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Souvenirs de musique et de musiciens/03

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Camille Bellaigue
Souvenirs de musique et de musiciens
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 896-914).
SOUVENIRS DE MUSIQUE ET DE MUSICIENS

III [1]
PORTRAITS ET SILHOUETTES LYRIQUES

Un soir, à l’Opéra-Comique, un critique musical à ses débuts avait pour voisin l’un des anciens, peut-être le doyen de leur profession commune ; un des plus écoutés parmi nous, sinon des mieux écoutants, car il commençait alors, et même il avait depuis longtemps commencé de ne plus entendre. A certain moment, le vétéran se pencha vers son jeune confrère et lui fit cette question : « Vous qui avez été au Conservatoire, pourriez-vous me dire en quel ton l’école moderne écrit pour le quatuor ? »

Ce soir-là, je reconnus avec humilité les limites de notre savoir et j’excusai les compositeurs qui tiennent en médiocre estime la critique musicale et ses jugements.

Peu d’années après, je dinais en compagnie d’un musicien éminent, auteur de l’un des chefs-d’œuvre du répertoire contemporain. Des amis communs, nos hôtes, avaient pris soin de m’avertir que le maître n’éprouvait qu’une indulgence voisine de la pitié pour un pauvre chroniqueur, lequel s’y entendait à la musique, — on me rapporta les propos de mon voisin de table, — à peu près aussi bien que son garçon coiffeur. Le repas achevé, pour se confirmer dans cette opinion, il me pria, non sans ironie, de me mettre au piano. La partition de son opéra, qu’on répétait alors, m’avait été communiquée en épreuves. Tout de suite et tout entière, elle m’avait semblé, comme elle me paraît encore, admirable. Je la savais par cœur. Je la jouai, je la chantai même de mon mieux. Puis, de mon mieux aussi, j’en entrepris l’éloge, trop heureux, ajoutai-je, d’avoir bientôt l’occasion d’en renouveler, par écrit et publiquement cette fois, le panégyrique. L’auteur alors changea de note et, me serrant les mains, s’écria : « Mon cher, quel musicien vous êtes ! » — « Oh ! maître, simplement celui-là qu’un bien autre musicien que moi-même compare volontiers, dit-on, à son garçon coiffeur. »

Et ce soir-là, par un piquant retour, il me parut que, de leur côté, les critiques musicaux auraient tort de prendre toujours au sérieux le dédain, ou la sympathie, des compositeurs.

Massenet, lui, joignait à trop d’esprit trop de grâce, une grâce souple et caressante, pour témoigner jamais un autre sentiment que la sympathie, l’amitié même, à celui qui conserve un ancien portrait de l’auteur de Werther avec ces trois mots, dont le premier seul n’avait rien d’excessif : « A l’ami, au confrère, au juge. » Sa grâce était toujours la plus forte. Après la répétition générale d’Esclarmonde, le « juge, » — si juge il y a, — reçut du soi-disant « confrère » le télégramme suivant : « Quelques personnes indiscrètes, mais dévouées, me préviennent que votre feuilleton sera un très joli éreintement. J’ai hâte de vous lire, car je suis certain du contraire. A vous fidèlement. J. Massenet. » Librement écrit, le feuilleton parut. Aussitôt, après lecture, autre billet : « Comme au lendemain du Cid, comme après Magdeleine, je viens vous remercier. Toujours de même et toujours cordialement, votre fidèle et bien affectionné. J. Massenet. » Et c’est ainsi que, jusqu’à la fin, le prétendu juge et le vraiment grand artiste demeurèrent amis.

Ils l’étaient devenus peu de temps après la représentation du Cid à l’Opéra. Un soir, dans un salon, Massenet fut prié de se mettre au piano. Il y consentit, en me faisant l’honneur de m’inviter à m’y asseoir moi-même avec lui. Nous jouâmes les ballets du Cid. Il y apportait un éclat, un brio merveilleux, avec des doigts de fée. Le surlendemain je recevais un magnifique exemplaire de sa partition. Sur la feuille de garde il avait tracé les premières mesures du ballet, tel que nous l’avions joué, avec ces mots : « En haut, vous. En bas, moi. Souvenir de la soirée du jeudi 3 décembre 1885. » Rien de plus affectueux, avec un grain d’encens, que les dédicaces de Massenet, ou ses moindres lettres. Il terminait volontiers, celles-ci par des formules de ce genre : « Votre fervent ami, » « Chèrement à vous, » « En chère amitié, » ou bien, sur le mode lyrique : « Ce matin je vous écris cela... Pourquoi !... Pourquoi pas hier ?... Pourquoi pas toujours ? » Au coin de son feu, lisant un livre sous la lampe, il interrompait sa lecture pour écrire à l’auteur : « Merci du bonheur que vous me donnez en ce moment ; » ou encore : « Je voudrais vous voir... de suite... pour vous exprimer la profonde joie que vous me causez. » On » se disait à soi-même, avec Rossini : « Excusez du peu. » On faisait mieux que l’en excuser, sans trop y croire.

Il était fidèle, en amitié. Après vingt-cinq ans, il m’écrivait encore : « Ah ! la rue Saint-Guillaume ! Les « quatre mains » du Cid avec vous, devant les vénérés parents ! » Et les « quatre mains » aussi des Scènes alsaciennes, cette « suite » charmante que tous deux également, à nous deux, nous avons tant aimée, et que le souvenir d’un tel partenaire, autant que le charme de l’œuvre, me rend à jamais aimable ! Plus d’une fois, pendant et depuis la guerre, je les ai reprises, les quatre esquisses pittoresques de Massenet. Elles tiennent dans le cadre d’un dimanche d’Alsace. Avec autant de couleur, elles n’ont pas moins de poésie et quelquefois elles ne nous émeuvent pas moins que certains contes, alsaciens aussi, d’Alphonse Daudet. Le second tableau s’appelle Au cabaret, et le troisième est intitulé Sous les tilleuls. Le quatrième et dernier s’achève, à la nuit tombante, par une sonnerie, — hélas ! alors lointaine, — de clairons français. Les tilleuls ! Les Allemands nous en ont-ils assez parlé, de ces arbres-là, comme s’ils ne poussaient, ne fleurissaient, n’embaumaient que chez eux ! Et quant à nos clairons, le jour est enfin venu où ce n’est plus seulement dans la musique de Massenet que l’Alsace a la joie de les entendre.

