompadour, l’aimaient également. Un peu plus tard, Marie-Antoinette la chérira davantage encore. Ainsi, de siècle en siècle, de règne en règne, Versailles demeure mélodieux.

Le duc de Luynes, en ses Mémoires, écrit de Marie Leczinska : « Elle aime la musique. » Il est vrai qu’autre part il ajoute : « mais elle aime encore mieux le cavagnole, quoiqu’elle n’en convienne pas... » Ailleurs : « Elle joue de plusieurs instruments, médiocrement à la vérité, mais assez pour s’amuser. Elle a la voix fort petite, mais fort douce. » Aussi bien, d’après le président Hénault, l’auguste musicienne ne s’en faisait point accroire : « Elle se moquait d’elle-même, quand elle se méprenait, avec cette gaieté, cette douceur, cette simplicité, qui siéent si bien à de si illustres personnages. »

Elle avouait même sa faiblesse pour un genre de musique assez peu relevé : les imitations : « Le premier de ce mois (août 1727), le sieur Lœillet, musicien de l’électeur de Bavière, qui possède divers instruments et qui sait les allier avec un talent admirable, divertit beaucoup la Reine et toute sa cour. Il commença par le basson, le violon, la flûte allemande, la flûte douce, la flûte à voix (?), en faisant deux parties, et le hautbois. Il passa ensuite derrière un paravent et chanta un motet à quatre parties, accompagné d’un violon et de deux flûtes. Le sieur Lœillet fit entendre encore les deux flûtes et une voix qui chantait la basse, à quoi un grand chœur de musique succéda. Il parut interrompu par une querelle et batterie, où l’on croyait entendre des cris de femmes et d’enfants, le bruit que font des hommes l’épée à la main, et le tumulte que pourraient faire quarante personnes, qu’on entendait crier au secours, au guet, et l’arrivée du guet, à pied et à cheval. La Reine, ne pouvant s’imaginer qu’un homme seul pût faire tant de différentes parties, fit entrer le sieur Lœillet dans sa chambre en présence de tout le monde et Sa Majesté loua beaucoup un talent si extraordinaire [8]. »

La Reine pourtant ne laissait pas de prendre plaisir à de plus sérieux concerts. Le duc de Luynes encore parle d’une fête nautique offerte à Sa Majesté par la Duchesse d’Orléans (avril 1736). « Il y eut une musique dans les bateaux, nombreuse cl bonne ; mais, le vent étant contraire, on ne l’entendit point du tout du pavillon. » Cette fois, le grand Roi n’était plus, les vents n’avaient point obéi. Les gazettes de l’époque relatent fréquemment des séances musicales données chez la Reine. Destouches en ordonna plus d’une, sur le modèle des concerts spirituels récemment fondés à Paris. Mais les « imitations » reprenaient bientôt l’avantage et l’on rapporte qu’en 1746 encore, la Reine, étant un jour à diner, se divertit grandement aux exercices que fit, en ce genre, « la demoiselle Marianne, Allemande. »

Le Dauphin parait avoir été meilleur musicien, et plus sérieux, que sa mère. En quoi ses sœurs, Mesdames, lui ressemblaient. Dans la pièce qui lui-servait de cabinet, au rez-de-chaussée du château, à l’angle de la façade principale, du côté de l’Orangerie, le prince avait fait placer un orgue. C’est à l’occasion de son premier mariage avec l’infante d’Espagne, en 1745, que fut édifié le théâtre provisoire de la Grande Ecurie, que nous montre encore, disposé en salle de bal, un admirable dessin de Cochin. Là fut représentée, le 23 février, la Princesse de Navarre, comédie-ballet en trois actes, de Voltaire pour les paroles, et, pour les divertissements, de Rameau. Au mois de décembre suivant, l’ouvrage fut repris, à Versailles toujours, sous une autre forme, purement lyrique, et sous ce titre, différent aussi : Les Fêtes de Ramire. Voltaire se prêta d’assez mauvaise grâce à la transformation littéraire. Pour les raccords musicaux, récitatifs ou petits airs destinés à relier ensemble les morceaux de la partition primitive, c’est à Rousseau qu’on s’adressa, d’abord. Il accepta tout de suite, et de bon cœur. Dans une lettre à Voltaire, il l’assure que « depuis quinze ans il travaille pour se rendre digne de ses regards » et le prie de lui signaler les endroits « où il se serait écarté du beau et du vrai, c’est-à-dire de sa pensée » (à lui. Voltaire). « Quel que soit pour moi le succès de ces faibles essais, ils me seront toujours glorieux s’ils me procurent l’honneur d’être connu de vous. » Voltaire aussitôt de répondre, dans le même style, félicitant Rousseau, poète et musicien, « de réunir deux talents qui ont toujours été séparés jusqu’à présent : deux bonnes raisons pour moi de vous estimer et de chercher à vous aimer. » On sait de reste ce qu’il advint plus tard de cette connaissance, de cette estime et de cette amitié. Quoi qu’il en soit, dès la première répétition des Fêtes de Ramire, le travail de Rousseau parut insuffisant et c’est à Rameau que fut remis le soin d’assurer sous une nouvelle forme la représentation de son œuvre primitive, où d’ailleurs plus d’une retouche de Jean-Jacques a subsisté. Déjà, deux mois auparavant, le 27 novembre, sur le même théâtre, un autre ouvrage de Voltaire et Rameau, le Temple de la Gloire, avait été donné. C’est de cette année 1745 que date la faveur de Rameau. Nommé compositeur de la Chambre du Roi, « désormais il n’y eut pas, dans la famille royale, une noce ou un baptême où l’on ne voulut entendre un divertissement de sa façon [9].

