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Souvenirs de musique et de musiciens/02

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Souvenirs de musique et de musiciens
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 682-696).
SOUVENIRS DE MUSIQUE ET DE MUSICIENS

II [1]
AU CONSERVATOIRE

Rien ne me plaît du Conservatoire actuel. J’entends rien des choses et des lieux, parce que je n’en ai rien connu. Je n’y entre jamais sans regretter l’autre, le mien, dont j’ai tout aimé, jusqu’aux vieilles murailles. D’abord, à l’origine du nouvel établissement de notre grande Ecole, il y a quelque chose d’illégitime et d’inique. Une injustice d’Etat fait ici de la musique et de la poésie plus que des étrangères, des usurpatrices. Elles n’y sont pas chez elles comme elles l’étaient là-bas, et depuis si longtemps. Non pas certes qu’il fût brillant, leur ancien, très ancien logis. Pauvre, mais honnête, il n’avait pas du moins cet air, officiel et compassé, de froideur et d’ennui. Sa pauvreté même et, si l’on veut, sa laideur, était accueillante et familière. Parmi des souvenirs sans nombre, il en comptait de glorieux. De mon temps, les examens, — sauf les concours de fin d’année, — avaient lieu dans une petite salle qui donnait sur le faubourg Poissonnière. Elle a été démolie en même temps que les autres bâtiments de l’Ecole, dont la grande salle des concerts a seule été conservée. Consacrée dans l’origine aux Exercices d’élèves, elle reçut d’illustres visiteurs. Le général Bonaparte s’y est assis. Lucien, frère de l’Empereur, y présida une distribution de prix et l’impératrice Joséphine y parut. En 1800, trois séances annuelles y furent organisées pour l’audition des œuvres des grands maîtres. L’ « exercice » du 15 avril 1801 est demeuré fameux. Un morceau de piano fut exécuté par l’élève, — depuis le célèbre professeur, — Zimmermann, et un solo de basson par le citoyen Judas, lequel, ayant perdu son instrument à la bataille de Marengo, eut l’honneur d’en recevoir un autre des mains du ministre de l’Intérieur. Ailleurs, partout ailleurs, en ces vieux bâtiments, en ces classes étroites, la plupart de nos maîtres, depuis un siècle, s’étaient formés. Les pierres mêmes nous parlaient de leur gloire. C’est peu de dire qu’elles parlaient : elles chantaient. Vocale, instrumentale, il n’est pas de musique dont, à certaines heures, la cour du faubourg Poissonnière ne retentit. Trois fois par semaine, les lundi, mercredi et vendredi, mon rouleau sous le bras, j’en franchissais le seuil.


Écoutez ! écoutez ! du maître qui palpite,
Sur tous les violons l’archet se précipite.
……………..
Comme sur la colonne un frêle chapiteau,
La flûte épanouie a monté sur l’alto.
Les gammes, chastes sœurs dans la vapeur cachées,
Vidant et remplissant leurs amphores penchées,
Se tiennent par la main et chantent tour à tour.
………………
Ciel ! voilà le clairon qui sonne. A cette voix,
Tout s’éveille en sursaut, tout bondit à la fois.
La caisse aux mille échos, battant ses flancs énormes,
Fait hurler le troupeau des instruments difformes,
Et l’air s’emplit d’accords furieux et sifflants,
Que les serpents de cuivre ont tordus dans leurs flancs.
Vaste tumulte où passe un hautbois qui soupire.


Retranchez de cette description d’abord l’image du « maître, » ou du chef ; ensuite l’idée de l’ordre, de l’harmonie et de la symphonie. Mais retenez l’idée du « tumulte. » Puis, ajoutez aux instruments que le poète énumère, les voix, féminines et viriles. Imaginez-les, tous et toutes, non pas concertant et d’accord, mais s’ignorant, s’opposant même, au lieu de s’unir, chacun et chacune donnant sa note et suivant son thème ou son « idée. » Alors à peine aurez-vous une idée vous-même de la polyphonie ou cacophonie extraordinaire, plus « avancée » qu’aujourd’hui celle d’un Stravinsky ou d’un Casella, qui faisait de la cour du Conservatoire une espèce de Cour des Miracles sonores.