Après un Massenet, un Saint-Saëns. D’autres encore avec eux, un Gounod, un Verdi. Tous, même les morts, vivent en notre mémoire. Pour oublier telle ou telle inimitié obscure, c’est assez, plus qu’assez, de tant d’illustres amitiés. Quand je veux me représenter l’auteur de Samson et Dalila, j’entends me le rendre présent, j’ouvre un portefeuille gonflé de ses lettres. Toutes témoignent de son intelligence, de son esprit ; plus d’une aussi de son cœur. Mais son amitié se prouve par des actes plus que par des phrases. Elle se plaît moins aux effusions qu’aux services. Elle. tient toutes ses promesses, même les promesses électorales, qui ne sont pas communément les plus sûres. Grand voyageur, on a vu Saint-Saëns revenir à Paris, — de très loin, — pour apporter à certain candidat, battu d’avance, l’honneur, même inutile, de sa voix. Dès longtemps (en 1890), il honorait un jeune critique musical, qui l’avait loué, d’une épître humoristique en vers, dont voici quelques strophes :


J’aurais aimé voir quelle mine
Vous faites dans l’appartement
Intime, que divinement
Votre barbe d’or illumine.
………….
O critique trop bienveillant,
Merci pour les feux d’artifices
Allumés par vos maléfices
Pour moi, dans un recueil savant.
…………..
C’est la gaîté, c’est la lumière,
Que vous apportez dans ce lieu,
Bondissant comme un jeune dieu
A la rutilante crinière.
……………
Et je me sens très orgueilleux
Quand votre plume, trop sévère
Pour d’autres, pour moi débonnaire,
M’entoure de mots radieux.


Saint-Saëns encore une fois m’est connu moins par ses propos, — nos rencontres étant trop rares à mon gré, — que par ses lettres. Un de ses billets, vieux de quelque trente ans, montre qu’il se connaît lui-même. En 1892, il m’écrivait ceci : « Oui, classique je suis, nourri de Mozart et de Haydn dès ma plus tendre enfance. Je le voudrais, qu’il me serait impossible de ne pas parler une langue claire et bien équilibrée. Je ne blâme pas ceux qui font autrement. Comme Victor Hugo parlant de certaines innovations poétiques, je trouve certains procédés très bons, — pour les autres. »

Elle abonde, cette correspondance, en anecdotes comme en jugements sur la musique et les musiciens. Un de nos confrères ayant prétendu que Chopin n’avait exprimé que l’amour malheureux : « Que fait-il donc, répond Saint-Saëns, du célèbre nocturne en ré bémol ? » Il s’étonne également qu’on l’accuse, (Chopin), « d’avoir parfois peint la vie mondaine. C’est à peindre comme autre chose, et, si la peinture est bonne, cela suffit. Telle est l’Invitation à la valse, sur laquelle, dans le Freischütz, on nous fait danser des paysans, ce qui est absurde. Par bonheur, cette absurdité nous a valu l’orchestration de Berlioz. »

À propos de Wagner : « Ne soyons pas ingrats pour le grand Richard. »

Sur Haensel et Gretel, de Humperdinck : « J’ai été choqué… de voir employer, pour des scènes enfantines, les procédés créés par Richard Wagner pour les entretiens des héros et des dieux. Disproportion entre les moyens et le but n’est pas le fait d’un chef-d’œuvre. Mais que le second tableau néanmoins est délicieux ! »

Un jour nous avions rapporté ce propos de Gounod : « Saint-Saëns ! Il avait cinq ans qu’il manquait déjà d’inexpérience. » Et Saint-Saëns de rectifier en ces termes : « Permettez-moi de vous dire que ce n’est pas à cinq ans, mais à dix-huit ans que je fus accusé si joliment par Gounod de manquer d’inexpérience. À cinq ans, j’avais encore, vous pouvez m’en croire, quelque chose à apprendre. Maintenant c’est tout, que j’aurais à apprendre. Car, dans l’art comme dans les sciences, plus on avance dans la carrière, plus on s’aperçoit que ce que l’on sait n’est rien auprès de ce qu’il faudrait savoir.

« Je n’ai connu Gounod qu’à son retour de Rome. Il voulait bien me donner des conseils, et je me souviens de lui avoir soumis, vers ma quinzième année, une symphonie terriblement inexpérimentée. Mais Gounod aimait à faire des « mots, » et, comme ses mots étaient charmants, on ne saurait les lui reprocher. »

Autant que des opinions particulières, on pourrait extraire de la correspondance d’un Saint-Saëns une de ces idées générales dont parlait Brunetière. Mais celle-là, Brunetière assurément l’eût réprouvée. Aussi bien ce n’est point ici le moment d’ouvrir, ou de rouvrir un débat esthétique et de montrer le grand musicien plus fidèle, — heureusement, — en théorie qu’en pratique à la doctrine de l’art pour l’art et d’une musique volontairement insensible. Il suffit de reconnaître, — et Saint-Saint-Saëns le premier s’en contentera, — que dans son art les « puissances de sentiment » ne tiennent pas la première place et que son œuvre mériterait pour épigraphe ce précepte d’Auguste Comte : « L’esprit doit toujours être le ministre du cœur et jamais son esclave. »