[10]

La même année qui vit le triomphe de Rameau fut marquée par l’avènement de Mme de Pompadour. La favorite, au dire de Collé, ne goûta jamais beaucoup la musique du maître bourguignon. Mais elle en aima d’autre, et cet amour ne fut pas son plus mauvais moyen de plaire et de régner. Dès sa prime jeunesse, un des nombreux talents de la petite Poisson, l’un des charmes de « Reinette, » comme l’appelaient ses familiers, fut le chant. Elle y avait été formée par le célèbre Jélyotte [11]. Déjà le monde, un certain monde du moins, l’invitait à se faire entendre. Un jour, à l’hôtel d’Angervilliers, la jeune fille chanta le grand air de l’Armide de Lulli « et charma tellement Mme de Mailly, que celle-ci la voulut embrasser [12].)> Mariée et châtelaine, « la divine d’Etiolés, » comme l’appelait Voltaire, ne manqua pas d’accorder une place, et non la moindre, à sa chère musique, dans les plaisirs qui retenaient autour d’elle une véritable cour. Au lendemain d’un souper qu’il avait fait à Paris avec elle en 1742, le président Hénault écrit à Mme du Deffand : « Elle sait la musique parfaitement, elle chante avec toute la gaieté et tout le goût possibles, sait cent chansons, joue la comédie à Etioles sur un théâtre aussi beau que celui de l’Opéra, où il y a des machines et des changements [13]. »

Trois ans plus tard, Mme d’Etioles est devenue la marquise de Pompadour. Elle n’en restera pas moins fidèle à son art favori. Avec elle et par elle, la musique règne à la cour. C’est l’année du premier mariage du Dauphin, l’année de Fontenoy. La Princesse de Navarre, nous l’avons dit, est représentée dans la salle du manège. Dans la grande salle du château, l’on donne un opéra : Zaïdé ; un autre : Jupiter vainqueur des Titans, sur le théâtre de la Grande Ecurie. En 1746, les fêtes musicales se succèdent encore : concerts chez la Reine, opéras et ballets, dont la Zéliska, de Jélyotte, fait fureur. A sa vie même la plus intime, à ses .tête-à-tête avec le Roi, s’il s’ennuie ou se lasse, Mme de Pompadour, pour le distraire ou le retenir, sait mêler la douceur apaisante des sons. Cachée et comme perdue avec lui dans le dédale impénétrable des Petits Appartements, des Petits Cabinets, « quand le front royal se rembrunit, elle se met au clavecin, chante l’opéra en vogue ou l’une de ces simples chansons du temps, fraîches et joyeuses, qui conviennent aux harmonies délicates de sa voix [14]. »

Comédienne et musicienne, il lui faut bientôt un théâtre, son théâtre privé, de musique et de comédie. La comédie de salon commençait alors d’être à la mode. Une femme qui prétendait, — comme tant d’autres, — à la faveur royale, « Mme de la Marck, en avait pris l’initiative et jouait l’opéra dans son appartement du château avec une troupe formée de ses amis sans aucun acteur de profession [15]. » La marquise eut bientôt résolu de faire de même, et mieux encore. Nous avons le tableau du personnel et les statuts de la compagnie qu’elle forma. Au nombre des « sujets » figuraient les ducs de Nivernais et de Duras, MM. d’Ayen, de Meuse et de Croissy, Mme de Sassenage et de Pons, la duchesse douairière de Brancas. M. de La Vallière (un troisième duc) était régisseur et l’abbé de la Garde soufflait. Aussi bien, nul n’était admis à l’honneur de monter sur cette scène, qui n’eût déjà paru sur une autre. Et voici quelques articles du règlement, relatifs et favorables aux dames. « Article 7. Les actrices seules jouiront du droit de choisir les ouvrages que la troupe doit représenter. — Article 8. Elles auront pareillement le droit d’indiquer le jour de la représentation, de fixer le nombre des répétitions, et d’en désigner le jour et l’heure. — Article 9. Chaque acteur sera tenu de se trouver à l’heure très précise désignée pour la répétition, sous peine d’une amende que les actrices seules fixeront entre elles. — Article 10. On accorde aux actrices seules la demi-heure de grâce, passé laquelle l’amende qu’elles auront encourue sera décidée par elles seules [16]. »