Au fond de cette cour, au premier étage, se trouvait la classe de Marmontel. Elle n’était meublée que de quelques bancs et d’un grand Erard à queue, devant lequel chacun de nous, le maître à côté de lui, s’asseyait à son tour. Marmontel était un petit homme à tête rase, à longue barbe grise effilée, aux doigts gris aussi, rabougris, et comme usés par l’exercice de son art. Né en 1816, premier prix de piano en 1832, il avait alors soixante ans. Pas un de ses collègues, depuis les Zimmermann et les Lecouppey, ni Mathias, ni même Delaborde, ne partageait sa réputation et son autorité. Il semblait le patriarche du piano. Un Bizet, un Planté, un Paladilhe, avaient été ses disciples. Peut-être virtuose autrefois, il n’était même plus pianiste. Aucun de nous du moins ne l’entendit jamais jouer. C’est à peine si quelquefois, avec peine aussi, il nous indiquait un trait, un doigté, la pose ou l’attaque d’une note, par un exemple, et si maladroit, qu’il en souriait le premier. Mais par quelles leçons ne suppléait-il point aux exemples ! Le goût le plus pur et le plus sûr ; un amour passionné de son art, mais en même temps une raison supérieure à cette passion même, et qui savait la discipliner ; le mélange ou plutôt le parfait équilibre de l’intelligence et de la sensibilité, ces deux moitiés de la musique et de toute interprétation musicale, telle était la nature du professeur incomparable que fut Marmontel ; en cela consistait le fond, ou plutôt l’âme et la vie de son enseignement.

Autant que la musique, il nous aimait en elle et pour elle, lui, le vieux maître, et nous, les apprentis musiciens. Rien ne lassait ni sa bonté, ni sa patience. Les moins doués trouvaient toujours auprès de lui mieux que de l’indulgence : des encouragements, des raisons de croire et d’espérer en eux-mêmes, ne fût-ce, à défaut de talent, qu’en leur bonne volonté. Parmi ces médiocres, il y en avait un sur lequel ses camarades se faisaient peu d’illusions. Ou plutôt ils s’en faisaient, et beaucoup, mais à rebours. La suite des temps devait singulièrement les détromper, en sa faveur, et même pour sa gloire à lui, plutôt qu’à leur avantage. « Enfin te voilà, mon enfant, » disait Marmontel, et l’on voyait entrer, en retard souvent, un petit garçon d’aspect malingre. Vêtu d’une blouse serrée par une ceinture, il tenait à la main une sorte de béret, bordé d’un galon et portant au centre, comme le bonnet des matelots, un pompon de laine. Rien de lui, ni sa physionomie, ni ses propos, ni son jeu, ne révélait un artiste, présent ou futur. Son visage n’avait de saillant que le front. Pianiste, il était un des plus jeunes, mais non pas, encore une fois, des meilleurs d’entre nous. Surtout je me souviens de sa manie, ou de son tic, lequel consistait à marquer les temps forts de la mesure par une espèce de hoquet ou de souffle rauque. Cette exagération du rythme fut plus tard le moindre défaut, sinon peut-être du pianiste, au moins, et sûrement, du compositeur. Vous en conviendrez quand vous saurez son nom. Il s’appelait Claude Debussy. Très renfermé, pour ne pas dire un peu maussade, il n’attirait pas la sympathie de ses camarades. Un autre au contraire la gagna tout de suite, sans réserve et sans retour : c’était ce blondin, ce gamin de Pierné. Gai, spirituel et cordial, tout souriait à ses quinze ans, et rien, depuis ces temps lointains, ni son art, ni la vie, n’a cessé de lui sourire. Il jouait du piano comme un ange, avec une finesse, un moelleux, une pureté qui rappelait un peu la manière de Paladilhe. Celui-là vraiment promettait bien tout ce qu’il a donné. Dans son œuvre charmante, et plus que charmante parfois, j’ai vu sans étonnement se développer et s’épanouir l’heureuse nature, privilégiée dès l’enfance, de l’un des plus nôtres parmi nos musiciens d’aujourd’hui.