« Pour le sentiment, c’est un jeune homme qui... » Rien ne fut plus vrai de Gounod, de Gounod jeune, de Gounod toute sa vie. Le sentiment, plus que l’entendement, était pour lui le mode préféré de la connaissance, et toute connaissance, chez lui, se tournait en amour. Le mot de saint Augustin : « Ama et fac quod vis » est l’un de ceux que répétait volontiers l’auteur de Faust et de Mors et Vita. Son affection, qui me fut presque paternelle, date, — je l’ai rappelé, — de ma douzième année. Que dis-je, elle est plus vieille encore, si j’en crois cette dédicace inscrite à la première page de Rédemption : « A mon cher Camille Bellaigue, que j’aime depuis l’enfance de son père. » Depuis mon enfance à moi, et jusqu’à sa mort, il m’accueillit à son foyer. J’y revenais sans cesse, avide d’y trouver la lumière et la flamme et d’ouvrir à ses chants, même à sa parole, mes oreilles, mon esprit et mon cœur. J’entrais librement dans le vaste atelier de la place Malesherbes. J’y ai passé de belles heures, de celles, disait Alphonse Daudet, qu’on voudrait fixer avec des épingles d’or. La voûte en était élevée, le décor discret, assez sombre. De hautes orgues occupaient le fond de la salle. Une large fenêtre éclairait un meuble à deux fins, table et piano tout ensemble, où Gounod avait gravé cette inscription : « Hic laboravi quantum potui, non quantum volui. » Car il eût voulu travailler toujours. Plus il avançait en âge, plus il écartait de lui ce qui s’appelle ou ceux qui s’appellent « le monde » et leurs inutiles propos. Que de fois il m’a répété : « C’est le parlage qui me tue. » La parole de l’Apocalypse : « Il se fit dans le ciel un silence d’une demi-heure, » lui paraissait belle entre toutes, trop belle pour la terre, et le faisait aspirer au ciel. En attendant, et pour mériter le bonheur d’y entrer et d’y retrouver Mozart, ce Mozart qu’il ne pouvait entendre sans se sentir « l’esprit à genoux, » il se résignait parfois au rôle d’auditeur et de conseiller musical.

Que de Marguerites, au rouet, à la fenêtre, à l’église, n’ai-je point accompagnées au piano devant lui ! « Soyez simple, » criait-il à l’une d’elles qui chantait en minaudant la ballade du Roi de Thulé ! « Soyez simple, soyez peuple ! Balayez, balayez ! » Avant de commencer, une autre s’excusait : « Ah ! maître, j’ai si peur ! — Eh ! bien, et moi donc ! » Un « bénisseur, » a-t-on dit de Gounod. Alors, c’est qu’on ne l’avait pas entendu maudire. « Vois-tu, mon enfant, il suffit d’un interprète pour calomnier un chef-d’œuvre. » Ses calomniateurs avaient beau ne pas savoir ce qu’ils faisaient, il ne leur pardonnait pas toujours. Un soir je me trouvais avec lui à l’Opéra. Faust y était, comme à l’ordinaire, assez mal traité. Tout à coup, n’y tenant plus, il m’entraîna sur la scène. « Viens, tu vas entendre. » Et j’entendis ceci : « Vous lâchez vos artistes à travers ma partition comme des veaux à travers un potager. » La comparaison d’ailleurs n’avait pas moins d’exactitude que de vivacité. Mais le succès, le respect de son œuvre n’allait pas chez Gounod jusqu’à l’idolâtrie. Peu de semaines avant la représentation de Roméo et Juliette à l’Opéra, je le rencontre dans l’avant-scène de la direction. « Tu arrives à propos. Gailhard est en train de me demander un ballet pour Roméo. Quel est ton avis ? » Comme je m’excusais : « Va, va, ne te gêne pas. Je devine. Tu crois que je suis trop vieux et que le ballet ne vaudrait pas grand’chose. » Je me récriai, plus vivement. Le ballet fut écrit et n’ajouta rien aux beautés de l’ouvrage. Peu de temps après, je rencontrai Gounod. Il m’arrêta, me saisit par le bras et brusquement : « Ils l’ont voulu, leur ballet, ils l’ont eu. Tu avais raison : il est exécrable. »

Le plus souvent, lorsque l’artiste nous entretenait de son art, c’était avec moins de rigueur, mais sans complaisance et sans vanité. Et l’homme ne parlait pas autrement de son âme. Il confessait ingénument ses faiblesses. Pour les excuser, non pour les absoudre, il alléguait le trouble, l’espèce de vertige et d’égarement où le jetaient, chantant au dedans de lui-même, de si belles et surtout si tendres mélodies. Il espérait que Dieu ne traiterait peut-être pas comme tous les autres celui qu’il n’avait pas créé tout à fait comme eux.

Les autres pourtant, loin de les dédaigner, il les aimait. Il souhaitait que son art ne leur fut point inutile. Dédiant au pape Léon XIII l’oratorio de Mors et vita, il exprimait le vœu que son œuvre pût accroître la vie en lui-même et en ses frères : « ad incrementum vitæ in meipso et in fratribus meis. » Un jour, parlant d’une grève, et des ouvriers qui l’avaient déclarée, il mesurait avec tristesse, avec compassion, « tout ce qu’on a enlevé de vérités à ces gens-là depuis un siècle. » Son éloquence trouvait de beaux mots charitables : « Nous n’emporterons là-haut que ce que nous aurons donné de nous-mêmes ici-bas. » Ainsi rien d’humain ne lui était étranger. Inutile d’ajouter : rien non plus de féminin, toute sa musique en porte le délicieux témoignage. Quelquefois, quand il parlait d’elle, sans y penser et comme d’instinct, il la féminisait encore. « Beati qui lavant stolas suas in sanguine Agni. » Un jour qu’il commentait devant moi cette phrase de Mors et vita : « Tu vois, me disait-il, elles lavent, elles lavent du lin. » Et ce n’était pas des bienheureux, c’était des bienheureuses qu’il voyait lui-même, lavandières célestes, plonger leurs tuniques dans le sang de l’Agneau. Il eut toujours le goût, la passion du divin. Son œuvre religieuse est d’un croyant, d’un théologien même, et mystique, autant que d’un artiste. Peu s’en était fallu jadis, on le sait, qu’elle ne fût d’un prêtre. Plus tard, il écrivait de Rome, de la villa Médicis : « J’ai les yeux sur Saint-Pierre et le cœur dedans. » Je conserve une Imitation par lui donnée à ma mère, avec cette épigraphe : « « A mon amie Mme Bellaigue. Le Thabor est le mode majeur et le Calvaire le mode mineur. Tous les deux ont la même tonique, Dieu. »