Le répertoire du Théâtre des Petits Cabinets ne fut d’abord que de comédies. On débuta par Tartuffe, où Mme de Pompadour joua sans doute le rôle de Dorine. Un orchestre peu nombreux exécutait quelques intermèdes. L’auditoire comptait seulement, y compris le Roi, quatorze personnages, du plus haut rang. Peu à peu la musique et la danse, où la marquise excellait également, alternèrent avec la comédie. Le Dauphin et la Dauphine furent invités. Un soir, le 18 mars 1747, la Reine elle-même ne put refuser de paraître. Le spectacle choisi pour elle commença par le Préjugé à la mode, de la Chaussée, que suivit un petit opéra de Mondonville, Bacchus et Erigone. « Mme de Pompadour joua tout au mieux : elle n’a pas un grand corps de voix, mais un son fort agréable, de l’étendue même dans la voix ; elle sait bien la musique et chante avec beaucoup de goût. Elle fait Erigone. Mme de Brancas, qui fait Antinoé, joue assez bien ; elle a une grande voix, mais ne chante pas avec le même goût que Mme de Pompadour... Les danses, qui sont faites par Deshayes, de la Comédie italienne, sont fort jolies ; il n’y a de femme qui danse que Mme de Pompadour. M. de Courtenvaux, qui est un grand musicien, danse avec une légèreté, une justesse et une précision admirables. Mme la Dauphine, qui était enrhumée, ne put venir à ce petit spectacle ; ainsi il n’y avait que le Roi, la Reine, M. le Dauphin et Mesdames, sans aucune représentation : le Roi et la Reine sur des chaises à dos, M. le Dauphin et Mesdames sur des pliants [17]. »

Deux ans plus tard, la favorite se donna le plaisir de paraître sur un autre théâtre. A sa demande et suivant ses indications, le Roi l’avait fait construire dans le grand escalier des ambassadeurs, à la place où les violons de Louis XIV donnaient autrefois leurs concerts. Salle, scène, machinerie, tout l’édifice pouvait se démonter en dix-sept heures et se remonter en vingt-quatre. La dépense fut de soixante-quinze mille livres. D’aucuns, assure-t-on, en murmurèrent. Ce qu’ayant appris, Mme de Pompadour, un matin, à son lever, se plaignit à son tour : « Qu’est-ce qu’on dit ? Que le nouveau théâtre coûte deux millions ? Je veux bien que l’on sache qu’il ne coûte que vingt mille écus, et je voudrais bien savoir si le Roi ne peut mettre cette somme à son plaisir. Et il en est ainsi des maisons qu’il bâtit pour moi. »

Cochin, à qui l’on doit une vue du théâtre de la Grande Ecurie, a peint également, à la gouache, ce théâtre du Grand Escalier pendant une représentation d’Acis et Galatée, de Lulli. Acis, c’est le vicomte de Rohan. Mme de Pompadour (Galatée) « porte une grande jupe de taffetas peinte en roseaux et coquillages, un corset rose tendre et une mante de gaze vert et argent, en un mot tout son costume de la soirée du 23 janvier 1749. Dans la tribune se reconnaissent, auprès du Roi, vêtu de gris, la Reine et les trois Mesdames, Henriette, Adélaïde et Victoire, toutes tenant à la main le livret de l’opéra. L’étroit balcon à un seul rang où les spectateurs ont le cordon bleu, et le parterre au-dessus des musiciens, réunissent une petite assemblée de choix, habits clairs et perruques poudrées, grands seigneurs, gens de lettres, amis personnels de la marquise [18]. »

Los années passent et, dans les cérémonies mondaines et religieuses de la Cour, la musique ne perd pas ses droits. La Gazette de France continue d’annoncer ou de relater des messes, vêpres ou saluts solennels, des concerts chez la Reine, chez le Dauphin et chez la Dauphine. C’est en ce temps-là qu’auraient pu se rencontrer et se connaître à Versailles, inégaux par l’âge et le génie, les deux futurs auteurs de l’un des chefs-d’œuvre de la comédie littéraire et de la comédie musicale ! On sait que « Beaumarchais, venu pour la première fois à Versailles comme horloger, y reparut en qualité de musicien [19]. » Les familiers du château connaissent bien, au premier étage de l’aile droite, une pièce de petites dimensions, qui donne, par une seule fenêtre, un peu en retrait, sur la cour royale. La décoration, de deux ors différents, en est exquise. Au plafond, dans l’une des voussures, une joueuse de lyre, en or jaune, trône sur un nuage d’or vert. C’est ici le salon de musique de l’excellente musicienne, que fut Mme Adélaïde. C’est ici que Beaumarchais, vers sa trentième année, jouait de la harpe et chantait devant « Loque » et ses sœurs, qu’il leur donnait des leçons et dirigeait leurs concerts. Le Roi, la Reine et le Dauphin y assistaient volontiers. On rapporte qu’un jour le Roi daigna céder son fauteuil au virtuose favori de ses filles. Enfin, c’est dans le même salon, — et cet autre souvenir le consacre encore davantage, — que se posèrent sur le clavecin de Mesdames les mains enfantines de Mozart.