Une classe du Conservatoire ne ressemblait pas à la classe d’un collège. Tous les élèves n’apprenaient pas la même leçon, ou le même morceau. Chacun travaillait le sien et le jouait au maître. D’où la variété des observations et des conseils, suivant le genre de l’œuvre interprétée et le mérite ou la médiocrité de l’interprétation. Rien n’échappait à Marmontel : pas une intention de l’auteur, pas une faute de nos doigts, pas une erreur de notre goût. Jamais il ne s’est lassé de nous avertir ou de nous reprendre ; mais il le faisait avec douceur, avec l’apparence même de l’insensibilité. Qu’il était sensible pourtant ! Quelquefois il saisissait à deux mains sa longue barbe, et la tirait, comme pour l’allonger encore. Les yeux mi-clos, il poussait de profonds soupirs et murmurait : « Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! » On eût dit qu’il prenait le ciel à témoin de nos bévues et de la souffrance qu’il en éprouvait, tout en s’efforçant de ne la point trahir. En revanche, la moindre marque d’intelligence, une trouvaille heureuse, une nuance juste, un accent expressif, il n’en fallait pas plus pour éclairer son visage et pour animer sa voix. Il arrivait alors que, dans son contentement, il chantât une phrase musicale, en même temps que l’un de nous la jouait. Il la chantait tantôt sans paroles, en vocalise, et tantôt avec paroles. « C’est est bien, mon enfant, un un peu plus de son ! » J’entends encore cet avis à mon adresse, modulé sur les notes initiales et montantes de la sonate en la bémol, de Weber, laquelle fut mon dernier morceau de concours et me valut, — enfin, — le premier prix.

Entre notre classe et les autres, les rapports étaient assez rares. Musique et déclamation ne frayaient presque jamais ensemble. Mais le jour de la distribution des prix, on recourait, pour la proclamation des récompenses, à l’un des lauréats de comédie ou de tragédie. En ce rôle du héraut, la voix de notre camarade Lucien Guitry sonnait superbement. Être nommé par elle ajoutait encore à l’éclat de la nomination.

Le professeur de la classe d’Opéra, — Obin, si j’ai bonne mémoire, — demandait quelquefois à Marmontel de lui prêter, comme accompagnateur, un de ses élèves. Je m’offrais volontiers à remplir cet emploi. D’abord c’était, pour un pianiste, une excellente occasion de jouer, non plus seulement du piano, mais, en quelque façon, de l’orchestre, de s’y essayer au moins, sinon d’y réussir. Et puis cette imitation du théâtre, lequel ne fait déjà qu’imiter la vie, cette fiction pour ainsi dire au second degré, me divertissait fort. Enfin le manque de tout appareil scénique, décorations et costumes, ne laissait plus aux œuvres que leur valeur de musique pure, dont nous pouvions ainsi juger librement et sans illusion. Pourtant est-ce bien sûr ? Et sommes-nous jamais tout à fait libres ? Si, par exemple, le grand duo du quatrième acte de la Favorite me parut alors un des sommets de notre art, dois-je en accuser, à moins que je ne l’en remercie, la voix magnifique de ma jeune camarade Renée Richard ? « Les ronces, disait-elle, pleurait-elle, les ronces et les pierres ont meurtri mes genoux... Fernand, imite la clémence, » etc. Le timbre, l’accent de cette voix me meurtrissait aussi le cœur et je sentais que si j’eusse été Fernand, comme lui j’aurais tout pardonné.

Une autre fois, j’accompagnais le premier acte du Faust de Gounod. Un ténor, célèbre depuis, y déployait toute sa voix, rien que sa voix. Nous en étions arrivés, tous les deux ensemble, — et ce n’était pas sa faute, — à ce passage :


Maudites soyez-vous, ô voluptés humaines !
………………..
Maudit soit le bonheur, maudite la science,
La prière et la foi !


Sur l’avant-dernier mot : la prière, mon camarade baissa les yeux et joignit les mains. Comme je lui demandais la raison de cette attitude, il me répondit : « Parce qu’il y a : la prière. « Avec précaution, car l’espèce chantante est irritable, je lui fis observer que d’abord il y a maudite. Je crus m’apercevoir que mon observation ne changeait rien à ses convictions intimes, et ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant.

Un autre, non moins ténor, travaillait le rôle d’Éléazar, dans la Juive. Afin qu’il prêtât au personnage le caractère de sombre exaltation et de fanatisme qui convient, on s’efforçait de lui représenter l’époque et le « milieu » de l’histoire, et qu’elle se passe en des temps très anciens : « Oui, je sais, » répliqua-t-il avec un fort accent du Midi, j’ai vu sur la partition. C’était en 1835. »