Je m’arrête. J’en ai dit ou redit assez du maître que j’ai le plus aimé. J’aurais beau dire encore, je ne serais jamais digne du salut que naguère, aux fêtes du cinquantenaire de Mireille, à Saint-Remy de Provence, Mistral, en riant, m’adressa : « Voilà celui qui nous a donné l’évangile de Gounod selon saint Jean. »

Par l’apparence extérieure, par le caractère, comme par le génie, aucun musicien ne ressembla moins à Gounod que Verdi. Également beaux, les yeux de l’un et ceux de l’autre ne l’étaient pas de la même beauté. Le regard de Gounod rayonnait plus loin, celui de Verdi pénétrait plus avant. Et comme le feu de ses prunelles, il semblait que la chaleur de son âme se concentrât plutôt que de se répandre. Rossini passe pour avoir dit de la musique de Verdi : « C’est oune mousique avec oun casque. » Sa musique peut-être : elle fut guerrière, héroïque même, lorsqu’elle appela sa patrie à la liberté. Mais lui, le musicien, se contentait d’un feutre à larges ailes, comme en portait Mistral, comme en portent les paysans, au nombre desquels le maestro d’Italie, autant que le poète de Provence, aima toujours à se compter, « Io sono un paesano, » répétait-il volontiers. Paysan, Verdi l’était d’abord par l’amour de la campagne, par la passion de la terre. Il l’était encore autrement, à la manière aussi de Mistral, par une noblesse rustique, par une sorte d’instinctive et primitive simplicité.

Quand je vins à Milan pour y entendre son Otello, — c’était en février 1886, — je ne le connaissais pas lui-même. La représentation fut retardée et je me promettais d’étudier au piano l’œuvre nouvelle. Mais on m’avertit que l’appartement de Verdi se trouvait au-dessous de ma chambre, et je m’abstins. Je fis du moins demander au maître la permission de lui présenter mes hommages. Il me pria de l’excuser, et pour une raison qu’on me rapporta de sa part : j’avais à juger son ouvrage et son désir était que rien, surtout son bienveillant accueil, ne pût gêner l’entière liberté de mon jugement. Il ajoutait que, dès le lendemain de la « première, » quelle que fût mon opinion, il aurait plaisir à me recevoir. J’attendis moins longtemps, et le soir même de la représentation, je pus témoigner à Verdi ma libre, très libre admiration. Le soir même, et quel soir ! après quel triomphe ! après quel retour du théâtre à l’hôtel, parmi les flambeaux, les cris et les fleurs ! A l’hôtel, dans la rue, dans la ville entière, tout était enthousiasme, délire à l’italienne, tout, excepté le cœur du grand Italien. Pendant une quinzaine de jours, il me fut donné d’être son voisin, maintes fois son commensal, et déjà son ami. Plus tard, beaucoup plus tard, en réponse à certain article de journal, il m’écrivait avec autant de modestie que d’indulgence : « Oh ! la belle lettre ! la belle lettre que vous avez écrite à mon adresse ! C’est dommage seulement que vous n’ayez pas eu dans les mains un sujet plus important. Quoi qu’il en soit, je ne m’en plains pas. Vous et tous les critiques peuvent parler de l’artiste comme ils veulent, mais je vous remercie de toute mon âme d’avoir eu des paroles si nobles et si dignes pour l’homme... »

De l’homme que fut cet artiste, on ne parlera jamais trop noblement. Les jours passés à Milan avec lui m’ont laissé de chers souvenirs. Ce prétendu paysan avait des manières de grand seigneur. A la fierté de son génie, il n’en mêlait pas l’orgueil, encore moins la vanité. Chaque soir à sa table, sa personne et son œuvre étaient l’unique sujet banni par son ordre de nos entretiens. Un matin, devant moi, l’envoyé d’un grand journal parisien lui demanda l’autorisation de publier un fragment d’Otello, la prière de Desdemona. En termes courtois, Verdi refusa net. Il n’estimait pas, dit-il, que la place d’un Ave Maria fût parmi des annonces mondaines, et autres. En vain le journaliste allégua la complaisance ordinaire, en pareil cas, de nos musiciens français. Verdi, sans les blâmer, s’excusa de ne point suivre l’exemple de ses confrères. Et comme le solliciteur se retirait, non sans montrer quelque dépit : « Vous pouvez être certain, me dit Verdi, qu’en revanche ils publieront la romance du Saule, de Rossini, Ils ajouteront même que la musique de Rossini vaut mieux que la mienne, et ils feront bien. » C’est ce qui ne manqua pas d’arriver.

Autant que la réclame, Verdi fuyait les honneurs officiels et les acclamations de la foule. Pour l’y dérober, lorsqu’il nous emmenait, son fidèle Boito et moi-même, au théâtre où triomphait alors la merveilleuse comédienne Eléonora Duse, il fallait arriver les premiers dans la salle, nous y cacher dans une loge obscure, et n’en sortir que les derniers. Arrigo Boito ! Parlant de Verdi, comment ne saluerais-je pas encore une fois sa chère, sa charmante mémoire ! Le maître et le serviteur ne faisaient qu’un, si bien qu’à nous trois je me croyais toujours en tête-à-tête. C’est près de Verdi, par Verdi, que j’ai connu Boito, c’est pour ainsi dire en Verdi que je commençai de l’aimer, d’une amitié que la mort seule, après trente ans et plus, a pu rompre. Alors j’ai parlé de lui longuement aux lecteurs de la Revue ; ou plutôt, par une suite de lettres admirables, le poète-musicien, plus grand artiste encore que musicien et que poète, leur a lui-même parlé de poésie, de musique et d’art[2]. Ils n’ont pas oublié peut-être avec quelle éloquence, avec quelle hauteur, et quelle largeur aussi, de l’esprit et de l’âme. L’un et l’autre se ressemblaient et s’égalaient chez cet homme rare, qui demeure en ma mémoire comme un parfait exemplaire, un type achevé de l’humanité supérieure.