Wolfgang arriva pour la première fois à Versailles le 25 décembre 1763. Il était âgé de sept ans. Sa première visite fut pour la chapelle. Son père écrit un mois après : « Nous sommes arrivés le soir de Noël, et nous avons assisté, dans la chapelle, aux trois saintes messes de la nuit. J’ai entendu à Versailles de bonne et de mauvaise musique. Tout ce qui était pour des voix seules et qui devait ressembler à un air, était vide, glacé et misérable, c’est-à-dire français ; mais les chœurs sont bons et même excellents. Aussi suis-je allé tous les jours, avec mon petit homme, à la messe du Roi dans la chapelle royale, pour entendre les chœurs dans les motets qui se chantent à tous les offices. La messe du Roi est à une heure, sauf quand il va à la chasse ; ces jours-là, sa messe est à dix heures, et la messe de la Reine à midi et demi. » En cette même chapelle, Mozart ne se contenta pas d’écouter : il joua de l’orgue, devant la cour, avec un vif succès.

Mme de Pompadour voulut le voir et l’entendre. Belle encore, au dire du père Mozart, imposante, ayant dans les yeux quelque chose de l’impératrice Marie-Thérèse, la marquise fit placer le petit garçon debout sur une table, devant elle. Mais comme il lui tendait les bras pour l’embrasser, elle le repoussa. L’enfant alors de demander, avec dépit : « Quelle est donc celle-ci, qui ne m’embrasse pas ? L’Impératrice m’a pourtant embrassé. »

La famille royale, au contraire, l’accueillit le plus gracieusement du monde. Le jour du nouvel an 1764, Wolfgang, avec son père, sa mère et sa sœur, est admis au grand couvert. La Reine le prend à côté d’elle, lui parle allemand et le bourre de friandises. Au mois de mars, invité par Mesdames, il présente à Madame Victoire, et peut-être il les lui joue, deux sonates de sa composition, dédiées à la princesse. Deux ans après, repassant par Versailles, il s’y fait encore entendre. Ainsi, dans le salon doré, sous les Voûtes de la chapelle, parmi tat)t de figures ou d’ombres illustres qui nous reviennent en mémoire, l’une des plus grandes est celle d’un enfant, ou, comme a dit Goethe, se rappelant Mozart, d’un « petit bonhomme, avec sa perruque frisée et son épée. »

A Versailles cependant, le goût de la musique ne faisait que s’accroître. Des théâtres de fortune, comme ceux du Manège, de la Grande-Ecurie ou du Grand-Escalier, ne pouvaient désormais plus suffire aux représentations. Louis XV décida la construction d’un théâtre définitif, d’un théâtre d’opéra. Ce fut le chef-d’œuvre de Gabriel. On l’admire encore aujourd’hui. Mais, hélas ! on ne peut plus l’admirer tout entier. « C’était la plus belle salle de France, et la richesse de l’ornementation sculpturale, achevée depuis peu pour l’arrivée de la Dauphine [20], l’avait déjà rendue célèbre en Europe. Les boiseries étaient peintes en marbre vert antique, avec tous les reliefs d’or mat, et tendues de velours bleu. Un architecte moderne a modifié à tort, en changeant les tons, le caractère de cette salle, où l’Assemblée nationale devait plus tard trouver un refuge [21]. « En y entrant, l’on pourrait s’écrier : « Quel état, et quel état ! » D’un ensemble parfait autrefois, pas un élément, proportions, lignes, couleurs, qui n’ait souffert quelque injure. L’exhaussement du plancher a presque supprimé le pourtour du rez-de-chaussée. Partout des cloisons ont aveuglé les baies qui s’ouvraient de place en place. Enfin, un hideux badigeon rouge brun a remplacé le vert antique et le bleu rehaussé d’or. Heureusement l’ornementation générale n’a pas péri tout entière. Les sphinx et les aigles, en petit nombre, se mêlent aux emblèmes royaux. Les pilastres et les colonnes de l’avant-scène ont gardé leur opulence corinthienne, et celles de la première galerie mirent encore dans les panneaux de glace du fond la grâce de leur silhouette ionique. Sauf la couleur toujours, l’abominable couleur, le foyer reste quelque chose d’exquis. Dans la décoration, les attributs de la musique s’unissent à ceux de l’amour. Deux statues de femme s’appuient contre les parois : l’une joue de la lyre et l’autre, comme l’antique Euterpe, du chalumeau. Enfin, au-dessus de la porte et sur la muraille opposée, deux admirables figures de Pajou se regardent : Apollon et Vénus, que les Amours environnent.