En 1876, on donna comme morceau de concours aux élèves pianistes le premier allegro de la sonate op. 111, de Beethoven. Pour de très jeunes gens, c’était au moins aussi difficile à comprendre que la Juive. Elle fait partie, cette trente-deuxième et dernière sonate, de celles qu’on désigne moins par leur tonalité que par leur « numéro d’œuvre. » Et rien que cette désignation nous paraissait en quelque sorte introduire et ranger l’op. 111 dans l’ordre, purement idéal, de l’abstraction et des nombres. La première rencontre avec le fier chef-d’œuvre nous interdit un peu. Chacun de nous avait peine, je ne dis pas à pénétrer, mais à concevoir seulement la « hauteur, la largeur, la longueur et la profondeur de ce mystère. » Nous aussi, nous demandions : « Sonate, que me veux-tu ? » Nous ne savions pas trop ce qu’une telle sonate pouvait bien nous vouloir et surtout vouloir de nous. Mais notre maître le savait, lui. Il le savait, comme toutes choses, comme toutes les choses de la musique, par l’intelligence et par le sentiment, ces deux modes du savoir. Et peu à peu, dans la mesure de nos forces, il nous initiait aux éléments de sa double science. Avec lui, par lui, l’œuvre s’éclairait d’un rayon. Sans lui, tout retombait dans les ténèbres. Quelquefois, seul à la maison, las d’avoir travaillé le premier morceau pendant deux heures, je risquais sur le second des yeux et des doigts également timides. Arietta. Quel euphémisme, ou quelle antiphrase que ce diminutif aimable, donné comme titre par Beethoven au couronnement colossal de son œuvre de piano Dès le début, devant la première variation, j’éprouvais une sorte de trouble obscur et quasi sacré. Je tournais des pages, des pages encore. De plus en plus difficiles, hérissées de doubles croches, puis de triples, de valeurs de plus en plus rapides, elles ressemblaient à quelque buisson ardent, d’où la voix du dieu ne m’arrivait pas. Dépité, je revenais au premier « mouvement, » qui, peu à peu, se laissait approcher et comprendre. Nous passions environ six semaines en tête-à-tête avec notre morceau de concours. Jours de juin, de juillet, où se faisait rudement sentir le poids du jour et de la chaleur. Afin de l’alléger, Marmontel nous recevait le matin, de grand matin, non pas au Conservatoire, mais chez lui. Mon chemin, pour m’y rendre, traversait la Seine. A des yeux de vingt ans, que Paris, vu du pont des Saints-Pères, était beau, le Paris de cette époque, de cette saison et de cette heure ! Le proverbe allemand a raison : « L’heure matinale a des lèvres d’or. »

Toute la classe, ou du moins les élèves admis à concourir se réunissaient ainsi dans le vieil hôtel que Marmontel habitait rue Saint-Lazare. J’ai gardé de ce logis un pittoresque et presque fantastique souvenir. Il m’arriva d’y rencontrer une ombre. Un matin, après une nuit étouffante, je croisai dans l’un des salons une dame âgée, étrangement pâle, dont les cheveux gris tombaient sur des joues décharnées. Vêtue d’un peignoir, blanc, elle ressemblait, — en plus vieux, — à la mère de Max le franc-tireur, apparaissant à son fils parmi les diableries de la Gorge au Loup. Elle me dit, à voix basse : « Quelle nuit, Monsieur ! Quelle nuit ! » et elle passa. Je n’ai jamais su quelle était cette personne... Plusieurs salons précédaient le salon de musique. Des vitraux de couleur éclairaient, — d’un jour diapré, — les tableaux suspendus aux murailles et qui les recouvraient toutes. Bronzes et marbres, cuivres et porcelaines chargeaient les tables et les consoles. Sur le piano, sur le tapis, des cahiers de musique étaient épars. Et dans ce désordre, au milieu de ce musée, ou de ce magasin de « curiosités, » le « père Marmontel, » en négligé du matin, et plus curieux encore, semblait échappé d’un conte d’Hoffmann ou d’un roman de Balzac.

Plus le concours approchait, plus se multipliaient ces leçons à domicile. Marmontel y ajoutait, pour nous habituer au public, des épreuves préparatoires. Elles avaient lieu dans la salle Erard. Là nos familles, nos amis concevaient leurs augures. Les paris étaient ouverts et les favoris désignés. Il arrivait parfois que le premier prix fût décerné d’avance et que le jury, deux ou trois jours après, n’eût qu’à ratifier le jugement populaire. Ce fut le cas pour le jeune, tout jeune Alphonse Thibaud, frère de Jacques, le grand violoniste. En lui seul, et du premier coup, après une seule année d’école, le redoutable op. 111 nous parut, même à nous, ses condisciples et ses concurrents, trouver un digne interprète.