Nous fûmes tous les deux, un été, les hôtes de Verdi en sa villa de Sant’Agata. Il m’écrivait, à l’annonce de ma venue : « Oh ! gioja ! Oh ! gioja ! Oh ! gioja ! Rien ne pouvait nous être plus agréable que la nouvelle de votre chère visite. Vous à Sant’Agata ! Mais c’est merveilleux ! Il faut que je vous dise en toute franchise qu’au milieu de ce désert vous ne trouverez ni splendeur de maison, ni beauté de nature, ni poésie, mais de l’affection et une cordiale amitié. »

Il était modeste, même pour son pays, le grand paysan. Autour de Sant’ Agata, entre Milan et Plaisance, la nature, sans être belle, ne manque pas d’un certain charme, que lui prêtent la solitude, le silence et la plaine aux horizons lointains. La maison, qu’entourait un vaste domaine, n’avait assurément rien de splendide. Tout y respirait la simplicité, mais l’abondance, une vie sans apprêt et sans faste, mais la plus large, la plus copieuse hospitalité. Et la poésie même ne faisait pas défaut à cette calme et grave retraite. Poésie géorgique, dont Verdi lui-même, agriculteur, éleveur de troupeaux, était le poète. Poésie du grand parc et des eaux, brunes au crépuscule, où voguaient des cygnes. Poésie des peupliers et des saules pâles, qui peut-être avaient inspiré la plainte de Desdemona Poésie enfin des nuits de juin où le rossignol chantait au-dessus de ma terrasse dans le feuillage, luisant de lune, d’un grand magnolia. A tant de poésie, la musique parfois se mêlait. Musique moderne et française, que Verdi me priait de lui faire connaître. Musique aussi, — plus rarement, — du maître lui-même. Il venait de composer, pour se divertir, un Ave Maria sur les notes d’une gamme étrange à dessein (scala enimmatica). De là des harmonies raffinées, des accords imprévus et subtils, où le grand mélodiste, par gageure peut-être et comme par défi, se complaisait en souriant. Mais une fois, une seule, et ce fut ma faute, la musique le fit souffrir et presque pleurer. Nous avions souvent prié notre hôte de nous conduire à Roncole, son village natal. Toujours modeste, oublieux et comme absent de lui-même, il s’y refusa d’abord. Mais enfin il y consentit. Nous partîmes. En chemin, j’observai qu’il se taisait. C’était dimanche, et l’heure des vêpres. Nous entrâmes à l’église. Les fidèles s’y pressaient : paysans, paysannes surtout, coiffées de mouchoirs éclatants. L’orgue jouait, un misérable petit orgue, à la voix cassée. Mais cet orgue avait été le sien. A la place même de l’enfant dont je voyais errer sur le clavier les mains incertaines, un autre enfant, naguère, avait posé des mains déjà mélodieuses, des mains prédestinées. Je le savais. Et lui, brusquement, s’en souvint, et de s’en souvenir devant nous, avec nous, il ressentit je ne sais quelle pudeur. Je le regardai : son visage avait pâli, des larmes brillaient dans ses yeux. Il me toucha l’épaule et, tout bas : « Sortons, sortons, » me dit-il. On l’avait reconnu. Le peuple, son peuple, sortit à notre suite et l’entoura. Tandis que nous remontions en voiture, des cris éclatèrent ; « Evviva il maestro ! Evviva Verdi ! » Le retour, encore plus que l’aller, fut silencieux. Le soir, après le repas, le maître nous reprocha, doucement, de l’avoir entraîné, de l’avoir en quelque sorte contraint à retrouver, après si longtemps, la mémoire et la vision de son passé, de lui-même. Boito m’écrivit depuis, magnifiquement : « Nul n’a mieux compris, mieux exprimé que Verdi le sens de vivre. Il était homme parmi les hommes et il osait l’être. On lui aurait offert d’être un dieu, il aurait refusé, car il aimait se sentir humain et vainqueur dans le cercle ardent de l’épreuve terrestre. » Mais déjà, dans l’humble église de Roncole, j’avais compris un soir que cet « homme parmi les hommes, » qui vivait d’une vie si pleine et si riche, n’était pas de ceux qui se complaisent à se regarder vivre.

A peine l’avais-je quitté, que je recevais de lui ce billet : « A vous mes plus ardents remerciements pour votre visite, et mes grands compliments pour avoir pu supporter, même si peu de temps, la monotonie de ce desertissimo deserto. Merci, merci encore, et veuillez permettre que Mathusalem vous embrasse. » Il avait alors passé quatre-vingts ans. Nous nous revîmes encore, à Paris, quand il y vint donner son Falstaff étincelant. Mais ce devait être notre dernière rencontre. Il mourut en 1901. Sa mort fut brave ainsi que sa vie et que son art. Il repose à Milan sous une table de bronze encadrée et comme étreinte par une guirlande de chêne. Je m’y suis plus d’une fois agenouillé. Sur un registre placé là, comme chez les grands de la terre, les passants laissent leurs noms et leurs « pensées. » « Veglio onesto... Quel grande che viene... O anima lombarda, Come ti stavi altera ! » On n’aurait qu’à choisir, pour la tracer sur ces feuillets, une de ces paroles de Dante. A propos de certaine page de Verdi, Boito m’écrivait encore : « Arte latina ! Arte divina ! » Il aimait aussi de répéter le précepte de Nietzsche : « Il faut méditerraniser la musique. » Boito ! Verdi ! O mes chers, mes grands amis latins, soyez bénis tous deux ! A votre hôte de Sant’Agata, de Milan et de Gênes, vous avez fait mieux comprendre et chérir davantage les chefs-d’œuvre et le génie même de la musique méditerranée.