C’est à l’occasion du mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette que se fit, le 18 mai 1770, l’inauguration du nouveau théâtre. On représenta le Persée, de Quinault et Lulli, revu et corrigé pour la circonstance. Un acte sur cinq fut supprimé. On donna plus de place aux divertissements et aux ballets, aux machines et aux « gloires ; » on en laissa moins aux récitatifs, remplacés par des « doubles croches à l’italienne. » On adjoignit même aux figurants un certain nombre de soldats des Gardes françaises. Et pourtant, rapporte Bachaumont en ses Mémoires, « malgré toutes les précautions qu’on a prises pour renforcer la musique, il a paru singulier que, pour début, on assomme Madame la Dauphine, dont l’oreille n’a entendu jusqu’ici que les meilleurs ouvrages des grands maîtres d’Italie, d’un récitatif français que l’on sait être insupportable pour ceux qui n’y sont pas faits. » Même note dans le Journal de l’Intendant des Menus : « Il est vrai que c’est un opéra bien sérieux pour quelqu’un qui ne connaît pas le spectacle et qui n’aime pas la musique. »

Il n’est rien, au contraire, que la Dauphine, puis la reine Marie-Antoinette, ait aimé davantage. On assure qu’un architecte d’alors, cherchant le sujet d’une fontaine monumentale, aurait trouvé celui-ci : « Apollon, dieu de la musique, rend hommage à Sa Majesté des progrès nouveaux de la musique en France. » Gluckiste passionnée, peut-être Marie-Antoinette se montra-t-elle peu sensible au génie de Lulli, s’il est vrai, toujours selon Bachaumont, que l’audition de Persée répandit « un ennui général sur toutes les physionomies. » Quelques jours après, Castor et Pollux, de Rameau, ne réussit pas davantage. « Le sieur Legros a crié plus que chanté, ce qui a gâté infiniment la beauté de la scène. » Trois ans plus tard, au contraire, l’Ernelinde, de Philidor, obtiendra le plus vif succès, mais le devra surtout à la pompe du spectacle, extrêmement imposante. » Il y avait, dans une action, quatre cents grenadiers à cheval sur le théâtre. On sent quel effet a dû produire une telle nouveauté [22]. » Cette cavalerie annonçait, de loin, certain épisode, équestre aussi, du ballet de la Juive et justifiait d’avance le sobriquet d’opéra-Franconi, que devait recevoir un jour le grand opéra français.

Plus le goût de la musique de théâtre se développait à la cour, et plus la musique religieuse s’efforçait de ressembler à la musique de théâtre. Un plan de la chapelle royale, dressé en 1773 par Metoyen, « ordinaire de la musique du Roi, » nous a conservé l’état du personnel et la disposition des exécutants pendant les offices. Instrumentistes et chanteurs étaient au nombre d’une centaine. Ainsi la musique d’église imitait déjà de son mieux la musique d’opéra. On sait trop que depuis elle n’a guère cessé de poursuivre le même idéal, et d’y atteindre.

Quant à la musique intime, deux petits salons, dans l’immense château, demeurent consacrés par elle et, discrètement, gardent son souvenir. Nous avons parlé du salon de Madame Adélaïde. L’autre, également intact, est celui de Marie-Antoinette. Encore plus retiré, presque mystérieux, prenant jour, — et quel jour avare ! — sur une pauvre cour intérieure, il avait été naguère la chambre à coucher du duc de Bourgogne. La musique y est évoquée par un des motifs de la décoration nouvelle : des lyres suspendues à de fines et souples guirlandes. Ici, dans cette chambre étroite et triste, parmi les dorures pâlies, de tendres, et mélancoliques, et tragiques échos flottent encore. Ici la Reine se plaisait à jouer du clavecin, à chanter, de sa voix un peu incertaine, mais douce, les mélodies de Mozart, celles de Grétry, celles de Gluck, son favori, qui plus d’une fois eut l’honneur de l’accompagner. Ici la voix chaude du jeune Steibelt faisait tomber en pâmoison « les belles écouteuses. » Ici l’on applaudit Salieri, et le petit harpiste d’Alvimare, un enfant de sept ans, qui devait être un jour le professeur de Joséphine de Beauharnais et l’auteur de vingt romances applaudies par les mélomanes du premier Empire. Nos romances, « nos vieilles romances, » ou du moins plusieurs d’entre elles, ouvrirent ici « leurs ailes d’or vers leur monde enchanté. » Ici fit ses débuts, tout jeune encore, l’un des plus célèbres chanteurs et « romanciers » de l’école française. Garat. Marie-Antoinette, ayant ouï parler de son talent, souhaita de l’entendre. Avec son père, conseiller au parlement de Bordeaux, il fut invité à Versailles. Il y trouva, dans le salon de musique sans doute, la Reine, les frères du Roi et Salieri, assis au clavecin. « Comment, monsieur Garat, fit la Reine, vous amenez à Paris votre fils, un musicien excellent, un chanteur habile, et vous ne me le présentiez pas ! — Oh ! madame, un écolier seulement, » répondit le père. Et l’adolescent de s’excuser lui-même, assurant qu’il ne sait presque rien en musique, à peine quelques refrains de son pays. « Eh ! bien, voyons d’abord vos chansons gasconnes. » Après en avoir traduit les paroles, il les chanta. — « Mais ne connaissez-vous rien des opéras français ? — Je n’en ai rien appris, madame, mon père ne m’ayant permis de perdre mon temps qu’à l’étude du droit. — Quoi, rien ? — Mon Dieu, madame, je suis allé hier à l’Opéra. J’y ai entendu Armide et peut-être en ai-je retenu quelque chose. — Ah ! voyons. Monsieur Salieri, voulez-vous prendre le volume et accompagner monsieur Garat. » Sans une défaillance de mémoire, le jeune Bordelais chante les meilleurs soli de l’opéra. La Reine, émerveillée, donne le signal des applaudissements. « C’est très bien, s’écrie le comte d’Artois, et quand il aura appris la musique... » Alors Salieri, sautant de son tabouret : « Lui ! Apprendre la musique ! Mais, Monseigneur, il est la musique même ! » Garat quitte Versailles, ravi. « Nous nous reverrons, monsieur, » lui avait dit Marie-Antoinette. Elle tint parole. Il revint souvent, toujours le bienvenu, personne, au gré de la Reine, ne chantant Gluck aussi bien que lui [23]. »