Enfin, un matin de juillet, au nombre d’une vingtaine : les uns, presque des enfants encore, en culottes courtes et col marin, d’autres en jaquette, d’autres, déjà presque des messieurs, en frac, nous sommes enfermés dans le foyer des artistes de la Société des Concerts, attendant que s’ouvre, devant chacun de nous à son tour, la petite porte de la scène. Cette scène, que de fois, le dimanche, nous l’avions vue occupée tout entière par le célèbre orchestre, illuminée ainsi que la salle, comme pour une fête ! Maintenant il y faut paraître tout seul, notre maître seul nous suivant, et cela sous le demi-jour avare, froid et presque funèbre qui tombe du plafond vitré. Funèbre lui-même, dans la grande loge centrale, Ambroise Thomas préside l’impassible jury. Le morceau de concours achevé, l’on passe à la lecture d’un autre morceau, composé pour la circonstance, manuscrit, et semé à dessein d’écueils harmoniques, enharmoniques, pour la plupart d’ailleurs, à cette époque du moins, assez peu redoutables. Avant cette dernière épreuve, du haut de la loge, une voix lamentable laisse tomber ces mots : « Marmontel, voilà le mouvement, » que suivent trois ou quatre battements du métronome. Au cours de l’année, on n’entendait pas souvent notre taciturne directeur. Quelquefois, dans les couloirs ou dans la cour, nous le rencontrions marchant la tête baissée et son manteau, — dont il ne passait jamais les manches, — jeté sur ses épaules. Avec ses longs cheveux, ses yeux enfoncés, il nous rappelait Verdi, mais un Verdi pour ainsi dire éteint. La mélancolie d’Hamlet semblait avoir fait de ce front son trône sombre. Nous comprenions qu’un jour, comme quelqu’un disait : « Je trouve Ambroise Thomas bien changé, » Auber eût répliqué : « Mais, il a toujours été bien changé. » Sa gravité même nous rendait plus gais encore, non pas certes à ses dépens, mais à son sujet, et d’une innocente gaîté. Elvire était le nom de Mme Ambroise Thomas, et l’une de nos « charges » d’écoliers consistait à jeter aux échos de la cour l’apostrophe de Musset à Lamartine : « O ! toi qui sais aimer, réponds, amant d’Elvire ! » Mais dans la froideur du maître, il n’entrait aucune sévérité, nulle rigueur. Indulgent et bon, il avait, je le sais, l’âme haute. Un jeune critique, à la tête légère, ayant un jour parlé d’une de ses œuvres avec irrévérence, il ne lui retira pour cela ni son estime, ni son amitié. Du temps que j’étais écolier, et jusqu’à sa mort, sa bienveillance me demeura fidèle. Mais rien n’a jamais pu me faire oublier l’intonation plus que mélancolique, sépulcrale, de ces quatre mots, que je crois entendre encore : « Marmontel, voilà le mouvement. »

En même temps que mes classes du Conservatoire, mes études de droit s’achevaient, moins bien. Un autre président qu’Ambroise Thomas, et d’un autre jury, m’annonçant que j’étais « reçu, » non pas du tout, comme Perdican, « à quatre boules blanches, » ajoutait : « Mais j’apprends, monsieur, que vous venez d’obtenir un prix au Conservatoire. Je vous en fais tous mes compliments. »

Après en avoir fait, moi, tous mes remerciements à mon excellent maître, je m’empressai d’aller remercier aussi la bienfaitrice, et volontiers je dirais la patronne exquise des musiciens, surtout des pianistes, celle dont la munificence ajoutait chaque année à l’honneur officiel et platonique du diplôme et de la médaille, le don royal d’un grand piano de sa maison. Je n’avais pas encore eu l’occasion d’approcher cette noble et charmante figure que fut Mme Erard. Elle me reçut pour la première fois dans le grand salon de la Muette, où je devais plus tard si souvent et si volontiers revenir. Petite, menue, elle y semblait comme perdue et même un peu mal à l’aise. Timide en l’abordant, je crus aussitôt m’apercevoir que mon abord ne l’intimidait pas moins elle-même, et sa timidité redoubla la mienne. Souriant de tout son visage, qu’elle avait aimable et gracieux, elle m’accueillit pendant un moment, qui me parut long, en silence. Elle se troublait, rougissait. Enfin, non sans effort et d’une voix mal assurée, elle me dit seulement : « Je m’appelle aussi Camille. » Ce fut sa manière, qui réussit d’ailleurs à merveille, de nous donner du courage à tous deux.

…………………..