« Nuevos mediterraneos. » Un autre musicien latin, un Espagnol, un Catalan, me remerciait un jour d’avoir trouvé dans sa musique des « nouveautés méditerranéennes. » Felipe Pedrell est son nom, et ses deux principaux ouvrages, ignorés du public français, s’appellent Los Pirineos et la Celestina. J’en ai parlé naguère avec admiration aux lecteurs de la Revue. Aux directeurs de nos théâtres lyriques, je les ai signalés et recommandés, en vain. Je crains fort de ne jamais les entendre. Jamais non plus je n’en ai vu ni je n’en verrai l’auteur. Mais autant que l’artiste, l’homme, depuis vingt ans, par ses lettres, m’est familier. Pour celui-là comme pour un Verdi, l’on ne saurait avoir de trop nobles paroles, si grande est la noblesse de son âme. A l’étranger, à l’inconnu qui l’avait compris, il a témoigné constamment, avec une excessive gratitude, une sympathie qui m’honore. Il m’a fait partager ses plus intimes pensées, ses espérances comme ses déceptions, ses joies et, — trop souvent, — ses douleurs. Un jour, m’envoyant sa partition des Pirineos, il me priait d’accueillir ces « quelques notes fugitives, mais pleines de Dieu, d’amour pour la patrie, et de cette religion de l’art en laquelle s’unissent tous ceux qui sont dignes de le comprendre... Béni soit Dieu qui nous a donné des cœurs pour sentir, pour aimer, pour espérer ! »

Peu à peu la vie personnelle et familiale de mon correspondant cessait de m’être étrangère. Au chevet d’une enfant malade et qui paraissait près de guérir il m’écrivait : « Dieu est venu me visiter, ô mon grand ami. Priez de toute votre âme afin qu’il ne retire pas de nous sa main sacrée. » Mais peu après, une carte largement bordée de noir m’apportait ces mots, tracés au crayon et d’une main tremblante : « Felipe Pedrell vous demande deux prières : une pour sa fille, morte ! et l’autre hélas ! pour votre malheureux ami qui reste seul en ce monde. » Quelques mois plus tard : « Je reviens à la vie. qui m’échappait par la blessure de ma douleur, parce que j’ai pu revenir au travail qui régénère. »

Autant que de la musique, le musicien se fit toujours de la critique musicale une idée, ou plutôt un idéal très pur. Il veut qu’elle « passe par l’âme d’un vrai poète, d’un divinateur, d’un élu du ciel, d’un super-artiste. » Elle ne saurait « être qu’une œuvre de désintéressement et d’amour. » Elle doit « agir par le cœur sur d’autres cœurs. » Le vrai critique, le seul, est celui qui fait l’œuvre sienne et la communique aux autres, qui la crée en quelque sorte une seconde fois, si bien que l’auteur et lui se comprennent, se pénètrent l’un l’autre au point de devenir deux êtres vivants en un seul être. » En est-il beaucoup parmi nous, mes chers confrères, en qui de si hautes leçons n’éveillent quelque regret, peut-être quelque remords !

A son ami inconnu le vieux maitre envoya plus d’une fois de tendres, de touchantes assurances : celle-ci, par exemple, qui vint me trouver un jour au pied de ces Pyrénées dont il a chanté la gloire : « Que ma bénédiction descende sur une maison blanche, au toit penchant, et sur tous ses habitants, qui sont une partie de mon âme. » Entre tant de lettres que je viens de relire, plus d’une commence par ces mots : « Amigo de todo mi afecto. » C’est ainsi qu’à mon tour je lui dédie cette page, où je souhaite, s’il vient à la lire, qu’il trouve encore une fois le signe lointain mais sensible d’une amitié qui répond à la sienne et qui l’égale.


Gounod avait raison : « Il suffit d’un interprète pour calomnier un chef-d’œuvre. » Mais par bonheur il n’est pas moins vrai que les chefs-d’œuvre peuvent trouver des interprètes qui les honorent, qui les servent au lieu de les trahir. J’en ai connu, de nombreux. Plusieurs ont été mes amis, le sont encore. Morts ou vivants, c’est de ceux-là seuls que je me souviendrai. J’oublierai les autres, les calomniateurs.

Le mot de Léonard n’est vrai qu’à demi : « Cosa bella mortal passa, ma non d’arte. » Un chant, une voix, est une « belle chose d’art, » mais qui passe, et sans laisser de traces. C’est même tout le sujet des « Stances à la Malibran » et toute leur mélancolie. « Tu regardais aussi La Malibran mourir. » Une autre et non moins célèbre cantatrice, la Falcon, celle qui fut, — un instant à peine, mais si beau, dit-on, — Alice, Rachel et Valentine, la Falcon, s’est vue morte. Et pendant combien d’années ! On sait l’éclat et la brièveté de sa gloire et comment, sa jeune voix s’étant un soir brisée, le reste, — un demi-siècle au moins, — fut silence. Autrefois, ayant à parler de Meyerbeer, j’avais souhaité d’entendre d’abord parler de lui par son illustre interprète. Elle allégua son grand âge, sa retraite et sa volonté même, favorable à son repos, de ne plus se souvenir. Mais le hasard, l’été suivant, nous réunit. C’était sur les bords du lac de Genève, un dimanche, à la sortie de l’église. Une vieille dame en descendait les degrés avec peine. On me la nomma. Je me fis présenter. Surprise, mais souriante, elle prit mon bras et me dit : « Ah ! ce n’est plus ici l’escalier des Huguenots. » Sa villa touchait à la mienne. Elle me permit d’aller la voir et bientôt elle me pria de lui faire un peu de musique. Depuis son malheur, elle n’avait pas eu le courage d’en entendre. Volontairement elle s’était exilée de son art comme d’une patrie. Et tout à coup, âgée et malade, voici qu’elle ressentait ensemble, passionnément, et le désir et l’effroi d’y revenir. Moi-même, je l’avoue, je craignais un peu de l’y ramener, et que l’émotion fut trop forte. Elle, résolue et vaillante, se prépara, que dis-je, elle se para pour ce retour comme pour une fête. Je la trouvai dans son fauteuil, soutenue par des oreillers, mais coiffée de son plus beau bonnet. Pour sa « rentrée, » elle avait choisi Carmen. L’effet ne s’en fit pas attendre. D’acte en acte, de scène en scène, le génie, hier encore ignoré, mais révélé soudain, l’animait, la ranimait tout entière. Cet art d’aujourd’hui, qu’elle ne connaissait pas, la grande artiste d’autrefois croyait le reconnaître et s’y reconnaître elle-même. Tous les deux, par mon humble entremise, ils venaient en quelque sorte au devant l’un de l’autre. Quand j’eus frappé l’accord final, elle me dit seulement, d’une voix haletante : « Merci... A demain. Nous recommencerons, si je n’en suis pas morte. »