Gluck et Grétry, voilà les maîtres qui se partagèrent la constante faveur de Marie-Antoinette. Le lendemain de la première représentation de Zémire et Azor (c’était à Fontainebleau), la Dauphine, rencontrant Grétry, lui fît son compliment public. Devenue reine, tandis qu’elle posait devant Mme Vigée-Lebrun, elle chantait volontiers avec celle-ci les duos du compositeur. Marraine de la jeune Antoinette, la troisième fille de Grétry, elle aimait tendrement sa filleule. « Il ne se passe pas de mois, » écrit Mme Dugazon, « qu’elle ne la fasse venir à Versailles, où toujours elle la comble de présents. Chaque fois que Sa Majesté vient à notre théâtre, après avoir fait au public ses trois révérences d’étiquette avec une grâce inimitable, elle cherche des yeux sa charmante filleule et, de sa loge, lui envoie un baiser, aux applaudissements de tous les spectateurs. »

Gluck enfin, Gluck surtout, n’eut pas de plus fervente et plus puissante admiratrice. C’est par ordre de Marie-Antoinette que fut assurée, au mois de janvier 1774, la distribution des rôles d’Iphigénie en Aulide. « Je suis ici, Mademoiselle, » disait Gluck pendant les répétitions à je ne sais quelle chanteuse indocile, « je suis ici, pour faire exécuter Iphigénie. Si vous voulez chanter, rien de mieux. Si vous ne voulez pas, à votre aise. J’irai voir Mme la Dauphine et je lui dirai : Il m’est impossible de faire jouer mon opéra. Puis je monterai dans ma voiture et je reprendrai le chemin de Vienne. » Gluck ne monta pas en voiture, et son opéra, son premier chef-d’œuvre français, fut joué. Les autres suivirent, et triomphèrent, en dépit de l’intrigue et de la cabale. Oui, son premier chef-d’œuvre français. Des Allemands, dès lors, en convenaient eux-mêmes. Un soir, la. Reine écoutait Iphigénie, en compagnie de son frère, l’Empereur, en visite à Versailles. Elle avait fait asseoir à côté d’elle Sacchini venu d’Italie, et l’interrogeait sur les mérites de la musique de Gluck. Avant le lever du rideau, l’un des assistants, le comte de Falkenheim, demanda au maëstro s’il n’avait jamais vu d’opéra français. « Non, » répondit Sacchini. « Eh ! bien, vous allez en voir un [24]. » Ainsi la gloire de Gluck est née en quelque sorte à Versailles. C’est ici que le maître impérieux entre tous a fondé son empire.