En sortant du Conservatoire, je me voyais menacé d’entrer au Palais. Les circonstances m’en écartèrent d’abord. Un peu plus tard, il est vrai, je passai par la Basoche, mais je ne fis. Dieu merci, qu’y passer. Auparavant et pendant quelques années, je vécus une vie de loisirs, incertaine et quelquefois errante. La musique y conservait sa place. Je me pris en ce temps-là d’un enthousiasme juvénile pour l’opéra d’un « jeune, » que représentait le Théâtre-Lyrique d’Albert Vizentini. C’était le Bravo, le premier et de beaucoup le meilleur ouvrage de Salvayre, le futur auteur d’un fâcheux Egmont et d’une Dame de Monsoreau plus déplorable encore. Du Bravo, tout me parut admirable. La musique ne l’était peut-être qu’en apparence. J’ai cependant gardé pour mainte page le sentiment, — ou l’illusion, — de la vingtième année. Mais les deux principaux interprètes ! Mais la voix et le talent de Bouhy, qui venait d’être Escamillo ! Mais la radieuse, l’ensorcelante beauté de Marie Heilbronn, qui devait être un jour Manon, voilà ce dont je puis encore, après quarante ans, attester la réalité.

Bouhy, Salvayre et moi, nous ne tardâmes point à devenir amis. Avec une âme d’artiste, ardente, emportée, un peu sauvage, Salvayre avait un caractère où la gaité, l’humour, — et le plus original, — se mêlait à quelque rudesse. Il apportait dans ses jugements, dans ses conseils, plus de franchise que de bienveillance et surtout de flatterie. Son goût, son intelligence et son amour de l’art étaient supérieurs à son œuvre. J’aimais à le visiter en son plus que modeste logis de la rue de La Tour d’Auvergne. Il y était le voisin d’Ernest Reyer. C’est chez lui, et par lui, que me furent révélées les beautés, encore peu connues et suspectes, de Lohengrin, et le duo d’amour qu’il ne craignait pas, lui, mais que je me défendais encore de préférer au duo d’amour par excellence, au duo d’amour type, celui du quatrième acte des Huguenots.

Avec Bouhy, Caroline Salla, le violoniste Marsick et je ne sais plus quelle « étoile » d’opérette, je fis une fois, en qualité de pianiste-accompagnateur, ce qu’on appelle une « tournée. » C’était dans la région du Nord. J’avais là des parents, braves gens de province, qui ne connaissaient de moi que mon nom, mais qui ne l’auraient pas lu sans honte sur une affiche. Désireux de leur épargner cette injure, je pris un pseudonyme. Je me cachai même, Bouhy naturellement excepté, de mes compagnons de voyage, que j’approchais d’ailleurs pour la première fois. L’accompagnateur inconnu ne laissait pas d’inquiéter un peu ses partenaires, bien que Bouhy leur eût affirmé que répéter avec lui n’était pas nécessaire. Sur la scène du théâtre d’Arras, au moment d’ « attaquer » notre premier duo, Marsick m’ayant prié de lui donner le la, tout bas et d’une voix émue à dessein, je lui demandai : « Lequel ? » Il m’a souvent reproché depuis d’avoir ainsi prolongé, redoublé même, quelques secondes au moins, ses alarmes.

L’été, j’aimais à revoir l’harmonieuse villa de Sainte-Adresse. J’y reprenais ma place, ou ma « partie, » parmi les artistes ses hôtes. Le maître de la maison dirigeait nos concerts en amateur excellent, ou plutôt, le mot italien me plaît davantage, en dilettante passionné. Mais, ancien élève de l’Ecole Polytechnique, un peu trop en mathématicien aussi. Il conduisait son petit orchestre d’une baguette inflexible, avec la rigueur d’un métronome. De plus, il avait l’habitude singulière de commencer toujours par « battre une mesure pour rien, » afin, disait-il, de mieux assurer le départ.

……………………

Le hasard fait que je reprends ces notes, un moment négligées, sur les rivages de Provence. Des échos très anciens, et que je croyais pour toujours endormis, s’y réveillent. Non loin d’ici, naguère, étendu sur la grève, j’entendis s’élever dans la lumière d’un matin d’été la cantilène de Norma : « O di qual sei tu vittima. » Elle venait de la terrasse d’une villa voisine. Un ouvrier la chantait, un ouvrier d’Italie, et, tout en chantant, il peignait sur la muraille des ornements dans le goût de son pays, des guirlandes de fruits et de fleurs. Sa voix, comme sa main, était légère ; ainsi que son chant, son travail était joie. Si juste, si délicieux était l’accord de l’un et de l’autre, l’harmonie si parfaite entre la musique et le paysage, que ce jour-là je goûtai le charme, la volupté d’une mélodie italienne comme je ne l’avais peut-être jamais éprouvée, comme jamais peut-être je ne devais la ressentir.