Elle n’en devait pas mourir et plus d’une fois nous recommençâmes. Pauvre chère Falcon ! Elle m’appelait, gentiment, le bienfaiteur de ses dernières années. En son vieil appartement de la Chaussée d’Antin, qu’elle n’avait jamais voulu quitter, j’aimais à la visiter. Désormais elle ne craignait plus, avec moi, pour moi, de se souvenir. Elle évoquait ses débuts, dans le rôle d’Alice, de Robert le Diable, et l’émotion, — l’on ne disait pas alors le « trac, » — de ses vingt ans à leur entrée en scène. Elle se rappelait tout, même le pompier, « un petit blond, » debout derrière un portant, et comme il la regardait, comme il l’écoutait. Un autre soir, elle chantait Rachel, de la Juive, pour la première fois : « J’étais très mince, pour ne pas dire assez maigre. Au dernier acte, quand vint pour moi le moment d’être précipitée dans la cuve, un spectateur, assis à côté de ma mère, lui dit à mi-voix : « Ça va faire un triste bouillon. » — « En tout cas, monsieur, répliqua ma mère, il aura de beaux yeux. »

Ces yeux n’avaient pas perdu leur éclat, ni ce front sa pureté. Et quelquefois, dans la mémoire et jusque dans les songes de l’artiste à cheveux blancs, la flamme ancienne se rallumait. « J’ai rêvé, me dit-elle un jour en souriant, que je chantais le duo du quatrième acte des Huguenots, et j’y mettais une telle ardeur, que, ma foil j’en eus un peu de honte au réveil. »

Ainsi, comme la sainteté, l’art lui-même a ses « reliques vivantes. » Et même quelquefois encore chantantes. Alboni, Viardot, Carvalho, Patti, Nilsson, je n’ai guère entendu que leurs dernières notes. L’Alboni donnait les siennes assise. Tout enfant, je l’avais déjà vue, en cette position, remplir, — oh ! oui, remplir, — au Théâtre-Italien, le rôle de Fidalma, du Matrimonio segreto. Trente ans après, à l’occasion de son anniversaire, elle chanta chez elle, pour des amis, et toujours dans un fauteuil, deux airs de Rossini : celui de la duègne, du Barbier (« Un vecchiotto cerca moglie » ), et celui de la Cenerentola (« Una volta cera un re » ). A l’un, tout en notes piquées, elle prêtait autant de malice que de grandeur à l’autre, en notes tenues. Le second surtout recevait de cette voix profonde, déjà comme lointaine, je ne sais quel accent du passé avec la mystérieuse poésie que nous trouvons aux premiers mots de nos vieux contes : « Il y avait une fois un roi... »

Le souvenir musical a ses mirages sonores. Par moments, du fond de ma mémoire, des voix féminines reviennent ensemble à mon oreille, et, pour les écouter une à une, il me faut dénouer leur chœur harmonieux. « Ce qui m’a sauvée, me disait un jour Mme Viardot, c’est que j’ai toujours eu une voix affreuse. » Et sans doute elle exagérait. On assure pourtant qu’en son génie sa voix n’avait jamais eu la plus grande part. Mais à cette voix, même vieille et brisée, ce génie arrachait encore des accents, des éclats, qui fendaient le cœur. Non pas tous les cœurs. Un soir, chez elle, Mme Viardot venait de chanter, — était-ce Gluck, ou Schubert, ou Schumann ? — comme elle chanta jusqu’à la fin. Toute frémissante encore du dieu, elle restait debout. Autour d’elle, l’émotion générale prolongeait le silence, quand une aimable personne, croyant le moment venu de le rompre, s’avança, le sourire aux lèvres, et dit simplement : « Comme vous avez dû travailler, madame, pour arriver à un pareil résultat ! » Vous devinez le regard qui fut sa récompense.

En ses dernières années, bien qu’elle vécût fort retirée, Mme Viardot m’exprima le désir d’entendre encore une fois Joachim, alors de passage à Paris. J’eus l’honneur de l’accompagner au concert. En voiture, elle parla du grand violoniste, à peu près son contemporain et souvent autrefois son partenaire. Elle évoqua le passé, des souvenirs de théâtre et de famille. Son frère aîné venait d’avoir cent ans. Comme je l’en félicitais : « C’est vrai, dit-elle, nous autres Garcia, nous avons la vie dure. — Hélas ! la Malibran exceptée. — La Malibran, mon cher, elle est morte d’un accident. Ça ne compte pas. » Et rien qu’à cette réponse, au ton surtout dont elle était faite, on sentait l’espoir, la volonté même de vivre encore. Sur l’estrade, un fauteuil avait été préparé pour Mme Viardot. Elle y prit place. Avant de commencer, Joachim s’inclina devant elle. Il lui baisa la main, et le public les unit, elle et lui, chargés d’ans et de gloire, dans une seule et suprême acclamation.