Et son œuvre, ou son génie, lorsque ici l’on y songe, forme avec le « moment » et le « milieu », comme disait Taine, je ne sais quel mystérieux accord. Le musicien par excellence des douleurs antiques et royales apparaît ici comme le prophète d’aussi nobles, aussi tragiques et plus réelles infortunes. Dans ce petit salon doré, l’on croit entendre, plus désolée, plus poignante que sur aucun théâtre, la plainte d’une Alceste ou de l’une ou l’autre Iphigénie. Ailleurs, de nouveaux et semblables échos s’éveillent. N’est-ce point dans une salle du château qu’un jour, assis à table, les gardes suisses entonnèrent, sur le passage de Louis XVI, le chant, populaire encore, mais à la veille d’être proscrit : « O Richard, ô mon Roi ! » Que de souvenirs de musique en ce Versailles ! Et pour tous les musiciens, fût-ce pour les pianistes. « Aujourd’hui, 5 février 1785, le Roi, étant à Versailles, informé que le sieur Erard est parvenu par une méthode nouvelle de son invention, à perfectionner la construction de l’instrument nommé forte-piano, qu’il a même obtenu la préférence sur ceux fabriqués en Angleterre dont il se fait commerce dans la ville de Paris, et voulant Sa Majesté fixer les talents du sieur Erard dans ladite ville et lui donner des témoignages de la protection dont elle honore ceux qui, comme lui, ont, par un travail assidu, contribué aux arts utiles et agréables, lui a permis de fabriquer et de vendre des forte-pianos sans qu’il puisse être troublé et inquiété pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce soit [25]. » Erard ! Dans l’histoire de la musique, ce nom français a mérité de vivre. Depuis un siècle et demi, les maîtres du piano l’ont, avec reconnaissance, associé à leur propre renommée. Consacré pour la première fois à Versailles, il restera toujours inséparable d’une autre demeure royale, de ce château de la Muette où, si longtemps, par son influence et pour lui faire honneur, la musique, elle aussi, comme à Versailles naguère, a régné. Ce beau nom, ce nom musical, une femme l’a porté la dernière, et dignement. Celle qui, d’abord, avait été la compagne d’un Pierre Erard, devenue sa veuve, sut maintenir au premier rang l’industrie esthétique dont elle avait reçu la garde, avec la gloire. Mais pour l’esprit et le cœur de la noble femme, ce n’était pas encore assez. Durant de longues années, avec autant de simplicité que de magnificence, Mme Erard fit de la musique elle-même la véritable maîtresse de sa propre maison. Les plus grands compositeurs et leurs plus fameux interprètes ne furent nulle part écoutés, compris et fêtés comme en ce salon de la Muette, où notre jeunesse autrefois connut « les enchantements célestes des sons. » Une telle demeure a droit à l’hommage de tous les artistes, et le nom d’Erard et le nom de la Muette sont de ceux, qu’en parlant de Versailles et de musique, on ne saurait sans injustice et sans ingratitude oublier.

A Trianon pas plus qu’à Versailles, Marie-Antoinette ne pouvait se passer de sa chère musique. En un coin perdu des jardins, on voit encore un petit bâtiment, de misérable apparence. L’étroite porte en est ornée d’un génie qui tient une lyre. C’est le théâtre de la Reine. Au dedans, il a conservé quelques traces à peine d’une décoration qui fut, dit-on, ravissante. Le cadre de la scène est couronné d’une draperie bleue nouée en torsade. Au centre, le chiffre royal est soutenu par deux figures de femmes couchées. Le plafond est crevé par endroits, mais Apollon y rayonne encore. Dans la salle, dépouillée de toute parure, l’unique galerie, à mi-hauteur, repose sur des consoles à têtes de lion. Ici fut représenté le Barbier de Séville. On avait ajouté, pour la circonstance, à la prose de Beaumarchais quelques morceaux tirés de la partition récente de Paesiello. Ici encore Mercy-Argenteau vit jouer Rose et Colas, de Dalayrac, par le comte d’Artois, le duc et la duchesse de Guiche, et autres interprètes de marque. La Reine elle-même parut dans le Devin de village. Assez peu favorable en général à ce genre de divertissement, l’ambassadeur de Marie-Thérèse mande pourtant à l’Impératrice que « la Reine possède une voix très agréable et fort juste ; sa manière de jouer est noble et remplie de grâce [26]. »

Nous le disions en commençant : à Versailles, les choses ne parlent pas seulement, elles chantent. Autant que le château lui-même, les alentours du château, les terrasses, les jardins, le paysage et jusqu’à l’atmosphère qui le baigne, tout est mélodieux. Une nuit du mois de juin 1779, il y avait fête de nuit dans les bosquets du Petit-Trianon. Soudain la Reine « fut surprise par les sons d’une musique céleste, et suivant les accents d’une mélodie si touchante, elle aperçut, dans une des niches du bosquet, un berger jouant de la flûte : c’était M. le duc de Guines. Plus loin, deux Faunes, Begozzi et Ponte, exécutèrent d’abord un duo de cor et de hautbois, et, réunissant ensuite leurs accords avec ceux de la flûte, formèrent un trio charmant [27]. »

« Charmant » n’est pas trop dire, si le hautbois et le cor étaient dignes de la flûte. Au mois de mai 1778, quatre ans après le concert nocturne de Trianon, Mozart, passant de nouveau par Versailles, écrivait à son père : « Je crois que je vous ai déjà dit dans ma dernière lettre que le duc de Guines, dont la fille est mon élève pour la composition, joue de la flûte d’une manière incomparable, et elle joue admirablement de la harpe. » C’est même alors que Mozart composa, pour les deux instruments et pour les deux virtuoses, un concerto joué l’an dernier, et certainement aussi bien qu’il put l’être jadis, aux concerts Pierné-Chevillard, par Mlle Henriette Renié et M. Moyse.