Stendhal définissait l’Italienne à Alger, de Rossini, « la musique la plus physique que je connaisse. » Aucun genre de musique ne plaisait davantage aux hôtes nonchalants de ces bords heureux. Là plus que partout ailleurs, le monde était lui-même : aimable et frivole. Les salons de Cannes et de Nice applaudissaient Mme Conneau, quand, de sa voix si tendre et qui semblait sourire comme ses lèvres et comme ses yeux, elle chantait le Printemps de Gounod, ou bien, de Massenet, la nostalgique élégie : « Que l’heure est donc brève, qu’on passe en aimant ! » Mais on acclamait la belle cantatrice après certaine canzone alla napoletana, que moi-même je ne me lassais pas d’entendre et d’accompagner :


Era Lucia, la bella Lucia,
Vagheggiata da Beppo il marinar

……………….

Ma fè Libeccio la guerra al brigantin,
Ah ! pescator, qui sull’ Ave Maria,
E morta Lucia, la bella Lucia.


Je n’ai pas non plus oublié l’air, et j’aimerais pouvoir vous le citer comme la chanson, avec certaine note profonde qui sonnait, à la basse, le glas de la belle Lucia. Sans doute ce n’était pas là du Schumann ou du Schubert. Cela ne valait pas non plus les mélodies françaises d’un Gounod, d’un Paladilhe et d’un Fauré, sur un sujet analogue et sur les vers de Théophile Gautier : « Ma belle amie est morte. » Mais dans ce pays, sous le ciel et devant la mer latine, c’était, comme disent les peintres, « bien en place. » Et j’ajouterais volontiers avec Paul Bourget, dans son Paradoxe sur la musique : « Allez donc chanter ces airs-là dans le Nord ! Autant vaudrait essayer d’y planter des orangers. » Les orangers faisaient pardonner aussi, que dis-je, aimer la sérénade, alors fameuse, du violoncelliste Braga. « Povero Braga ! » répondait avec modestie » aux personnes qui le complimentaient, l’auteur, un vieux petit homme, alerte et malicieux. Elle était à plusieurs fins, la sérénade : pour piano et violoncelle, pour chant, violoncelle et piano. Mais la transcription favorite unissait aux deux instruments la voix, qui parlait, au lieu de chanter, de Mme Pasca. Et l’on comprenait le pouvoir de la déclamation appliquée à la musique, ou sur la musique, en écoutant cette voix pure et profonde réciter, au murmure de la cantilène italienne, des vers d’Alexandre Dumas fils, un poème d’amour et de mélancolie.

La musique, toujours, mais l’allemande, me valut alors une rencontre qui ne laissa pas de m’embarrasser. Un jour, me croyant seul dans un salon d’hôtel, je jouais au piano le chœur des Fileuses, du Vaisseau fantôme. Quand j’eus fini, je m’aperçus de la présence d’un auditeur. Un homme qui paraissait âgé de quelque soixante ans vint à moi. De la meilleure grâce du monde, il s’excusa de son indiscrétion, alléguant son grand amour de la musique. Sans se nommer, il ajouta seulement qu’il habitait Berne. Le soir même, je m’informai de mon interlocuteur anonyme. On m’apprit qu’il s’appelait le général baron von Rœder, ambassadeur de S. M. l’Empereur d’Allemagne en Suisse.

Une telle démarche, auprès d’un Français, moins de dix ans après la guerre, me parut osée, et je me promis bien de n’y pas répondre. Dès le lendemain, elle se renouvela. D’une voix émue, avec un accent de sincérité, de naïveté même, assez touchant, le général s’excusa, pour la seconde fois, non de ne m’avoir pas dit la vérité, mais de n’avoir pas osé me l’avouer tout entière. Aussi bien, vu son âge et ses fonctions diplomatiques, il n’avait jamais porté les armes contre mon pays.