Un jour, il y a près de cinquante ans, j’entendis un conférencier fameux, un maître de ce genre oratoire, dire de Mme Carvalho, qui devait chanter après la conférence : « Elle est la grâce dans l’émotion et, si vous permettez, j’ajouterai l’émotion dans la grâce. » Le public permit, et même il applaudit, non sans trouver peut-être que cela ne voulait pas dire grand’chose. Pourtant cela n’était pas si bête. Emouvante, la cantatrice, à tort qualifiée de chanteuse légère, arrivait à l’être par la grâce même et, veuillez excuser l’antinomie des mots, à « force de grâce, » par le timbre aussi de sa voix, enfin et surtout par la simplicité, par la pureté d’un style assez souvent impeccable. Elle aussi, je ne l’ai guère entendue et rencontrée qu’à la fin de sa carrière. Gounod, bien qu’il se plût à reconnaître, et très haut, tout ce que ses œuvres devaient à leur première interprète, Gounod me disait plaisamment : « N’oublie pas qu’elle a failli créer Mireille habillée en Suissesse. » La cantatrice était supérieure, et de beaucoup, à l’artiste. Et la femme était excellente, même la femme de ménage. L’été, je la voyais chez elle, à Puys, près de Dieppe. Autant que son art, sinon bien plus encore, elle aimait son jardin, son potager et sa cuisine. Elle avait le secret, ou la recette, de certains plats, qu’elle apprêtait elle-même. Que de fois ne l’ai-je pas surprise, le matin, vêtue d’un peignoir, et tournant une sauce comme elle filait un son, avec la même adresse et peut-être avec plus de plaisir. Brûlée de plus de feux qu’elle n’en alluma, voilà ce qu’on ne dira jamais d’elle. Tranquille, sereine, alors même qu’on était ému par elle, — j’ai dit comment, — rien ne paraissait l’émouvoir. Avant le dernier acte de Faust, au moment de s’étendre sur son grabat, quelqu’un l’entendit soupirer : « Allons, encore un petit moment, et puis on ira faire dodo. » Et comme je lui parlais un jour de Mozart, des Noces et de Chérubin, de l’adorable Chérubin qu’elle avait été naguère : « Oui, n’est-ce pas ? c’est amusant ! c’est amusant ! » Elle n’en dit pas davantage. « Voi che sapete... » Qui saura jamais comment il est possible de chanter ainsi Mozart, et de parler de Mozart ainsi !

Je n’ai fait qu’entrevoir la Patti deux ou trois fois, en des circonstances banales. Mais je garde un souvenir assez vif de quelques jours passés avec Christine Nilsson. C’était au Mont-Dore, où des amis communs nous réunissaient volontiers. Un soir il m ‘arriva de jouer au piano des fragments de la Flûte enchantée, où Nilsson avait triomphé jadis. Elle vit, ou feignit de voir là quelque invite indiscrète, et, d’une voix sèche, avec un éclair dans les yeux, ses yeux de la Reine de la Nuit : « Vous avez beau faire, je ne chanterai pas. » .Je ripostai, sèchement aussi, que je n’aurais garde de l’en prier, désireux que j’étais de rester sur mes souvenirs d’autrefois. Alors, se levant tout d’un coup : « Attendez, je vais les rajeunir. Accompagnez-moi seulement. » Et d’une voix plus pure, plus éclatante que jamais, toute la soirée, elle chanta. Nous étions réconciliés. Peu de jours après, nous chevauchions côte à côte dans la montagne. Un groupe de promeneurs la reconnut au passage. « C’est la Nilsson, » fit l’un d’eux. En riant, elle se retourna sur sa selle. Une fusée de notes étincelantes jaillit de ses lèvres, et fièrement elle reprit : « Oui, c’est la Nilsson ! »

Pour désigner une chanteuse de théâtre, les Italiens disent communément une « prima donna » . Ce beau nom, trop beau pour la plupart, une Gabrielle Krauss entre toutes mérita de le porter. Aux Italiens, à l’Opéra, jusqu’au terme de sa longue carrière, elle exerça vraiment sur la scène lyrique une sorte de primauté féminine. Mieux que nulle autre elle connut et révéla le secret des plus nobles douleurs. Alceste et Norma, Selika, Aïda, Sapho, surtout Sapho, la Krauss fut, avec une tendresse magnanime, chacune de ces héroïques mourantes. Et son deuil filial égalait au moins ses deuils d’amour. A genoux devant le cadavre du Commandeur, ce n’est pas à la tragique orpheline que l’on eût pu dire, comme fit Garat naguère à certaine Donna Anna médiocrement émue : « Eh ! quoi, Madame, si froidement ! Quand le corps est là ! » Belle de passion, de désespoir ou de colère, elle savait l’être aussi, peut-être davantage, de tenue ou de retenue. Apollon, plutôt que Dionysos, était son dieu. Parlant un jour d’une artiste qui venait de chanter l’Invocation à Vesta, de Polyeucte, Gounod déplorait qu’il lui manquât « ce cachet définitif de grande autorité que le génie du dessin peut seul donner. C’est le grand écueil des chanteurs : ils n’ont pas reçu d’éducation esthétique. La puissance de la sérénité leur est inconnue et la fausse chaleur de l’agitation leur cache la chaleur vraie de la tranquillité. » Prenez le contrepied de cette critique et vous aurez défini le principal caractère et comme la vertu maîtresse du talent de la Krauss. Au concert encore plus qu’au théâtre, elle était admirable d’autorité, de dignité, de calme et souveraine grandeur. Son chant, sa physionomie, son attitude, tout en elle exprimait et répandait autour d’elle je ne sais quelle paix auguste. Elle s’étonnait un peu de m’entendre souvent lui répéter : « Ce que j’aime en vous par-dessus tout, c’est que vous êtes tranquille. » Mais l’éloge ne lui paraissait plus aussi mince quand j’y ajoutais les paroles d’Eschyle : « Une âme sereine comme le calme des mers. »


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voyez la Revue des 15 mai et 1er juin.
  2. Voir dans la Revue du 15 août 1918 l’étude intitulée : Arrigo Boito, Lettres et Souvenirs (publiée depuis dans les Échos de France et d’Italie (Nouvelle Librairie nationale).