Alors aussi, pendant les soirs d’été, les jardins de Versailles retentissaient du bruit des instruments. Le sévère Mercy ne manque pas de s’en plaindre à sa souveraine : « Il s’est établi un nouveau genre d’amusement peu convenable, mais qui, heureusement, doit cesser avec la belle saison. Cet objet a été, depuis un mois, de faire établir vers dix heures du soir sur la grande terrasse des jardins de Versailles les bandes de musique de la garde française et suisse. Une foule de monde, sans en excepter le peuple de Versailles, se rendait sur cette terrasse et la famille royale se promenait au milieu de cette cohue, sans suite et presque déguisée [28]. »

Souvent, « sur la grande terrasse, » silencieuse et déserte, nous avons, avec mélancolie, évoqué ces concerts. Dans le palais, autour du palais, les chants se sont évanouis. Hélas ! c’est la misère des formes sonores, entre toutes les formes de beauté, qu’à peine apparues, elles disparaissent. « Cosa bella mortal passa, ma non d’arte. » Le mot de Léonard n’est pas toujours vrai. Les belles choses de la musique, en ces lieux, ont passé. Trop peu de signes sensibles demeurent ici, d’un art par lequel, autant que par tous les autres, Versailles, sous trois de nos rois, fut embelli. Quelques indices pourtant nous rappellent encore et son pouvoir et sa faveur. Sur les montants de pierre de la grande porte de la bibliothèque, le soleil royal rayonne au-dessus de la lyre. On dirait qu’il la couronne et la consacre. Dans la décoration extérieure du château, la musique n’a pas été non plus oubliée. Sur la façade centrale, la lyre encore se mêle aux trophées de guerre, aux casques, aux cuirasses, aux étendards. Du côté qui regarde l’Orangerie, parmi les figures de femmes, l’une tient la lyre, une autre le tambourin. Mais surtout, au rez-de-chaussée, à l’angle occidental de la grande terrasse, devant les trois dernières fenêtres, celles de la pièce qui fut le cabinet du Dauphin, fils de Louis XV, on remarque un gracieux balcon de fer forgé, ou plutôt brodé à jour. Il est unique, et tout le long de l’immense façade, aucun autre n’en fait le pendant. C’est pour cela sans doute que certain architecte, ami de la symétrie, en avait proposé l’enlèvement. Par bonheur, il subsiste, et, sur la grille légère, des L entrelacés alternent avec trois lyres d’or. Celles-ci, quand le soir vient, luisent encore dans l’ombre et l’on croirait presque, tant elles ont de finesse, qu’au moindre souffle de la nuit elles chanteront. Discrètes, mais fidèles, elles gardent le souvenir d’un prince ami de la musique et celui de la musique elle-même. G un me les marches de marbre rose, leurs voisines, enchantèrent le rêve d’un poète, elles charmeront toujours la mémoire et l’imagination des musiciens.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Michel Brenet, les Concerts en France sous l’ancien régime (Fischbacher).
  2. Epitre à M. de Niert sur l’Opéra.
  3. Michel Brenet, op. cit.
  4. Dangeau.
  5. Lulli, par M. Lionel de la Laurencie. 1 vol. Alcan (Les maîtres de la musique).
  6. Un musicien en France au XVIIe siècle. Henry Du Mont (1610-1684), par M. Henri Quittard. (Au Mercure de France.)
  7. Molière, Relation sur les fêtes de Versailles.
  8. Le Mercure de France, cité par Michel Evenet. (Les concerts en France sous l’ancien régime.)
  9. Rameau, par M. Louis Laloy ; chez Laurens (collection des Musiciens célèbres).
  10. Voir l’ouvrage de M. .Julien Tiersot : Jean-Jacques Rousseau (Alcan, collection des Maîtres de la Musique).
  11. Sur Mme de Pompadour et la musique, voir l’ouvrage de M. Pierre de Nolhac : Louis XV et Mme de Pompadour. Nous y avons largement puisé.
  12. M. de Nolhac.
  13. Cité par M. de Nolhac.
  14. Louis XV et Mme de Pompadour, par M. de Nolhac.
  15. Louis XV et Mme de Pompadour, par M. de Nolhac.
  16. Louis XV et Mme de Pompadour, par M. de Nolhac.
  17. Cité par M. de Nolhac.
  18. M. de Nolhac. op. cit.
  19. Beaumarchais, par M. André Hallays. Hachette, Les grands écrivains français.)
  20. Marie-Antoinette.
  21. M. de Nolhac, la Reine Marie-Antoinette.
  22. Bachaumont.
  23. M. de Nolhac, la Reine Marie-Antoinette. — Voir un autre récit, un peu différent, de cette audition, dans le Garat de M. Paul Lafond, 1 vol. Calmann-Lévv.
  24. Mémoires de Bachaumont.
  25. Brevet d’exemption et de fabrication donné à Erard (Sébastien) par Louis XVI. — Voir le Château de la Muette, par M. le comte de Franqueville, membre de l’Institut ; 1 vol. Hachette, 1915.
  26. M. de Nolhac, la Reine Marie-Antoinette.
  27. Grimm, cité par M. de Nolhac ; ibid.
  28. Voyez Michel Brenet, la Musique militaire ; H. Laurens.