Enfin, au nom de la musique et de notre commun amour pour elle, il me demandait de ne pas lui tenir rigueur et de lui permettre d’espérer que, de temps en temps, pour sa femme et pour lui, je consentirais encore à jouer le chœur des fileuses, le Spinnerlied... Je me rendis, je l’avoue, à ses instances. Des Français, mes voisins de table, en prirent d’abord quelque ombrage. Mais la bienveillance, la réelle et délicate bonté, le tact mainte fois éprouvé de l’excellent homme eurent bientôt raison de leurs scrupules. Au fond de cette âme ingénue, la petite fleur bleue vivait encore et l’on finissait par n’en plus vouloir d’être Allemand à celui qui l’était aussi peu que possible. Quelqu’un des siens, depuis, le fut complètement. Et de quelle manière ! Bien des années après, arrivait à Paris un nouvel attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne. Il vint me voir. Il me parla de son grand-père, qui m’avait connu jadis, et m’exprima le désir de me revoir. Nous ne nous revîmes point. Il n’y avait plus là de surprise, plus de musique, plus de Spinnerlied. Le grand-père était mort et son petit-fils s’appelait le major von Winterfeld.

Un long séjour en Egypte m’a laissé peu de souvenirs musicaux. L’opérette régnait alors sans partage à l’Opéra du Caire et c’était aux seules héroïnes d’Offenbach, la Grande-Duchesse ou Boulotte, que, du fond de leurs loges voilées de guipure, les dames des harems adressaient leurs applaudissements. Au bord du Nil pourtant, parmi les ruines de Thèbes, je ne manquai pas de me rappeler Aida, surtout le début du troisième acte, le prélude nocturne et scintillant, la lointaine prière des prêtres, enfin, doucement bercée par les violons tremblants et tremblante elle-même, la nostalgique rêverie de la fille d’Amonasro. Je trouvai que la musique ressemblait au paysage, à cette nature que le musicien, sans l’avoir vue, avait devinée. Aussi bien Verdi, près de composer cette page, écrivait lui-même : « En rêvant un peu, avec un souvenir pour les rives natales, on pourrait faire un petit morceau calme et tranquille, qui serait un baume à ce moment-là. »

Parmi les « sensations d’Italie, » comment n’y en aurait-il pas de sonores ? C’est, par une soirée divine, la traversée de Sorrente à Capri, au bruit des rames, au chant des rameurs. C’est une semaine à Pompéi. Le gîte était médiocre, mais le vieux Pleyel encore jouable et la fille de l’hôte bien jolie, quand le soir, à l’heure où le Vésuve s’allume, elle chantait, accompagnée par le jeune musicien de France, les plus récentes chansons de Piedigrotta. Les premières leçons de Rome furent plus austères : leçons d’harmonie, que me donnait à la villa Médicis mon ami Lucien Hillemacher ; leçons de musique et de poésie comparée dans certaine chambre d’étudiant de la via Gregoriana où Dante et Schumann, le Schumann du second Faust, me découvraient les beautés inégales, mais fraternelles, de leurs deux Paradis.

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Schumann ! C’est un peu lui, si c’est une étude à lui consacrée, qui m’entrouvrit, — il y a trente-six ans ! — la porte de la Revue des Deux Mondes. Une chère amitié, plus secourable encore, acheva de me l’ouvrir toute grande. Je la franchis avec une joie où se mêlait un peu d’inquiétude. Mais le contentement l’emportait. J’allais enfin pouvoir suivre le conseil de l’oracle à Socrate et ne plus faire que de la musique. Charles Buloz m’y invitait avec bienveillance et Brunetière lui-même ne s’y opposait point. Je dis lui-même, à cause de cette phrase, une des premières qu’il m’adressa : « Je ne comprends rien à la musique et de plus je ne l’aime point. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs que je crois parfaitement possible, — et je le pourrais si je le voulais, — de la réduire à deux ou trois idées générales. » S’il le pouvait, comme il le croyait, nous sommes plusieurs à nous féliciter qu’il ne l’ait point voulu. Nous passons notre vie, pauvres critiques musicaux, à chercher ces deux ou trois idées, et le jour où quelqu’un les aurait trouvées, nous n’aurions vraiment plus rien à faire. Peut-être serait-ce tant mieux. Un autre critique littéraire, oui, tout autre que Brunetière, Jules Lemaître, ne me disait-il point à son tour que de toutes les folies humaines, la critique musicale lui paraissait, et de beaucoup, la plus folle ! Je lui répondis qu’il fallait tâcher au moins d’en faire une belle folie, avec des intervalles lucides. Où donc ailleurs qu’ici, sous quels maîtres, à côté de quels compagnons, de quels amis, l’honneur eût-il été plus grand, plus grande aussi la liberté d’aborder et de poursuivre modestement, sinon d’accomplir cette tâche ? C’est pourquoi, parmi les souvenirs que j’évoque aujourd’hui pour elle et chez elle, il me plaît d’offrir à notre chère Revue l’hommage reconnaissant et fidèle de l’un de ses plus anciens serviteurs.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.